Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
1
2
3

 

Boyer, Claude. Artaxerce. Tragédie. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 32 sc. 263 répl. 4,8 l. 1 253 l. 1 253 l. 49 % 2 598 l. (100 %) 2,1 pers.
ARTAXERCE 14 sc. 56 répl. 5,4 l. 553 l. (45 %) 301 l. (25 %) 55 % 1 186 l. (46 %) 2,1 pers.
DARIUS 13 sc. 62 répl. 4,0 l. 550 l. (44 %) 249 l. (20 %) 46 % 1 181 l. (46 %) 2,1 pers.
ASPASIE 10 sc. 44 répl. 5,3 l. 472 l. (38 %) 235 l. (19 %) 50 % 1 060 l. (41 %) 2,2 pers.
TIRIBAZE 10 sc. 37 répl. 5,7 l. 404 l. (33 %) 212 l. (17 %) 53 % 832 l. (33 %) 2,1 pers.
NITOCRIS 8 sc. 32 répl. 4,7 l. 320 l. (26 %) 151 l. (13 %) 48 % 665 l. (26 %) 2,1 pers.
ORONTE 2 sc. 14 répl. 5,0 l. 131 l. (11 %) 71 l. (6 %) 54 % 311 l. (12 %) 2,4 pers.
BARSINE 2 sc. 8 répl. 1,5 l. 83 l. (7 %) 12 l. (1 %) 15 % 167 l. (7 %) 2,0 pers.
CLEONNE 2 sc. 6 répl. 1,6 l. 58 l. (5 %) 10 l. (1 %) 17 % 116 l. (5 %) 2,0 pers.
MINDATE 2 sc. 4 répl. 3,2 l. 27 l. (3 %) 13 l. (2 %) 47 % 55 l. (3 %) 2,0 pers.
SUITE 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
Boyer, Claude. Artaxerce. Tragédie. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
ARTAXERCE 36 l. (100 %) 2 répl. 18,0 l. 2 sc. 36 l. (3 %) 1,0 pers.
ARTAXERCE
DARIUS
117 l. (58 %) 24 répl. 4,9 l.
87 l. (43 %) 23 répl. 3,8 l.
5 sc. 203 l. (17 %) 2,3 pers.
ARTAXERCE
ASPASIE
71 l. (48 %) 11 répl. 6,4 l.
77 l. (53 %) 12 répl. 6,4 l.
5 sc. 146 l. (12 %) 2,5 pers.
ARTAXERCE
TIRIBAZE
60 l. (61 %) 10 répl. 6,0 l.
40 l. (40 %) 10 répl. 3,9 l.
2 sc. 99 l. (8 %) 2,0 pers.
ARTAXERCE
ORONTE
5 l. (15 %) 4 répl. 1,0 l.
25 l. (86 %) 3 répl. 8,3 l.
1 sc. 29 l. (3 %) 3,0 pers.
ARTAXERCE
MINDATE
15 l. (54 %) 5 répl. 2,9 l.
13 l. (47 %) 4 répl. 3,2 l.
2 sc. 27 l. (3 %) 2,0 pers.
DARIUS 13 l. (100 %) 2 répl. 6,2 l. 2 sc. 12 l. (1 %) 1,0 pers.
DARIUS
ASPASIE
39 l. (36 %) 15 répl. 2,6 l.
71 l. (65 %) 16 répl. 4,4 l.
2 sc. 109 l. (9 %) 2,0 pers.
DARIUS
TIRIBAZE
61 l. (55 %) 10 répl. 6,1 l.
50 l. (46 %) 7 répl. 7,1 l.
3 sc. 111 l. (9 %) 2,2 pers.
DARIUS
NITOCRIS
2 l. (24 %) 1 répl. 1,4 l.
5 l. (77 %) 2 répl. 2,3 l.
1 sc. 6 l. (1 %) 3,0 pers.
DARIUS
ORONTE
49 l. (60 %) 11 répl. 4,4 l.
34 l. (41 %) 10 répl. 3,4 l.
1 sc. 83 l. (7 %) 2,0 pers.
ASPASIE
NITOCRIS
17 l. (34 %) 7 répl. 2,4 l.
34 l. (67 %) 8 répl. 4,2 l.
1 sc. 50 l. (5 %) 2,0 pers.
ASPASIE
BARSINE
72 l. (86 %) 9 répl. 7,9 l.
13 l. (15 %) 8 répl. 1,5 l.
2 sc. 83 l. (7 %) 2,0 pers.
TIRIBAZE 2 l. (100 %) 1 répl. 1,7 l. 1 sc. 2 l. (1 %) 1,0 pers.
TIRIBAZE
NITOCRIS
122 l. (66 %) 19 répl. 6,4 l.
65 l. (35 %) 15 répl. 4,3 l.
5 sc. 186 l. (15 %) 2,1 pers.
NITOCRIS
CLEONNE
49 l. (84 %) 7 répl. 6,9 l.
10 l. (17 %) 6 répl. 1,6 l.
2 sc. 58 l. (5 %) 2,0 pers.

Artaxerce. Tragédie

Boyer, ClaudeGeorges ForestierCécile SuignardÉdition critique établie par Cécile Suignard sous la direction de Georges Forestier (2002-2003)

Autres contributions

Amélie Canu : Édition XML/TEI.
Frédéric Glorieux : Informatique éditoriale.
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne)http://bibdramatique.paris-sorbonne.fr/boyer_artaxerce/teihtmltextepub
Boyer, Claude. Artaxerce. Tragédie. A PARIS. Chez C. Blageart, Court-Neuve du Palais, au Dauphin. M.DC.LXXXIII. AVEC PERMISSION.
Tragédie

ARTAXERCE
TRAGÉDIE.
AVEC SA CRITIQUE.

Préface

/ [IV] / Il ne suffit pas toûjours aux Pieces de Théatre d’estre bonnes, pour estre heureuses* ; beaucoup de choses, comme les Acteurs, la saison, le goût du siecle, la disposition des Spéctateurs, contribuënt à faire valoir, ou à faire tomber cette sorte d’Ouvrages ; ainsi chaque Autheur est en droit de justifier le sien, quand il se croit en état de le pouvoir faire. Jusqu’icy j’ay negligé ce secours, que je devois peut-estre à la justification de quelqu’un de mes Ouvrages, quand ils n’ont pas réüssy. Je n’estois pas assez convaincu de leur mérite, pour me plaindre publiquement de leur malheur. Mais à l’égard d’Artaxerce, le moyen de se taire ? Le jugement des Personnes fort éclairées, et dont le nom est respecté de l’envie* mesme, les applaudissemens que cette Piece reçeut dans les premieres Représentations, me répondoient d’un succés infaillible.Un chûte si prompte, et si surprenante, / [V] / peut-elle estre naturelle ? Et ne doit-on pas l’imputer à quelque cause extraordinaire ? Toutefois me laissant aller à ma coûtume, et à mon inclination, satisfait du témoignage de beaucoup d’honnestes* Gens, et de l’indignation du Public, qui n’a pû dissimuler une injustice si manifeste, je mettois Artaxerce au nombre des Ouvrages malheureux, et je fusse demeuré dans un profond silence, si ceux qui se croyent intéressez dans la réputation de mon Ouvrage pour l’honneur de leur jugement, ne m’eussent retiré de l’assoupissement où j’estois. Je ne dis pas cecy par cette fausse modestie, qu’affectent ordinairement les Autheurs qui veulent déguiser la demangeaison qu’ils ont de se faire imprimer. Pour justifier mes intentions, il suffit qu’on sçache que je n’ignore pas ce déchaînement de critique qui regne aujourd’huy, qui fait trembler tous ceux qui se meslent d’écrire, et qui sans-doute est un des plus grands malheurs qu’on puisse reprocher à notre siecle. Ce seroit une temérité inexcusable, de se livrer volontairement à cette fureur* contagieuse qui a infecté la Cour et la Ville. Ne sçais-je pas ce qui est arrivé à un de mes Amis, qui ayant donné au public un Ouvrage plein / [VI] / d’esprit et d’invention, l’a veu déchirer impitoyablement dans toutes ses parties, jusques-là qu’on a pas épargné un des plus beaux Vers qu’on ait jamais fait à la loüange du Roy ?

Le Modelle des Roys, et l’Image des Dieux,

Quel Vers eut jamais eu un plus beau sens, et a donné une plus glorieuse idée du plus grand des Roys ? Quelle expression peut estre plus noble et plus heureuse*, et peut faire tant d’honneur à nostre Héros et à nostre Langue ? J’ose défier les Poëtes Grecs et Latins, de nous fournir dans tout ce qu’ils ont fait de plus beau pour leurs plus fameux Héros, une loüange plus exquise et plus relevée, et qui ait à mesme temps tant de justesse*, et tant de grandeur. Cependant on a voulu tourner en ridicule un Eloge si juste* et si magnifique, et l’on a demandé si ce Modele estoit de bois, ou de pierre, et si cette Image estoit de plastre ou de cire. Une si méchante plaisanterie ne mérite pas une réponse sérieuse, et je diray seulement à l’Autheur de ce beau Vers, qui a esté si indignement critiqué, ce qu’il m’a dit luy-mesme en pareille occasion, mais avec moins de justice, et ce qu’on peut dire à tous les bons / [VII] / Autheurs qui ne sont pas toûjours heureux*, que dans les plus beaux siecles, il y a eu toûjours des ces prétendus Connoisseurs qui ont fait la guerre au mérite, et qui entraînoient quelquefois le commun du Peuple avec eux.

Ennius est lectus salvo tibi, Roma, Marone,
Et sua riserunt saecula Maeoniden.
Rara coronato plausere Theatra Menandro ;

Norat Nasonem sola Corinna suum.

Cependant il est assez fâcheux de s’exposer à ces Censeurs impertinens, et d’atendre que la Postérité nous en fasse justice apres nostre mort; mais il faut bien obeïr à mes Amis, qui veulent que puis qu’Artaxerce n’a pas eu assez de temps pour se faire voir sur le Théatre, et qu’il a esté comme enlevé aux yeux du Public avec trop de précipitation, je le luy rende en le faisant imprimer, et donne ainsi le loisir à tout le monde de l’examiner, et d’asseoir sur la lecture un jugement solide, et assuré. On veut mesme qu’en le justifiant sur les défauts qu’on luy reproche, je luy donne dequoy soûtenir* le grand jour où il va paroistre.

Pour satisfaire exactement à ce qu’on exige de moy, il faudroit remonter à la naissance des premiers désordres du Théatre, / [VIII] / qu’on ne peut imputer qu’à certains Esprits, qui par une ambitieuse déférence, se sont rendus serviles imitateurs des Anciens, pour devenir à leur tour les modeles de nostre siecle. Tout chargez, et tout fiers de leurs dépoüilles, ils méprisent ce qui ne porte pas leur caractere, et veulent assujetir le goust de tout le monde, à leur goust particulier.

Je sçay ce que nous devons aux Anciens ; et peut-estre que ceux qui ont suivy le chemin qu’ils nous ont tracé, ont suivy le plus sûr et le plus commode ; mais ce chemin n’est pas le seul, et le plus glorieux. Ne doivent-ils pas avoüer que la Tragédie et la Comédie modernes sont montées au plus haut point, et que les Autheurs François riches de leur propre fonds, ont surpassé les Anciens sans les imiter, comme si la premiere gloire des belles Lettres, qui est celle du Théatre, estoit reservée au siecle du plus grand de tous les Roys ? Si nos Censeurs ne veulent pas convenir de cette verité, pourquoy empoisonner le Public de l’erreur dont ils sont prévenus* ? C’est de cette source qu’on a veu couler, et se répandre un dangereux venin, un esprit d’orgueïl, d’envie*, de critique, et de cabale. Leur autorité, et leur / [IX] /exemple, ont entraîné beaucoup d’honnestes* Gens. Tout le monde veut monter sur le Tribunal, et usurper comme eux le droit de juger souverainement ; on se fait un goust à leur mode ; on ne va plus à la Comédie que pour chercher avec eux les endroits où l’on peut trouver à redire. Comme on ne peut pas nier qu’ils n’ayent de l’esprit et du sçavoir, les demy-sçavans, et la multitude ignorante, et méme quelques Sçavans, se laissent ébloüir à de grands noms qui composent et qui protegent cette secte. L’on ne sçait que trop tous les ressorts, et toutes les machines qu’ils ont remuées, pour se faire une puissance si formidable à tous ceux qui ne sont pas de leur party. Je me renferme aux choses qui me regardent, et me contente de faire voir en passant avec quelle fureur* on s’est acharné sur tous les Ouvrages qui portent mon nom.

Avant que cette tempeste s’élevast, plusieurs de mes Pieces avoient réüssy sur tous les Théatres de Paris ; et ensuite m’estant attaché au Théatre le plus foible, et le plus abandonné des autres Autheurs, mes Ouvrages le firent subsister plusieurs années, et mes Pieces y firent assez de bruit pour y attirer le Roy, et toute la Cour. Sa Majesté en /[X] / honora une de sa présence, de son approbation, et de sa libéralité*. A quoy veut-on que j’impute le mauvais ou le foible succés des Ouvrages que j’ay fait joüer depuis sur un Théatre plus fort, et plus heureux*, lors mesme que par les sentimens des Juges équitables, ils estoient beaucoup meilleurs que ceux qui les avoient précedez ? Que j’aurois icy de choses à dire, si je voulois approfondir cette matiere, et reveler tout ce qui s’est passé à la honte de nostre siecle ! Comme ceux dont je veux parler font honneur aux belles Lettres par leur esprit, peut estre ont-ils mérité de ceux-là mesme qu’ils ont offencé par leur conduite, qu’on les laisse joüir de leur réputation. Je ne veux point qu’on me reproche d’avoir soüillé ma Prose, ou mes Vers, par des satires ou par des veritez scandaleuses. Je n’ay besoin pour justifier une partie de ce que je dis, que d’une simple exposition de ce qui est arrivé à mes dernieres Pieces ; sçavoir, le Comte d’Essex, Agamemnon, et Artaxerce. Le premier ayant eu le bonheur de plaire à tous ceux qui le virent sans prévention*, et mon nom ayant paru pour distinguer cet Ouvrage d’un autre qui portoit le mesme titre, et qui venoit de paroistre avec succés, / [XI] / sous le nom de Mr de Corneille le jeune, on suscita d’abord des Censeurs de profession, qui ne trouvant point à mordre sur la Piece, attacherent leur critique à certaines circonstances de la Scene, et à des choses qui regardoient les Acteurs, et par quelques plaisanteries qu’il débitoient tout haut, jetterent sur la Piece un ridicule qui osta au reste des Spéctateurs l’attention et l’estime qu’on luy devoit. Agamemnon ayant suivy le Comte d’Essex, et voulant le dérober à une persécution si déclarée, je cache mon nom, et laisse afficher et annoncer celuy de Mr d’Assezan. Jamais Piece de Théatre n’a eu un succés plus avantageux. Les Assemblées furent si nombreuses, et le Théatre si remply, qu’on vit beaucoup de Personnes de la premiere qualité prendre des places dans le Parterre. Quel succés a esté honnoré d’une circonstance aussy singuliere, et si glorieuse ? Qu’arrive-t-il apres cette réüssite extraordinaire ? On soûtint, on voulut faire des parys considérables, que je n’avois aucune part à cet Ouvrage ; on aima mieux en donner toute la gloire à un nouveau venu. Le temps et la verité ayant confondu* l’imposture, et l’envie*, je prens quelque confiance de ce dernier suc-/ [XII] /-cés, et croy pouvoir hazarder mon nom en faisant paroistre Artaxerce. Il n’en falut pas davantage pour luy attirer tout ce qui a contribué à le faire tomber. J’avoüray de bonne foy que ma Piece n’est pas sans défauts, et qu’il y a eu certains contretemps, et un desordre dans les Représentations, qui se peuvent imputer à mon Etoile ; mais qu’a-t-on fait pour reparer ou combatre ce malheur ? Si la Fortune n’est pas toûjours de mes amies, faloit-il s’entendre avec elle, et me traiter avec la derniere rigueur ?

Je n’ay garde de fatiguer le Public par un détail indigne de son attention. J’aime mieux épargner par un modeste* silence, ceux qui m’ont fait du mal, et faire grace à ceux qui ne m’ont pas fait justice ; peut-estre l’honnesteté* de mon procedé les fera repentir de l’injustice qu’ils m’ont faite.

