Querelle de La Française Italienne

Dates 1725 - 1727

Fiche rédigée par Jeanne-Marie Hostiou . Dernière mise à jour le 24 December 2014.

Synopsis

Synopsis

La querelle de La Française Italienne s’inscrit dans le contexte des conflits institutionnels et de la concurrence économique qui oppose les scènes dramatiques parisiennes pendant la première moitié du XVIIIe siècle. Elle révèle notamment les tensions qui peuvent opposer entre elles les scènes institutionnelles.

En voici les circonstances. La troupe italienne et une partie de la troupe française ont été appelées par Louis XV à Fontainebleau, si bien que les Parisiens sont spoliés de leurs spectacles : la Comédie-Italienne est fermée, et seuls les quelques Comédiens Français restés à Paris (« les petits comédiens ») continuent à jouer. Ils créent une pièce nouvelle le 5 novembre 1725 : L’Impromptu de la Folie, ambigu-comique de Marc-Antoine Legrand, spectacle composé de trois parties – un prologue, une pièce « dans le goût français » (Les Nouveaux débarqués) et une pièce « dans le goût italien » (La Française Italienne). Le prologue met en scène l’allégorie de la Comédie-Française à qui Thalie, muse de la Comédie, refuse d’accorder son aide ; la Comédie-Française reçoit alors le soutien de la Folie, muse des théâtres forains, qui lui suggère de donner un ambigu-comique, genre alors en vogue à la Foire. Dans La Française Italienne, pièce sur laquelle se focalise la querelle, Legrand adopte en effet le style musical de l’Opéra-Comique et s’inscrit dans la veine des Comédiens Italiens, écrivant notamment un rôle de Pantalon (interprété par Armand), un rôle d’Arlequin (interprété par la fille de Legrand) et un rôle de cantatrice imitant Ursula Astori, chanteuse de l’Hôtel de Bourgogne. La pièce rencontre un succès important : elle est jouée 29 fois à Paris au cours de l’année 1725 et les « petits comédiens » sont invités à Fontainebleau pour y jouer la pièce (ce qui constitue un fait exceptionnel, car les « doublures » de la troupe ne sont habituellement jamais invitées à la Cour). Ce succès entraîne plusieurs réactions de la part des troupes concurrentes.

L’Académie royale de musique réagit sur le plan juridique, au nom du privilège qu’elle détient de jouer des pièces avec plus de deux chanteurs et six musiciens, privilège qu’elle loue à prix d’or l’Opéra-Comique. Le 10 novembre, le sieur Francine, directeur de l’Opéra, porte plainte et fait dresser un procès-verbal qui relève que les passages musicaux de L’Impromptu de la Folie sont assurés par un orchestre de neuf instruments et quatre ou cinq acteurs qui chantent, et que les passages dansés comptent quatorze ou seize danseurs.

Les réactions à la pièce de Legrand s’expriment également par voie théâtrale. Le 15 décembre 1725, les Comédiens Italiens contre-attaquent avec une pièce intitulée L’Italienne Française, où ils contrefont à leur tour les Comédiens Français : ils parodient plusieurs de leurs meilleurs succès dramatiques (tels que Le Joueur de Regnard et L’Esprit de contradiction de Dufresny) et prennent pour cible le personnage de Crispin (personnage typiquement français créé au siècle précédent par Raymond Poisson) que contrefait Flaminia en Colombine. Le divertissement final donne à voir un héros tragique (un « Romain ») et plusieurs personnages de Molière. Cette riposte italienne ne fait pas mouche et Colombine ne convainc pas dans le rôle de Crispin : la pièce tombe dès la première représentation. En janvier 1726, les Italiens dénoncent les agissements de la Comédie-Française dans une pièce intitulée Le Retour de la tragédie française, où ils rapportent notament que L’Italienne Française aurait été victime d’une cabale.

Puis c’est au tour de la Foire d’entrer dans la querelle, toujours par voie théâtrale. Dans L’Ambigu-Comique (février 1726), Fuzelier raille les travestissements de la Comédie-Française. Marc-Antoine Legrand devient ensuite la cible de plusieurs pièces foraines : il est caricaturé sous le nom de Crottin dans Le Retour de la chasse du cerf (La Font, octobre 1726), et sous le nom de Monsieur Desbroutilles dans Les Comédiens corsaires (Lesage, Fuzelier et d’Orneval, septembre 1726). Dans cette dernière pièce, les Forains se plaignent de se faire voler leurs « marchandises » par leurs voisins Italiens et Français : on y voit des vaisseaux français et italiens attaquant le vaisseau des forains pour s’emparer de malles contenant des opéras-comiques et des parodies d’opéra.

