Querelle de la moralité du théâtre en France
Dates 1639 - 1694
Fiche rédigée par Isabelle Moreau . Dernière mise à jour le 23 September 2022.
Synopsis
Synopsis
On peut distinguer, à la suite de L. Thirouin (p. 17), trois grands moments dans cette querelle qui traverse le siècle. Le premier, en 1639, oppose le ministre réformé André Rivet à Georges de Scudéry. Cette première polémique ne semble pas avoir eu d’incidence sur le processus de développement et de régularisation du poème dramatique sous Richelieu.
Le second concerne la décennie 1660-1670 et touche à la fois Corneille, Racine et Molière. Parmi les amateurs, partisans et défenseurs du théâtre, il faut compter l’abbé d’Aubignac, l’abbé de Pure, Samuel Chappuzeau. Charles Sorel, également favorable au théâtre, expose bien les différents enjeux de la querelle. Pierre de Villiers présente un dialogue entre Timante (qui attaque le théâtre) et Cléarque (qui le défend). Parmi les adversaires du théâtre, on citera : Singlin, Varet, Senault, Mgr Bosquet, Barbier d’Aucour, Conti, Nicole, l’abbé de Voisin ou encore l’oratorien Jean Soanen.
Le troisième a lieu dans les dernières années du siècle et prend prétexte la lettre de Francesco Caffaro. Cette Lettre d’un théologien présente une analyse favorable au théâtre et suscite les réfutations de Bossuet, de Henri Lelevel, de Charles de La Grange, de Jean Gerbais, de Laurent Pégurier, de Pierre Le Brun (de l’Oratoire) et de Pierre Coustel.
Enjeux
Enjeux
La querelle de la moralité du théâtre est contemporaine de l’effort d’institutionnalisation du théâtre initié par le pouvoir politique. Le soupçon qui se porte sur le théâtre porte à la fois sur le texte, sur ceux qui l’interprètent et sur l’expérience dramaturgique proprement dite.
On peut distinguer, à la suite de L. Thirouin, trois types d’argumentaire. Le premier relève de l’argument d’autorité. Partisans mais surtout adversaires mobilisent références patristiques et conciliaires condamnant les spectacles. Le second témoigne d’une approche historicisante. L’enjeu du débat porte à la fois sur l’assimilation de l’acteur à son rôle et sur « l’historicité de la représentation théâtrale » (Thirouin, 28). Pour les défenseurs du théâtre, de même qu’il existe deux sortes d’acteurs, les histrions et les comédiens sérieux, il existe deux sortes de spectacles dramatiques. Or Richelieu a « purifié » le théâtre : « on n’entend plus de ces Farces impudiques qui n’avoient que des railleries de crocheteurs, & dont les meilleurs mots n’estoient que des impertinentes Equivoques » (Sorel, 239). Cette argumentation historicisante achoppe sur ce qu’il est convenu d’appeler « le paradoxe de Senault » : plus la comédie est morale, plus elle est immorale (Thirouin, p. 20 ; 40-45). L’argumentaire vise cette fois l’expérience dramaturgique. D’une part, les apparences de l’honnêteté font qu’on ne se méfie plus :
« Autrefois toutes les femmes se retiroient lors qu’on alloit commencer la Farce ; aujourd’huy on leur veut donner le plaisir d’y demeurer, ayant caché la malice si agréablement, qu’on croit qu’elles la peuvent entendre sans rougir. » (Sorel, 240)
C’est là un argument que l’on trouve exprimé notamment dans le Traité de la Comédie et des spectacles de Conti. D’autre part, les passions sont si bien représentées, dans les pièces modernes, qu’elles éveillent nécessairement, parmi le public, des passions mimétiques :
« Leurs Poëtes ont pensé avoir atteint au suprême degré de leur Art, d’avoir exprimé naïvement toutes les passions, & c’est où l’on trouve le plus de danger ; » (Sorel, 241).