Pour le faire voir clairement, et satisfaire à ce qu’on attend de moy, examinons les défauts qu’on attribüe à cet Ouvrage ; quelques-uns ont condamné le Sujet, et ne m’ont donné d’autre raison de leur critique, que leur goust particulier. Je pourrois me dispenser de répondre à ceux qui jugent par une regle extrémement fausse. Je n’ay qu’un mot à leur / [XIII] / dire pour justifier mon choix ; sçavoir, que le troisiéme Acte de ma Piece, où le noeud du Sujet se forme et brille davantage, a esté universellement applaudy ; et cela devroit suffire pour donner à toute la Piece un succés avantageux, puis qu’on a veu un grand nombre de Pieces de Théatre réüssir par la beauté de deux ou trois Scenes. Ceux qui ont attaché leur critique aux caracteres des Personnages, disent qu’Artaxerce, qui est mon Héros, ne répond pas par sa conduite, et par ses sentimens, à cette grande idée que je donne de son caractere dans le Portrait que j’en ay fait. J’avoüe que j’ay flaté Artaxerce, et qu’ayant dessein, en faisant son Portrait, de faire celuy de Loüis le Grand, qui est seul semblable à luy-mesme, il falloit pour le faire ressembler à son Original, donner au Héros de ma Piece une sorte de grandeur qui appartenoit à un Héros plus achevé ; mais comme cette raison ne suffit pas pour tout le monde, il est aisé de faire voir que ce Portrait d’Artaxerce, quoy qu’un peu flaté, ne laisse pas de luy ressembler, et que tout ce qu’il fait dans ma Piece, ne dément* pas le caractere que je luy ay donné. Artaxerce peut-estre n’estoit pas un Héros du premier ordre ; cependant il avoit / [XIV] / une valeur fort distinguée, et une grandeur de courage* qui se répandoit dans toutes ses actions, et qui est la source naturelle de toutes les vertus héroïques.

C’est de là que luy venoit cette liberalité* magnifique, qui luy fit donner une Coupe d’or de mille darigues, qui estoient des pieces d’or, à un Artisan qui ne trouvant point autre chose en son chemin pour offrir à son Roy, courut à la Riviere y puiser de l’eau dans ses deux mains, et alla la luy présenter ; cette modération admirable, qui luy fit écouter sans emportement, les paroles insolentes d’un Lacedémonien, nommé Euclidas ; cette clémence royale, qui pardonna à Cyrus son Frere, lors qu’il fut surpris voulant l’assassiner, dans le temps qu’il fut sacré par les Prestres dans le Temple de Minerve. C’est de ce mesme principe que venoit encore sa bonté envers ses Parens, et sa douceur envers ses Sujets ; Vertus rares et singulieres pour un Roy de Perse, dont les Roys ordinairement affectoient une majesté inaccessible, et une sevérité odieuse. Ce sont ces Vertus où je me suis attaché, et dont j’ay formé les principaux traits du caractere d’ Artaxerce, parce qu’elles ont plus d’éclat, et plus de ra-/ [XV] /-port avec tout ce qui se passe dans la principale Action de mon Sujet. C’est pour cela qu’on a tort de condamner dans ce Roy, bon, genéreux, plein d’humanité, et de tendresse, ces dégousts qu’il fait voir pour la Couronne, qui estoit la veritable cause de tous les désordres de sa Maison, des cruautez* de Parisatis sa Mere, de l’attentat et de la révolte de Cyrus son Frere, qu’il fut obligé de tuer de sa propre main en bataille rangée ; des divisions de ses Enfans, qui par une jalousie ambitieuse, disputoient entre eux avant la mort de leur Pere la Succession de l’Empire. C’est par là qu’il est aisé de répondre à ceux qui m’ont reproché d’avoir donné à un Roy que je peins avec tant de grandeur, un peu trop de facilité pour son Favory Tiribaze qui abusoit de sa faveur, et de l’ascendant qu’il avoit sur luy, et dont luy-mesme connoissoit l’orgueïl, et l’insolence. Cette inclination genéreuse qu’il avoit à faire du bien, et à oublier le mal qu’on luy faisoit, justifie sa conduite ; il aima mieux se faire soupçonner d’avoir un peu de foiblesse, que de manquer à sa reconnoissance ; il croit devoir moins à luy-mesme, qu’à un Homme qui estoit le premier appuy de son Trône, et qui avoit sou-/ [XVI] /-vent prodigué sa vie pour conserver celle de son Maistre. Je puis répondre la mesme chose à ceux qui accusent un Roy amoureux d’avoir trop de modération pour un Fils son Rival, et qui veulent qu’un grand Roy se serve de son autorité, et non pas de sa raison, pour combatre son Fils. Je sçay bien que dans une pareille rencontre, j’ay donné plus de fierté à Agamemnon, et qu’il traite Oreste son Fils avec plus de hauteur ; mais je soûtiens qu’Artaxerce est plus honneste* Homme qu’Agamemnon, et que la retenuë, et l’humanité dans une occasion si délicate d’amour et de jalousie, font plus d’honneur à Artaxerce, et sont les plus beaux traits du caractere héroïque. Rien n’est si grand, et si glorieux pour un Roy, que de se retenir et de resister à la tentation d’une puissance absoluë, quand elle est irritée* par le bonheur impréveu d’un Rival plus aimé que luy. Ce n’est pas qu’ Artaxerce ne fasse voir par quelque éclat de colere, et par quelque trait de foiblesse, qu’il est Homme et sensible ; mais vous voyez aussi-tost sa bonté et son courage* venir au secours de sa gloire. J’avouëray que lors que se laissant seduire par les conseils de Tiribaze, il se résout de ravir Aspasie à son Fils, il semble démentir* sa modération ; / [XVII] / mais ne sçait-on pas qu’il est du caractere d’un Amant*, quelque sage qu’il soit, de s’emporter quelquefois pour les interests de son amour, et que c’est une de ces foiblesses excusables qu’on pardonne aux plus grands Héros. Il suffit qu’apres de grands combats qu’il rend contre sa passion, il cede à cette genereuse* bonté, qui est comme sa vertu dominante qui triomphe de son amour, et donne Aspasie à son Fils.

Mais la Critique ne s’est pas arrestée aux objections qui peuvent avoir quelque fondement, et quelque vray-semblance ; elle a supposé ce qui n’estoit pas. Voyant qu’Artaxerce montroit dans le second Acte quelque legere tentation de quiter la Couronne, quoy qu’il prenne une rêsolution toute contraire ; ils disent qu’il la cede à son Fils au mesme temps qu’il le choisist pour son Successeur. Par cette suposition artificieuse*, il leur est aisé de faire voir qu’Artaxerce soûtient* mal le caractere d’un grand Roy. C’est par là qu’on le peut accuser de trop de foiblesse, et Darius son Fils d’une dureté ingrate et condamnable, lors qu’en recevant la Couronne de son Pere, il ose luy disputer la possession d’Aspasie, qui devoit estre la consolation de / [XVIII] / sa retraite, et le prix de l’Empire qu’il cedoit à son Fils. Ceux qui eurent soin de décrier ma Piece quand elle fut joüée à Versailles, ne manquerent point de répandre cette erreur. La prévention* fut telle, que des Personnes équitables et bien intentionnées, en furent ébloüies, et ne trouverent plus dans le troisiéme Acte qu’on leur avoit tant vanté, ce qui avoit merité dans Paris une approbation universelle ; et c’est icy qu’il faut déplorer le destin de ceux qui travaillent pour le Théatre. Ils n’ont pas seulement à redouter les Censeurs indiscrets*, chicaneurs et malins ; mais encore les Critiques imposteurs et de mauvaise foy.

Passons aux objections qu’on a faites contre le caractere de Darius. On prétend qu’il se dément* dans le quatriéme Acte, lors que ce Prince qui paroist si respectueux envers son Pere, et qui ne veut pas se servir de cette Loy si ancienne et si sacrée dans la Perse, qui vouloit que celuy qui estoit nommé Successeur à la Couronne, pût demander la faveur qu’il souhaitoit, passe tout d’un coup à cet emportement qui va jusques à vouloir enlever Aspasie à son Pere ; mais ceux qui me font cette objection, igno-/ [XIX] /-rent-ils cette regle de Théatre, que cette sorte de changement et d’inégalité dans les Personnes qu’on représente sur la Scene, n’est vicieuse qu’alors qu’elle se fait sans aucun évenement, et sans aucune cause exterieure, et qu’un Personnage change de sentiment et de caractere par son propre mouvement ? Icy Darius quoy que jeune, ardent, impétueux, et qui veut mourir, s’il est obligé de ceder sa Maîtresse*, ne s’emporte contre son Pere, qu’alors qu’il voit que ce Pere, qui malgré sa passion et son ressentiment, fait voir tant de tendresse pour son Fils, prend tout d’un coup la résolution de luy oster Aspasie, et luy fait porter cette nouvelle par Tiribaze mesme, qui luy avoit donné un conseil si violent. L’emportement et l’exemple du Pere ébranlent le respect du Fils, et d’autant plus que Tiribaze luy envoye des Amis infidelles, qui par un faux zele, et par des conseils concertez, irritent* la jalousie de Darius. Le retour de ce Prince et son repentir, qui le font trembler de respect à la veuë de son Pere, quand il veut enlever sa Maîtresse*, et qui luy font tomber les armes des mains, fait bien voir qu’il garde pour luy dans le fond de son coeur un respect qui ne se dément* / [XX] / que par la violence de son Pere, par la force de sa passion, et par l’inspiration de ses faux Amis.

Pour finir cette Preface, qui peut-estre n’est déja que trop longue, je n’ay qu’à répondre à l’objection qu’on m’a faite touchant le Personnage de Nitocris. Les uns disent que c’est un Episode inutile, sans lequel l’action de ma Piece auroit son execution entiere, et que j’en devois faire un Personnage müet, comme de celuy d’Ariarathe, Frere de Darius ; mais peut-on traiter d’inutile le Personnage de Nitocris, qui estant Fille unique de Tiribaze, oblige la tendresse de son Pere à appliquer tous ses soins à la couronner par le Mariage d’un des Fils d’Artaxerce ? N’est-ce pas elle, qui plus fiere et plus vindicative mesme que son Pere, voyant ses espérances trompées, soûtient* son ressentiment, et combat les irrésolutions d’un Pere qui brûle de vanger par la perte de Darius, et par celle d’Artaxerce, les affrons qu’il a reçeus de l’un et de l’autre, mais qui craint de faire périr sa Fille par une entreprise si dangeureuse ? D’ailleurs, ne sçait-on pas qu’il y a des Episodes qui n’estant pas d’une necessité absoluë, font des beautez considérables dans une Pie-/ [XXI] /-ce, et cela suffit pourveu que ce ne soit pas un ornement étranger, et trop ambitieux. N’est-ce pas un grand plaisir au Spectateur de voir confondre* la vanité et la confiance de Nitocris qui se croit aimée de Darius, et qui se flate de se voir un jour sur le Trône par le Mariage de ce Prince ? N’est-ce pas aussi un ornement bien naturel dans mon Ouvrage, d’y voir cette opposition de la sagesse d’Aspasie qui sacrifie sa passion à son devoir, et de l’orgueïl de Nitocris ? D’autres trouvent étrange que j’introduise sur la Scene une Fille sans amour ; mais ne voit-on pas que j’affecte de luy donner cette dureté, pour ne pas tomber dans ce caractere d’Amante* vindicative, si rebatu sur la Scene Françoise.

Voila ce que j’avois à dire pour la justification d’Artaxerce ; et c’est de là que je tire une Réponse invincible, contre ceux qui ont dit que ma Piece n’estoit pas assez touchante. Je sçay bien qu’elle n’a pas ce Tragique qui est dans les horreurs d’Œdipe, et dans les fureurs* de Cassandre ; mais ne voit-on pas dans ma Piece de grands interests et de puissans mouvemens que font naistre les passions les plus violentes, l’amour, la haine, la jalousie, l’orgueïl, l’ambition ? N’y voit-on pas un Pere/ [XXII] / Rival d’un Fils qu’il idolâtre, et qui voyant ce Fils criminel, se sent déchirer par l’extréme desir qu’il a de le sauver, et par l’obligation qu’il a de l’immoler à la rigueur des Loix ? On y voit un Prince qui n’aime pas moins son Pere qu’il en est aimé, qui ne peut luy ceder, ny luy refuser Aspasie ; qui se voit malheureux par la jalousie d’un Pere qui est son Roy, et qui le choisit pour son Successeur, et par la résistance d’une Maîtresse* dont il est aimé. Quelle misere est plus illustre et plus touchante que celle d’Aspasie, qui estant prevenuë* d’une estime infinie pour Artaxerce, penetrée de ses bien-faits, enchaînée par sa reconnoissance, se sent entraîner vers Darius par un panchant invincible, et qui cependant s’arrache à son amour pour se donner toute entiere à son devoir ? Quelle ambition, quelle haine, quelle vengeance est plus emportée que celle de Tiribaze, et de sa Fille, qui se croyoient deshonorez par le refus de Darius ? Ay-je mal répondu à la grandeur de mon Sujet par la foiblesse des Vers, par le défaut des expressions, par la fausseté des sentimens ?

C’est dequoy pourront juger ceux qui liront ma Piece avec attention. Je les prie / [XXIII] / sur tout de ne se laisser point prévenir par ces Messieurs qui se font Chefs de Party, et moins encore par ceux qui les suivent aveuglement, et qui présument d’avoir le mesme droit de decider souverainement, parce qu’ils ont eu quelque commerce de débauche et de plaisir avec eux.

L’Autheur du Festin des Dieux vient de m’envoyer sur ce sujet un Madrigal, qui pourra délasser ceux qui prendront la peine de lire ma Preface.

Cet insolent orgueïl de décider en Maistre,
5 De la droite raison choque toute les Loix :
Avec un bel esprit on peut boire cent fois,
Et n’avoir pas l’honneur de l’estre.
C’est beaucoup que de boire avec ces grands Docteurs,
Qui se font les Tirans du reste des Autheurs ;
10 Mais se connoistre en Comédie,
Est un don qui dépend d’un naturel heureux*,
Et non pas une maladie
Qui se gagne à boire apres eux

ACTEURS.

  • ARTAXERCE,Roy de Perse.
  • DARIUS,Fils d’Artaxerce.
  • ASPASIE.
  • TIRIBAZE,Favory d’Artaxerce.
  • NITOCRIS,Fille de Tiribaze.
  • ORONTE,Confident de Darius.
  • BARSINE,Confidente d’Aspasie.
  • CLEONNE,Confidente de Nitocris.
  • MINDATE,Capitaine des Gardes d’Artaxerce.
  • SUITE.
La Scene est à Babilonne, dans le Palais d’Artaxerce.

ACTE PREMIER

Artaxerce, [1; A]
TRAGEDIE.

SCENE PREMIERE.

DARIUS, ORONTE.

DARIUS.

La Perse enfin triomphe ; et des Grecs ennemis,
Ce qui restoit à vaincre, est défait*, ou soûmis.
Aux Victoires du Roy j’ajoûte une Victoire,
Et je me flate encor d’une nouvelle gloire.
5 Voicy ce jour pompeux si longtemps souhaité,
Où pour rendre à l’Etat plus de tranquillité,
Mon Pere va nommer l’Heritier de l’Empire.
En attendant ce choix, Babilone soûpire*,
Trop lasse d’essuyer les complots diférens [p. 2]
10 De ceux qu’un mesme sang a fait mes Concurrens.
Artaxerce à ses Fils équitable et fidelle,
Leur voulant pour la gloire inspirer plus de zele,
Sans distinguer l’Aîné du reste de son sang,
Veut que le seul mérite hérite de son rang.
15 Je n’en murmure* point ; le Roy doit son sufrage*
Plutost à la vertu*, qu’à la faveur de l’âge.

ORONTE.

Oüy, Seigneur. Mais je voy qu’entre ses Fils jaloux
Le Roy ne distinguant qu’Ariarathe et vous,
Seuls dignes de l’honneur de cette concurrence,
20 Il vous est bien aisé d’emporter la balance.
Le Roy doit couronner vostre âge et vos exploits,
Mesme il semble, Seigneur, qu’en attendant son choix,
Vous fustes par avance au milieu de l’Armée
Nommé par la Victoire et par la Renommée.
25 Tout se tait devant vous, ou tout parle pour vous.
Vous n’avez qu’à gagner un Favory jaloux
Qui veut faire passer le Sceptre en sa Famille.
Il prétend l’obtenir pour l’Epoux de sa fille.
C’est de tous les Mortels le plus impérieux,
30 Il est vindicatif, ardent, ambitieux.
On l’a vû quelquefois plein d’une indigne audace
Pres du Roy hautement à nos yeux prendre place,
Et porter en public, en dépit de nos Loix,
Les mesmes ornemens qui distinguent nos Roys.

