Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
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Boyer, Claude. Ulysse dans l'île de Circé ou Euryloche foudroyé. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 45 sc. 344 répl. 4,7 l. 1 620 l. 1 620 l. 47 % 3 505 l. (100 %) 2,2 pers.
ULYSSE 11 sc. 45 répl. 6,7 l. 550 l. (34 %) 300 l. (19 %) 55 % 1 306 l. (38 %) 2,4 pers.
EURILOCHE 17 sc. 89 répl. 3,9 l. 829 l. (52 %) 346 l. (22 %) 42 % 2 037 l. (59 %) 2,5 pers.
ELPENOR 5 sc. 26 répl. 5,3 l. 286 l. (18 %) 138 l. (9 %) 49 % 795 l. (23 %) 2,8 pers.
CIRCÉ 16 sc. 47 répl. 6,5 l. 538 l. (34 %) 307 l. (19 %) 57 % 1 282 l. (37 %) 2,4 pers.
PHAETUSE 10 sc. 42 répl. 4,1 l. 449 l. (28 %) 172 l. (11 %) 39 % 1 156 l. (33 %) 2,6 pers.
LEUCOSIE 10 sc. 51 répl. 2,7 l. 310 l. (20 %) 139 l. (9 %) 45 % 678 l. (20 %) 2,2 pers.
PERIMEDE 5 sc. 16 répl. 2,3 l. 228 l. (15 %) 37 l. (3 %) 17 % 564 l. (17 %) 2,5 pers.
MELANTE 1 sc. 2 répl. 1,6 l. 19 l. (2 %) 3 l. (1 %) 18 % 38 l. (2 %) 2,0 pers.
Suite d’Ulysse & de Circé 4 sc. 16 répl. 6,1 l. 145 l. (9 %) 97 l. (7 %) 68 % 264 l. (8 %) 1,8 pers.
ÆOLE 2 sc. 3 répl. 11,8 l. 37 l. (3 %) 35 l. (3 %) 96 % 57 l. (2 %) 1,5 pers.
Le Sommeil 1 sc. 1 répl. 1,6 l. 27 l. (2 %) 2 l. (1 %) 7 % 53 l. (2 %) 2,0 pers.
LE SOLEIL 1 sc. 2 répl. 11,4 l. 44 l. (3 %) 23 l. (2 %) 52 % 88 l. (3 %) 2,0 pers.
JUPITER 2 sc. 4 répl. 5,7 l. 45 l. (3 %) 23 l. (2 %) 50 % 89 l. (3 %) 2,0 pers.
Boyer, Claude. Ulysse dans l'île de Circé ou Euryloche foudroyé. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
ULYSSE 16 l. (100 %) 2 répl. 7,6 l. 2 sc. 15 l. (1 %) 1,0 pers.
ULYSSE
EURILOCHE
154 l. (85 %) 13 répl. 11,8 l.
29 l. (16 %) 10 répl. 2,9 l.
3 sc. 182 l. (12 %) 2,7 pers.
ULYSSE
CIRCÉ
82 l. (46 %) 15 répl. 5,4 l.
97 l. (55 %) 17 répl. 5,7 l.
5 sc. 178 l. (11 %) 2,5 pers.
ULYSSE
PERIMEDE
2 l. (15 %) 2 répl. 1,0 l.
12 l. (86 %) 3 répl. 3,9 l.
1 sc. 14 l. (1 %) 3,0 pers.
ULYSSE
Suite d’Ulysse & de Circé