Les passions se propagent insidieusement de la scène à la salle par contagion passionnelle, ainsi que l’expose Nicole dans son Traité de la Comédie. Dès lors, on ne peut espérer purifier le théâtre et il n’y a pas d’autre alternative que la condamnation absolue du genre.
La querelle de la moralité du théâtre témoigne d’un durcissement des positions dévotes à l’égard d’un genre à succès, aimé du public et favorisé du pouvoir.
Chronologie
Chronologie
Chronologie établie en suivant celle proposée par Laurent Thirouin in L’Aveuglement salutaire sur ce qu’il nomme la « Querelle du théâtre ».
1631 : Louis Cellot publie ses Panegyrici et Orationes.
1639 : André Rivet publie l’Instruction chrestienne, touchant les spectacles publics des comoedies & tragoedies et Georges de Scudéry réplique avec l’Apologie du Théâtre.
1641 : 16 Avril, édit de Louis XIII prenant la défense des comédiens. D’Aubignac rédige son Projet pour le rétablissement du théâtre français (à l’instigation du cardinal de Richelieu). Réédition des Orationes du P. Cellot.
1643 : Corneille, Polyeucte
1646 : Querelle de Théodore
1654 : Godeau, « Sonnet sur la Comédie », dans la nouvelle édition de ses Poésies chrétiennes.
1657 : D’Aubignac, Pratique du théâtre. L’ouvrage est accompagné du Projet pour le rétablissement du théâtre français.
1660 : Corneille, Trois discours sur le poème dramatique.
1661 : Senault, discours « De la magnificence des Princes dans les habits, dans les Festins et dans les spectacles publics », in Le Monarque ou les Devoirs du Souverain.
Singlin, Lettre à la Duchesse de Longueville, repris dans les Mémoires pour servir à l’Histoire de Port-Royal de Nicolas Fontaine.
1662 : Parution des S. Caroli opuscula de choreis et spectaculis in festis diebus non exhibendis, faussement attribué à Charles Borromée.
1664 : Parution du Traité contre les danses et les comédies composé par saint Charles Borromée (traduction en français de l’édition de 1662).
1665 : Querelle de Dom Juan. Parution des Observations sur une comédie de Molière, intitulée : Le Festin de Pierre.
1664-1669 : Querelle de Tartuffe.
1666 : Racine fait paraître sa Lettre à l’auteur des Hérésies Imaginaires et des deux Visionnaires. Querelle des Visionnaires (voir L. Thirouin, annexe II). Parutions successives de l’« Avis touchant la comédie », de Varet, texte composé vers 1656-57, selon l’avis préliminaire ; de la Dissertation sur la condamnation des théâtres de l’abbé d’Aubignac, qui reprend et développe le Projet pour le rétablissement du théâtre français. Parution posthume du Traité de la Comédie et des spectacles, selon la tradition de l’Eglise, tirée des conciles et des saints Pères de Conti.
1667 : Nicole, Les Visionnaires. Réponse de Corneille dans l’avis au lecteur d’Attila.
1668 : Nicole, lettre à Mme de Lafayette : Sur une critique de son Ecrit contre la Comédie. Michel de Pure, Idée des spectacles anciens et nouveaux.
1669 : 28 juin, fondation de l’Académie de musique, par Lettres patentes du Roi, où sont distingués les chanteurs et danseurs des comédiens.
1671 : Joseph de Voisin réfute D’Aubignac dans La Défense du traitté de Mgr le prince de Conti touchant la comédie et les spectacles.
1674 : Samuel Chappuzeau tente de réhabiliter le théâtre dans Le théâtre français divisé en trois livres.
1675 : Parution des Entretiens sur les tragédies de ce temps de Pierre de Villiers et des Essais de Morale de Nicole, qui incluent le Traité de la Comédie.
1678 : Bernard Lamy, Nouvelles réflexions sur l’art poétique.
1688 : Jean Soanen, Sermon sur les spectacles.
