Querelle de More versus Tyndale

Dates

1528

Autre(s) titre(s)

La querelle entre More et Tyndale (R. Scholar, 2013); La controverse More-Tyndale, 1531-1533 (L. Schuster, 1973); Le débat entre Thomas More et William Tyndale, 1528-1533 (E.  Ni Chuílleanáin, 1988)

Fiche rédigée par Richard Scholar . Dernière mise à jour le 24 December 2014.

Synopsis

Synopsis

En mars 1528, More, alors conseiller et ministre du roi en tant que chancelier du duché de Lancastre, reçoit une lettre officielle de la part de son ami Cuthbert Tunstall, évêque de Londres, qui lui demande de bien vouloir rédiger en anglais des livres qui s’adresseront « aux gens simples » (« simplicibus et idiotis hominibus ») — autrement dit ceux qui ne lisent pas le latin — pour les fortifier contre la malice des « hérétiques » alors en train d’inonder le royaume de publications pro-luthériennes. Tunstall envoie par la même occasion, sous pli spécial, un certain nombre de ces publications à More et l’autorise officiellement à les lire. Parmi ces publications se trouvait très certainement un exemplaire de la récente traduction anglaise du Nouveau Testament (parue en Allemagne, d’abord à Cologne en 1525, puis à Worms en 1526) par le luthérien anglais William Tyndale, dans lequel Tunstall a relevé maintes erreurs. (Tunstall avait déjà, en octobre 1527, fait brûler la traduction de Tyndale à la cathédrale de St Paul à Londres en prononçant un sermon contre la traduction.) More se met au travail et publie, en juin 1529, un Dialogue sur les hérésies de la « secte pestilentielle » de Luther et de Tyndale. Ainsi s’allume une des querelles intertextuelles majeures de la Réforme en Europe.

Dans le Dialogue de 1529, son premier texte polémique rédigé en langue vernaculaire, More touche à presque tous les sujets de dispute entre les catholiques et leurs opposants : le culte des images, des reliques et des saints, le pèlerinage, les miracles, la prédestination, la justification par la foi seule, l’autorité de l’Église comme interprète inspiré de la rélévation chrétienne. More s’en prend particulièrement à Tyndale et à sa traduction du Nouveau Testament qu’il dit avoir été composée sous l’influence hérétique de Luther, influence que More décèle dans certains mots-clé du lexique choisi par Tyndale (congregation au lieu de church, seniors ou elders au lieu de priests, love au lieu de charity). More concluant son Dialogue en insistant sur le danger que représente l’hérésie pour l’Église et par défendre l’application de la peine de mort contre les hérétiques impénitents. Tyndale publie en 1531 une Réponse au Dialogue de More dans laquelle il justifie ses choix de traducteur contre les objections de More avant de répliquer au reste du Dialogue avec verve et méthode. On estime que le texte de la Réponse s’élève à quelques quatre-vingt mille mots (la longueur d’une monographie actuelle). La riposte de More, sa Réfutation de la Réponse de Tyndale (Confutation of Tyndale’s Answer), est à peu près cinq fois plus longue. Elle arrive en deux temps : More rédige et publie le premier volume en 1532, alors qu’il est Lord Chancelier auprès de Henri VIII, et le second volume en 1533, après avoir démissionné de ses fonctions. More choisit de concentrer sa contre-attaque sur le seul premier quart de la Réponse de Tyndale. Sa méthode polémique consiste à citer un morceau du texte de Tyndale avant d’y répondre en détail en déployant tous les arguments et toutes les armes rhétoriques à sa disposition pour dire et redire ses mêmes objections fondamentales à la doctrine luthérienne. Avec cette véritable machine de guerre polémique, More fait désormais feu de tout bois : il ne se contente plus, comme dans l’Utopie, de substituer la dispute informelle des humanistes à la disputatio formelle des écoles et des cours de justice. Tyndale choisit, cette fois-ci, de s’abstenir de toute réponse. La querelle s’éteint.