48 l. (41 %) 12 répl. 4,0 l.
72 l. (60 %) 12 répl. 6,0 l.
2 sc. 119 l. (8 %) 2,0 pers.
EURILOCHE 42 l. (100 %) 3 répl. 13,9 l. 3 sc. 42 l. (3 %) 1,0 pers.
EURILOCHE
ELPENOR
19 l. (38 %) 10 répl. 1,9 l.
32 l. (63 %) 9 répl. 3,5 l.
3 sc. 50 l. (4 %) 3,4 pers.
EURILOCHE
CIRCÉ
9 l. (30 %) 6 répl. 1,3 l.
19 l. (71 %) 6 répl. 3,2 l.
2 sc. 27 l. (2 %) 3,5 pers.
EURILOCHE
PHAETUSE
71 l. (60 %) 16 répl. 4,4 l.
49 l. (41 %) 14 répl. 3,4 l.
5 sc. 119 l. (8 %) 3,0 pers.
EURILOCHE
LEUCOSIE
98 l. (64 %) 32 répl. 3,1 l.
57 l. (37 %) 31 répl. 1,8 l.
3 sc. 154 l. (10 %) 2,0 pers.
EURILOCHE
PERIMEDE
80 l. (78 %) 12 répl. 6,6 l.
24 l. (23 %) 11 répl. 2,2 l.
4 sc. 103 l. (7 %) 2,5 pers.
ELPENOR
CIRCÉ
3 l. (58 %) 1 répl. 2,1 l.
2 l. (43 %) 2 répl. 0,8 l.
1 sc. 4 l. (1 %) 4,0 pers.
ELPENOR
PHAETUSE
101 l. (59 %) 15 répl. 6,7 l.
72 l. (42 %) 11 répl. 6,5 l.
3 sc. 173 l. (11 %) 2,9 pers.
ELPENOR
LEUCOSIE
4 l. (85 %) 1 répl. 3,8 l.
1 l. (16 %) 1 répl. 0,7 l.
1 sc. 4 l. (1 %) 2,0 pers.
CIRCÉ 113 l. (100 %) 3 répl. 37,7 l. 3 sc. 113 l. (7 %) 1,0 pers.
CIRCÉ
PHAETUSE
20 l. (49 %) 6 répl. 3,3 l.
22 l. (52 %) 8 répl. 2,7 l.
4 sc. 41 l. (3 %) 3,5 pers.
CIRCÉ
LEUCOSIE
16 l. (27 %) 9 répl. 1,8 l.
46 l. (74 %) 10 répl. 4,5 l.
4 sc. 61 l. (4 %) 2,5 pers.
CIRCÉ
MELANTE
16 l. (83 %) 2 répl. 7,8 l.
4 l. (18 %) 2 répl. 1,6 l.
1 sc. 19 l. (2 %) 2,0 pers.
CIRCÉ
Le Sommeil
25 l. (94 %) 2 répl. 12,5 l.
2 l. (7 %) 1 répl. 1,6 l.
1 sc. 27 l. (2 %) 2,0 pers.
PHAETUSE
LEUCOSIE
31 l. (46 %) 8 répl. 3,8 l.
37 l. (55 %) 9 répl. 4,1 l.
2 sc. 67 l. (5 %) 2,3 pers.
PERIMEDE
ÆOLE
2 l. (10 %) 2 répl. 0,9 l.
18 l. (91 %) 2 répl. 8,9 l.
1 sc. 20 l. (2 %) 2,0 pers.
Suite d’Ulysse & de Circé 27 l. (100 %) 4 répl. 6,5 l. 2 sc. 26 l. (2 %) 1,0 pers.
ÆOLE 18 l. (100 %) 1 répl. 17,6 l. 1 sc. 18 l. (2 %) 1,0 pers.
LE SOLEIL
JUPITER
23 l. (52 %) 2 répl. 11,4 l.
22 l. (49 %) 3 répl. 7,0 l.
1 sc. 44 l. (3 %) 2,0 pers.
JUPITER 2 l. (100 %) 1 répl. 1,5 l. 1 sc. 1 l. (1 %) 1,0 pers.