1694 : Caffaro, Lettre d’un théologien illustre. Réfutations de Bossuet, Henri Lelevel, Charles de La Grange, Jean Gerbais, Laurent Pégurier, Pierre Le Brun et Pierre Coustel.
Noms propres
Noms propres
Références
Références
Corpus
Corpus établi à partir de la bibliographie proposée par Laurent Thirouin in L’Aveuglement salutaire sur ce qu’il nomme la « Querelle du théâtre ».
Manuscrit
Singlin, Antoine, Lettre à la Duchesses de Longueville sur la Comédie
Textes imprimés
Aubignac, François Hédelin, abbé d’, La Pratique du théâtre, Paris, A. de Sommaville, 1657
Aubignac, François Hédelin, abbé d’, Dissertation sur la condemnation des théâtres, Paris, N. Pepingué, 1666
Balzac, J.-L. Guez de, Réponses à deux questions ou Du caractère et de l’instruction de la Comédie, in Œuvres diverses, Paris, J. Guignard, 1644
[Barbier d’Aucour, Jean], Observations sur une comédie de Molière, intitulée : Le Festin de Pierre, par B. A., Sr D. R. [de Rochemont], Paris, N. Pépingué, 1665
[Bosquet, François], S. Caroli opuscula de choreis et spectaculis in festis diebus non exhibendis, Toulouse, 1662 (faussement attribué à Charles Borromée)
[Bosquet, François], Traité contre les danses et les comédies composé par saint Charles Borromée Paris, G. Soly, 1664 (traduction en français de l’édition de 1662)
Bossuet, Maximes et réflexions sur la Comédie, Paris, J. Anisson, 1694
Caffaro, Francesco, Lettre d’un théologien, illustre par sa qualité et par son mérite, consulté par l’auteur pour savoir si la comédie peut être permise ou doit être absolument défendue, Paris, J. Guignard, 1694
Cellot, Louis, Panegyrici et Orationes, Paris, S. Cramoisy, 1631
Chappuzeau, Samuel, Le Théâtre français divisé en trois livres, Lyon, M. Mayer, 1674
Conti, Armand de Bourbon, Prince de, Traité de la comédie et des spectacles, Paris, L. Billaine, 1666
Corneille, Le Cid, Paris, F. Targa et A. Courbé, 1637
Coustel, Pierre, Sentimens de l’Eglise et des SS. Pères pour servir de décision sur la comédie et les comédiens, opposés à ceux de la lettre qui a paru à ce sujet depuis quelques mois, Paris, Veuve de C. Coignard, 1694
Gerbais, Jean, Lettre d'un docteur de Sorbonne [J. Gerbais] à une personne de qualité sur le sujet de la comédie, Paris, C. Mazuel, 1694
Godeau, Poésies chrétiennes, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, P. Le Petit, 1654
La Grange, Charles de, Réfutation d'un écrit favorisant la comédie, Paris, E. Couterot, 1694
Lamy, Bernard, Nouvelles réflexions sur l’art poétique, Paris, A. Pralard, 1678 [sous la date fautive de 1668]
Lebrun, Pierre, Discours sur la comédie, où l’on voit la réponse au théologien qui la déffend, avec l’histoire du théâtre et les sentiments des docteurs de l’Église depuis le premier siècle jusqu'à présent, Paris, L. Guérin et J. Boudot, 1694
Lelevel, Henri, Réponse à la lettre du théologien, défenseur de la comédie, Paris, T. Girard, 1694
Nicole, Pierre, Les Visionnaires, ou seconde partie des lettres sur l’Hérésie Imaginaire, contenant les huit dernières, Liège, A. Beyers, 1667. En annexe, la première version du Traité de la Comédie (voir la chronologie de L. Thirouin pour les multiples rééditions)
Nicole, Pierre, Sur une critique de son Ecrit contre la Comédie, 1668, lettre 102 à Mme de La F[ayette], in Essais de Morale, ou Lettres écrites par feu M. Nicole, t. VIII, G. Desprez, 1733, p. 348-353
Pégurier, Laurent, Décision faite en Sorbonne touchant la Comédie. Avec une réfutation des Sentiments relâchés d’un nouveau théologien, sur le même sujet. Par M. l’Abbé L** P***, Paris, J.-B. Coignard, 1694.
