Querelle de Fielding/Smollett

Dates 1751 - 1752

Fiche rédigée par Sylvie Kleiman Lafon . Dernière mise à jour le 24 December 2014.

Synopsis

Synopsis

Il s’agit ici d’une querelle sur fond de rivalité littéraire qui recoupe à un certain point la querelle qui oppose à la même époque Henry Fielding et John Hill, notamment parce qu’elles ont en commun certains de leurs protagonistes.

Le point de départ de cette querelle est à rechercher dans la personnalité même de Tobias Smollett. Blessé d’être souvent considéré comme un auteur de province alors même qu’il s’installe à Londres pour se lancer dans la vie littéraire, jaloux du succès des autres et surtout de leurs appuis, Smollett en veut à un certain nombre de personnalités de l’époque.

Il n’a pas accepté que Sir George Lyttleton (ami et soutien financier de Pope puis de Fielding) refuse d’encourager sa première comédie et lui conseille d’essayer plutôt la tragédie ; et il n’a pas pardonné à Fielding de n’avoir jamais dit du bien de son premier roman (Roderick Random, publié anonymement à Londres en 1748) au motif qu’il avait été écrit par un Écossais. Sa rancœur fut sans aucun doute aggravée par le fait que, malgré le succès de Roderick Random (son second roman, Peregrine Pickle parut avec la mention « by the Author of Roderick Random »), certains lecteurs continuent encore plusieurs années après sa parution à en attribuer la paternité à Fielding, comme Lady Mary Wortley Montagu qui écrit dans une lettre à la comtesse de Bute datée du 1er mars 1752 : « Il y a dans Roderick Random un humour qui me donne à croire que l’auteur en est Henry Fielding. » Le fait est que Smollett fut souvent comparé à Fielding par les critiques, et que cette comparaison ne lui était pas toujours favorable.

Tom Jones, que Fielding dédie à son protecteur Lyttleton, est publié en 1749 et connaît un succès immédiat au moment même où Smollett tente en vain (depuis huit ans) de faire jouer sa tragédie The Regicide et sollicite des souscriptions. Ce succès est d’autant plus difficile à accepter pour Smollett que Fielding avait jusque là fort bien réussi en tant que dramaturge. Dans une lettre adressée à Alexander Carlyle le 1er octobre 1749, Smollett se montre très critique vis-à-vis de Tom Jones : la rivalité tourne à la rancœur.

Smollett jalouse également Charles Macklin, ami de Fielding, qui parvient à faire produire sa propre pièce (King Henry VII, donnée au théâtre de Drury-Lane en janvier 1746) par un producteur qui avait fait de vagues promesses à Smollett à son arrivée à Londres sans jamais les tenir. L’histoire du poète Melopoyn, racontée aux chapitres 62 et 63 de Roderick Random, est aussi l’histoire malheureuse de l’échec du Regicide.

Quoi qu’il en soit, Smollett ouvre les hostilités dans la première édition de Peregrine Pickle, où il fait figurer un poème parodique (« A Burlesque Ode ») qui tourne en ridicule un poème écrit par Lyttelton sur sa femme Lucy, récemment décédée (« To the memory of a Lady lately Deceased. A Monody »). Toujours dans Peregrine Pickle, Lyttleton apparaît sous les traits caricaturés du sieur Gosling Scrag, un patron des arts et lettres qui traite ses auteurs en esclaves. Fielding n’est pas oublié et apparaît également dans le roman sous les traits de Mr. Spondy, muselé par les largesses de son bienfaiteur. Deux allusions, la première à la fonction de juge exercée par Fielding (fonction qu’il obtient grâce à l’appui politique de Lyttleton) et la seconde au fait qu’il a épousé sa cuisinière en seconde noce à la mort de sa première femme, rendent transparent le personnage de Spondy.