Ulysse dans l'île de Circé ou Euryloche foudroyé

Boyer, ClaudeGeorges ForestierPauline DebienneÉdition critique établie par Pauline Debienne sous la direction de Georges Forestier (2007)
Amélie Canu : Édition XML/TEI.
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne)http://bibdramatique.paris-sorbonne.fr/boyer_ulysse/teihtmltextepub
Boyer, Claude. Ulysse dans l'île de Circé ou Euryloche foudroyé. A PARIS ; Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, dans la petite Salle, sous la montée de la Cour des Aydes. M. D C. L. Avec Privilège du Roy.
Tragi-comédie

ULYSSE DANS L’ISLE DE CIRCÉ, OU EURYLOCHE FOUDROYÉ. TRAGICOMEDIE,
Representée sur le Theatre des Machines du Marais.
DEDIEE A MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONTY.

EPISTRE. A MONSEIGNEUR MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONTY.

MONSEIGNEUR ;

Cet Ulysse que je presente à vostre Altesse, est bien different de celuy que le [IV] Prince des Poëtes a fait le heros de la prudence, & la parfaite idée d’une constance invincible: s’il avoit conservé entre mes mains toutes les beautez de son original, il seroit asseuré de la bonne fortune*, l’estant depuis tant de siecles de son merite & de sa reputation. Ce n’est que l’image d’un si grand homme, que je viens mettre à vos pieds sous la foible imitation d’une vertu* si heroique. Il dépend maintenant de Vostre Altesse, de luy faire voir le jour avec honneur, ou de le laisser pour jamais dans les ombres du theatre, pour y cacher ses deffauts par l’addresse des Acteurs & sous la magnificence du spectacle. Il n’auroit garde, MONSEIGNEUR, d’en décendre ny de quitter un lieu qui luy est si fort avantageux, s’il pouvoit sans en sortir faire sçavoir à Vostre Altesse que plein de ressentiment* pour les tesmoignages d’estime & d’amitié* qu’il a receu de vous sous ses habits naturels, il n’en a pris à la Françoise que pour estre desormais de vostre Cour. Il n’y a que [V] Vostre Altesse qui puisse obliger ses pareils à venir faire leur sejour en France ; pour les y traiter selon leur merite ; il faut les cognoistre comme vous faites parfaitement, & posseder une generosité toute pure & toute eminente comme la Vostre. Tout le monde sçait, MONSEIGNEUR, que cette Royale vertu* est en vous l’ame de toutes les autres ; qu’elle est vostre caractere particulier, & qu’à l’exemple des Heros de l’antiquité, qui se sont faits discerner par des noms empruntés, ou de quelque action esclatante de leur vie, ou de quelque grande qualité attachée singulierement à leurs personnes, nos histoires doivent un jour en parlant de Vostre Altesse vous faire cognoistre à la posterité par le titre de genereux. Cette magnifique vertu* a fait un bruit sur le Parnasse, qui commence d’en bannir cette honteuse consternation, & cette profonde obscurité, dans laquelle les muses demeuroient depuis quelque temps ensevelies. Voicy, MONSEIGNEUR, entre celles du Theatre la premiere, à ce que je [VI] croy qui se presente publiquement à vous ; toutes ses compagnes ont les yeux tournez sur Vostre Altesse pour voir l’accueil qu’elle luy fera, & regler là dessus toutes leurs esperances. Veritablement ce seroit une assez mauvaise politique à cette sçavante société de commettre à la moindre d’entr’elles un essay, que son peu de merite rend extremément dangereux : Elles devroient sans doute venir toutes en corps saluer Vostre Altesse, ou du moins pour s’acquitter d’un devoir, qui luy est si fort important, deputer la plus apparente de la troupe. Mais, MONSEIGNEUR, l’impatience de celle-cy leur a osté le loisir d’en deliberer, & c’est par une dévotion particulière qu’elle vient toute seule implorer vostre protection, & vous assurer en mesme temps que tous ses vœux seront exaucez, si elle obtient pour moy d’estre un jour par vostre choix, autant que je le suis par mon inclination,

MONSEIGNEUR, De Vostre Altesse,

Le tres humble, tres obeissant & tres-

passionné serviteur, BOYER.

ACTEURS.

  • ULYSSE.
  • EURILOCHE. Compagnons d’Ulysse.
  • ELPENOR.
  • CIRCÉ.
  • PHAETUSE. Sœurs de Circé.
  • LEUCOSIE.
  • PERIMEDE,envoyé d’Itaque par Penelope pour chercher Ulysse.
  • MELANTE,Suivant de Circé.
  • Suite d’Ulysse & de Circé.
  • ÆOLEaccompagné des Vents.
  • Le Sommeil.
  • LE SOLEIL.
  • JUPITERaccompagné des Dieux.
La Scene est differente, selon les divers changemens des Machines.

ACTE I.

ULISSE DANS L’ISLE DE CIRCÉ

SCENE PREMIERE.

ÆOLE parlant aux vents dans une mer agitée où paroist le debris d’un vaisseau.

Enfans tumultueux des vapeurs de la terre, [A ; 1]
Qui balancez les airs d’une immortelle guerre ;
Qui trainant apres vous le desordre et l’horreur,
Vous combatez vous-mesme avec tant de fureur*,
5 Furieux* tourbillons, quel injuste licence [p. 2]
Vous soustrait au devoir de vostre obeissance ?
Ulisse assez souvent a senty vos efforts*,
Puisque vostre fureur* l’a jetté sur ces bors,
Sans me monstrer encor dans ce dernier orage
10 Sur ce vaisseau brisé l’effect de vostre rage.
Ce Grec que Penelope envoye à son époux
Quel crime a-[t-] il commis ? qu’a-[t-] il fait contre vous ?
Ministres insolens des fureurs* de Neptune,
Esclaves dangereux d’une haine importune,
15 Qui pour vanger un fils sur Ulisse et les siens,
Meut toute la nature en brisant vos liens ;
Si son ordre vous force à former des tempestes
Allez sur d’autres mers et contre d’autres testes ;
Mais laissez pour Ulisse et pour tous ses vaisseaux
20 Un chemin applani sur l’empire des eaux.
Toy qu’un coup de tempeste a poussé dans cette isle
Et qui dans ce rocher cherches en vain azile,
Sors, Perimede, sors.
[p. 3]

SCENE II.