Pure, Michel de, Idée des spectacles anciens et nouveaux, Paris, M. Brunet, 1668
Rivet, André, Instruction chrestienne, touchant les spectacles publics des comoedies & tragoedies, où est décidée la question, s’ilz doibvent estre permis par le magistrat,…, La Haye, T. Maire, 1639
Scudéry, Georges de, L’Apologie du Théâtre, Paris, A Courbé, 1639
Senault, Jean-François, Le monarque ou Les devoirs du souverain, Paris, P. Le Petit, 1661
Varet, Alexandre, « Avis touchant la comédie », in De l’éducation chrestienne des enfans, selon les maximes de l’Ecriture sainte et les instructions des Saints Pères de l’Eglise, Paris, P. Promé, 1666, chap. VIII
Villiers, Pierre de, Entretien sur les tragédies de ce temps, Paris, E. Michallet, 1675
Voisin, Joseph de, La Défense du traitté de Mgr le prince de Conti touchant la comédie et les spectacles, ou La Réfutation d’un livre intitulé Dissertation sur la condamnation des théâtres, Paris, J.-B. Coignard, 1671
Sources secondaires
Lalouette, Ambroise, Histoire de la comédie et de l'opéra, où l'on prouve qu'on ne peut y aller sans pécher, Paris, L. Josse, 1697. Même ouvrage que : Histoire et abrégé des ouvrages latins, italiens et françois pour et contre la comédie et l'opéra, Paris, C. Robustel, 1697
Sorel, Charles, De la connoissance des bons livres ou examen de plusieurs autheurs, Paris, A. Pralard, 1671
Bibliographie critique
Bénichou, Paul, Morales du grand siècle, Gallimard, 1948
Bray, René, La Formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1945
Civardi, Jean-Marc, « Bibliographie critique des querelles théâtrales en France au XVIIe siècle », Littératures classiques, 2006/1, n° 59, p. 193-221
Dubu, Jean, « L’essor du théâtre et sa condamnation par les autorités ecclésiastiques de 1550 à 1650, in : Renaissance européenne et phénomènes religieux, 1450-1650, Actes du Festival d’histoire de Montbrison (3 au 7 oct. 1990), p. 105-116
Dubu, Jean, « À propos de l’Apologie du théâtre de G. de Scudéry : l’influence de l’Instruction chrestienne touchant les spectacles publics des Comoedies & Tragoedies du Pasteur André Rivet », in : Les trois Scudéry, actes du colloque du Havre, 1-5 oct. 1991, Paris, Klincksieck, 1993, p. 257-267
Ferreyrolles, Gérard, Molière, Tartuffe, PUF (coll. « Études littéraires »), 1987
Fumaroli, Marc, « La querelle de la moralité du théâtre avant Nicole et Bossuet », RHLF, nov.-déc. 1970, p. 1007-1030.
Fumaroli, Marc, « La querelle de la moralité du théâtre au XVIIe siècle » [exposé et discussion], Bulletin de la Société française de philosophie, Juill.-sept. 1990, p. 65-97
Fumaroli, Marc, « Sacerdos sive rhetor, orator sive histrio, rhétorique, théologie et “moralité du théâtre” en France de Corneille à Molière », dans : Héros et orateurs, rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1990 p. 449-491
Mesnard, Jean, « Richelieu et le théâtre », in La culture du XVIIe siècle, PUF, 1992, p. 168-181
Thirouin, Laurent, L’aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Champion, 1997
Thirouin, Laurent, « Les dévots contre le théâtre, ou de quelques simplifications fâcheuses », Littératures classiques, n° 39, printemps 2000 « Littérature et religion », p. 105-121
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