DARIUS.

35 Mais si d’un feu caché j’avois l’ame enflâmée…

ORONTE.

Quel amour !

DARIUS.

En partant pour commander l’Armée,
Je brûlois en secret et cet embrazement [p. 3]
Qu’irritoient* mon silence et mon éloignement,
Semble encor s’augmenter, revoyant ce que j’aime.
40 J’aime Aspasie.

ORONTE.

O Dieux. Aspasie !

DARIUS.

Elle-mesme.

ORONTE.

Etrangere, et d’un sang trop indigne de vous…

DARIUS.

Il n’est rien de si grand, de si beau parmy nous ;
Et mon amour est tel, qu’au milieu des allarmes,
Tout plein de la beauté dont j’adore les charmes*,
45 L’ardeur de la revoir, qui croissoit tous les jours,
Donnoit à mes exploits un plus rapide cours,
Et m’inspiroit sans cesse une force nouvelle,
Pour hâter mon triomphe, et me raprocher d’elle.

ORONTE.

Mais quel est vostre espoir ? Vous sçavez que le Roy
50 Est maistre souverain de vous, de vostre foy.
Avez-vous oublié la disgrace d’Arsame ?
Aspasie autrefois refusée à sa flâme*

DARIUS.

Ce malheureux Amant*dans nos derniers Combats
Blessé mortellement, et tombant dans mes bras ;
Darius, me dit-il, reçois avec ma vie
55 Ces soûpirs* que je donne à laimable Aspasie.
Transporté* de douleur, par un dernier effort,
Je presse ma victoire, et je vange sa mort.
Je reviens, et tout plein de mon impatience,
Je revois Aspasie, et je romps le silence.
60 Cet aveu la troubla, mais dans cet entretien
Mon trouble estoit trop grand pour bien juger du sien.
Mais depuis quelques jours une froideur mortelle… [p. 4]

ORONTE.

Elle craint vostre amour. Si trop d’ardeur pour elle
Contre le choix du Roy revoltoit vostre cœur,
65 La modeste* Aspasie en mourroit de douleur.
On croit qu’à Nitocris vostre foy destinée…

DARIUS.

Le Roy m’imposeroit cet étrange Hymenée !
Tiribaze est d’un sang noble, mais odieux,
Fier, vaillant ; mais sans foy, sans justice, sans Dieux.
70 Nitocris est sa Fille ; et si le Roy qui m’aime,
Gagné par Tiribaze, et s’oubliant luy-mesme,
A promis un Hymen si peu digne de moy,
Je sçay bien le moyen de dégager sa foy.

ORONTE.

Qu’osez-vous espérer, et que m’osez-vous dire ?

DARIUS.

75 Ne va-t-on pas nommer l’Heritier de l’Empire ?
Ignores-tu nos Loix ? Le Roy doit accorder
Ce que son Successeur luy voudra demander.

ORONTE.

Mais, Seigneur, songez-vous que vous avez un Frere
Amant* de Nitocris, et chéry de son Pere ?
80 Vous devez ménager, implorer la faveur
D’un Ministre insolent jaloux de sa grandeur.

DARIUS.

Faudra-t-il m’abaisser jusqu’à prier un Traître,
Moy l’Héritier du Trône, et le Fils de son Maître ?
Oüy, noble orgueil* du sang, il faut malgré tes Loix,
85 Il faut fléchir, mais c’est pour la dernière fois.
Allons pour Tiribaze affecter tant de zèle.

ORONTE.

Mais aimant Nitocris, présumant tout pour elle,
S’il presse vostre Hymen, vous devez l’accorder.

DARIUS.

[p. 5]
Il a trop de fierté pour me le demander ;
90 Pour sa Fille et pour luy, mes soins, ma complaisance,
Luy donnent plus d’orgueil, et plus de confiance.

ORONTE.

Je sçay que de sa Fille aveugle Adorateur,
Il croit que son mérite a touché vostre cœur.
Cependant il suspend le choix de vostre Pere,
95 Incertain jusqu’icy sur le choix qu’il doit faire,
Toûjours prest à trahir ou vostre Frere, ou vous.
Régnez par sa faveur, et bravez son couroux.
Ne perdez point de temps ; dans ce moment peut-estre
Le Perfide travaille à vous donner un Maître.
100 Forcez vostre fierté pour conserver vos droits.

DARIUS.

L’ambition n’est rien, j’écoute une autre voix.
Le Trône ne vaut pas ce qu’on souffre* de blâme
A prier un Sujet qu’on déteste dans l’ame ;
Mais l’amour qui nous rend plus foibles, plus soûmis,
105 Descend jusqu’à prier nos plus grands Ennemis.
Je le voy. Laisse-nous.

SCENE II.

DARIUS, TIRIBAZE.

DARIUS.

Que venez-vous m’aprendre ?
Ce grand choix que le Roy fait si longtemps attendre,
Le va-t-il faire enfin pour le commun bonheur ?

TIRIBAZE.

[p. 6]
Il brûle de le faire, et malgré tant d’ardeur,
110 Il plaint Ariarathe, et son inquiétude
Entre deux Fils si chers fait son incertitude.
Ajoûtez à ce triste et cruel* embarras,
Le trouble que la Reyne a fait par son trépas.
Joignez aux déplaisirs d’un Epoux et d’un Pere,
115 Le sanglant souvenir de la mort de son Frere.
Depuis l’instant fatal qu’en nos derniers Combats
Il fit tomber Cyrus sous l’effort de son bras,
Troublé par cette mort, dont l’image l’étonne*,
Il est presque tenté de quitter la Couronne.
120 Ainsi le voyant plein de remords, de douleur,
Oseray-je presser le choix d’un Successeur ?

DARIUS.

Son triomphe rend-il sa valeur criminelle ?
Se fait-il un forfait de la mort d’un Rebelle ?
Le Roy rend par ce coup la paix à ses Etats ;
125 Et s’il veut s’épargner de nouveaux embarras,
Le choix d’un Successeur n’est pas moins necessaire.
Si vous aviez voulu… mais vous aimez mon Frere,
Et ne pouvant sur luy tourner le choix du Roy,
Vous voulez empescher qu’il ne tombe sur moy.

TIRIBAZE.

130 Puis que vous m’y forcez, je veux bien vous le dire,
On sçait par quels conseils je sauvay cet Empire,
Quand vostre Oncle Cyrus vint attaquer le Roy ;
On sçait quels coups pour luy je détournay sur moy,
Et qu’aux plus grands périls ma vie abandonnée,
135 Par mon sang prodigué marqua cette journée.    
Quand le Roy veut nommer un Sucesseur, je croy
Que sauvé par mon bras, il peut songer à moy.
Je pourrois me flater de l’espoir qu’il me donne.
Qui m’a sauvé la vie, a part à la Couronne.
140 Voilà ce qu’il m’a dit, Seigneur, plus d’une fois ; [p. 7]
Mais je laisse le Trône au seul sang de nos Roys ;
Et l’exemple éclatant de cette déference,
Aux plus ambitieux doit imposer silence.
Je fais plus. Quand je voy plus d’un Frere jaloux
145 Combatre fiérement* de l’Empire avec vous,
J’obtiens enfin du Roy, Seigneur, qu’entre vos Freres,
Qui déchirent l’Etat en des partis contraires,
Ariarathe seul vous dispute ce choix.
Ayant devant le Roy balancé tous vos droits,
150 Quoy que toûjours pour vous un doux panchant l’entraîne,
Ainsi que sa raison, sa tendresse incertaine,
Semble entre ses deux Fils n’oser rien décider,
Et me livrer un choix qu’il n’ose hazarder.

DARIUS.

Si de vostre destin vous devenez le maître,
155 Au moins faites un Roy qui soit digne de l’estre.
N’attendez rien de bas d’un cœur comme le mien,
Un autre pour régner ne ménageroit rien.
Nul ne sçait mieux que moy ce que vaut un Empire.
Je ne suis point ingrat, cela vous doit suffire ;
160 Mais s’il falloit rougir pour un Trône à gagner,
J’aimerois mieux cent fois obeïr que régner.

TIRIBAZE.

J’aime ce noble orgueil*, ce généreux* langage.
Vous estes né trop grand pour manquer de courage* ;
Des Princes comme vous ne sont jamais ingrats,
165 Mais de grands intérests que vous n’ignorez pas…
Seigneur, n’en parlons plus, je n’ay plus rien à dire ;
C’est à vous de m’entendre, il s’agit de l’Empire.

DARIUS.

Je veux vous le devoir, d’autant plus que je voy
Que vous aimez ma gloire, et me traitez en Roy.
170 Moins vous me demandez et plus je doy vous rendre ; [p. 8]
Qui donne ainsi le trône, a droit de tout prétendre ;
Et mon zele agissant sur l’exemple du Roy,
Vous répond apres luy de ce que je vous doy.
Mais voicy Nitocris.

SCENE III.

DARIUS, TIRIBAZE, NITOCRIS.

DARIUS.

Que ne puis-je, Madame,
175 Expliquer à vos yeux les transports* de mon ame !
Vostre Pere m’appreste un sort si glorieux…
Mais je vois un grand trouble éclater dans vos yeux,
L’espoir qu’il m’a donné pourroit-il vous déplaire ?
Laissez agir pour moy les soins de vostre Pere.
180 Pour n’estre pas ingrat, je n’épargneray rien,
Et je mettray son sort aussi haut que le mien.

SCENE IV.

TIRIBAZE, NITOCRIS.

NITOCRIS.

Quel succés attend-il, Seigneur, de vostre zele ?
A son Frere, à vous-mesme, estes-vous infidelle ?
Vous sçavez quelle part je prens à ce grand choix,
185 Où deux Princes Rivaux demandent vostre voix.
Mais ce qui plus me gesne, est de voir que vous-mesme [p. 9]
Vous renoncez pour eux à la grandeur supréme.
Quel est vostre dessein ?

TIRIBAZE.

Il suffira pour nous
Qu’il nomme un de ses Fils qui sera ton Epoux.

NITOCRIS.

190 Il suffira pour nous ! Quel langage est le vostre ?
Vous avez pour régner plus de droit que tout autre.
Ne songez qu’à vous seul. Le pouvoir souverain
Est presque tout entier, Seigneur, dans vostre main.
Du suffrage* du Roy n’estes-vous pas le maître ?

TIRIBAZE.

195 Ma fille, à cet orgueil* que tu me fais paroître,
Je reconnois mon sang, et j’aime à voir en toy
Une Fille si fiere, et si digne de moy.
J’ay du courage assez pour prétendre à l’Empire ;
Mais enfin quelque orgueil* que ma faveur m’inspire,
200 Le Roy me refusa la Princesse Amestris.
Quoy que de grands honneurs effacent ce mépris,
Le Roy souffrira-t-il* qu’une audace insensée
Jusqu’aux droits de son sang éleve ma pensée ?
Le Roy me promet tout, mais la commune voix
205 Eleve Darius au Trône de nos Roys.
Des Perses inconstants n’irritons* pas la haine,
Assurons à mon sang la grandeur souveraine ;
Que ton front couronné console mes vieux ans,
Et que je regne en toy pour régner plus longtemps.
210 Le Roy pour Darius fortement s’intéresse*,
Mais j’ay sçeu pour son Frere exciter sa tendresse,
Et parlant pour tous deux, j’ay suspendu sa voix,
Pour devenir enfin l’Arbitre de son choix.
Non, qu’à le faire seul mon orgueil* se dispense, [p. 10]
215 Mais comme il semble enfin m’en donner la puissance,
Je remets dans tes mains un droit si glorieux.
Choisis sans plus tarder avec tes propres yeux.
Il faut prendre party, sans te laisser surprendre*
Aux dangereux conseils de l’Amour foible et tendre.
220 Le jeune Ariarathe a pour toy plus d’ardeur,
Mais Darius fait voir par tout plus de grandeur.
Il semble qu’en naissant, et prévenant* son Frere,
Il prit du sang des Roys l’auguste caractere,
Et que s’estant saisy des vertus de son rang,
225 N’en a laissé que l’ombre aux restes de son sang.
Il revient triomphant, et fier de sa victoire,
Il montre moins d’amour, occupé de sa gloire.
L’amour d’Ariarathe est digne de pitié ;
Mais doit-on écouter l’amour et l’amitié,
230 Quand un grand intérest veut qu’on les sacrifie ?
La Fortune nous rit, elle nous justifie.

NITOCRIS.

Vos leçons, vostre exemple, et vos fiers sentimens,
M’ont appris à braver l’Amour et les Amans.
Vous m’avez inspiré ces pensers héroïques,
235 Et cette dureté des vertus politiques.
Si la seule grandeur a pour vous des appas,
J’ay mesmes yeux que vous, je marche sur vos pas.
Commandez, choisissez, je suis toute à mon Pere,
Et s’il faut faire un choix, c’est à vous à le faire.

TIRIBAZE.

240 Ministre ambitieux, je devrois te donner    
Un Roy foible, et qui fust facile à gouverner.
Je deviendrois plus grand, plus fort par sa foiblesse ;
Mais cette Politique est dure à ma tendresse ;
Je t’aime ; Darius te fera plus d’honneur.
245 Va-t-en voir Aspasie, et fais avec chaleur    
Agir pour Darius son crédit et son zele. [p. 11]
Toute Fille qu’elle est, le Roy souvent l’appelle
Aux secrets de l’Empire, aux soins de sa grandeur,
Et semble entr’elle et moy balancer sa faveur.
250 J’en murmure* en secret, mais craignant sa puissance,
Nous devons avec elle agir d’intelligence.
Sur le choix qu’on attend je doy presser le Roy.
Fier de son amitié qui redouble pour moy,
Je pourray faire entrer le Sceptre en ma Famille.
255 Celuy qu’il va nommer va couronner ma Fille,
Et mon ambition ne pouvant plus monter,
N’aura plus rien à craindre, et rien à souhaiter.

SCENE V.

NITOCRIS, CLEONNE.

NITOCRIS.

Il faut abandonner le Prince Ariarathe,
Cleonne…

CLEONNE.

Quelque espoir dont Darius vous flate,
260 Le tendre Ariarathe a pour vous tant d’ardeur…

NITOCRIS.

C’est l’ordre de mon Pere, et celuy de mon cœur ;
Car enfin pour t’ouvrir le fond de ma pensée,
Penses-tu que j’écoute une flâme* insensée ?
Penses-tu que trop foible, et sensible à mon tour,
265 Je trouve plus d’appas, où je voy plus d’amour ?
Où je voy plus d’amour, je voy plus de foiblesse ;
Je distingue le rang, et non pas la tendresse ;
C’est au lieu le plus haut et le plus glorieux, [B ; 12]
C’est là, sans balancer, que j’arreste mes yeux ;
270 Et s’il faut plus avant penétrer dans nos ames,
Sçais-tu bien ce qui fait nos desirs et nos flâmes* ?
L’orgueil* fait tout, Cleonne, et pour dire encor plus,
La vanité souvent fait toutes nos vertus.
L’Amour n’est pas un Dieu tel qu’on l’a voulu faire;
275 L’Amour périt bientost, sa flâme* est passagere ;
Le dépit, la raison, l’âge, éteint les ardeurs,
Mais la gloire jamais ne meurt dans les grands cœurs.

CLEONNE.

Il est des cœurs, Madame, à l’amour si fidelles,
Qu’il y rend quand il veut ses flâmes* immortelles.

NITOCRIS.

280 Croy ce que tu voudras, je ne te dy plus rien ;
Mais enfin les grands cœurs sont faits comme le mien.
Ainsi pour Darius, lors que je m’intéresse*,
Darius ne doit point ce choix à ma tendresse ;
J’envisage toûjours sa prochaine grandeur,
285 Et le plus pres du Trône, est plus pres de mon cœur.

CLEONNE.

Mais, Madame, apres tout, s’il faut que je m’explique,
Vous accomodez-vous d’un Amant* politique,
Qui n’en veut qu’à l’Empire, en soûpirant* pour vous ?

NITOCRIS.

Dois-je le moins aimer, s’il agit comme nous ?
290 J’aime en luy cette ardeur qui court au Diadéme ;
Il fait tout pour la gloire, et j’en use de mesme.

CLEONNE.

Mais enfin Darius, de l’air dont je le voy,
Vous rendre quelques soins*

NITOCRIS.