Enjeux

Enjeux

• Cette querelle, déclenchée par une plainte et nourrie ensuite de répliques et de contre-répliques, constitue un cas d’école. On y fait même appel à un arbitre, une instance supérieure censée juger le différend. En mai 1530, au beau milieu de la controverse More-Tyndale, Henri VIII rassemble ainsi à Westminster une commission d’évêques et de théologiens d’Oxford et de Cambridge, à qui il demande de se prononcer sur les publications pro-luthériennes qui circulent alors dans le royaume. Cette commission condamne comme hérétiques les écrits de Tyndale, y compris sa traduction de la Bible, et conseille au roi de renoncer à parrainer une traduction anglaise officielle de la Bible, sous peine d’encourager l’hérésie ambiante. Le roi accepte. Dans cette procédure, More est cependant à la fois juge et partie : il siège en effet dans la commission, dont il est le seul membre laïc. C’est loin d’être le seul exemple d’offensive institutionnelle contre le mouvement luthérien à laquelle participe More durant sa querelle avec Tyndale. Comme chancelier du duché de Lancastre puis comme Lord Chancelier (chef du pouvoir judiciaire), More engage des poursuites contre une quarantaine de personnes acquises aux idées de Luther dans les années 1527-1533. Six personnes sont condamnées à être brûlées vives durant le temps où More occupe la charge de Lord Chancelier.

• Dans cette querelle au cœur de la Réforme et de l’évolution politique de l’Angleterre sous Henri VIII, il est bien sûr difficile de dire qui est le gagnant et qui est le perdant, qui avait tort et qui avait raison. Les actions de More et de Tyndale restent toujours, chez les spécialistes de l’époque, matière à controverse. More, qui désavoue le divorce d’Henri VIII et n’accepte pas que le roi rompe avec Rome en matière religieuse, réussit à démissionner de sa charge de Lord Chancelier en mai 1532. Il est jugé coupable de trahison, sous prétexte d’avoir nié que le roi était chef de l’église anglicane, et exécuté par décapitation le 6 juillet 1635. Tyndale, quant à lui, est arrêté en mai de la même année à Anvers, puis jugé coupable d’hérésie et exécuté par étranglement en octobre 1536. Cependant, lorsque Henri VIII choisit en 1537 d’autoriser une traduction anglaise de la Bible, il adopte celle de Tyndale (revue par Coverdale) ; ce qui montre que More avait raison, étant données les convictions religieuses qui étaient les siennes, de s’y opposer.

• Les enjeux théologiques et politiques de la querelle entre More et Tyndale sont liés à la question de la traduction en langue vernaculaire, non seulement de la Bible, mais également d’autres textes dont la lecture abusive pourrait induire en erreur les gens « simples »... C’est bien pour cela que l’Utopie se trouve impliquée dans la querelle avec Tyndale, de façon peut-être indirecte, mais évidente. Dans la première phase de la querelle, More insiste sur un point : ce qu’il critique, c’est bien la traduction de Tyndale, et non pas le principe même d’une traduction de la Bible en anglais. Cette idée, il la défend dans le Dialogue de 1529 en s’appuyant sur le principe de droit romain qui veut que l’abus d’une chose ne doit pas conduire à en exclure l’usage, usum non tollit abusus. Pour More, il ne faudrait pas priver un seul croyant de la bonne nourriture spirituelle que représenterait pour lui la lecture de la sainte parole dans sa langue maternelle, quitte à voir cent hérétiques en abuser. More utilise ce même principe, usum non tollit abusus, pour expliquer dans le Dialogue comment il en vient à défendre l’ensemble des us et coutumes du culte catholique tout en ironisant sur les abus. Erasme en fait autant en 1529 pour justifier le ton railleur de ses Colloques.

Après 1529, face aux objections de Tyndale et au changement du contexte politique, la position de More sur la traduction devient bien plus ambiguë. À More qui condamne dans son Dialogue le choix qu’a fait Tyndale du mot congregation plutôt que celui de church, ce dernier, dans sa Réponse de 1531, répond qu’il ne suit dans ce choix personne d’autre qu’Erasme, qui avait traduit ecclesia par congregatio dans sa traduction latine du Nouveau Testament. Tyndale insinue ensuite à son lecteur que si More n’a formulé aucune critique de son « mignon » (derelynge) Erasme sur ce point, c’est sûrement parce qu’Erasme a rédigé chez lui son Éloge de la folie, et que More lui en est redevable. Tyndale tente ainsi de présenter More comme complice de la rédaction d’un texte qui serait non conforme au point d’être suspect. Dans une phrase qui suggère plus qu’elle n’affirme, Tyndale ajoute d’ailleurs à propos de l’Éloge de la folie que « si jamais l’on traduisait en anglais ce texte-là, on verrait bien que le More d’alors est tout autre que le More qui écrit actuellement », à savoir contre lui.

