Polémique autour de l'empereur Julien

Dates 1562 - 1616

Fiche rédigée par Richard Scholar . Dernière mise à jour le 24 December 2014.

Synopsis

Synopsis

Après la proclamation, par Charles IX (à l’instigation de Catherine de Médicis, sur les conseils de Michel de l’Hospital), de l’Édit de Janvier en 1562, qui reconnaît aux huguenots le droit à la liberté de conscience, le cas de Julien, empereur païen du ive siècle partisan de la même politique religieuse, est souvent cité dans le débat autour des conséquences politiques en France de la liberté de conscience. On commence à publier les œuvres de Julien, à les traduire en lange vernaculaire, à polémiquer à son sujet. Si les huguenots comme Théodore de Bèze ou Innocent Gentillet voient en Julien un tyran et un athée pour qui la liberté de conscience n’est qu’un instrument machiavélique permettant de diviser pour mieux régner, les catholiques modérés comme Jean Bodin ou Michel de Montaigne admirent Julien pour avoir toléré les différences religieuses dans l’intérêt de la paix impériale. Dans son chapitre « De la liberté de conscience », publié pour la première fois en 1580 dans le livre II des Essais, Montaigne s’intéresse au cas de Julien et cherche à contrebalancer l’excès d’anathème dont ses détracteurs chrétiens l’ont frappé. En 1616, D’Aubigné répondra à Montaigne, traitant Julien de « froid meurtrier » des âmes.

Enjeux

Enjeux

• L’arrière-plan des guerres de religion en France. Régente du royaume de France de 1560 à 1574, la reine consort Catherine de Médicis cherche d’abord la réconciliation avec les huguenots. Sur les conseils de son chancelier, Michel de l’Hospital, elle fait signer à son fils le roi Charles IX l’Édit de Janvier en 1562 qui reconnaît aux huguenots le droit à la liberté de conscience et leur donne la possibilité de s’assembler en privé pour leur culte. La réaction des catholiques les plus intransigeants, dirigés par le Duc de Guise, ne se fait pas attendre : en mars 1562, une congrégation huguenote est massacrée à Wassy et la bataille de Dreux en décembre de la même année marque le début des guerres de religion. Dix ans plus tard, l’Édit de Beaulieu va plus loin que l’Édit de Janvier promulgué dix ans plus tôt et reconnaît aux huguenots la liberté de conscience et de culte, sauf à Paris. Cet Édit doit servir à réunifier le royaume après les massacres de huguenots au cours de l’année 1572 et ses principales dispositions seront confirmées lors de la signature de la Paix de Bergerac en 1578 et de celle du Fleix en 1580 à laquelle participera Montaigne. Au lieu de réconcilier les différentes parties, cependant, l’Édit de Beaulieu creuse encore un peu plus les divisions. Le débat autour du cas de Julien prend son sens dans ce contexte. Chacun des partis se fait sa propre image de Julien, qui reflète l’attitude de ses membres à l’égard de la politique que conduit alors la Couronne.

• Reprise moderne d’une vieille querelle ? Neveu de Constantin, le premier empereur romain à s’être converti au christianisme, Julien est proclamé empereur à son tour et règne de 361 à 363. Peu de temps après, il annonce sa décision de revenir au polythéisme traditionnel qui avait cours dans l’empire romain pendant huit siècles avant que Constantin ne substitue le dogme chrétien à ces différents cultes. Mais si l’on envisage la chose du point de vue moins œcuménique de l’orthodoxie chrétienne, cela signifie qu’à peine Julien est-il fait empereur qu’il se convertit au paganisme. C’est pour cette raison que ses premiers détracteurs, dont Saint Cyrille d’Alexandrie (375 ?-444), auteur du virulent Contre Julien (Contra Julianum), et Théodoret de Cyr (393 ?-458 ?), lui décernent le titre d’« Apostat ». Ce surnom lui est resté, au moins parmi les chrétiens.