Jusqu’à sa mort en 1728, Marc-Antoine Legrand continue à écrire des pièces dans le goût de l’opéra-comique pour la Comédie-Française : La Chasse du cerf, La Nouveauté et Les Amazones modernes (qu’il compose en collaboration avec Fuzelier, auteur principalement forain). Sa fille, Mademoiselle Legrand, qui interprètait l’Arlequin de La Française Italienne, quitte la Comédie-Française en 1730 pour être recrutée dans la troupe de l’Opéra-Comique où elle connaîtra de nouveaux succès dans le rôle d’Arlequin (voir Isabelle Arlequin, 1731).

Enjeux

Enjeux

• Les enjeux de cette querelle se situent d’abord sur le plan institutionnel de la concurrence entre les théâtres.

- On connaît bien la guerre que les théâtres institutionnels livrent aux théâtres de la Foire pendant la première moitié du XVIIIe siècle, mais on sait moins que les théâtres institutionnels s’affrontent aussi entre eux. La « querelle de la Française italienne » met au jour cet aspect de la querelle des théâtres.

- Cette querelle révèle la complexité de la politique des privilèges qui régit la vie théâtrale. Avec la création de l’opéra-comique, comme genre mais surtout comme troupe « semi-institutionnelle », l’Académie royale de musique sape les fondements de la politique des privilèges et en déplace les enjeux : quand elle renforce son action protectionniste (à l’égard des Comédiens Français), elle le fait au service d’une finalité qui, paradoxalement, détourne le privilège de sa vocation initiale, sur le mode oxymorique d’une exclusivité élargie, monnayée auprès de la troupe foraine de l’Opéra-Comique.

- Cette querelle révèle l’évolution des rapports de force dans l’échiquier théâtral parisien, provoqué notamment par l’essor de l’opéra-comique (comme genre et comme troupe). En mettant son privilège aux enchères, l’Opéra reproduit une hiérarchie nouvelle parmi les troupes foraines (dont une seule devient troupe de l’Opéra-Comique) et instaure une alliance qui l’unit à la Foire aux dépens de la Comédie-Française. Ironiquement, la Comédie-Française devient la nouvelle victime d’une politique institutionnelle protectionniste qui avait jusqu’à lors joué en sa faveur. La Comédie-Française se voit alors doublement menacée : face au public, elle souffre du succès des Forains ; face à la loi, elle pâtit des agissements de l’Opéra.

- Cette querelle est révélatrice de la politique des répertoires, répartis en fonction des scènes parisiennes. Ce n’est qu’en 1791, avec la proclamation de la liberté des théâtres, que la Comédie-Française pourra jouer des pièces initialement écrites pour la Comédie-Italienne (par exemple, celles de Marivaux qui contiennent des Arlequins).

• Les enjeux de cette querelle se situent aussi, indissociablement, sur le plan esthétique. Cette querelle montre à quel point, en cette période de libéralisation de la vie théâtrale, malgré le fort cloisonnement voulu par la politique des privilèges, les auteurs, les acteurs, les pratiques et les genres circulent d’une scène à l’autre. Avec une pièce comme L’Impromptu de la Folie, Legrand s’inspire des succès des scènes rivales pour renouveler le style des pièces données à la Comédie-Française. Le succès et le scandale de la Française Italienne résident dans le travestissement du personnage de la soubrette en Arlequin, ainsi que dans l’usage de la langue et des types italiens. Avec cette pièce, Legrand se fait le chantre d’une joyeuse hybridation entre les genres et les pratiques dramatiques qui annulerait toute forme de hiérarchie entre les troupes. Il semble promouvoir une esthétique qui entre en contradiction avec les prérogatives institutionnelles dont ne manque pourtant pas de se prévaloir sa troupe, la Comédie-Française, quand elle veut défendre ses intérêts.

• Les enjeux de cette querelle sont révélateurs des pratiques du plagiat et de la question de la propriété littéraire en cette première moitié du XVIIIe siècle. Les Italiens s’estiment spoliés parce que les Français leur auraient pris les types d’Arlequin et de Pantalon. Mais il n’est écrit nulle part qu’Arlequin et Pantalon seraient la propriété du théâtre italien. En l’absence de loi, c’est donc par la fiction que les Italiens peuvent signaler le délit, et qu’ils érigent le public en juge de la querelle.

Chronologie

Chronologie

• 1725/11/05 : création de L’Impromptu de la Folie (qui comprend La Française Italienne) à la Comédie-Française. La Comédie-Française emprunte le type italien d’Arlequin et de Pantalon.

• 1725/11/10 : procès-verbal provenant de l’Académie royale de musique à l’encontre des Comédiens Français.

• 1725/12/15 : création de L’Italienne Française à la Comédie-Italienne, qui emprunte le type français de Crispin. La chute de cette pièce pourrait s’expliquer par une cabale qui aurait été organisée par les Comédiens Français.

• 1726/01/05 : création du Retour de la tragédie française à la Comédie-Italienne, où les Italiens dénoncent la cabale fomentée par les Français.

• 1726/02/19 : création de L’Ambigu-comique, Fuzelier, opéra-comique en un acte.

• 1726/09/20 : création des Comédiens corsaires à la Foire Saint-Laurent.