[p. 13]
Hé qui peut mieux que moy
Au Trône qui l’attend avec luy prendre place ?
295 La faveur de mon Pere, et l’éclat de ma Race,
Tout son espoir qu’il prend de notre seul appuy,
Justice, honneur, devoir, tout me répond de luy,
Et peut-estre l’Amour m’en répondra luy-mesme.

CLEONNE.

Peut-estre…

NITOCRIS.

Mais pourquoy ne veux-tu pas qu’il m’aime ?
300 Je sçay qu’avec l’orgueil* d’un cœur ambitieux
Je prens peu soin de plaire, et de charmer* les yeux ;
Que n’ayant rien dans l’âme et de foible et de tendre,
On donne peu d’amour, quand on n’en sçauroit prendre ;
Mais aussi quelquefois la fierté, les froideurs,
305 Valent bien tous ces soins* complaisans et flateurs.
Ce chemin pour charmer*, est le moins ordinaire ;
Mais on peut plaire enfin, en négligeant de plaire.
Quoy qu’il en soit, je voy le Prince à mes genoux.
Pour s’assurer du Trône, il a besoin de nous,
310 Et sans examiner s’il aime, ou s’il sçait feindre,
Mon Pere m’en répond, je n’ay plus rien à craindre.
Allons voir Aspasie, et ne contestons plus,
Implorons son pouvoir, et servons Darius.
Tu murmures* en vain, orgueil* fier et rebelle,
315 Il faut sans balancer te contraindre aupres d’elle.
Ne crains rien, de quelque air que nous puissions agir,
Tout ce qui fait régner, ne fait jamais rougir.

Fin du Premier Acte.

[p. 14]

ACTE II

SCENE PREMIERE.

ASPASIE, BARSINE.

BARSINE.

Quel que soit le sujet de vostre inquiétude,
Vous ne pouvez sans honte, et sans ingratitude,
320 Vous plaindre ny du Sort, ny du Roy, ny des Dieux ;
Ils vous font un destin si beau, si glorieux…

ASPASIE.

Ma fortune est sans-doute illustre, et non commune ;
Mais je sens des malheurs plus grands que ma fortune.
Je ne me plaindrois pas, si parmy tant de biens
325 Les Dieux avoient mêlé d’autres maux que les miens.
Du Païs d’Ionie en ces Lieux amenée,
Au superbe* Cyrus malgré moy destinée,
Je vis par son trépas finir mes déplaisirs;
Et mon bonheur alloit plus loin que mes desirs,
330 S’il n’eust esté troublé par la mort de la Reyne.
Tu sçais bien que pour moy sa faveur fut si pleine,
Que le fier Tiribaze en conçeut quelque effroy, [p. 15]
D’autant plus qu’elle obtint de l’amitié du Roy,
Que j’aurois dans sa Cour les plus augustes marques
335 Qui distinguent icy les Filles des Monarques.
Quels honneurs ! Qui jamais a passé comme moy
Par un vol si rapide, au rang où je me voy ?
Cependant le diray-je, et le pourra-tu croire ?
Des chagrins si cruels* empoisonnent ma gloire,
340 Que je préfererois, pour me les épargner,
La honte de servir, à l’honneur de régner.

BARSINE.

Depuis deux jours, Madame, affectant la retraite,
Pour combatre, ou nourrir quelque douleur secrete,
Je voy couler vos pleurs. Le verray-je toûjours,
345 Sans pouvoir à vos maux offrir quelque secours ?

ASPASIE.

Ces pleurs coulent encor, ces témoins trop fidelles
Du trouble que je sens, et des peines cruelles*
Que je souffre* en voulant contraindre ma douleur.
Apprens, et cache bien le secret de mon cœur.
350 Tu connois Artaxerce, et ce nom adorable
Présente à ton esprit le Roy le plus aimable
Que la Perse ait reçeu de la main de nos Dieux,
Toûjours auguste et grand, toûjours victorieux,
Et qui pouvant gagner l’Empire de la Terre,
355 Sacrifie à la Paix la gloire de la Guerre.
Ardent à se vanger de ses fiers* Ennemis ;
Prompt à leur pardonner, si-tost qu’il sont soûmis ;
Maître de la Victoire, et vainqueur de luy-mesme,
Plus Roy par ses vertus, que par son Diadéme ;
360 Libéral*, tout le monde est plein de ses bienfaits,
Et n’offre à ses regards que des cœurs satisfaits ;
Juste et clément ensemble, adoré quoy qu’il fasse,
Ou quand sa main punit, ou quand sa main fait grace ;
Donnant tout, faisant tout, pour le bonheur d’autruy, [p. 16]
365 Sans chercher, ny garder que la gloire pour luy.
Ce Roy, si grand, si craint dans la Paix, dans les armes,
Et tel que je le peins avecque tous ses charmes*,
Semble m’offrir sa main, et me faire entrevoir
D’un honneur que je crains le surprenant espoir.
370 Incertaine, et tremblante, et n’osant m’en défendre…

BARSINE.

Est-ce un si grand malheur ?

ASPASIE.

Acheve de m’entendre,
J’aime le Prince.

BARSINE.

O Dieux !

ASPASIE.

Sa bouche à son retour,
Avant l’aveu du Roy, m’expliqua son amour.
J’ay fait tous mes efforts, et suis preste à tout faire,
375 Pour m’arracher au Prince, et me rendre à son Pere.
Quoy que l’amour du Roy s’explique foiblement,
Mon respect à luy seul m’attache uniquement ;
Mais l’amour disposant de moy, malgré moyméme…

BARSINE.

Vous aimez Darius ?

ASPASIE.

Oüy, Barsine, je l’aime ;
380 De ses fers*, quoy qu’il soient, il faut se dégager ;
Mais tu connois mon cœur, est-il fait pour changer ?
Reconnoissance, honneur, devoir, obeïssance,
Cent raisons à la fois condamnent ma constance ;
Mais cette Loy d’amour, qui rompt toutes les Loix,
385 Me fait toûjours aimer ce que j’aime une fois.
Quelle est cette fureurs* ? Faut-il parce que j’aime,
Renoncer à la gloire, et m’oublier moy-mesme ?

BARSINE.

[p. 17]
Quel est vostre dessein ? Artaxerce aujourd’huy    
Choisit un de ses Fils pour régner apres luy.
390 S’il nomme Darius par une Loy supréme,
Il peut vous demander au Roy malgré vous-mesme.

ASPASIE.

Il peut me demander, m’obtenir malgré moy ?
Quel trouble ! quel desordre ! avertissons le Roy.
Mais c’est perdre le Prince, et luy ravir l’Empire,
395 Ou plutost, et j’entends que mon cœur en soûpire*,
C’est perdre mon amour.Que de cruels* combats !
Pren pitié de mon cœur, ne m’abandonne pas.
Trahiray-je le Roy ? Trahiray-je ma flâme* ?

BARSINE.

Nitocris…

ASPASIE.

Nitocris ? Elle me hait dans l’ame,
400 Et ce que j’ay de part à la faveur du Roy,
Met quelque jalousie entre son Pere et moy.

SCENE II.

ASPASIE, NITOCRIS, BARSINE,
CLEONNE.

NITOCRIS.

Vous me voyez, Madame, étonnée* et timide*,
Dans l’attente d’un choix dont ce grand jour décide ;
Entre deux Fils Rivaux Artaxerce flotant,
405 N’attend que vostre avis sur un choix important.
Un si grand intérest également nous touche ;
La Perse, l’Univers, vous parlent par ma bouche,
Puis qu’enfin l’Univers prend part à ce grand choix [p. 18]
Qui donne un Successeur au plus grand de ses Roys.

ASPASIE.

410 Ariarathe ayant l’appuy de vostre Pere,
Mon crédit pres du Roy vous est peu necessaire.
Je ne me flate point ; si quelquefois le Roy
Veut bien pour me parler descendre jusqu’à moy,
Il croit que le conseil d’une jeune Etrangere
415 Est moins intéressé, plus libre, et plus sincere,
Et la Fortune veut qu’en prenant mes avis,
Il ne se repent point de les avoir suivis.

NITOCRIS.

Vous ne dites pas tout, et vostre modestie
En dérobe à nos yeux la meilleure partie.
420 C’est ainsi, quand on a dessein de refuser,
Qu’un injuste refus tâche à se déguiser.
Pour vaincre vos froideurs, sçachez ce qui se passe ;
Ne vous abusez plus, tout a changé de face.
Le Prince Ariarathe avoit dans ce grand jour,
425 Avec les droits du sang, les droits de son amour ;
Et l’espoir d’un tel Gendre amoureux et sincere,
Avoit en sa faveur intéressé* mon Pere ;
Mais d’un plus doux espoir touché plus fortement,
Mon Pere a tout d’un coup changé de sentiment.
430 Il est pour Darius.

ASPASIE.

Luy contre Ariarathe ?
Et vous, Madame ?

NITOCRIS.

Et moy ? Je suis injuste, ingrate ;
Mais c’est au choix d’un Pere à régler mes desirs.
Je devore en secret mes cruels* déplaisirs ;
Je plains Ariarathe, et mon cœur qui soûpire*,
435 Fait ce grand sacrifice au bonheur de l’Empire.

ASPASIE.

[p. 19]
Nous vous devons, Madame, apres ce digne éclat,
De grands remercîmens au nom de tout l’Etat.
S’il faut à cet effort laisser tout son mérite,
Par quel prix envers vous faudra-t-il qu’on s’acquite ?
440 Le Trône est le seul bien qui peut payer* un jour
Cet effort de vertu* plus grand que vostre amour.
Aussi, si j’ose enfin dire ce que j’en pense,
Cet effort tant vanté n’est pas sans espérance,
Et Darius touché de ce zele éclatant,
445 Vous destine sans-doute au Trône qui l’attend.

NITOCRIS.

Peut-estre ; mais enfin craignant tout de son Frere,
Il brigue avec ardeur le secours de mon Pere.

ASPASIE.

Il a vû vostre Pere ?

NITOCRIS.

Et ce Prince a fait voir,
Que sur mon Pere seul fondant tout son espoir,
450 Pour mériter nos soins, il me gardoit dans l’ame…
Mais j’en pourroit trop dire…

ASPASIE.

Il vous aime, Madame.

NITOCRIS.

Je connoy peu l’Amour ; mais vous sçavez, je croy,
A bien examiner ce qui l’attache à moy,
Que nulle autre à son cœur ne sauroit mieux prétendre.
455 C’est à vous d’achever ce que j’en puis attendre ;
Sur ce choix important qu’on résout aujourd’huy,
Vous estes équitable, et vous serez pour luy.

ASPASIE.

Darius voudroit-il me devoir quelque chose ?

NITOCRIS.

De tout son sort sur vous Darius se repose. [p. 20]

ASPASIE.

460 Si pour vous, si pour luy mes vœux sont écoutez…

NITOCRIS.

Il sçait vostre pouvoir, il sçaura vos bontez ;
Et moy qui puis sur luy prendre quelque puissance,
Je puis vous assurer de sa reconnoissance,
Et qu’il aime à tenir du rang où je vous voy,
465 Le rang qu’il doit un jour partager avec moy.

SCENE III.

ASPASIE, BARSINE.

ASPASIE.

Darius me trahit ; Nitocris est aimée.

BARSINE.

D’un si prompt changement estes-vous allarmée ?
Je vous voy condamner, et craindre ses ardeurs.

ASPASIE.

Voila ce qu’on produit mes ingrates froideurs ;
470 J’ay demandé cent fois aux Dieux son inconstance,
L’Infidelle a changé sans trop de violence.
En gagnant Tiribaze, il veut se faire Roy ;
Content de Nitocris, il veut régner sans moy.
Allons parler pour luy. Si Darius me quitte,
475 Oublions son amour, et non pas son mérite.
Pour le faire régner, secondons Nitocris ;
Qu’il change en sa faveur, qu’un Trône en soit le prix.
Que dis-je ? tout mon cœur en frémit, en soûpire*.
Ma Rivale avec luy partageroit l’Empire ?
480 Mais quel est cet indigne et lâche desespoir ? [p. 21]
Le Roy m’aime, il m’écoute, et je sçay mon pouvoir.
Si le Roy veut nommer Darius à l’Empire,
Eloignons-le du Trône où Nitocris aspire.
Non, ma Rivale, non, tu ne régneras pas.
485 Mais le Roy vient icy. Que luy diray-je ? Helas !
Mon amour… mon dépit…Evitons sa présence.

SCENE IV.

LE ROY, ASPASIE.

LE ROY.

Me fuyez-vous ? A qui puis-je avec assurance
Confier mieux qu’à vous les troubles de mon coeur
Chargé du nouveau soin* de faire un Successeur ?
490 Au milieu de la Paix que je donne à la Terre,
Mes Fils font sur ce choix une nouvelle Guerre.
La jalouse fureur*, l’orgueil, la trahison,
Troublent de temps en temps la paix de ma Maison.
J’ay cent fois éprouvé les fureurs* d’une Mere,
495 Essuyé l’attentat, la revolte d’un Frere ;
Et mon dernier exploit, par un sort inhumain,
Du trépas de ce Frere ensanglanta ma main.
Pour comble de misere, une Epouse fidelle
A rendu par sa mort ma douleur immortelle.
500 C’estoit peu. Ce matin sacrifiant aux Dieux,
Un presage étonnant* s’est offert à mes yeux.
Voyez quelle terreur m’a saisy dans le Temple.
Par un prodige étrange, en ces Lieux sans exemple,
La Victime frappée, apres le coup mortel, [p. 22]
505 Se releve, s’élance, et fuyant de l’Autel,
Court, remplit ses saints Lieux d’une voix gémissante,
Et laissant apres elle une trace sanglante,
Tombe, en mourrant, aux pieds du Sacrificateur,
Le fait pâlir de crainte, et frissonner d’horreur.
510 Je venois pres de vous raffermir mon courage ;
Mais le cœur penétré d’un si cruel* présage,
Une froide sueur a glacé tout mon corps.
Je n’ay point fait de crime, et je sens des remords.

ASPASIE.

Quel que soit ce présage, il n’a rien qui m’étonne*,
515 Tant que je vous verray maître de la Couronne.
Vivez, régnez, Seigneur, sans déclarer vos vœux.
Le choix d’un Successeur seroit trop hazardeux.
Fier des titres du Trône, il peut tout entreprendre.
Tiribaze qui veut l’obtenir pour son Gendre,
520 Pourroit l’instruire un jour à ne rien épargner.
Ostez ce grand prétexte à l’ardeur de régner,
Et qu’aucun ne prétende à cette préference
Que par de longs respects, et par sa patience.
Songez que nous parler de faire un Successeur,
525 Nommer un Héritier, ce discours nous fait peur.
Epargnez-nous l’horreur d’un si cruel* langage,
Qui de vostre destin offre une triste image,
Et nous menace enfin d’en voir finir le cours.
Dure, dure à jamais vostre régne, et vos jours.

LE ROY.

530 En vain vous me flatez ; les Destins en colere
Me forcent d’expier le meurtre de mon Frere,
Et la voix de son sang s’éleve contre moy.
Ce coup, quoy qu’innocent, soüille la main d’un Roy.
Et me rend importun, odieux à moy-mesme,
535 Me donne des dégoûts pour la grandeur supréme,
Source de tous les maux que je souffre* aujourd’huy. [p. 23]
Que ne puis-je, lassé de vivre pour autruy,
Ne vivre que pour moy, loin du Trône et du monde !
Et pour passer mes jours dans une paix profonde,
540 Que ne puis-je à vous seule attacher mon bonheur,
En vous seule chercher, plaisirs, gloire, grandeur,
Et choisir, pour remplir ma gloire et mon attente,
Un Roy digne du Trône, et qui me représente !

ASPASIE.

J’avoûray qu’on vous voit dans ce rang glorieux
545 Accablé de malheurs qui font rougir les Dieux.
On vous a vû gémir des fureurs* d’une Mere,
Punir de vostre main les attentats d’un Frere.
On voit icy vos Fils l’un à l’autre opposez,
Tous les liens du sang cruellement* brisez ;
550 Le trépas de la Reyne, et cent cruels* présages,
Capables d’ébranler les plus fermes Courages ;
Mais dût le nom de Roy, qui fait tant de Jaloux,
Attirer tous les traits qu’on voit tomber sur vous,
Les soins qu’attend de vous un Peuple qui vous aime,
555 Vous attachent au Trône en dépit de vous-mesme.

LE ROY.

Ah ! je ne sçay que trop les loix de mon devoir,
Et s’il me permettoit de céder mon pouvoir,
Oubliray-je qu’il faut couronner ce que j’aime ?
Il suffit qu’en gardant la puissance supréme,
560 Je nomme un Successeur sage, vaillant, heureux*

ASPASIE.