Entre temps, John Hill, lui aussi en quête perpétuelle de gloire littéraire, apparemment informé peu avant la sortie de Peregrine Pickle (en février 1751) que le roman contiendrait également les Memoirs of a lady of Quality de Lady Vane (mémoires auxquelles les critiques attribueront en grande partie le succès du roman de Smollett), entend couper l’herbe sous le pied de l’écrivain écossais et publie deux semaines plus tard History of a Woman of Quality : or the Adventures of Lady Frail, by an Impartial Hand. Le 19 avril 1751, sous le nom de plume de « The Inspector », Hill ridiculise Smollett sous les traits d’un « grave gentilhomme » dénommé Smallhead (petite tête). Quelques jours plus tard, paraît dans le General Adviser du 30 avril 1751 une publicité annonçant la publication pour un shilling, d’une Défense du nom et des pérégrinations aléatoires (« random peregrinations ») de la famille Smallwits (petits esprits). Cette publication de 45 pages est signée Peter Sting-Pickle. Smollett en a peut-être attribué la rédaction à Fielding plutôt qu’à Hill.

Fielding réagit assez mollement à ces premières attaques. Dans Amelia (Livre VIII, chap. v), il met en scène un auteur anonyme qui proclame son attachement à l’écriture d’ouvrages « alimentaires » et donne la recette du succès littéraire: « et si vous l’entrelardez d’un peu de scandale et de quelques méchancetés à l’égard de certains contemporains d’importance, vous ne manquerez pas de connaître le succès. » Plus loin le même se plaint du manque de générosité des bienfaiteurs (trop sollicités) et déclare chercher en vain des soutiens pour publier sa traduction des Métamorphoses. Les lecteurs informés ne pouvaient manquer de reconnaître Smollett. Fielding repart néanmoins à la charge quelques semaines plus tard dans le Covent-Garden Journal (n° 2, 6 janvier 1752), où, relatant la « guerre » en cours (voir notice « Paper War »), il décrit les « vains espoirs » de la petite troupe du commandant « Peeragrin Puckle » (Fielding fait ici ironiquement allusion aux mémoires de Lady Vane). Il ajoute également une phrase sur un autre commandant de l’armée de Grub-Street, Rodorick Random qui « dans une altercation avec ces gens que l’on nomme critiques, avait dû son modeste succès à la faiblesse de ces derniers plutôt qu’à ses mérites personnels ».

Une semaine environ après l’article de Fielding, paraît anonymement A Faithful Narrative of the Base and inhuman Arts that were lately practiced upon the Brain of Habbakkuk Hilding. La parution est annoncée dans le London Daily Advertiser du 15 janvier 1752 et un chroniqueur du Gentleman’s Magazine (XXII, janvier 1752, p. 29) en attribue la paternité à Smollett. Ce dernier charge à outrance les portraits caricaturaux esquissés dans Peregrine Pickle. Fielding y apparaît cette fois sous les traits du juge Habbakkuk Hilding, un fou incapable d’assumer sa tâche et de subvenir aux besoins de sa famille, sujet aux pires excès, poussé par sa propre folie et par la prise de médicaments (libéralement distribués par son protecteur) dans une guerre insensée par journaux interposés. Auteur minable, il distille les scandales, flanqué par l’inévitable Gosling, qui ne manque pas d’encourager les travers de son protégé, et d’Amélia, jeune beauté sans nez. Il compte notamment Peregrine Pickle au rang de ses ennemis. Outre les ressorts parodiques déjà utilisés dans Peregrine Pickle, l’auteur ajoute deux sérieuses accusations de plagiat à l’encontre de Fielding, qui aurait selon lui calqué deux personnages de Tom Jones et Amelia (Partridge et Miss Matthews) sur deux personnages de Roderick Random (Strap et Miss Williams).

Le 20 janvier 1752, dans le seul et unique numéro du parodique Covent-Garden Journal Extraordinary (attribué à Bonnell Thornton), Smollett est une fois de plus l’objet de moqueries, son patronyme étant transformé en « small hutt », une petite hutte faite de torchis et couverte de chardons. Mais Fielding, lancé dans la « Paper war », est également tourné en ridicule puisque le numéro s’achève par l’annonce solennelle du décès d’Amelia.

William Kenrick met en quelque sorte un point final à la querelle en renvoyant lui aussi les deux belligérants dos à dos. Dans Fun : a Parodi-tragi-comical Satire (1752), il imagine une parodie de Macbeth dans laquelle les sorcières jettent en même temps dans leur chaudron les romans de Fielding et de Smollett.