• 1726/10/14 : création de La Chasse du cerf (Legrand) à la Comédie-Française.

• 1726/10/22 : création du Retour de la Chasse du cerf (La Font), parodie de la pièce de Legrand, à la Foire Saint-Laurent.

• 1727/01/13 : création de La Nouveauté (Legrand) à la Comédie-Française.

• 1727/10/29 : création des Amazones modernes (Legrand et Fuzelier) à la Comédie-Française.

• 1728/01/07 : mort de Marc-Antoine Legrand, après avoir encore créé à la Comédie-Française trois pièces dans le goût forain de l’opéra-comique, La Chasse du cerf, La Nouveauté, et Les Amazones modernes (en collaboration avec l’auteur forain Fuzelier).

• 1730 : Mlle Legrand, qui fait ses débuts de comédienne à la Comédie-Française, poursuit sa carrière dans la troupe de l’Opéra-Comique.

Noms propres

Noms propres

Références

Références

Corpus

• Marc-Antoine Legrand, L’Impromptu de la Folie (ambigu-comique contenant : Prologue, Les Nouveaux débarqués, La Française italienne), Paris, Veuve P. Ribou, 1726, in-12, 120 p.

• Pierre-François Biancolelli, Jean-Antoine Romagnesi, Louis Fuzelier, L’Italienne française, Ms BN, f. fr. 9331.

• Jean-Antoine Romagnesi, Le Retour de la tragédie, Ms BN, f. fr. 9334.

• Louis Fuzelier, L’Ambigu-Comique ou l’Ambigu de la Folie, Ms BN, f. fr. 9336.

• Joseph de La Font, Le Retour de la Chasse du cerf (non publié).

• Alain René Lesage, Louis Fuzelier, Jacques Philippe D’Orneval, Les Comédiens corsaires, in Le Théâtre de la Foire ou l’Opéra Comique, éd. Lesage et d’Orneval, Paris, Veuve Pissot, 1728, Tome VI, p. 231-256.

Sources secondaires

• Argenson, Marquis d’, Notices sur les Œuvres de théâtre, éd. Henri Lagrave, Oxford, SVEC, 1966, p. 214.

• Léris, Antoine de, Dictionnaire portatif, Paris, Jombert, 1763, p. 245.

Mercure de France, décembre 1725, volume II, p. 3125-3130.

• Parfaict, Claude et François, Dictionnaire des théâtres de Paris, Paris, Rozet, 1767, Tome III, p. 232.

• Parfaict, Claude et François, Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu'à présent, Paris, Paris, Rozet, 1767, Tome II, p. 77 et suivantes.

Bibliographie critique

Cet fiche est principalement tirées de ces deux sources critiques :

• La Française Italienne, L’Italienne Française et Le Retour de la tragédie française, édition critique par Guillemette Marot et Tomoko Nakayama, Montpellier, Espace 34, 2007.

• Rubellin, Françoise, « La Française italienne et l’Italienne française (1725) : la propriété artistique en débat », in Emmanuelle Hénin (éd.), Les Querelles dramatiques à l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles), Louvain, Paris, Walpole, Editions Peeters, 2010, p. 205-215.

Voir également :

• Campardon, Emile, Les Comédien du roi de la troupe française pendant les deux derniers siècles (documents inédits recueillis aux Archives nationales), Paris, Champion, 1879, p. 286-288.

• Lemazurier, Pierre David, Galerie historique des acteurs du théâtre français, Paris, J. Chaumeront, 1810.

• Rubellin, Françoise, « Du petit polichinelle au grand opéra : scénographie imaginaire des hiérarchies théâtrales sur les scènes foraines », in Écrire en mineur au XVIIIe siècle, éd. Christelle Bahier-Porte et Régine Jomand-Baudry, Paris, Desjonquères, 2009, p. 321-335.

• Rubellin, Françoise, « Images of Theatrical Rivalry: Form and Function of the Fair Theater’s Engraved Frontispieces », in Actes du colloque CESAR 2008, Visions de la Scène: Théâtre, Art et Représentation en France (1600-1800) / Visions of the Stage: Theater, Art, and Performance in France, 1600-1800, Williamstown, Massachusetts, Etats-Unis, 11-13 September 2008, publication en ligne. Lien URL : <http://cesar.org.uk/cesar2/conferences/conference_2008/rubellin_08.html>. [Consulté le 17/10/2011.]

Iconographie

• Frontispice des Comédiens corsaires : ce frontispice présente un Romain (représentation allégorique de la Comédie-Française) et Pantalon (incarnant la Comédie-Italienne), accompagnés de toute leur troupe, au sens théâtral et militaire du terme : ils prennent d’assaut le navire forain et reviennent avec le butin qu’ils ont pillé – des opéras-comiques et des parodies d’opéra.

Liens

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Liens vers d'autres querelles associées

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Liens utiles

Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, Paris, Rozet, 1767, Tome III, p. 232 :

<http://cesar.org.uk/cesar2/books/parfaict_1767/display.php?volume=3&inde...