Ne précipitez point un choix si dangereux.
Les Destins ont parlé. Que ne puis-je vous dire
Les maux que je prévois pour vous et pour l’Empire !
Tiribaze qui vient, seconde vos desseins,
565 Et moy je vais pleurer les malheurs que je crains.
[p. C ; 24]

SCENE V.

LE ROY, TIRIBAZE.

TIRIBAZE.

Tout le Peuple demande avec impatience
Un choix que vous tenez si longtemps en balance.
L’entretien d’Aspasie a-t-il enfin calmé
Les injustes* terreurs qui vous ont allarmé ?

LE ROY.

570 Non, et par trop de zele, ou par trop de prudence,
Elle blâme mon choix, et mon impatience ;
Et moy toûjours pressé d’un remords eternel,
Qui d’un meurtre innocent fait un coup criminel,
Je me fais des terreurs sur la mort de mon Frere,
575 Dont toute ma vertu* ne sçauroit me défaire*.
Mais c’est peu de sentir une indigne frayeur,
Un trouble encor plus grand embarasse mon cœur.
J’aime Aspasie.

TIRIBAZE.

O Ciel !

LE ROY.

Et ma foiblesse est telle,
Que mon cœur ne respire, et ne vit que pour elle.
580 La Reyne l’honoroit d’une tendre amitié,
Et si de son vivant cette auguste Moitié
Eut toute mon estime, et toute ma tendresse,
Aspasie avec moy pleurant cette Princesse,
Me faisant aupres d’elle oublier mon malheur,
585 Plus que je ne voulois, consola ma douleur,
Et sa pitié donnant plus de force à ses charmes*, [p. 25]
Me rendit trop sensible à de si belles larmes.
Honteux de soûpirer* dans l’état où je suis,
Las du Trône, accablé de troubles et d’ennuis,
590 Je murmure* en secret contre ce rang supréme,
Mais j’écoute la gloire, et la Beauté que j’aime :
Je luy dois ma Couronne aussi-bien que mon cœur.
C’est assez de choisir un digne Successeur,
De voir ainsi mes Fils vivre sans jalousie,
595 Et sans craindre les Fils qui naîtront d’Aspasie.

TIRIBAZE.

C’est ainsi qu’Aspasie obtient plus en ces Lieux,
Que le sang le plus noble, et le plus glorieux.
La Perse a des Beautez, dont la haute naissance…

LE ROY.

Va, ne sois point jaloux de cette préference.
600 S’il est vray ce qu’on dit que Darius mon Fils
Rend souvent des devoirs, des soins* à Nitocris…

TIRIBAZE.

Peut-estre donnant trop aux sentimens d’un Pere,
Je me laisse flater d’un espoir teméraire.

LE ROY.

Non, non, il faut unir ton sang avec mon sang.
605 Allons nommer enfin l’Héritier de mon rang.
Que mon Conseil s’assemble, et quand toute la Terre
Voit finir par mes soins les troubles de la Guerre,
Qu’un Successeur nommé comble tous nos souhaits,
Et rende à ma Maison une profonde Paix.

Fin du Second Acte.

[p. 26]

ACTE III.

SCENE PREMIERE.

TIRIBAZE, NITOCRIS.

TIRIBAZE.

610 C’en est fait, Darius emporte l’avantage.
C’est luy sur qui le Roy fait tomber son sufrage*,
Et je voy ma faveur confondre* aux yeux de tous,
Tous ceux que trop d’envie* animoit contre nous.
Nous triomphons, et mesme en dépit d’Aspasie,
615 Qui contraire à nos vœux, soit haine, ou jalousie,
Ou qui servant le Roy par zele, ou par amour…
Mais ce sont des secrets que tu sçauras un jour.
Ne songeons aujourd’huy qu’à ce grand Hymenée,
Où par l’aveu du Roy je te voy destinée.
620 Tu vas voir Darius son digne Successeur,
Te demander au Roy pour supréme faveur.
On publie en tous Lieux cet Hymen que j’espere,
J’ay répandu ce bruit, ce n’est plus un mystere.
Sur un si doux espoir que j’ay reçeu d’honneurs ! [p. 27]
625 Quelle foule d’Amis, et d’Ennemis flateurs !
On les voit se presser, voler à mon passage,
Affecter de montrer leur joye et leur visage,
Et nous faire sentir par avance à tous deux,
Par leurs empressemems, le succés de nos vœux.

NITOCRIS.

630 Je viens de voir, Seigneur, avec quelle allégresse
Pres du Prince, à grands flots, tout le monde se presse.
Quel éclat ! quel triomphe ! On voit de toutes parts
Tout le Peuple sur luy confondre* ses regards.
Moy-mesme en attirant les yeux de l’Assemblée,
635 De respects et d’honneurs on m’a vûe accablée.

TIRIBAZE.

Que fait Ariarathe ?

NITOCRIS.

Au desespoir réduit,
Il eust mêlé quelque ombre à l’espoir qui me luit,
Si l’excés de ma joye, ainsi que de la vostre,
M’eust pû laisser sentir les déplaisirs d’un autre.
640 Ce Prince infortuné, plein d’un juste* courroux,
Se plaint ouvertement d’Artaxerce et de vous,
Et suivant son humeur sauvage et solitaire,
Luy-mesme s’imposant un éxil volontaire,
D’un objet importun a délivré nos yeux.
645 Mais, Seigneur, Darius triomphant, glorieux,
Témoigne pour me voir si peu d’impatience…

TIRIBAZE.

Peut-il si-tost au Peuple arracher sa présence ?
Mais le voicy qui vient, avant que voir le Roy,
T’offrir l’espoir du Trône, aussi-bien que sa foy.
[p. 28]

SCENE II.

DARIUS, TIRIBAZE, NITOCRIS.

DARIUS.

650 Je me dérobe enfin à la foule empressée,
Que j’ay pour vous rejoindre à peine traversée.
Je brûlois de remplir le soin* le plus pressant,
Le plus tendre devoir d’un cœur reconnoissant.
Je vous l’ay déjà dit, et vous le dis encore,
655 De quelque illustre rang que le Roy vous honore,
Je vous mettray si haut, et si proche de moy,
Que l’Etat doutera qui de nous sera Roy.
Mais comme il court un bruit qu’on commence de croire,
Que Rival de mon Frere, et jaloux de sa gloire,
660 J’aspire au mesme Objet* dont son cœur est charmé*,
Je viens détruire un bruit dont je suis allarmé.
à Tiribaze.
Mon Frere, et Nitocris, qui sont nez l’un pour l’autre,
Et si dignes d’unir mon sang avec le vostre,
Doivent avoir leur part à l’heur de ce grand jour;
665 Vous m’avez couronné, couronnez leur amour.
à Nit.
On croit que je vous doy demander à mon Pere,
Mais puis-je sans pitié vous oster à mon Frere ?
Que diroit tout l’Etat, s’il rencontroit en moy
Un Tyran inhumain, quand il attend un Roy ?
670 Non, non, par un effort digne du Diadéme,
Je vous cede, et vous perds pour un autre moyméme,
Et pour le prix d’un rang qui m’est si glorieux, [p. 29]
Je laisse à Nitocris, ce qu’elle aime le mieux.

TIRIBAZE.

Quel coup de foudre ! O Ciel !

NITOCRIS à Darius.

Ce grand effort m’étonne*,
675 Seigneur, et c’est bien plus que m’offrir la Couronne.
Aussi vous jugez bien que de pareils bienfaits,
Dans un sensible cœur ne s’effacent jamais.

DARIUS.

Artaxerce m’attend, et ma reconnoissance
Ne sçauroit témoigner assez d’impatience.

NITOCRIS à part.

680 M’aviez-vous réservée à cet affront ? Grands Dieux :
Le Roy vient. Dérobons notre trouble à ses yeux.

SCENE III.

LE ROY, DARIUS, TIRIBAZE.

TIRIBAZE au Roy.

Le Prince est satisfait, et vous allez apprendre
Quel est le fruit des soins que je viens de luy rendre.
[p. 30]

SCENE IV.

LE ROY, DARIUS, SUITE.

DARIUS.

Puis-je assez dignement répondre à vos bontez ?

LE ROY.

685 Vous avez obtenu ce que vous méritez.
Vous régnerez un jour, et sur cette espérance,
Pour vous mieux préparer à la Toute-Puissance,
Commencez d’en user en Prince genéreux.
N’insultez point au sort d’un Frere malheureux.
690 Surtout en Tiribaze, en cet Amy fidelle,
Mon Fils, reconnoissez la grandeur de son zele.
Apres cela, parlez, demandez hardiment,
C’est une Loix qu’en Perse on garde exactement,
Que quiconque est nommé Successeur de l’Empire,
695 Puisse obtenir du Roy la faveur qu’il desire.

DARIUS.

Avant que m’expliquer, pour répondre à vos vœux,
Vous pouvez consoler un Prince malheureux.
Pour payer* Tiribaze, apres ce grand service,
Pour contenter mon Frere, et luy rendre justice,
700 Donnez-luy Nitocris, rendez ses vœux contens,
Autant que je le suis du Trône que j’attens.

LE ROY.

Vous, céder Nitocris ? C’est trop de complaisance,
Son Pere estant l’appuy de la Toute-Puissance.
Sa Fille doit régner, le Sceptre est à ce prix.

DARIUS.

705 Mon Frere perdra-t-il le Trône, et Nitocris ?

LE ROY.

[p. 31]
Reposez-vous sur moy du sort de vostre Frere,
J’ay le pouvoir d’un Roy, j’auray le soin d’un Pere.

DARIUS.

Si vous l’aimez, il faut laisser à son amour
Un bien cent fois plus cher que le Trône et le jour.
710 Pour moy, de tous les biens que possede l’Asie,
Pour suprême faveur, je ne veux qu’Aspasie.

LE ROY.

Aspasie ?

DARIUS.

Oüy, Seigneur.

LE ROY.

O sort trop rigoureux !

DARIUS.

Que me dit ce grand trouble, et ce silence affreux* ?

LE ROY.

Frere cruel*, ton sang me demandoit justice,
715 C’est icy que tu vois commencer mon suplice.

DARIUS.

Demander Aspasie, est-ce un crime si noir ?

LE ROY.

Amour du sang, dois-tu contraindre mon pouvoir ?
Que l’on cherche Aspasie. Il faut que devant elle
Vous appreniez quelle est cette Loy si cruelle*,
720 Qui vous rend assez fier pour braver mon courroux,
Et demander un bien qui ne peut estre à vous.

DARIUS.

Seigneur, j’aime Aspasie, et l’exemple d’Arsame
Me faisant redouter mesme sort pour ma flâme*,
Je n’osois comme luy hazarder mes soûpirs*,
725 Et mon respect encor suspendroit mes desirs ;
Mais sçachant que flaté d’un espoir teméraire,
Tiribaze en faveur d’une Fille trop chere,
Avoit legérement engagé vostre foy, [p. 32]
J’ay crû, pour affranchir la parole d’un Roy,
730 Qu’il falloit aujourd’huy, par une Loy supréme,
Au lieu de Nitocris, demander ce que j’aime.
Cent raisons, cent devoirs, l’honneur du sang des Roys,
Demandent Aspasie, et m’imposent ce choix,
Et je n’aimay le Trône où vostre voix m’appelle,
735 Que pour la mériter, et pour m’assurer d’elle.

LE ROY.

L’Hymen de Nitocris, vous croyant son Amant*,
Fut promis, je l’avouë, assez legérement.
Aspasie est aimable, et la Reyne elle-mesme
Estima sa vertu* digne du Diadéme.
740 Mais enfin Nitocris se flate aux yeux de tous,
De voir en vous un jour couronner son Epoux.
Elle a dû l’espérer, et puis qu’il faut tout dire,
Mon Fils, mon Successeur, l’Héritier de l’Empire,
Est-il injuste, ingrat, avec un si grand nom,
745 Et prétend-il régner par une trahison ?

DARIUS.

De quelle trahison me croyez-vous capable ?
Pour rendre Tiribaze à mes vœux favorable,
J’ay promis, j’ay juré de ne ménager rien,
Et de luy faire un sort aussi grand que le mien.
750 Pour sa Fille, doit-on me traiter d’infidelle ?
Me suis-je offert, Seigneur, et déclaré pour elle ?
N’ay-je pas beaucoup plus à me plaindre de luy ?
Je me suis vû contraint de briguer son appuy.
Le superbe* a voulu par un indigne hommage,
755 A vostre propre Fils vendre vostre suffrage* ;
Et le Pere, et la Fille, ont-il pû concevoir
Sur des respects forcez, un ridicule espoir ?
Dédaigné par ma Sœur, l’aveugle a-t-il pû croire [p. 33]
Que je le vangerois aux dépends de ma gloire ?
760 J’ay puny son orgueil par la confondre*,
Sans vouloir estre ingrat à son ambition.
Je tiendray ma parole, et loin de m’en dédire,
Il aura plus de part que moy-mesme à l’Empire.

LE ROY.

Je connoy Tiribaze, et son zele pour moy,
765 Ses exploits, ses travaux, tout ce que je luy doy,
Ne m’a point ébloüy jusqu’à le méconnoitre ;
Il est fier, et se croit aussi grand que son Maistre.
Mais enfin je luy dois et ma vie, et mon rang,
Sauvez par sa valeur, conservez par son sang.
770 Si nous trompons tous deux l’appuy de ma Couronne,
J’en verray rejallir l’affront sur ma personne.
Un Roy, pour Spéctateurs, a cent Peuples divers,
Il a cent Roys jaloux, il a tout l’Univers.
Mais dust ma gloire en prendre un peu de jalousie,
775 Mettons nos diférens au pouvoir d’Aspasie.

DARIUS.

Quels diférens, Seigneur ? Mon sort dépend de vous.
Regardez seulement sans haine, et sans courroux,
Un Amant* malheureux, dont le choix légitime…
[p. 34]

SCENE V.

LE ROY, DARIUS, ASPASIE.

DARIUS continuë.

Elle vient ? Ay-je tort ? Seigneur, voila mon crime.

LE ROY.

780 Princesse, (car enfin c’est un nom que je doy
A ce rang glorieux que vous tenez de moy, )
Vous voyez Darius assuré de mon Trône ;
Vous l’apprenez du bruit dont toute Babilone,
Dont mes Peuples charmez* font retentir les airs,
785 Et dont la Renommée instruira l’Univers.
Darius revestu d’une gloire si grande,
Me peut tout demander, et c’est vous qu’il demande.

ASPASIE.

Moy, Seigneur ?

LE ROY.

Le croyant Amant* de Nitocris,
Son changement m’étonne*, et son choix m’a surpris ;
790 Et puis qu’il ne fait plus un secret de sa flâme*,
La mienne ne doit plus se cacher dans mon ame.
Brûlant d’un mesme feu dont il se sent brûler…

DARIUS.

Dieux, qu’entends-je ?

LE ROY.

Ecoutez, et me laissez parler.
Mon Fils, j’aime Aspasie, et l’ardeur de son zele
795 Doit faire tout pour moy, quand j’ay tout fait pour elle.
D’autres Roys employroient la force et la rigueur, [p. 35]
Chacun sous mon Empire est maître de son cœur.
Usez-en comme moy. Fier d’une Loy supréme,
Ne croyez pas par là m’arracher ce que j’aime ;
800 Vous pouvez éxiger ce qui dépend de moy,
Mais je ne puis donner ny son cœur, ny sa foy.
à Aspasie.
Un Tyran peut aller jusqu’à la violence.
Je suis Roy. Mon devoir sçait régler ma puissance,
Et les cœurs n’estant point sous l’Empire d’autruy,
805 Le vostre ne dépend ny de moy, ny de luy.
Disposez-en, Madame, et de quelque avantage
Dont se puissent flater des Amans de son âge,
Décidez avec luy du sort de mon amour,
J’attens vostre réponse avant la fin du jour.

SCENE VI.

DARIUS, ASPASIE.

DARIUS.

810 Qui de nous le premier doit rompre le silence ?
Si je parle, par où faut-il que je commence ?
Et de quel œil enfin dois-je vous regarder ?

ASPASIE.

Vous m’aimez donc, Seigneur, et m’osez demander ?

DARIUS.

Pouvant tout demander, par l’aveu du Roy mesme,
815 Pouvois-je demander au Roy que ce que j’aime ?
Hé ! que seroit sans vous tout le reste pour moy ?
Pouvois-je deviner, Madame, qu’un grand Roy,
Qui donne encor des pleurs au trépas de la Reyne,
Voudroit s’embarrasser d’une nouvelle chaîne ?
820 Pourquoy me laissiez-vous ignorer ce malheur ? [p. D ;36]

ASPASIE.

