Querelle des Anciens et Modernes dans la philosophie naturelle

Dates

1671

Autre(s) titre(s)

Querelle des Anciens et des Modernes dans la philosophie naturelle du XVIIe siècle finissant (R. Scholar, 2010, p. 89-126)

Fiche rédigée par Richard Scholar . Dernière mise à jour le 19 October 2014.

Synopsis

Synopsis

Il s’agit d’une campagne publicitaire en faveur de la philosophie naturelle traditionnelle qui suit l’interdiction obtenue de la part des autorités séculières, en 1671, de l’enseignement de toute philosophie nouvelle dans les universités françaises. Les jésuites Antoine Rochon et Gabriel Daniel, ainsi que Jean-Baptiste de La Grange, qui faisait partie de la congrégation de l’Oratoire, soutiennent, contre les « nouveaux philosophes » (Descartes, surtout, mais également Rohault, Régis, Gassendi), la philosophie naturelle des Écoles qui prolonge la théologie catholique jusque dans l’étude de la nature en proposant (en latin) des interprétations chrétiennes de la physique d’Aristote. Bien que tenants de cette philosophie naturelle « scolastique », c’est-à-dire Anciens en matière de philosophie naturelle, Rochon, Daniel et La Grange adoptent les innovations de leurs adversaires dans leur choix de la langue vernaculaire et en matière de forme littéraire. Le titre de La Grange, Les Principes de la Philosophie, contre les nouveaux Philosophes (1675), rappelle l’un des textes les plus célèbres de Descartes, tandis que le texte de Rochon se donne comme une Lettre d’un philosophe à un cartésien de ses amis (1672). Dans son Voyage du monde de Descartes (1690) et la Suite de celui-ci (1696), Daniel mélange tout une série de formes littéraires, dont le récit de voyage fictif, le dialogue et l’échange épistolaire.

Les Anciens redécrivent comme des vertus les vices dont on les accuse et, à l’inverse, dénoncent comme autant de vices les vertus que les Modernes prétendent posséder. Selon eux, les explications mécanistes des nouveaux philosophes ne permettent pas de rendre compte du principe qui fait des animaux des êtres vivants. Les cartésiens étudient les animaux comme s’il s’agissait de machines et continuent, dans le même temps, à concevoir l’âme humaine rationnelle comme la seule et unique forme substantielle possible. D’après La Grange et Daniel, cela oblige Descartes et ses épigones à nier l’indéniable, c’est-à-dire à refuser de voir que les animaux sont doués de perceptions et peuvent se reproduire (ce dont les plantes sont également capables). Pour expliquer les perceptions des animaux et leur capacité de reproduction, il faudrait alors faire à nouveau appel aux âmes végétatives et sensitives que les cartésiens ont banni du domaine de la philosophie naturelle avec toutes les autres formes substantielles. Non seulement la physique mécaniste est incapable de rendre compte du principe qui donne vie aux êtres animés, mais elle ne parvient pas non plus à expliquer les forces dynamiques qui permettent aux corps matériels de se mouvoir, comme par exemple l’élasticité. La Grange, lui, prétend que si les cartésiens ne sont capables d’expliquer ni le mouvement, ni la gravité, c’est parce qu’ils ne disposent pas d’un concept d’âme. Ainsi les Anciens affirment que la longévité de la tradition scolastique constitue la meilleure preuve de sa supériorité sur les innovations dernier cri. En contestant ainsi la crédibilité de leurs adversaires, ils s’efforcent de saper leur image de figures de médiation, d’intermédiaires galants. Pour Rochon, les nouveaux philosophes n’ont pas leur place dans les cercles galants, car leur attitude à l’égard de la tradition témoigne d’un manque évident de civilité. La nouvelle philosophie mécaniste de Descartes, dit Rochon, n’est bonne que pour les mécaniciens : la société galante ne devrait pas chercher plus loin qu’Aristote.

L’interdiction qui frappe la nouvelle philosophie et le renouveau que connaît la tradition des Écoles au début des années 1670 donnent naissance, à leur tour, à une vague de contre-attaques de la part des Modernes en matière de philosophie. Parmi elles figurent l’Arrêt burlesque de Boileau (1671) ainsi que les sarcasmes de Molière à l’encontre de la virtus dormitiva dans Le Malade imaginaire (1673). Plus tard, dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), Fontenelle continue à diffuser l’hypothèse mécanique de la philosophie nouvelle auprès d’un public galant. La Marquise de Fontenelle montre qu’elle a tout compris lorsqu’elle demande à son interlocuteur : « à ce compte, […] la philosophie est devenue bien mécanique ? » Le philosophe confirme galamment l’intuition de la Marquise.

