Querelle d'Alceste

Dates 1673 - 1678

Fiche rédigée par Jeanne-Marie Hostiou . Dernière mise à jour le 4 December 2014.

Synopsis

Synopsis

La création d’Alceste, seconde tragédie en musique de Lully et Quinault, intervient après d’importantes modifications dans le champ théâtral, provoqués notamment en 1673 par la mort de Molière et le succès de Cadmus et Hermione. Lully obtient le droit de donner ses spectacles dans la salle du Palais-Royal et déloge ainsi l’ancienne troupe de Molière et les Comédiens Italiens. Le 30 avril 1673, il obtient une nouvelle ordonnance qui interdit aux troupes de comédiens d’utiliser dans leurs spectacles plus de deux voix, six violons, et aucun danseur. Tandis qu’il entame d’importants travaux dans la salle du Palais-Royal, son intransigeance envers les troupes rivales lui attire une vive hostilité.

Ayant beaucoup apprécié Cadmus et Hermione, Louis XIV soutient sans équivoque Lully, ainsi que Quinault dont le livret d’Alceste a été approuvé par l’Académie des Inscriptions (cette approbation se fera systématiquement par la suite). Dès novembre 1673, il assiste à une répétition à Versailles et témoigne de son enthousiasme.

Mais les rivaux de Lully se mobilisent pour nuire à Alceste dès sa première représentation à la ville, en janvier 1674 (la date exacte est incertaine). Tandis que Louis XIV est absent à cause de la guerre de Hollande, la Gazette d’Amsterdam critique Alceste et son auteur protégé du roi.

Dans une lettre du 27 janvier 1674, Charles Perrault, commis de Colbert, membre de la Petite Académie et de l’Académie Française, rend compte des critiques faites à l’opéra (notamment ses machines) et défend cette œuvre selon lui victime d’une « cabale ». Il associe à son jugement « M. Le Brun », premier peintre du roi, et prend la défense de Vigarani, collaborateur de Lully et décorateur officiel des spectacles de la Cour.

Le soutien du roi ne fléchit pas. Le mardi 10 avril 1674, toute la cour se rend à l’Opéra pour assister à Alceste après le baptême au Palais Royal du fils du duc d’Orléans (Lully touche 3000 livres). Le 4 juillet, Alceste est représenté à Versailles et Lully touche 6 000 livres pour sa participation aux grandes fêtes qui célèbrent à Versailles, en juillet et août, la conquête de la Franche-Comté.

Les ennemis de Lully poursuivent leurs attaques. Peu après la création d’Alceste, Lully s’est fâché avec La Fontaine au sujet d’un livret d’opéra (Daphnée) qu’il lui avait demandé puis refusé. La Fontaine raille personnellement Lully (par exemple dans une satire, « Le Florentin »). Boileau s’oppose à Quinault : dès 1673, avec sa Satire II « À M. de Molière » ; puis dans son Art poétique qui condamne l’excès de merveilles et de machines des pièces de théâtre ainsi que le goût des courtisans. La rancune de Boileau à l’égard des frères Perrault s’ancre, en outre, dans un passé plus ancien et vise notamment Claude Perrault, ce « médecin assassin devenu architecte » (Charles répondra par une fable, « Le Corbeau guéri par la cigogne »).

En juillet 1674, Charles Perrault, publie une Critique de l’Opéra ou examen de la tragédie intitulée Alceste ou le Triomphe d’Alcide. Il défend Quinault et son livret critiqué pour la conduite du sujet, la versification et les « épisodes ridicules » ajoutés à Euripide.

Racine réagit vivement à cette Critique lorsqu’il publie son Iphigénie, représentée à Versailles le 18 août 1674 (le privilège de la première édition date du 28 janvier 1675). Sa préface défend brièvement l’Alceste d’Euripide et condamne les libertés prises à l’égard de la source antique par Quinault, accusé d’avoir utilisé une édition incomplète et d’avoir mal lu et mal compris le texte. Citant Quintilien, il finit par rappeler la supériorité de l’antique sur le moderne.

Rapidement après la publication d’Iphigénie (date exacte inconnue), Charles Perrault répond « sur la préface d’Iphigénie de M. Racine » dans une lettre adressée à François Charpentier, secrétaire perpétuel de l’Académie française. Cette lettre est imprimée dans un recueil des opuscules de Perrault mais elle en est probablement retirée et circule de façon manuscrite. Perrault adopte un ton conciliant dans l’ensemble pour répondre aux critiques de Racine, notamment en citant des éditions précises d’Euripide.

Trois ans plus tard, Pierre Perrault, receveur des finances, entre dans le débat avec sa « critique des deux tragédies d’Iphigénie », inachevée, qui discute du goût ancien et moderne, au sujet de la diction, de la versification et du sens d’un ouvrage. Le texte reprend plusieurs arguments de La Critique d’Alceste, dont il adopte la forme dialoguée, pour critiquer le goût primitif de l’Antiquité opposé à la sensibilité raffinée de son temps. Il cherche à convaincre de la supériorité de Racine sur son modèle antique et loue, ironiquement, l’adversaire de Charles. Cette tentative d’apaisement n’a pas de succès et il n’est pas certain que le manuscrit ait été lu par ceux qu’il visait.