La querelle entre ces deux auteurs s’arrête en réalité avec la parution d’Habbakkuk Hilding. Fielding, dépassé par la violence d’une autre querelle qui lui échappe (celle de la « Paper war ») ne voit sans doute pas l’intérêt de répondre à un adversaire aussi excessif. Sa santé décline tout au long de l’année 1752 et Smollett n’osera plus l’attaquer. Dans la nouvelle édition révisée de Peregrine Pickle qu’il publie en 1758, soit quatre ans après la mort de son rival, Smollett retire les plaisanteries dirigées contre Fielding et Lyttleton et trois ans plus tard, il reconnaît le génie de l’auteur d’Amelia et de Tom Jones dans un portrait qu’il inclut dans le quatrième volume de Continuation of the Complete History of England.

Enjeux

Enjeux

Cette querelle est sans enjeu littéraire à proprement parler. C’est une querelle de personnes qui naît d’une rivalité réelle ou fantasmée entre Henry Fielding et Tobias Smollett, ce dernier s’étant mis à jalouser les succès littéraires de Fielding après avoir essuyé un échec, celui de sa première tragédie. On peut y voir néanmoins l’expression du complexe nourri par l’Écosse vis-à-vis de la Grande-Bretagne après l’acte d’union de 1707 et la défaite cinglante de la cause jacobite après la bataille de Culloden en avril 1746 (Smollett en fit le sujet d’un long poème intitulé « The Tears of Scotland ».) 

Chronologie

Chronologie

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Noms propres

Noms propres

Références

Références

Corpus

• Fielding, Henry, Amelia, Londres, A. Millar, 1751-1752, 4 vols.

• Fielding, Henry, The History of Tom Jones, A Foudling, Londres, A. Millar, 1749, 4 vols.

• Goldgar, Bertrand (éd.), The Covent Garden Journal, Middletown, Wesleyan University Press, 1988.

• Hill, John, History of a Woman of Quality : or the Adventures of Lady Frail, by an Impartial Hand, Londres, Cooper, 1751.

• Hill, John, The Inspector, Londres, 1753, n° 14.

• Kenrick, William, Fun : a Parodi-tragi-comical Satire, Londres, F. Stamper, 1752.

• Lyttelton, George, « To the Memory of a Lady lately Deceased. A Monody », 1747.

• Smollett, Tobias (attribué à), A Faithful Narrative of the Base and inhuman Arts that were lately practiced upon the Brain of Habbakkuk Hilding, Londres, J. Sharp, 1752.

• Smollett, Tobias, Continuation of the Complete History of England, Londres, 1761, 5 vols., t. IV, p. 127.

• Smollett, Tobias, The Adventures of Peregrine Pickle, in which are included Memoirs of a Lady of Quality, Londres, pour l’auteur, 1751, 4 vols. Seconde édition, révisée par l’auteur, Londres, Baldwin et Richardson, 1758.

• Smollett, Tobias, The Adventures of Roderick Random, Londres, J. Osborn, 1748, 2 vols.

• Smollett, Tobias, The Regicide, or James the First of Scotland. A Tragedy, Londres, J. Osborn, 1749.

• Sting-Pickle, Peter (pseud.), A Vindication of the Name and Random Peregrinations of the Family of the Smallwits, Londres, Griffiths, 1751.

• The Covent Garden Journal Extraordinary, Londres, J. Sharp, 1752. (Probablement de Bonnell Thornton.)

• Wharncliffe, Lord (éd.) The Letters and Works of lady Mary Wortley Montagu, Londres, Bentley, 1837, 3 vols., t. III.

Bibliographie critique

• Boucé, Paul-Gabriel, Les Romans de Tobias Smollett, Paris, Didier, 1971.

• Kelly, Lionel, Tobias Smollett, the Critical Heritage, Londres, Routledge & Keagan Paul, 1987.

• Knapp, Lewis, The Letters of Tobias Smollett, Oxford, Clarendon Press, 1970.

• Knapp, Lewis, Tobias Smollett, doctor of Men and Manners, Princeton, Princeton UP, 1949.

• Lewis, Jeremy, Tobias Smollett, Londres, Jonathan Cape, 2003.

• Stewart, Carol, The Eighteenth Century Novel and the Secularisation of Ethics, Londres, Ashgate, 2010.

Liens

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