Répondre à vostre flâme* avec tant de froideur,
Refuser d’écouter Darius qui soûpire*,
Ne m’entendiez-vous pas ? n’estoit-ce pas vous dire
Qu’un pouvoir souverain s’opposoit à vos vœux ?
825 J’allois vous découvrir ce secret dangereux ;
Mais Nitocris osant se vanter d’estre aimée,
Et mon ame par là cessant d’estre allarmée,
Je crûs que mon devoir n’estoit plus en danger.

DARIUS.

Quelle estoit vostre erreur ? Helas ! puis-je changer,
830 Quand l’amour de mon Pere est un mal que j’ignore,
Si mesme en l’aprenant mon cœur vous aime encore ?
Puis que c’est mon destin de vous aimer toûjours,
Hélas ! que deviendront ces fatales amours ?
Quel affreux* avenir ! que de maux ! que de larmes !

ASPASIE.

835 Faut-il tant d’embarras pour ces malheureux charmes* ?
Tournez vers Nitocris vos soûpirs*, et vos vœux ;
Ne songez qu’à régner, et vous serez heureux.
Ne comblez pas d’horreurs cette illustre journée,
Immolez une ardeur justement* condamnée,
840 A l’espoir de régner, au respect d’un grand Roy,
Aux tendresses d’un Pere, à vostre gloire, à moy.

DARIUS.

Quoy, par tant de raisons vous me pressez vous-méme
D’étouffer mon amour, de céder ce que j’aime ?
Pardonnez à l’erreur de mes yeux trop charmez*,
845 J’ay tort de vous oster à ce que vous aimez.

ASPASIE.

Que vous estes cruel* ! Ce soupçon qui m’offence
Me contraint malgré moy de rompre le silence.
Mais loin de vous flater de cet aveu, tremblez [p. 37]
Des maux qu’il vous faut craindre, et dont vous m’accablez.
850 Oüy, Seigneur, je vous aime, et ce cœur qui soûpire*,
Se voyant malgré luy forcé de vous le dire,
En devroit à vos yeux expirer de douleur.
Mais au moins vous sçavez, quand j’appris vostre ardeur,
Par quels puissans efforts je voulus m’en défendre.
855 Mesme je vous diray qu’avant que de l’apprendre,
A vos seules vertus s’estant laissé charmer,
Mon cœur n’épargna rien pour s’empescher d’aimer.
La guerre heureusement* m’ostant vostre présence,
Et ma flâme* estant foible encor dans sa naissance,
860 Elle alloit expirer ; je ne vous voyois pas.
Vous revenez paré des plus brillans appas,
Qu’ajoûte à la Vertu* la plus charmante gloire ;
Vous menez avec vous l’Amour, et la Victoire ;
Je n’ay pû résister, mon feu s’est rallumé ;
865 Vous voila satisfait, et vous estes aimé.    

DARIUS.

Est-ce un crime si grand, que de m’aimer, Princesse ?

ASPASIE.

Oüy, c’est une honteuse et coupable foiblesse,
De trahir tous les soins*, tous les bienfaits du Roy ;
Oüy, c’est un crime affreux* de disposer de moy,
870 Quand le Roy doit luy seul régler ma destinée ;
Oüy, c’est une fureur*, une rage obstinée,
D’apprendre son amour, et de ne l’aimer pas ;
Oüy, c’est le plus cruel* de tous les attentats,
De trahir lâchement sa plus douce espérance.
875 Aussi de mes remords la juste* violence
Me tourmente sans cesse, et me rend à mes yeux
Horrible, et digne encor des noms plus odieux.

DARIUS.

[p. 38]
Mais le Roy vous laissant disposer de vous-mesme…

ASPASIE.

Mais est-ce à moy, Seigneur, à donner ce qu’il aime ?

DARIUS.

880 S’il faut vous obtenir du Roy, non pas de vous,
Allons, Madame, allons embrasser ses genoux.
Je connois Artaxerce, un Roy si grand, si tendre,
D’une juste pitié ne sçauroit se défendre.
Allons luy présenter deux cœurs si bien unis,
885 La beauté toute en pleurs, et les douleurs d’un Fils ;
Allons tous deux, allons par ce pressant langage,
Par des pleurs tous puissans, ammolir son courage*.
Il est Pere, et Monarque, il est Hêros vainqueur.
Moy par l’amour du sang attendrissant son cœur,
890 Et vous de ces grands noms réveillant la mémoire,
Nous en obtiendrons tout en faveur de sa gloire.

ASPASIE.

Craignez plutost d’aigrir un Roy fier et jaloux.
Quel spéctacle pour luy ! quel sujet de courroux,
De voir contre sa flâme* unir toutes nos armes,
895 Nos soins* les plus ardens, nos prieres, nos larmes !

DARIUS.

Mais le Roy vous attend. Vous devez aujourd’huy
Vous déclarer enfin pour son Fils, ou pour luy.

ASPASIE.

Que me demandez-vous ? quelle est vostre espérance ?
Ah ! ne m’obligez pas de rompre le silence,
900 Et n’espérez jamais de m’obtenir de moy.

DARIUS.

Mais si mes pleurs pouvoient vous obtenir du Roy,
Ne me défendez pas dans un sort si funeste,
Ce secours innocent, et le seul qui me reste…

ASPASIE.

[p. 39]
Adieu, Seigneur.

DARIUS.

Madame…

ASPASIE.

Ah, que vous me pressez !

DARIUS.

905 Vous ne me dites rien.

ASPASIE.

Hé n’est-ce pas assez ?

Fin du Troisiéme Acte.

[p. 40]

ACTE IV

SCENE PREMIERE.

LE ROY, MINDATE.

LE ROY.

Quoy, Mindate, Aspasie est encor en balance
Sur un choix que j’attens avec impatience.
C’estoit peu de rougir de mes feux ; faut-il voir
Ce que sans quelque horreur je ne puis concevoir ?
910 Mon amour abusé. Quoy, l’ingrate Aspasie
Me rendroit le mépris, la fable de l’Asie ?
Ne me déguise rien ; et le Peuple, et la Cour,
Tout parle, tout est plein du bruit de mon amour.
Fay-moy bien concevoir le reproche et le blâme
915 Que va porter sur moy la honte de ma flâme*.

MINDATE.

Le Peuple est discret, Seigneur, mais quelquefois
Le Ciel [le] fait parler pour avertir les Roys.

LE ROY.

[p. 41]
Mais je veux tout sçavoir.

MINDATE.

Vous oseray-je dire
Qu’on craint pour vostre gloire autant que pour l’Empire ?
920 Qu’estant Rival d’un Fils, on croit que vos amours
Peuvent des-honorer le reste de vos jours ?
Les uns font éclater une audace indiscrete* ;
Les autres font parler une douleur muete.
On murmure* en tous lieux, et les plus emportez
925 Semblent pour Darius à demy revoltez.
Ariarathe instruit de tout ce qui se passe,
Revient le cœur enflé d’une nouvelle audace,
Et voyant ce grand trouble entre son Frere et vous,
Croit pouvoir tout promettre à son orgueil jaloux.

LE ROY.

930 Laisse-moy, cher Mindate, en ce desordre extréme,
Seul icy sans témoins, m’interroger moy-mesme.
Qu’on cherche Tiribaze.

SCENE II.

LE ROY seul.

Artaxerce, tu vois
Quels bruits soüillent en toy la Majesté des Roys.
Tous les vœux des Persans se changent en murmures,
935 Et les cris de triomphes, en plaintes, en injures.
Voy le profond abyme où l’amour t’a jetté.
La gloire de ton nom est-elle en sûreté ?
Par quel aveuglement te crois-tu préferable [p. 42]
A ce jeune Rival, à ce Fils trop aimable ?
940 Successeur de l’Empire, un nom si glorieux,
Cette splendeur nouvelle attire tous les yeux.
La Princesse doit tout à l’espoir qui me flate.
J’attens qu’elle s’explique ; elle se taist, l’ingrate.
Que la reconnoissance est un foible devoir,
945 Quand l’amour sur un cœur a pris trop de pouvoir ;
Elle aime Darius ; n’aimons plus ; mais nous sommes
Esclaves de l’amour, comme les autres Hommes.
O honte de mes jours, ne puis-je t’arracher,
Lâche amour, en faveur d’un fils qui m’est si cher ?
950 Artaxerce n’est-il foible que quand il aime ?
Il a vaincu cent fois, il s’est vaincu luy-mesme.
Dans les plus grands succés, dans ma plus forte ardeur,
J’ay vaincu ma fortune, et dompté ma valeur ;
J’ay vaincu la colère, étouffé la vengeance ;
955 J’ay vaincu la douleur, l’orgueil, l’impatience.
Contre quels Ennemis ay-je en vain combatu ?
Le seul amour est-il plus fort que ma vertu* ?
Mais que veut cet amour ? veut-il malgré moyméme,
Si mon Fils est aimé, luy ravir ce qu’il aime ?

SCENE III.

LE ROY, MINDATE.

MINDATE.

960 Seigneur, le Prince est là, qui demande à vous voir.

LE ROY.

Est-il seul ?

MINDATE

[p. 43]
Oüy, Seigneur, et plein de desespoir,
J’ay vû sur son visage une douleur mortelle.

LE ROY.

Quand j’attens Aspasie, il vient triste, et sans elle.
Qu’il entre. Quel transport* s’éleve dans mon cœur ?
965 Quel mêlange confus de joye et de douleur ?
Je voy qu’à mon Rival Aspasie est contraire ;
Mais s’il est malheureux, je suis toûjours son Pere.

SCENE IV.

LE ROY, DARIUS.

DARIUS.

Vous voyez à vos pieds un Amant* malheureux,
Qui se livre au pouvoir d’un Rival genéreux*.
970 La Princesse se taist, et mon amour extréme
Ne sçauroit l’obtenir, Seigneur, que de vous-mesme.
Elle sçait vostre amour, et connoist son devoir,
Elle est à vous enfin, et je n’ay plus d’espoir.
Avant que tant d’amour fust entré dans mon ame,
975 Hélas ! que n’ay-je pû découvrir vostre flâme* !
Que n’a-t-elle paru plutost pour mon secours !
Ou que n’eut-elle soin de se cacher toûjours !

LE ROY.

Mon Fils, en quelque temps que mon amour paroisse,
Manque-t-il de vertu* pour vaincre sa foiblesse ?
980 Je viens de vous nommer au Pouvoir souverain,
Mon Sceptre doit passer un jour dans vostre main ;
Je ne veux qu’Aspasie. Un Prince qui soûpire*,
Vous demande-t-il trop pour le prix d’un Empire ?

DARIUS.

[p. 44]
Connoissez vostre Fils. Il n’est pas sans vertu* ;
985 Ne me reprochez point d’avoir mal combatu.
J’ay mis devant mes yeux tout ce qu’aime et révere
Le Sujet dans son Maistre, et le Fils dans son Pere.
Bien plus ; je me suis dit que vous faites pour moi
Plus qu’on n’obtint jamais et d’un Pere, et d’un Roy.
990 S’il faut combatre encor, je combatray sans cesse ;
Mais, Seigneur, je connoy ma flâme*, et ma foiblesse,
Je rendray dans mon cœur mille cruels* combats,
Je combatray toûjours, et je ne vaincray pas.

LE ROY.

C’est donc moy qui doy vaincre, et céder Aspasie ;
995 C’est donc moy qui doy vaincre aux dépens de ma vie.
Jusqu’icy je croyois avoir assez vaincu,
Et pour vivre en repos, avoir assez vécu.
Pour vous mieux assurer un Sceptre heréditaire,
Il en coûte à mon Bras le trépas de mon Frere.
1000 Cet Empire si beau que je gardois pour vous,
Cette immense grandeur qui fait tant de Jaloux,
N’enferme-t-elle rien dans sa vaste étenduë
Où vostre ambition arreste vostre vûë ?
Voudrez-vous, soûtenu* d’une cruelle* Loy,
1005 M’arracher le seul bien que je gardois pour moy ?

DARIUS.

Moy, je voudrois, Seigneur, en Amant* teméraire,
Arracher Aspasie à mon Maistre, à mon Pere !
La Loy m’avoit permis de vous la demander,
Et si ce cœur ingrat ne peut vous la céder,
1010 Au moins je puis mourir, et cela doit suffire.

LE ROY.

Ah ! mon Fils, n’avez-vous autre chose à me dire ?

DARIUS.

[p. 45]
Non, Seigneur, un cœur foible, un cœur comme le mien,
Plein de trouble et d’effroy, n’est capable de rien.
Le vostre qui peut tout, se rend-il quand il aime ?
1015 Trouve-t-il tant de peine à se vaincre luy-mesme ?

LE ROY.

N’ay-je pas sçeu me vaincre, et n’ay-je pas soûmis
Toutes mes passions, comme mes Ennemis ?
N’aimay-je pas toûjours une gloire si belle ?
Quand commencerez-vous à travailler pour elle ?
1020 Pour elle j’ay tout fait, et je n’ay pas besoin
De me tyranniser pour la pousser plus loin.
Les Dieux à mon amour ont attaché ma vie.

DARIUS.

Hé bien, vivez, aimez, possedez Aspasie.

LE ROY.

Si tu veux que je vive, arreste, et me fais voir
1025 Plus d’amour pour la vie, et moins de desespoir.

DARIUS.

J’y feray mes efforts ; mais perdant Aspasie,
Mon respect ne vous peut répondre de ma vie.

LE ROY.

Nature, Amour, cessez de déchirer mon cœur.

SCENE V.

LE ROY, ASPASIE, [DARIUS].

ASPASIE.

Seigneur, j’entre sans ordre, excusez ma douleur.
1030 Je ne puis plus soufrir* le suplice trop rude,
Et l’état violent de mon inquiétude ;
Vostre long entretien m’a mise au desespoir, [p. 46]
Je crains tout de sa flâme*, et de vostre pouvoir.
Vos bontez me laissoient disposer de moy-mesme,
1035 Mais de tous les cótez le péril est extrême ;
Et comme enfin ce choix ne sauroit réüssir,
Pour vous déterminer, il faut vous éclaircir.
J’auray moins à rougir d’un aveu teméraire,
Que je n’aurois de peine et de honte à me taire.
1040 Seigneur, j’aime le Prince.

LE ROY.

O Ciel !

ASPASIE.

Ecoutez-moy.
S’il m’a donné pour luy l’amour que je vous doy,
Son triomphe, Seigneur, n’est dû qu’à ma foiblesse,
Je la condamne, et veux la condamner sans cesse.
Ce que je sens pour vous, vous est plus glorieux,
1045 Je vous rends dans mon cœur plus qu’on ne rend aux Dieux.
Aussy je vous doy plus. S’ils m’ont donné la vie,
Quels bienfaits par vos mains ! quels honneurs l’ont suivie !
Je ne doy qu’à vous seul, rang, gloire, liberté.
Je ne tenois des Dieux qu’un cœur qu’ils m’ont osté,
1050 Puis que c’est me l’oster, que de l’avoir fait naître
Capable d’un amour dont il n’est pas le maître.
Voila le triste état de ce cœur malheureux.

LE ROY.

Et de tous mes malheurs voicy le comble affreux*.
Quelque nom que je prenne, ou de Fils, ou de Frere,
1055 Ou de Pere ou d’Amant*, Ciel ! quelle est ma misere !
Fils, je voy dans ma Mere un cœur trop inhumain ;
Frere, je fais périr un Frere de ma main ;
Pere, je voy qu’un Fils veut m’oster ce que j’aime ; [p. 47]
Amant*…Ah c’est icy mon desespoir extréme.
1060 J’apprens que vous l’aimez, et je l’apprens de vous.
Ah ! ma lâche douleur, fay place à mon couroux.
Ingrats, songez-vous bien avec quelle furie*
Vous traversez tous deux le repos de ma vie.
à Darius.
Je t’ay donné le jour, et mes plus tendres soins*.
à Aspasie.
1065 Qui vous donna son cœur, ne vous donna pas moins.
Ce que j’ay fait pour vous, me répondoit du vostre ;
Cependant vostre cœur est au pouvoir d’un autre.
Vous pouviez le donner, et je vous l’ay permis ;
Mais de vostre devoir je m’estois tout promis.
1070 C’en est trop. Mais que fay-je ? Apres tant d’injustice,
Je ne puis vous punir d’un plus cruel* suplice,
Sans me des-honorer par de honteux transports*,
Qu’en laissant ma vengeance à vos propres remords.
Et toy qui te prévaus du pouvoir de tes larmes,
1075 Que ne prens-tu, cruel*, contre moy d’autres armes ?
Rival aimé, ce nom ne rend-il pas mon Fils
Le plus grand, le plus craint de tous mes Ennemis ?