• Enjeux politiques contemporains du débat historiographique. Au chapitre IV de sa Méthode de l’Histoire (Methodus ad facilem historiarum cognitionem) publiée en 1566, Jean Bodin, jurisconsulte humaniste, décrit Julien comme l’un de ces personnages dont les fautes ont éclipsé les qualités aux yeux des historiens chrétiens. Montaigne, qui a vraisemblablement lu l’ouvrage de Bodin juste avant de composer « De la liberté de conscience », s’intéresse comme lui au défi historiographique que constitue la figure de Julien. Il décide ainsi d’aborder par le biais de l’histoire – celle de Julien – les enjeux politiques contemporains : en 1580, lorsqu’il évoque la « recepte de liberté de conscience » que « nos Roys viennent d’employer » pour calmer les dissensions, l’allusion à un passé récent laisse à penser qu’il parle plutôt de l’Édit de Beaulieu que de l’Édit de Janvier de 1562.

• Contribution au débat de Montaigne. L’exemple de Julien permet à Montaigne dans un premier temps d’illustrer l’idée selon laquelle la vérité est souvent déformée par toutes sortes de zélateurs. Après avoir accusé certains de ses concitoyens catholiques de se laisser emporter par « la passion [qui] pousse hors les bornes de la raison », Montaigne étend sa critique aux premiers chrétiens, notamment ceux qui firent disparaître de nombreux livres païens. Et sa condamnation est sans appel : « J’estime que ce desordre ait plus porté de nuysance aux lettres que tous les feux des barbares. » Les zélateurs de « nostre religion », comme il la qualifie, sont coupables de dommages injustifiables et surtout irréparables pour le savoir et les lettres. Or Montaigne aurait pu, à l’instar de nombreux exégètes chrétiens, défendre une tout autre thèse et arguer qu’en détruisant ainsi les œuvres païennes, les premiers chrétiens cherchaient à protéger la vérité que Dieu leur avait révélée. Il choisit au contraire de les tenir pour responsables d’une grave distorsion de la vérité historique, puisqu’ils ont choisi de « prester aisément des louanges fauces » aux empereurs romains qui soutenaient leur cause et de « condamner universellement » ceux qui leur étaient hostiles. Si Julien intervient à ce moment de l’argumentation, c’est parce qu’il est de ces empereurs romains que les historiens chrétiens ont exagérément attaqués. D’entrée de jeu, Montaigne place le portrait qu’il dresse de Julien sous le signe d’une « vérité » qui va à l’encontre des convictions les plus profondes de ses adversaires : « C’estoit, à la vérité, un tres-grand homme et rare. » De toute évidence, il cherche ici à contrebalancer l’excès d’anathème dont ses détracteurs chrétiens ont frappé Julien.

• Réactions à la contribution de Montaigne. En mars 1581, les censeurs du Vatican rendent à Montaigne son exemplaire des Essais « châtiés selon l’opinion des docteurs moines ». Leur troisième objection tient au fait que Montaigne aurait « excusé » Julien. En 1595 apparaît une édition genevoise des Essais, version expurgée à destination d’un lectorat calviniste, où le chapitre « De la liberté de conscience » est supprimé ; et dans la section « Vengeances » (647-652) des Tragiques, D’Aubigné répondra à Montaigne, traitant Julien de « froid meurtrier » des âmes. Il paraît donc évident que la contribution de Montaigne ne satisfait personne de part et d’autre du conflit religieux à la fin du xvie siècle.

Chronologie

Chronologie

• janvier 1562 : Sur les conseils de son chancelier, Michel de l’Hospital, Catherine de Médicis fait signer à son fils le roi Charles IX un Édit qui reconnaît aux huguenots le droit à la liberté de conscience et leur donne la possibilité de s’assembler en privé pour leur culte.

• mars 1562 : Une congrégation huguenote est massacrée à Wassy.

• décembre 1562 : La bataille de Dreux marque le début des guerres de religion.

• 1566 : Publication de la Methodus ad facilem historiarum cognitionem de Jean Bodin. Traduction en latin du Misopōgōn de Julien par Pierre Martini, qu’il fait précéder d’une Vie de Julien.

• 1572 : Massacres de huguenots au cours de l’année, et surtout le plus tristement célèbre d’entre eux, le massacre de la Saint-Barthélémy le 24 août. L’Édit de Beaulieu va plus loin que l’Édit de Janvier 1562 et reconnaît aux huguenots la liberté de conscience et de culte, sauf à Paris.