More, qui ne craint pas les longueurs dans sa controverse avec Tyndale, répond en 1532 à chacune de ces tentatives pour le mettre en contradiction avec son ami Erasme ainsi qu’avec lui-même. Il ne cherche à nier ni l’amitié qui le lie à Erasme, ni les railleries présentes dans l’Éloge de la folie et dans ses propres écrits, mais il en précise la finalité : tourner en dérision, à la manière du farceur au théâtre, les abus du culte catholique. Sans le préciser, More pense sûrement ici à l’Utopie, parmi d’autres de ses écrits humanistes. Le mal ne se trouve pas dans ces écrits mais dans la lecture à rebours qu’en font Tyndale, entre autres, riposte More, dans une contre-attaque qui lui permet de justifier son changement de position par rapport au principe même de la traduction en langue vernaculaire. Si Erasme et lui pouvaient autrefois légitimement ironiser sur les pratiques abusives du catholicisme, dit More en rappelant le principe selon lequel usum non tollit abusus, ce n’est désormais plus le cas : ce principe ne tient plus en un temps où les hérésies de Luther et de Tyndale infectent les âmes à un tel point qu’il n’est plus permis de plaisanter dans une farce ou une fiction. More en profite pour justifier l’interdiction de toute traduction anglaise de la Bible prononcée par la commission de Westminster à laquelle il a participé en mai 1530 : cette interdiction, insiste-il, est la seule arme dont dispose le Royaume pour résister à l’infection luthérienne et empêcher que celle-ci ne « transforme tout miel en poison ». Pour la même raison, poursuit-il avec un clin d’œil à l’évêque de Londres qui a fait brûler la Bible de Tyndale en 1527, More n’hésiterait pas, par les temps qui courent, à brûler de ses propres mains l’Éloge de la folie ainsi que ses propres écrits en latin (dont l’Utopie) si l’on en publiait des traductions anglaises.

Ce More chasseur d’hérétiques qui s’imagine en train de mettre le feu à ses fictions d’humaniste, n’est-ce pas un More en contradiction avec son passé, un More « schizophrène » ? Ce n’est pas sûr. Comme certains historiens l’ont souligné, More tient à préciser en 1532 que s’il se prononce désormais pour l’interdiction de toute traduction anglaise de la Bible et d’autres livres (dont les siens) qu’on pourrait lire abusivement, c’est par prudence et sous la contrainte des circonstances, lesquelles sont l’œuvre de Tyndale et de ses corréligionnaires. Rien de contradictoire ni de « schizophrène » dans la nouvelle posture de More, donc, mais celle-ci n’en marque pas moins une faille dans la position rhétorique de l’auteur à l’égard de ses lecteurs dans la controverse avec Tyndale. Car ce sont bien les gens « simples », c’est-à-dire les sujets du roi qui ne lisent pas le latin, auxquels More, sur les instances de l’évêque de Londres, s’adresse en anglais dans cette querelle, et dont il essaie de gagner la confiance afin de les dresser contre les partisans de Luther. C’est donc à ses propres lecteurs que More se trouve contraint d’expliquer pourquoi il juge bon, coûte que coûte, de leur interdire tout accès direct non seulement aux saintes paroles de la Bible, mais également à certains de ses propres écrits.  

Chronologie

Chronologie

• 1525 : Peter Quentell publie à Cologne un fragment de la traduction anglaise du Nouveau Testament en anglais faite par William Tyndale.

• 1526 : Peter Schoeffer publie à Worms, ville luthérienne, l’ensemble de la traduction anglaise du Nouveau Testament faite par William Tyndale.

• 1527 : Cuthbert Tunstall, evêque de Londres, fait brûler la traduction anglaise du Nouveau Testament faite par William Tyndale à la cathédrale de St Paul à Londres et prononce un sermon contre la traduction.

• 1528 : Cuthbert Tunstall, evêque de Londres, envoie une lettre à son ami Sir Thomas More, humaniste et écrivain, alors conseiller et ministre du roi en tant que chancelier du duché de Lancastre, qui lui demande de bien vouloir rédiger en anglais des livres qui fortifieront « les gens simples » (simplicibus et idiotis hominibus) contre la malice des hérétiques alors en train d’inonder le royaume de publications pro-luthériennes.

• juin 1529 : More publie un Dialogue sur les hérésies de la « secte pestilentielle » de Luther et de Tyndale dans lequel il critique violemment la traduction anglaise du Nouveau Testament de ce dernier.

• octobre 1529 : More accède à la charge de Lord Chancelier. Six personnes sont condamnées à être brûlées vives pour cause d’hérésie pendant la période où More occupe cette charge.