Le débat ne s’arrête pas là. Boileau attaque Quinault dans les deux derniers chants du Lutrin (1683). L’œuvre qui déclenche la grande Querelle des Anciens et des Modernes est probablement « Le Siècle de Louis Le Grand », de Charles Perrault (1687), contre lequel réagiront Boileau et Racine. Charles Perrault leur répondra précisément dans les quatre volumes du Parallèle des anciens et des modernes publiés entre 1688 et 1697.

Alceste est repris à Paris jusqu’en 1757. La tragédie en musique est jouée à la cour : à Fontainebleau (1677) et Saint-Germain-en-Laye (1678). Entre 1695 et 1730, elle est également jouée à Marseille, Lyon ou Bruxelles. Lully connaîtra un nouveau succès avec Atys mais fera l’objet d’une nouvelle cabale pour Isis.

Enjeux

Enjeux

• Cette querelle est déclenchée pour des raisons institutionnelles, au moment où Lully jouit pour ses opéras de prérogatives contre lesquelles le reste des auteurs et des troupes de théâtre vont réagir.

• La querelle se cristallise sur des enjeux d’ordre générique. Au moment où l’esthétique théâtrale connaît un tournant (Molière est mort, Corneille fait jouer sa dernière pièce, Racine se tourne vers les mythes grecs pour son avant-dernière tragédie profane), l’apparition de la tragédie lyrique fusionne les genres (danse, musique, théâtre et machineries) pour plaire et toucher en provoquant des émotions fortes. Ce genre nouveau prend son essor, au moment où l’opéra italien a presque disparu en France, en se calquant sur le genre de la comédie-ballet, de la tragédie-ballet (Psyché) et des ballets de cour. Il s’inspire des plus beaux spectacles de cour dans le but politique de séduire le souverain.

• On reproche à l’opéra de s’emparer de sources habituellement réservées aux auteurs du théâtre parlé, et de les traiter avec trop de liberté et de luxe. L’appellation de « tragédie » provoque un malentendu et prête l’opéra à des comparaisons avec les tragédies littéraires, qui conduisent à condamner l’opéra qui ne respecte pas la règle des unités, et multiplie les machines et les merveilles contraires à la vraisemblance. Charles Perrault, qui prend la défense du genre nouveau, vante au contraire le modèle de continuité et d’équilibre que ce nouveau genre rend possible, entre le livret, la musique (vocale et instrumentale), la danse et les effets visuels. Dans sa Critique, il défend l’autonomie de ce genre par rapport au théâtre parlé et joue ainsi un rôle important dans la formation de l’esthétique du genre nouveau en promouvant la fondation d’un style moyen qui allie le ton « galant et enjoué » et le registre « sérieux » proche de l’épique.

• La querelle d’Alceste préfigure et, dans une certaine mesure, détermine la nature de la Querelle des Anciens et des Modernes, dix ans avant son véritable déclenchement. Elle scinde le monde des lettrés en deux camps. D’une part, Racine, Boileau et La Fontaine défendent le « bon sens » et la « raison » : ils incarnent la voix des savants et promeuvent la suprématie du goût antique. D’autre part, Quinault et Perrault se trouvent du côté de l’ignorance et de la galanterie, ou encore, de façon plus positive, du « galant homme de bon sens » qui vise à plaire et à séduire : ils porteront la voix des modernes.

Chronologie

Chronologie

1673 :

• 1er février : création et succès de Cadmus et Hermione de Quinault et Lully

• 17 février : mort de Molière

• 28 avril : à la suite de l’intervention de Charles Perrault auprès de Colbert, Lully se fait accorder le privilège de donner ses opéras dans la salle du Palais-Royal. Les anciens comédiens de Molière sont chassés vers ce qui deviendra le Théâtre Guénégaud. Lully entame des travaux, avec Vigarani, dans la salle du Palais-Royal.

• Octobre : Charles Perrault obtient à Vigarani un subvention généreuse pour faciliter ses travaux dans la salle du Palais-Royal.

• Novembre : répétitions d’Alceste à Versailles, devant le roi et la cour.

1674 :

• Janvier : création d’Alceste à Paris. Les représentations se poursuivent jusqu’en juillet.

• 27 janvier : lettre de Charles Perrault qui évoque une « cabale » dont souffrirait Alceste et prend la défense de l’opéra

• 10 avril : le roi et toute la cour assiste à Alceste à Paris

• 4 juillet : première représentation d’Alceste à Versailles

• Juillet : Charles Perrault publie sa Critique de l’Opéra ou examen de la tragédie intitulée Alceste ou le Triomphe d’Alcide pour défendre Quinault et son opéra

• 16 juillet 1674 : permis d’imprimer de Charles Perrault, Critique de l’opéra, ou examen de la tragédie intitulée Alceste, ou le Triomphe d’Alcide.