PERIMEDE, ÆOLE.

PERIMEDE.

Que voulez-vous grand Roy ?
Dieu des vents, qui vous fait descendre jusqu’à moy.

ÆOLE.

25 Du Heros que tu sers les vertus* non communes
Interessent* les Dieux dans toutes ses fortunes* ;
Il sçait que de long-temps je l’ay favorisé :
Et si ses compagnons en eussent mieux usé,
Ulisse apres le sac de la superbe* Troye,
30 Eût par un prompt retour comblé les siens de joye.
Mais les destins en ont autrement ordonné :
A de plus longs travaux* Ulisse est condamné.
Ils veulent que sa vie en merveilles féconde
Force avant ce retour, l’Enfer, la Terre et l’Onde :
35 Et que de mille maux* ce Heros combattu
Fasse aux siècles futurs adorer sa vertu*.
Revere leurs decrets, et benis ton naufrage,
Qui seul jusques à luy t’a pû faire un passage.
Circé depuis un an le retient en ces lieux [p. 4]
40 Par un charme* eternel de l’oreille et des yeux.
Il viendra ce matin sur ces humides plaines,
Jouyr avec Circé du concert des Syrenes :
Le calme, que je laisse en garde à mes Zéphirs,
Les invite encor mieux à ces nouveaux plaisirs.
45 Tâche de l’aborder.

PERIMEDE.

Dieux ! par quel sacrifice…

ÆOLE l’interrompant.

Aeole doit ces soins* à la gloire d’Ulisse ;
A Penelope… il vient. Acheve ton employ.
Zephir demeure icy. Vous autres suivez moy.
Aeole s’envole, et emmeine les vents avec luy.

SCENE III.

ULISSE, EURILOCHE. Suite. PERIMEDE.

ULISSE parlant à un suivant de Circé.

Vostre Reyne aujourd’huy se fait beaucoup attendre ;
50 J’ay crû qu’elle seroit la premiere à s’y rendre,
Pour jouïr d’un concert si remply de douceur, [p. 5]
Elle me le promit avecque tant d’ardeur*,
Qu’elle a dû dés long-temps preceder ma venuë,
Mais je me puis vanter de l’avoir prevenuë*.
55 Va, dis-luy de ma part que le calme est si beau
Qu’on ne voit plus troubler l’égalité de l’eau,
Que par quelques Zephirs, dont les foibles haleines
Prestent un air tranquille au doux chant des Syrenes.

SCENE IV.

ULISSE continuë.

Hé bien, cher compagnon de tant de maux* soufferts
60 Echapé aux perils courus sur tant de mers
Que ces beaux jours sont doux, qui suivent tant d’orages !
Que ce port est aimable apres tant de naufrages !
Dans cet heureux sejour* tous nos malheurs passez
Par un an de bonheur sont bien récompensez.
65 Nostre Grece où le luxe et la magnificence
Estallent leurs tresors avec tant d’abondance,
N’a rien de comparable aux douceurs de ces lieux.
Tout semble naistre ici pour le charme* des yeux. [p. 6]
Ici mille beautez épuisent leurs adresses,    
70 Pour enchanter nos soins* et tromper nos tristesses,
Et leur Reyne sur tout par des charmes* puissans
Seme icy mille appas* pour le plaisir des sens.

EURILOCHE.

Non, Seigneur, nostre Grece en delices fertile
N’a rien de comparable aux douceurs de cette Ile.
75 Un Soleil tout entier coulé dans ce sejour*,
Et tant de jours passez dans les jeux et l’amour,
Nous l’ont assez appris, Seigneur, et je m’estonne
De vous en voir encor dédaigner la Couronne.
Repondrez-vous tousjours avec cette froideur
80 A Circé, qui vous l’offre avecque tant d’ardeur* ?
Ne flechirez-vous point ?

ULISSE.

Euriloche peut-estre,
Mais…

EURIL[OCHE] .

Quoy ?

PERIMEDE.

N’en doutons point, j’ay rencontré mon Maistre.

ULISSE.

Que veut cet étranger ?

PERIMEDE.

[p. 7]
Perimede, Seigneur.

ULISSE.

Que vois-je ? Perimede. Ah ! comble de bonheur.
85 Qui t’ameine en des lieux si reculez d’Itaque ?

PERIMEDE.