DARIUS.

Oüy, Seigneur, et ma mort n’est que trop légitime.

LE ROY.

Oüy sans-doute, et c’est trop faire grace à ton crime.
1080 Songe enfin que je regne, et que ce lâche cœur
Se lasse de parler toûjours en ta faveur.
[E ; 48]

SCENE VI.

DARIUS, ASPASIE.

ASPASIE.

Voila comme vos pleurs ont sçeu toucher son ame.

DARIUS.

Sans vous, mes pleurs alloient triompher de sa flâme,
Luy déclarer l’amour que vous avez pour moy,
1085 Sans respecter les noms ny d’Amant*, ny de Roy.
Qu’avez-vous fait ?

ASPASIE.

J’ay fait ce que je devois faire ;
Je n’ay que trop rougy d’aimer, et de me taire.
Mon silence est coupable autant que mon amour,
Et puis qu’il faut enfin parler en ce grand jour,
1090 Dois-je abuser le Roy par un lâche artifice* ?
J’ay déclaré ma flâme*, afin qu’il m’en punisse.
Il faut, puis que mon cœur ne veut pas m’obeïr,
Qu’un Roy qui m’aime trop, commence à me haïr.
Que si ce cœur ingrat, dont la honte est certaine,
1095 Du Roy le plus aimable a mérité la haine,
Doy-je pas à jamais me cacher à vos yeux ?
Ne suis-je pas l’horreur des Hommes et des Dieux ?
Ah ! plutost étouffons cette odieuse flâme*,
Brisons des fers* honteux.

DARIUS.

Le pourrez-vous, Madame ?

ASPASIE.

1100 Seigneur, ne mettez pas ma gloire au desespoir,
Aidez ce foible cœur à faire son devoir.

DARIUS.

[p. 49]
A faire son devoir ? Est-ce un devoir, Princesse,
Est-ce un devoir pour vous de trahir ma tendresse,
Quand de tous mes devoirs, c’est le premier de tous,
1105 De vous aimer sans cesse, et de n’aimer que vous ?

ASPASIE.

Je vous quitte, Seigneur, vos pleurs ont trop de charmes* ;
J’ay le Roy, vous, ma gloire, à sauver de vos larmes.
Le Roy, que Tiribaze obsede nuit et jour,
Aigry par ses conseils, plein de trouble et d’amour,
1110 Peut se porter enfin à quelque violence.
L’orgueil de Nitocris, sa haine, sa vengeance,
Tout presse Tiribaze, et j’en tremble d’effroy.
Allez, de vostre main, allez m’offrir au Roy,
Et d’un air si constant, que le Roy puisse croire,
1115 Qu’il laisse en sûreté vostre vie, et sa gloire.
Mais helas ! je vous presse, en de semblables coups,
D’avoir plus de courage, et j’en ay moins que vous.
Vostre douleur m’accable, et je sens ma constance
Ne pouvoir plus tenir contre vostre présence.

DARIUS.

1120 De grace, écoutez-moy.

ASPASIE.

Je n’écoute plus rien.
Faites vostre devoir, ou je feray le mien.
[p. 50]

SCENE VII.

DARIUS seul.

Est-ce par ce discours, dont la rigueur me tuë,
Qu’on me rend la raison que j’ay presque perduë ?
Moy-mesme je voulois vous céder, et mourir,
1125 Mais par vostre ordre aller moy-meme vous offrir ?
Voulez-vous imposer ce suplice à ma flâme* ?
Voulez-vous jusque-là tyranniser mon ame ?
Pere, Maîtresse*, ô noms et si chers et si doux,
Voulez-vous revolter ma douleur contre vous ?

SCENE VIII.

DARIUS, TIRIBAZE.

DARIUS.

1130 Que cherchez-vous icy ?

TIRIBAZE.

J’y cherchois Aspasie.
C’est par ordre du Roy.

DARIUS.

Quelle est donc son envie* ?

TIRIBAZE.

J’ignore son dessein.

DARIUS.

Ignorez-vous le mien ?

TIRIBAZE.

J’exécute son ordre, et n’examine rien.

DARIUS.

[p. 51]
Cet ordre, quel qu’il soit, couvre quelque injustice,
1135 Et vostre haine en est la cause, ou le complice.
Vos perfides conseils empoisonnent le Roy.

TIRIBAZE.

Est-ce à vous, Prince ingrat, à vous plaindre de moy ?
Apres l’affront sanglant dont vous soüillez ma gloire,
Croyez tout, j’y consens, je vous laisse tout croire.
1140 Quand je vous fais régner, est-ce trop de vouloir
Que Nitocris ait part au souverain Pouvoir ?
Je ne m’expliquay point, mais vous deviez m’entendre ;
L’Etat, le Roy, mon rang, mon nom, vous doit apprendre
Qu’un sang comme le mien vaut bien celuy des Roys.
1145 Vostre Frere n’a pas vostre âge, vos exploits ;
Mais vostre Frere est juste, et son sang joint au nôtre,
Sçaura vanger ma gloire aux dépens de la vôtre.
Il aura ce qu’il aime, et pour vous faire voir
Quel sera mon triomphe, et vostre desespoir,
1150 Apprenez que du Roy l’ardente jalousie
Veut contre son Rival s’assurer d’Aspasie,
Qu’il veut vous l’enlever, et l’épouser demain,
Et croyez que j’ay mis ces fureurs* dans son sein.

DARIUS.

Il l’épouse demain, et tu me l’oses dire ?
1155 Toy, perfide, la honte et l’horreur de l’Empire,
Tu me traites d’ingrat ? Qu’attendois-tu de moy ?
Devois-je couronner un sang sorty de toy ?
Ne comptes-tu pour rien ma longue patience,
Qui te laisse joüir d’une injuste* puissance,
1160 Et flatant ton orgueil, a fait humilier
Un Prince comme moy jusques à te prier ?
Quand je me flate encor des bontez de mon Pere, [p. 52]
Tu viens me menacer de toute sa colere ;
Et le meilleur des Roys, devient par ta fureur*,
1165 Le tyran d’Apasie, et mon Persécuteur.
Tu sçais qu’elle est à moy, quand je brûle pour elle.
Sçache que si tu romps une chaîne si belle,
Sçache que si le Roy par tes cruels* avis
Acheve d’accabler sa Maîtresse* et son Fils
1170 De ce que je luy doy je ne puis plus répondre,
Ma raison, mon devoir, commence à se confondre*,
Et je puis, pour agir et pour elle, et pour moy,
Devenir plus méchant, et plus cruel* que toy.
J’y périray ; mais croy que ta perte est certaine,
1175 Que les bontez du Roy vont plus loin que sa haine,
Et qu’il m’estime assez pour trembler, pour mourir,
Ou me vanger du coup qui me fera périr.

SCENE IX.

TIRIBAZE, NITOCRIS.

TIRIBAZE.

Va pousser jusqu’au bout ton audace rebelle.

NITOCRIS.

Qu’avez-vous résolu contre un Prince infidelle ?
1180 Il respire, et je meurs de honte et de douleur.
De quels sanglants projets, de quel foudre vangeur
Avez-vous contre un Traître armé vostre colere ?
Remettez-vous sa perte aux fureurs* de son Pere ?
Je suis Fille, Seigneur ; mais l’orgueil* de mon sang,
1185 Nourry par vos leçons, enflé par vostre rang,
Ne me laissera point survivre à cet outrage. [p. 53]
Plus nostre Sexe est foible, et plus il a de rage ;
Ou la mort d’un Ingrat, ou mon propre trépas.
Mais je vous parle en vain, vous ne m’écoutez pas.

TIRIBAZE.

1190 Non, ma Fille, et je songe à la plus courte voye
Qui mene ma vengeance au comble de sa joye.
Darius va périr ; transporté*, furieux*,
Sur le point d’oublier la Nature, et les Dieux,
En faveur de sa flâme*, il va tout entreprendre.
1195 Aux tendresses du sang s’il se laisse surprendre*,
Jeune, Amant*, obsédé par des Amis flateurs,
Qui sçauront irriter* ses jalouses fureurs*,
Il n’épargnera rien pour avoir ce qu’il aime.
C’est par là que je puis me vanger du Roy mesme ;
1200 Je l’abhorre dans l’ame, et l’affront de son fils
Rend présent à mes yeux le refus d’Amestris.
Vangeons-nous de tous deux.

NITOCRIS.

Quel dessein est le vostre ?

TIRIBAZE.

De les perdre tous deux, d’immoler l’un par l’autre ;
De régner. Ma fureur*, le temps, l’occasion,
1205 Tout rallume le feu de mon ambition.
Noble ardeur de régner que je voulois suspendre,
Parle, parle à mon cœur, tu peux te faire entendre
Ma Fille, je voulois couronner ton Epoux ;
Mais Darius indigne et du Trône, et de nous ;
1210 Ariarathe encor moins digne que son Frere,
Doit ainsi que le Roy faire place à ton Pere.

NITOCRIS.

Que ne vous doy-je point pour un espoir si doux !
La vie est un bienfait que j’ay reçeu de vous ;
Mais quel que soit ce bien que je doy reconnoître, [p. 54]
1215 C’est plus de me vanger, que de m’avoir fait naître.

TIRIBAZE.

Quand ces beaux sentimens m’attendrissent pour toy,
Plus j’aime à te vanger, plus je sens malgré moy,
Que d’un si grand projet le péril m’épouvante.
Rien ne peut rassurer la Nature tremblante.

NITOCRIS.

1220 Quoy, vous tremblez, Seigneur, quand vous envisagez
Le Trône où vous courez ? l’affront que vous vangez ?

TIRIBAZE.

Quand je voy les périls où ma fureur* t’entraîne…

NITOCRIS.

Ah ! c’est trop de prudence, où regne tant de haine ;
Quand l’honneur parle, il faut prendre pour trahison
1225 Les timides* conseils que donne la raison.
Ou périssons tous deux, ou vangeons nostre offence.

TIRIBAZE.

Ton courage me rend une entiere assurance.
Vangeons-nous promptement, perdons nos Ennemis,
Faisons armer le Roy contre son propre Fils ;
1230 Mais envoyons au Fils des Amis infidelles,
Qui feignant de servir ses fureurs* criminelles,
Par un zele trompeur, loin de le secourir,
Aideront seulement à le faire périr.
Toy, cependant soûtien* l’espoir d’Ariarathe ;
1235 Mais il est temps d’agir. Tout nous sert, tout nous flate,
Tout est icy pour nous, trouble, confusion*,
Vengeance, jalousie, amour, ambition.

Fin du Quatriéme Acte.

[p. 55]

ACTE V

SCENE PREMIERE.

NITOCRIS, CLEONNE.

CLEONNE.

Quelle est cette allégresse au milieu des allarmes ?
Vous entendez par tout un bruit de voix et d’armes ;
1240 On voit par tout du sang, des Mourans, et des Morts.

NITOCRIS.

C’est ce spéctacle affreux* qui fait tous mes transports*.
Je triomphe, Cleonne, en ce desordre extréme ;
Darius m’a vangée en se perdant luy-mesme.
Sur le point d’enlever l’Objet* qui l’a charmé*,
1245 Par un avis secret Artaxerce allarmé,
Vient d’armer contre luy toute sa jalousie.
Ce combat, où tous deux disputoient Aspasie,
Par des coups mutuels sans-doute ensanglanté…
[p. 56]

SCENE II.

NITOCRIS, TIRIBAZE.

TIRIBAZE.

Le sort trompe l’espoir dont je m’estois flaté.

NITOCRIS.

1250 Dieux !

TIRIBAZE.

Mais j’espere encor.

NITOCRIS.

Ma vengeance est perduë.
Qu’un coup de foudre, ô Ciel ! ou me vange, ou me tuë.

TIRIBAZE.

Darius agité d’un combat violent,
Sur les devoirs du sang, incertain, chancelant,
Pressé par des Flatteurs qui l’obsedent sans cesse,
1255 Voyant le Roy tout prest d’épouser la Princesse,
Il la veut enlever. Le Roy, par mes avis,
Apprend, et veut punir l’attentat de son Fils.
Accompagné des Siens, dans un étroit passage,
Il marque tous ses pas par un affreux* carnage ;
1260 Il suit le Ravisseur. Je seconde le Roy ;
Ariarathe armé pour son Pere, et pour toy,
Par un trait imprévû dont sa main est frapée,
Voit son sang se répandre, et tomber son Epée.
Cependant Darius malgré tout son couroux,
1265 Tremble en voyant son Pere, et tombe à ses genoux.
On l’arreste, et voila ta premiere Victime…

NITOCRIS.

Il va donc recevoir la peine de son crime.
C’est assez, achevez, et pressez son trépas. [p. 57]

TIRIBAZE.

Sçais-tu quel est du Roy la peine et l’embarras ?
1270 Ce Pere aimant son Fils jusqu’à l’idolâtrie,
Cherche quelque prétexte à luy sauver la vie ;
Mais ne pouvant souffrir* un crime plein d’horreur,
Autant que sa tendresse écoutant sa fureur*,
Pere trop indulgent, et Juge inéxorable,
1275 Il souffre* en ce combat un tourment qui l’accable.
Mais à quelque party qu’il se laisse emporter,
Ta gloire en cet état n’a rien à redouter ;
Par le sang de son Fils, ou par son hymenée,
Tu te verras bientost vangée, ou couronnée.

NITOCRIS.

1280 Me pouvez-vous parler d’un Hymen odieux ?
La Couronne à ce prix est horrible à mes yeux.
Je déteste à jamais Darius, et son Frere.
Darius me préfere une indigne Etrangere ;
Et son Frere blessé, malheureux, outragé,
1285 A vû couler son sang, et ne s’est point vangé.
Le Lâche ose encor vivre, et me laisser en bute
A tout ce qu’a d’affreux* l’opprobre de ma chûte.
Apres tant de mépris, d’affronts, et de refus,
Ne songez qu’à régner, et meure Darius.

TIRIBAZE.

1290 Nul ne sent comme moy cette soif de l’Empire,
Et toute autre grandeur ne sçauroit me suffire ;
Mais sur le point de perdre et le Pere, et le Fils,
Je manque ce grand coup, le Sort nous a trahis.
Avec quelque succés suis-je sûr de combatre,
1295 Pour la perte d’un Fils que son Pere idolâtre ?

NITOCRIS.

Manquez-vous de raisons pour presser son couroux,
Contre un Fils dont le crime horrible aux yeux de tous,
Le laisse sans secours, sans Amis, sans défense ? [p. 58]
Vous parlant seul au Roy, dans ce commun silence,
1300 Vous avez pour l’armer contre un Fils criminel,
L’horreur de l’attentat, un opprobre eternel ;
Vous avez contre luy l’amour, la jalousie,
La haine d’un Rival trop aimé d’Aspasie,
Un exemple à donner, des Loix à maintenir,
1305 Un affront à vanger, un grand crime à punir.

TIRIBAZE.

Oüy, ma Fille, et c’est toy dont la noble assurance
Rassure ma tendresse, et soûtient* ma vengeance.
Sans toy, toûjours pour toy tremblant, foible, étonné*
Le Roy vient. Laisse-nous.

SCENE III.

LE ROY, TIRIBAZE.

LE ROY.

Ah, Prince infortuné !
1310 Mon Fils, ce Fils si cher, a perdu l’innocence.

TIRIBAZE.

Seigneur.

LE ROY.

Tu peux enfin joüir de ta vengeance ;
Tes conseils, Tiribaze, ou plutost mon amour,
Coûtent à Darius et l’honneur, et le jour ;
Car enfin, il faut bien contenter ma justice.

TIRIBAZE.

1315 Je sçay ce que vous coûte un si grand sacrifice.
Quand il faut condamner, et perdre un Fils si cher, [p. 59]
C’est un Arrest qu’un Pere a peine à s’arracher.
J’ay tâché d’excuser cet effroyable crime ;
Mais je ne voy qu’un gouffre où ma raison s’abîme,
1320 Quand je voy Darius en Rival furieux*
S’abandonner au crime, ensanglanter ces Lieux,
Attenter sur son Pere.

LE ROY.