• mai-juin 1530 : Henri VIII rassemble à Westminster une commission d’évêques et de théologiens d’Oxford et de Cambridge et lui demande de se prononcer sur les publications pro-luthériennes en train de se diffuser dans le royaume. More est le seul membre laïc de la commission. Elle condamne les écrits de Tyndale, y compris sa traduction de la Bible, et conseille au roi de renoncer, par les temps qui courent, propres à l’hérésie, à parrainer une traduction anglaise officielle de la Bible. Le roi accepte (Schuster, 1973, p. 1209-1211).

• 1531 : Tyndale publie une Réponse au Dialogue de More dans laquelle il justifie ses choix de traducteur contre les objections de More avant de répliquer de manière systématique et abondante au reste du Dialogue.

• janvier 1532 : More publie le premier volume de sa Réfutation de la Réponse de Tyndale (Confutation of Tyndale’s Answer).

• mai 1532 : More, qui désavoue le divorce d’Henri VIII et n’accepte pas que le roi rompe avec Rome en matière religieuse, réussit à démissioner de sa charge de Lord Chancelier.

• 1533 : More, dans l’année qui suit sa démission comme Lord Chancelier, rédige et publie le second volume de sa Réfutation de la Réponse de Tyndale (Confutation of Tyndale’s Answer).

Noms propres

Noms propres

Références

Références

Corpus

• A dialogue of syr Thomas More : one of the counsayll of oure souverayn lorde the kyng & chauncellour of hys duchy of Lancaster. Wherin be treated dyvers matters, as as of the veneration & Worshyp of ymagys & relyques, prayng to sayntys, & going on pylgrymage. Wyth many othere thyngys touchying the pestylent sect of Luther and Tyndale, by the tone bygone in Saxony, and by the tother laboryd to be brought into Englond, Londres, 1529 [éd. critique, A Dialogue concerning Heresies, éd. Thomas Lawler, Germain Marc’hadour et Richard C. Marius, The Complete Works of St Thomas More, 1963-1997, t. 6, New Haven et Londres, Yale University Press, 1981]

• Tyndale, William, An Answere unto Sir Thomas Mores Dialoge, Londres, 1531 [éd. critique d’Anne M. O’Donnell et Jared Wicks, The Independent Works of William Tyndale, t. 3, Washington, DC, Catholic University of Americap Press, 2000]

• The confutacyon of Tyndales answere made by syr Thomas More knyght lorde chauncellour of Englonde, Londres, William Rastell, 1532 ; The second part of the confutacyon of Tyndales answere, In whyche is also confuted the chyrche that Tyndale deuyseth, and the chyrche also that frere Barns deuyseth. Made by syr Thomas More knyght, Londres, William Rastell, 1533 [éd. critique, The Complete Works of St Thomas More, 1963-1997, t. 8, éd. Louis A. Schuster, Richard C. Marius, James P. Lusardi et Richard J. Schoeck, New Haven et Londres, Yale University Press, 1973]

Bibliographie critique

• Duffy, Eamon, « ‘The Comen Knowen Multitude of Crysten Men’: A Dialogue Concerning Heresies and the Defence of Christendom », in The Cambridge Companion to Thomas More, éd. George M. Logan, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 191-215.

• Greenblatt, Stephen, « At the Table of the Great : More’s Self-Fashioning and Self-Cancellation », in Renaissance Self-Fashioning, Chicago et Londres, Chicago University Press, 1980, ch. 1, surtout p. 58-73.

• Guy, John, Thomas More, Londres, Arnold, 2000.

• Ni Chuílleanáin, Eiléan, « The Debate Between Thomas More and William Tyndale, 1528-33: Ideas on Literature and Religion », Journal of Ecclesiastical History, Vol. 39, No. 3, 1988, 382-411.

• Rex, Richard, « Thomas More and the Heretics : Statesman or Fanatic ? », in The Cambridge Companion to Thomas More, éd. George M. Logan, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 93-115.

• Scholar, Richard, « De la dispute utopienne à la controverse religieuse : deux querelles signées Thomas More », Littératures classiques, 81 (2013), p. 37-49.

• Schuster, Louis A., « Thomas More’s Polemical Career, 1523-1533 », in The Yale Edition of the Complete Works of St Thomas More, t. 8, IIIe partie, éd. Louis A. Schuster, Richard C. Marius, James P. Lusardi et Richard J. Schoeck, New Haven et Londres, Yale University Press, 1973, p. 1135-1268.

• Simpson, James, Burning to Read: English Fundamentalism and its Reformation Opponents, Cambridge, Mass., Belknap Press, 2007.

Liens

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