1675 :

• 28 janvier 1675 : permis d’imprimer de l’Iphigénie de Racine qui répond à Perrault dans sa « préface » et rappelle la supériorité de l’antique sur le moderne

• janvier-février (date inconnue) : Charles Perrault répond « sur la préface d’Iphigénie de Monsieur Racine » dans une lettre à François Charpentier qui circule de façon manuscrite.

1678 :

• Pierre Perrault travaill à sa « critique des deux tragédies d’Iphigénie », restée inachevée

Noms propres

Noms propres

Références

Références

Corpus

Gazette d’Amsterdam du 25 janvier 1674 (De Paris, le 19 janvier 1674)

• Perrault (Charles), « Lettre du 27 janvier 1674 », Paris, BnF, Manuscrits, Mélanges Colbert 167, f°245a. Lettre transcrite par J.G. Prod’homme, « Lettre de Claude Perrault à Colbert » (voir « bibliographie critique »)

• Quinault (Philippe) et Lully (Jean-Baptiste), Alceste ou le Triomphe d’Alcide. Tragédie, représentée par l’Académie royale de musique, à Paris, par René Baudry imprimeur, aux dépens de l’Académie royale de musique, 1674.

• Perrault (Charles ou Claude), Critique de l’opéra, ou Examen de la tragédie intitulée « Alceste ou Le triomphe d’Alcide », Paris, Claude Barbin, 1674.

• Racine (Jean), « Préface » d’Iphigénie, Paris, Claude Barbin, 1675 (privilège du 28 janvier 1675).

• La Fontaine, « Le Florentin » (satire) [in Œuvres diverses éd ? par P. Clarac, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 613).

• Boileau : 1674 : Art poétique.

• Boileau (début 1675), Épître IX, « À Monseigneur le Marquis de Seignelay, secrétaire d’État », in Œuvres diverses, Amsterdam, 1715, T. I, p. 245.

• Perrault, Charles, « Lettre à Monsieur Charpentier, de l’Académie française, sur la Préface de l’Iphigénie de Monsieur Racine », dans Recueil de divers ouvrages en prose et en vers, s.l.n.d. (vers 1680-85 ?) : la permission d’imprimer est accordée à Charles Perrault, mais selon une remarque manuscrite à l’écriture de l’époque, qu’on lit au verso du feuillet qui précède la première page chiffrée, « Ce livre a été supprimé au moment de paraître » (cote BNF Z-20180).

• Perrault, Pierre, « Critique des deux tragédies d’Iphigénie d’Euripide et de M. Racine et La Comparaison de l’une avec l’autre. Dialogue, par M. Perrault receveur général des finances de Paris » (BNF, mss, f. fr., 2385).

Sources secondaires

• Madame de Sévigné, Correspondance, éd. par R. Duchêne, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, Tome I, lettres du 20 et du 1er décembre 1673, du 8 et du 29 janvier 1674.

Bibliographie critique

• Alceste (Philippe Quinault), suivi de La querelle d’ « Alceste » : anciens et modernes avant 1680, textes de Ch. Perrault, Racine et P. Perrault ; éd. critique par William Brooks, Buford Norman et Jeanne Morgan Zarucchi, Genève, Droz, 1994.

• Barthélémy, Maurice, « L’Opéra français et la Querelle des Anciens et des Modernes », Lettres romanes, 1956, p. 379-391.

• Gethner, Perry, « Alceste, or how to rewrite Greek Tragedy in the age of Louis XIV », Cahiers du dix-septième, 1 (1987), p. 103-115.

• Howard, Patricia, « Lully’s “Alceste” », The Musical Times, cxiv (1973), 21-3.

• La Gorce, Jérôme, Jean-Baptiste Lully, Paris, Fayard, 2002, p. 201-223.

• La Gorce, Jérôme, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV. Histoire d’un théâtre, Paris, Desjonquères, 1992, p. 48-51

• Norman, Bufford, « Anciens et Modernes, tragédie et opéra : la querelle sur Alceste, dans D’Un siècle à l’autre : Anciens et Modernes. Actes du XVIe colloque du CMR 17 (janvier 1986), éd. par L. Godard de Donville, Marseille, CMR 17, 1987, p. 229-238.

• Norman, Buford, « Ancients and Moderns, Tragedy and Opera : The Quarrel of Alceste », French Musical Thought 1600-1800, ed. by Georgia Cowart, Ann Arbor, UMI Research Press, 1989, p. 177-196.

• Norman, Buford, « Les styles d’Alceste », Papiers du Collège International de Philosophie, 1993, p. 39-54.

• Prod’homme, Jacques-Gabriel, « Lettre de Claude Perrault à Colbert sur la représentation de l’Alceste de Lully », Revue de Musicologie, 1924 (février), T. IX, p. 173.

• Rosow, Lois, « Alceste », in The New Grove Dictionary of Opera, ed. by Stanley Sadie, The Macmillan Press Limited, 1992, vol. I, p. 60-62.

• Schneider, Herbert, « Tragédie et tragédie en musique : querelles autour de l’autonomie d’un nouveau genre », Literatur und die anderen Künste (Université de Bayreuthi, Komparatische Hefte 5-6, 1982, p. 43-58.

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