Enjeux

Enjeux

L’ambition des Modernes en philosophie naturelle est de déplacer la discipline pour lui faire quitter le terrain des Écoles, ces institutions centralisatrices où bien peu d’entre eux étaient en poste. D’où leur participation à l’émergence de nouvelles institutions, parmi lesquelles les sociétés académiques et les salons tendent à saper le pouvoir de la philosophie scolastique en attirant en leur sein les élites intellectuelles et sociales des deux sexes. La culture de salon favorise donc les élites sociales, la libre discussion, les démonstrations d’élégance. Le lectorat potentiel auquel s’adressent les nouveaux philosophes est en même temps bien plus large et plus diversifié que le public qui fréquente les salons et les sociétés savantes. Aussi, afin de diffuser leurs découvertes philosophiques auprès d’un public élargi, les « modernes » créent de nouvelles formes linguistiques et de nouveaux genres littéraires. Les livres qu’ils publient se distinguent des ouvrages savants de la tradition par leurs caractéristiques à la fois matérielles et formelles. Ils sont, pour la plupart, produits par des éditeurs de textes littéraires, au format de poche ou à la manière de journaux, ce qui les différencie des ouvrages universitaires de grand format. De plus, ils ne sont généralement pas écrits en latin, mais en langue vernaculaire, et ils ne se présentent pas comme des traités systématiques, ou quæstiones, mais comme des ouvrages hybrides qui mêlent le savoir et le plaisir. Cet entrelacs de genres pluriels, où se mêlent essais, lettres, maximes, « conférences », dialogues et « entretiens », permet aux écrivains de réfléchir à des questions de philosophie naturelle et de les transmettre à un lectorat galant élargi. C’est ce que les Anciens essayent de faire à leur tour en s’attaquant aux idées de leurs adversaires. 

Chronologie

Chronologie

1671 : interdiction obtenue de la part des autorités séculières de l’enseignement de toute philosophie « nouvelle » dans les universités françaises ; Boileau publie son Arrêt burlesque contre les « anciens ».

1672 : Antoine Rochon publie, contre les « modernes » en philosophie naturelle, sa Lettre d’un philosophe à un cartésien de ses amis.

1673 : Sarcasmes de Molière à l’encontre de la virtus dormitiva des « anciens » dans Le Malade imaginaire.

1675 : Jean-Baptiste de La Grange, en publiant Les Principes de la Philosophie, contre les nouveaux Philosophes (1675), rappelle dans son titre l’un des textes les plus célèbres de Descartes.

1686 : Dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, Fontenelle diffuse l’hypothèse mécanique de la philosophie nouvelle auprès d’un public galant.0

1690 : En publiant son Voyage du monde de Descartes, Gabriel Daniel ironise sur la philosophie cartésienne en mélangeant tout une série de formes littéraires, dont le récit de voyage fictif, le dialogue et l’échange épistolaire.

1696 : Gabriel publie la Suite de son Voyage du monde de Descartes (1690).

Noms propres

Noms propres

Références

Références

Corpus

• [Nicolas Despréaux-Boileau], Arrêt burlesque (1671), in Œuvres complètes, éd. par Antoine Adam et Françoise Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 327-330 .

• Rochon, Antoine, S. J., Lettre d’un philosophe à un cartésien de ses amis, Paris, Thomas Jolly, 1672.

• Molière, Le Malade imaginaire, Paris, Christophe Ballard, 1673.

• La Grange, Jean-Baptiste de, Les Principes de la philosophie, contre les nouveaux philosophes Descartes, Rohault, Regius, Gassendi, le P. Maignan, etc., Paris, Georges Josse, 1675.

• Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), éd. par Christophe Martin, Paris, Garnier-Flammarion, 1998.

• Daniel, Gabriel, S. J., Voiage du monde de Descartes, Paris, la veuve de Simon Bernard, 1691.

• Daniel, Gabriel, S. J., Suite du voyage du monde de Descartes, ou, nouvelles difficultez proposées a l’auteur du Voyage du monde de Descartes, Amsterdam, Pierre Mortier, 1696.

Bibliographie critique

• Henri Gouhier, Cartésianisme et augustinisme au xviie siècle, Paris, J. Vrin, 1978, p. 81-89.

• Alain Viala, Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985, p. 15-51 et 132-137.

• Erica Harth, Cartesian Women : Versions and Subversions of Rational Discourse in the Old Regime, Ithaca, NY, et Londres, Cornell University Press, 1992, p. 15-64.

• John Henry, The Scientific Revolution and the Origins of Modern Science, Basingstoke, Macmillan, 1997, p. 61-67.

• Daniel Garber et Michael Ayers (éd.), The Cambridge History of Seventeenth-Century Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

• Dinah Ribard, Raconter vivre penser. Histoires de philosophes, 1650-1766, Paris, Editions Vrin-EHESS, 2003.

• Richard Scholar, Le Je-ne-sais-quoi : enquête sur une énigme, trad. Thomas Constantinesco, Paris, puf, 2010, p. 89-115 et 121-126 (en version anglaise, The Je-Ne-Sais-Quoi in Early Modern Europe: Encounters with a Certain Something, Oxford, OUP, 2005, p. 88-97 et 114-119).

Liens

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