• 1572 : Publication de l’Anti-Machiavel de Gentillet, qui classe Julien parmi les pires « athéistes » et tyrans qui aient oppressé des peuples (II, 7).

• 1577 : Publication du Peri Kaisaron logos de Julien, édité par Charles de Chantecler.

• 1578 : Signature de la Paix de Bergerac.

• 1580 : traduction du Peri Kaisaron logos de Julien, par Balthazar Grangier, sous le titre de Discours de l’empereur Julian sur les faicts et déportemens des Caesars.

• 1580 : Signature de la Paix du Fleix, à laquelle participe Montaigne.

• 1580 : Publication à Bordeaux du chapitre « De la liberté de conscience », dans le livre II des Essais de Michel de Montaigne.

• 1581 : Les censeurs du Vatican rendent à Montaigne un exemplaire des Essais « châtiés selon l’opinion des docteurs moines ». Leur troisième objection tient au fait que Montaigne aurait « excusé » Julien.

• 1583 : Publication à Paris des œuvres intégrales de Julien.

• 1595 : Suppression du chapitre « De la liberté de conscience » de l’édition genevoise des Essais, à destination d’un lectorat calviniste.

• 1616: Publication des Tragiques d’Aubigné, qui traite Julien de « froid meurtrier » des âmes.

Noms propres

Noms propres

Références

Références

Corpus

• Aubigné, Agrippa d’, Les Tragiques, donnez au public par le larcin de Promethée, Au Dezert, par L.B.D.D., M.CD.XVI. Édition utilisée : éd. Frank Lestringant, Paris, Gallimard, 1995.

• Bodin, Jean, Io. Bodini Methodus ad facilem historiarum cognitionem; accurate denuo recusa: aubiecto rerum indice, [Heidelberg], Apud heredes Ioannis Mareschalli Lugdunensis, MDXCI.

• Gentillet, Innocent, Anti-Machiavel. Discours sur les moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix un royaume ou autre principauté [...] contre Nicolas Machiavel, s. l. s. n., 1576. Édition utilisée : Anti-Machiavel. Discours sur les moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix un royaume ou autre principauté, édition de 1576 avec commentaires et notes par G. Edward Rathé, Genève, Droz, 1968

• Julien, Ioulianou tou Autokratoros Misopōgōn, kai epistolai. Juliani Imperatoris Misopogon et epistolae. Græcé latineque nunc primúm edita & illustrata á Petro Martinio Morentino Navarro. Addita est præfatio de vita Juliani eodem authore, Parisiis, Apud Andream Wechelum, 1566.

• Julien, Ioulianou autokratoros peri Kaisarōn logos. Iuliani imperatoris de Cæsaribus sermo, C. Cantoclari studio atque opera in lucem ed. & Lat. Factus, Parisiis, 1577.

• Julien, Discours de l’empereur Julian sur les faicts et déportemens des Caesars, traduict de grec en françois, avec un abrégé de la vie du dit Julian, et annotations [traduction française du Peri Kaisaron logos par Balthazar Grangier], Paris, J. de Bordeaux, 1580

• Julien, Ioulianou autokratoros ta sōzomena. Juliani imperatoris Opera quae extant omnia, éd. Pierre Martinez, Charles de Chantecler, Théodore Marcile, Denys Duval, Paris, Apud Dionysium Duvallium, sub Pegaso, in vico Bellovaco, 1583

• Montaigne, Michel de, Essais de Michel de Montaigne, Bordeaux, Simon Millanges, 1580.

Bibliographie critique

• Cons, L., « Montaigne et Julien l’Apostat », Humanisme et Renaissance, 4 (1937), p. 411-420

• Fontana, Biancamaria, Montaigne’s Politics: Authority and Governance in the Essais, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2008, p. 66-103.

• Nakam, G., Montaigne. La Manière et la Matière, Paris, Champion, 2006, p. 119-136.

• Montaigne, M. de, Les Essais, ed. J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p. 1657-1658.

• Scholar, R., Montaigne and the Art of Free-Thinking, Oxford, Peter Lang, 2010, p. 113-134.

• Venard, M., « Les Catholiques et la liberté de conscience », Nouvelle Revue du XVIe siècle, 11 (1993), p. 37-54.

Liens

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