Epargne un Fils coupable,
Et laisse-moy le voir d’un œil plus favorable.
Je sçay que mes Amis à mes pieds renversez,
1325 Qu’Ariarathe mesme au nombre des Blessez,
Et presque tout son sang sortant de sa blessure,
Doit contre Darius revolter la Nature.
Mais tu n’ignores pas que dés qu’il m’a pû voir,
En luy l’amour du sang a bien fait son devoir.
1330 Sa rage devenant incertaine et timide*,
Acheve enfin, luy dis-je, acheve, Parricide.
A ces mots plus troublé, par un effroy soudain,
Les armes à mes pieds luy tombant de la main ;
Que faisois-je, dit-il ? mon aveugle colere
1335 A presque, justes Dieux ! assassiné mon Pere.
Là ramassant le Fer*, par un soudain transport*,
Son desespoir sans moy m’eust vangé par sa mort.

TIRIBAZE.

A ce faux repentir vous laissez-vous surprendre* ?
Ce remords dont son cœur ne sauroit se défendre,
1340 Est-ce un respect qui part d’un cœur tendre et soûmis ?
Je n’irriteray point un Pere contre un Fils ;
Mais je doy l’avertir qu’un Prince veritable,
Sur les devoirs du rang doit estre inéxorable;
Que la seule justice, et la vigueur des Loix,
1345 Est l’ame de l’Empire, et la gloire des Roys.
Darius n’eust jamais attenté sur son Pere, [F ; 60]
Si vous aviez puny les attentats d’un Frere.
Contre un crime si noir, contre tant de fureur*,
Et le Peuple, et la Cour, ont conçeu tant d’horreur,
1350 Que nul n’ose parler, ny prendre sa défense.
Cependant ce forfait qui les force au silence,
Ce crime qui feroit frémir vos Ennemis,
Est conçeu dans le sein de vostre propre Fils ?

LE ROY.

Non, cela ne se peut. Mon Fils n’est point perfide;
1355 Il est Amant* jaloux, et non pas parricide.

TIRIBAZE.

J’ay tort de vous presser. Je me retire. O Dieux,
A cet aveugle Pere enfin ouvrez les yeux.

LE ROY.

Arreste. Helas, veux-tu dans ce desordre extréme,
Dans ce trouble cruel*, me laisser à moy-mesme ?
1360 Je n’écoute que trop ma flâme*, et mon devoir.
Laisse parler le sang, laisse-luy quelque espoir.
Pour d’autres Criminels quelquefois favorable,
Pour un Fils si chéry, serois-je impitoyable ?
J’entens les Loix gémir, et l’Amour murmurer* ;
1365 Mais voy le cœur d’un Pere, et l’entens soûpirer*.
Voy-tu pas que ce Fils charmé* de la Princesse,
Est né comme son Pere avec trop de foiblesse,
Qu’il a mon cœur, mon sang, et mesmes yeux que moy,
Que ses emportemens ont l’exemple d’un Roy ?
1370 N’as-tu pas vû ce Fils dans sa plus forte rage,
Te le diray-je encor, en voyant mon visage,
En frémir de respect, et son ardent couroux,
Tremblant et desarmé, tomber à mes genoux ?
On va me l’amener.

TIRIBAZE.

[p. 61]
Hé bien, qu’avec ses larmes,
1375 Il vienne de vos mains faire tomber les armes.
Souffrez*, pour m’épargner ce spéctacle odieux,
Qu’un éxil eternel m’éloigne de vos yeux.
Agréez ma retraite, aussi-bien ma disgrace
M’a rendu pour jamais indigne de ma place.
1380 Mon nom des-honoré par de cruels* refus ;
L’injure d’Amestris, celle de Darius,
Tout me fait détester et mon rang, et ma vie.
Quel sujet de triomphe à la haine, à l’envie*,
De voir de tant d’affronts qu’on fait tomber sur nous,
1385 La honte en rejallir sur le Trône, et sur vous.
Voicy ce Fils, à qui son Pere sacrifie
L’espoir de son amour, le repos de sa vie,
La gloire de son rang, la majesté des Loix,
Le salut de l’Etat, la sûreté des Roys.

LE ROY.

1390 Va, va, je ne suis point si foible que l’on pense,
Je sçauray contenter ma gloire, ta vengeance,
La Nature, l’Amour, Darius, Nitocris.

TIRIBAZE en s’en allant, tout bas.

Rien ne peut nous vanger que le sang de son Fils.
[p. 62]

SCENE IV.

LE ROY, DARIUS.

LE ROY.

Approchez.

DARIUS.

Fils rebelle, et Rival teméraire,
1395 Puis-je encor soûtenir* les regards de mon Pere ?

LE ROY.

Je veux tout oublier, mon Fils, embrassez-moy.

DARIUS.

Moy qu’on croit l’assassin et d’un Pere, et d’un Roy ?

LE ROY.

Ah, ne vous faites point à mes yeux si coupable.
Vostre crime, mon Fils, est presque inexcusable ;
1400 Je voy quel sang nous coûte un si cruel* effort.
L’Etat, les Loix, l’honneur, tout presse vostre mort.
Il me reste un moyen pour vous sauver la vie.
J’offensay Tiribaze, et sa Fille est trahie.
Un double affront le met au dernier desespoir.
1405 Je luy doy tout, mes jours, ma gloire, mon pouvoir.
Il faut par vostre hymen reparer son offence,
Ou hazarder pour vous ma gloire, et ma puissance.
Je l’ay placé si haut, qu’au rang où je le voy,
Sa haine peut donner des terreurs à son Roy.
1410 Mais je crains beaucoup moins son desespoir extréme,
Que la necessité de perdre un Fils que j’aime.
Il faut pour vous sauver, épouser Nitocris,
Je n’ay que ce prétexte à conserver mon Fils.

DARIUS

[p. 63]
Que jusque-là, Seigneur, le sang des Roys s’abaisse.
1415 Sauvez-vous par ma mort d’une indigne foiblesse.
La blessure d’un Frere, et par un de mes coups,
A fait couler vos pleurs, et son sang, devant vous.
A mon Pere, à mon Roy, j’ay donné des allarmes ;
J’ay vû presque sur vous la pointe de mes armes.
1420 Si ce n’est pas assez pour me priver du jour,
Ne dois-je pas aussi mon sang à mon amour ?
J’ay voulu, j’ay manqué d’enlever Aspasie ;
Coupable, ou malheureux, je doy perdre la vie.
Au nom de vostre amour, au nom de tout l’Etat,
1425 Par grace, ou par justice, immolez un Ingrat.
Me refuserez-vous une mort souhaitée ?
Pour ne pas l’obtenir, l’ay-je trop meritée ?
Seigneur, à vos genoux vostre Fils attaché,
S’il n’obtient son trépas, n’en peut estre arraché.
1430 Je sçay bien qu’en perdant l’honneur de ma naissance,
En perdant vostre estime avec mon innocence,
La vie est un suplice, et le plus grand de tous ;
Mais elle deviendroit un suplice pour vous.
L’hymen de Nitocris me rendroit-il ma gloire ?

LE ROY.

1435 Ah, n’examinons point tout ce qu’il en faut croire,
Je le veux ; C’est assez, l’hymen de Nitocris
Peut seul justifier la grace de mon Fils.

DARIUS.

La vie est-elle un bien avec tant d’infamie ?
La vie est-elle un bien à qui perd Aspasie ?

LE ROY.

1440 Et voila d’où te vient cette ardeur de périr.
Sans elle, on aime mieux mourir que m’obeïr.
Il faut donc contenter ta rage, et ma justice.
Qu’on l’oste de mes yeux, et que l’Ingrat périsse.
[p. 64]

SCENE V.

LE ROY seul.

Qu’il meure ? Que ce mot est horrible à mon cœur !
1445 Mais tout se taist, et rien ne parle en sa faveur.
Ma Cour qui l’adoroit, s’étonne*, et se retire.
Laisserez-vous périr l’Heritier de l’Empire,
Vous Amis, vous Soldats, vous Peuples qui l’aimez ?
Vous de tous ses périls si souvent allarmez,
1450 L’abandonnerez-vous à ma juste* colere ?
Si vous le confiez aux tendresses d’un Pere,
Ce Pere est son Rival, et son Juge, et son Roy.
Sur ces horribles noms qu’attendez-vous de moy ?
Helas ! on n’attend rien. Mais pour ce Fils que j’aime,
1455 Tout l’Empire est muet ; Aspasie elle-mesme
L’Amour mesme se taît. Le crime de mon Fils
A-t-il glacé d’horreur, Sujets, Maîtresse*, Amis ?
Non, non, je voy déja sa fidelle Aspasie.
Mais l’Ingrate ne vient qu’aigrir ma jalousie,
1460 Et voulant à mon Fils prêter tout son appuy,
Elle vient seulement m’irriter contre luy.
[p. 65]

SCENE VI.

LE ROY, ASPASIE.

ASPASIE.

Vous le voyez, Seigneur, à mon devoir fidelle,
Et mesme à Darius peut-estre trop cruelle*,
J’ay poussé son amour au dernier desespoir,
1465 Et je viens achever de faire mon devoir.
Si cet horrible jour, si cet affreux* carnage,
Tant de sang, tant de Morts trouvez sur mon passage,
Ne vous obligent point à changer de dessein ;
Me voila toute preste à vous donner la main.

LE ROY.

1470 Vous voyez ma surprise. A cette offre, Madame,
De nouveaux mouvemens s’élevent dans mon ame.
Vous, me parler d’hymen ! Dans un si grand besoin
La pitié de nos maux peut-elle aller si loin ?
Vous m’offrez vostre main, moins pour me satisfaire,
1475 Que pour sauver mon Fils, et fléchir ma colere.
Mais sans examiner ce qui vous donne à moy,
Je ne puis trop payer* l’effort que je vous doy.
Qu’on ramene mon Fils. Que de joye ! Ah, Madame,
Si j’avois quelque part aux transports* de vostre ame…
1480 Mais la vûë et les pleurs d’un si fidelle Amant*,
Vous vont faire bientost changer de sentiment.

ASPASIE.

Ne croyez pas, Seigneur, qu’un si grand sacrifice
Soit foiblesse, remords, inconstance, artifice*.
C’est de vostre vertu* le charme* tout-puissant ;
1485 C’est l’effort genéreux* d’un cœur reconnoissant ;
C’est un pressant devoir qui régne dans mon ame. [p. 66]
J’avoûray qu’en secret une sincére flâme*
Fait des vœux, s’intéresse*, et parle fortement
Pour un Prince coupable, aimé trop tendrement ;
1490 Que sa vie en péril me donne des allarmes ;
Que je ne puis cacher, ny déguiser mes larmes ;
Que s’il mouroit, peut-estre apres un tel malheur,
Avec un monde entier je mourrois de douleur ;
Mais de quelques regrets que sa mort fust suivie,
1495 Si je vis, c’est pour vous que j’aimeray la vie.
Que si vostre bonté, malgré vostre couroux,
Laisse ce Fils au Trône, à l’Univers, à vous,
Je sens pour reconnoître un coup si favorable,
Que du plus grand effort je deviendray capable.
1500 Quelque feu qu’en mon cœur ce Prince ait allumé,
Je l’éteindray, Seigneur, et vous serez aimé.
L’espoir de son pardon rend mon cœur si sensible,
Qu’il m’entraîne vers vous par un charme* invincible,
Et quitte envers le Prince, en luy sauvant le jour,
1505 Je pourray vous donner, Seigneur, tout mon amour.

LE ROY.

Quoy ! vous pourriez m’aimer, genéreuse* Princesse,
Et voulant conserver mon Fils à sa tendresse,
Je verrois vostre cœur s’arracher aujourd’huy
A ce parfait amour que vous avez pour luy ?
1510 Soleil, Astre sacré, verras-tu dans la Perse
Une gloire effacer la gloire d’Artaxerce ?
Non, s’il faut disputer une gloire entre nous,
J’éteindray mon amour, je vaincray comme vous.

ASPASIE.

Quel triomphe suivroit cette grande victoire ?

LE ROY.

1515 Quand je vous doy, Madame, et mon Fils, et ma gloire,
Il ne sera pas dit qu’en genérosité* [p. 67]
Un Mortel, quel qu’il soit, m’ait jamais surmonté.
Que le fier Tiribaze en murmure*, il faut faire
Grace entiere à mon Fils, il faut vous satisfaire.

ASPASIE.

1520 Ah, Seigneur, c’est assez de sauver vostre Fils,
N’irritons* pas l’orgueil de nos fiers* Ennemis.

LE ROY.

Je sçauray consoler Nitocris, et son Pere ;
Elle perd Darius, je luy rendray son Frere.
Qu’on les fasse venir, que tous deux satisfaits…
1525 Quel tumulte, quel bruit remplit tout ce Palais ?

SCENE DERNIERE.

LE ROY, ASPASIE, ORONTE, SUITE.

LE ROY continuë.

Qu’est-ce, Oronte ? parlez. Mais que vois-je paraître ?
Quel desordre ? quel sang ?

ORONTE.

C’est le sang de mon Maître.

LE ROY.

De mon Fils ?

ASPASIE.

Juste Ciel !

LE ROY.

Vos présages, grands Dieux,
Sont enfin éclaircis. Quel Monstre furieux*

ORONTE.

1530 On ramenoit le Prince assuré de sa grace.
Tiribaze surpris, plein de trouble et d’audace,
Balançant quelque temps, l’approche, et nous fait voir [p. 68]
Par un regard terrible, un affreux* desespoir.
Arreste, luy dit-il, par sa lâche inconstance,
1535 Le Roy te faisant grace, a trahy ma vengeance.
Puis tirant un Poignard ; Prince ingrat, et sans foy,
Meurs, et me vange ainsi de ton Pere, et de toy.
Je m’élance sur luy pour arrester sa rage ;
Mais son Fer* malgré moy s’estant fait un passage,
1540 Frape le Prince ; et moy des mains de l’Assassin
Arrachant le Poignard, je luy perce le sein.

LE ROY.

Ton zele un peu trop prompt l’enleve à ma justice.

ORONTE.

Ecoutez ce qui reste, et voyez son suplice.
La mort de Darius répanduë en ces Lieux,
1545 Nitocris de son sang venant saouler ses yeux,
Voit son Pere mourant. Quel spéctacle pour elle !
Penétrez aussitost d’une douleur mortelle,
Se regardant l’un l’autre, et se parlant tous deux,
Par de profonds sanglots, et des cris douloureux,
1550 Elle succombe enfin, et tombe évanoüye.
Luy, qui perd tout son sang, et qui la croit sans vie,
Pressé par ses remords, ma Fille meurt, je meurs,
Dit-il au Prince, et c’est le fruit de nos fureurs*.
T’ayant fait conseiller d’enlever Aspasie,
1555 J’en avertis le Roy, j’armay sa jalousie ;
Mais voyant sa foiblesse excuser l’attentat,
J’ay poussé ma douleur jusqu’à l’assassinat ;
Je voulois sur ton Pere achever mon ouvrage ;
Mais les Dieux par ma mort ont prévenu* ma rage.
1560 A ces mots, vers le Ciel ayant levé les yeux,
Il blasphéme en mourant, et déteste les Dieux.

LE ROY.

Est-ce à luy que j’avois confié ma puissance ?

ORONTE.

[p. 69]
Darius qui mouroit, malgré nostre assistance,
Frapé de ce discours, tournant les yeux vers nous,
1565 Vous cherche, croit vous voir, et s’adressant à vous ;
Vous vivez, et je meurs, le Ciel est équitable.
Vous estes innocent, je suis le seul coupable.
Mon trépas, grace au Ciel, fait justice à tous deux.
Mindate m’assuroit qu’en Rival genéreux*,
1570 Vous cédiez Aspasie avec trop d’injustice ;
Le Ciel n’a pas voulu que je vous la ravisse.
Puissiez-vous l’un à l’autre estre unis à jamais,
Et puissiez-vous tous deux vivre et régner en paix.
Puis s’adressant à moy ; Va dire à ma Princesse…
1575 A ce mot il succombe, et cede à sa foiblesse ;
Son cœur qui veut parler, ne fait que soûpirer,
Et par ce vain effort acheve d’expirer.

ASPASIE.

Moy, de tant de malheurs la cause infortunée,
Seigneur, à vivre encor m’auriez-vous condamnée ?
1580 Eteignez dans mon sang ces malheureux appas.

LE ROY.

Consolez ma douleur, et ne l’augmentez pas ;
Calmez ce desespoir apres ce coup funeste ;
Vivez, ne m’ostez pas le seul bien qui me reste.
Allons, Madame, allons fléchir les Immortels,
1585 Et porter nos regrets au pied de leurs Autels.

FIN.

Permis d’imprimer. Fait ce 13. Janvier 1683. DE LA REYNIE.