Penelope, Seigneur, Laërte et Telemaque,
Tous trois impatiens de voir encore en vous
L’un un fils, l’autre un pere et la femme un espoux,
M’ont fait courir cent mers ; et ce n’est qu’à l’orage
90 Que je doy le bonheur d’aborder ce rivage :
Ah ! Seigneur, que de pleurs répandus nuict et jour
Depuis vostre depart pressent vostre retour !
Laërte pleure un fils, et Telemaque un pere,
Penelope autrefois à vostre amour si chere
95 Joint ses larmes aux leurs, et sa tendre amitié*
Ressent ce que tous deux souffrent pour sa moitié ;
Mais sa forte douleur se fera mieux cognestre    
Par les traits* qu’elle-mesme a peints dans cette lettre.

ULISSE prenant la lettre.

Quel estrange surprise, et quel trouble soudain
100 De l’esprit et du cœur passent jusqu’à ma main !
Que vous allez jetter de soucis* dans mon ame,
Justes douleurs d’un fils, d’un pere et d’une femme !
Il lit.
[p. 8]
Celle qu’un sainct amour a mise en tes liens
Penelope t’écrit trop insensible Ulisse ;
105 Pour finir son supplice
N’écris rien, mais reviens.
Fidelle impatience, aimable* inquietude,
Reproche et chastiment de mon ingratitude*,
Penelope, beau nom si cher à mes desirs,
Beaux traits*, où mon amour rallume ses soupirs,
110 Plaintes d’une moitié trop digne de mes larmes,
Que dans un seul moment vous dissipez de charmes*.
Mortel enchantement d’un si doux souvenir,
Toy, par qui ma raison se laissoit prevenir*,
Circé, lache assassin d’une si belle flame*
115 Quitte à mes premiers feux* l’empire de mon ame.
Helas ! je m’endormois dans ces lieux enchantez ;
Mes yeux pleins de l’éclat de nouvelles beautez
Mettoient à tous momens en peril ma constance ;
Mais je pars, chere épouse, et fuis de leur presence.
120 Si le bruit de ta gloire a flatté* mon amour,
Si mes soins* s’endormoient à de si puissans charmes*,
Je retourne à mes larmes,
Quand j’attens ton retour.
Cruel* que me sert-il que ta rare valeur
Ait forcé le demon de l’invincible Troye,
125 Si je n’ay pas la joye[B ; 9]
De revoir son vainqueur.
En effect, vous deviez apres cette victoire
Prendre part la premiere aux douceurs de ma gloire,
Voir soudain vostre espoux plein d’honneur et d’amour
Satisfaire à l’espoir d’un glorieux retour ;
130 Et tout enflé pour vous d’une telle conqueste
Venir mettre à vos pieds les lauriers de sa teste.
Troye est à bas, qui peut empescher ton retour ?
Est-ce ta mort ? non, non, ma mort l’auroit suivie,
Puisque je suis en vie
Tu vis ; mais sans amour.
135 Sans doute ingrat* Ulisse ; et quelqu’autre beauté
Pour vanger Ilion en soüillant ta victoire
Te dérobe la gloire
De ta fidélité.
Helas ! c’en estoit fait, espouse trop fidelle,
J’allois gouster l’appas* d’une flamme* nouvelle,
140 Si vostre souvenir rappellant ma raison
N’eût defendu ma foy* contre sa trahison :
Mais avec ses clartez un remors legitime
Retrace avec douleur l’image de mon crime,
M’en presente l’horreur, et me rend en ce jour
145 Ma premiere innocence, et ma premiere amour.
L’estat où me reduit ce soupçon odieux [p. 10]
Pousse dans le tombeau Telemaque & Laërte ;
Viens empescher leur perte,
Ou nous fermer les yeux.
Ah ! vous ne mourrez point, je vay par ma presence
150 De vostre desespoir vaincre la violence.
Resistez, Penelope, on va vous secourir.
Il faut quitter ces lieux, Euriloche, ou perir.

EURILOCHE.

Seigneur…

ULISSE.

N’oppose point à mon impatience
Qu’on ne peut de Circé tromper la defiance,
155 Qu’on nous fait observer, que ces lieux sont gardez ;
Que de cent yeux veillans nos pas sont regardez,
Que je suis sans vaisseaux, que ma perte est certaine,
Si l’amour de Circé se convertit en haine.
J’oppose à tes raisons ma prudence et ma foy* ;
160 Qui fit tant pour les Grecs, peut tout ozer pour soi.
Quand l’amour pourroit moins, ce grand Dieu de miracles ;
Je cognoy mon destin plus fort que ces obstacles.
Qui fut tousjours vainqueur auroit-il pû déchoir
Jusques à n’avoir pas sa fuite en son pouvoir ?

EURILOCHE.

[p. 11]
165 Hé bien, exposons-nous à de nouveaux naufrages,
Devenons derechef l’objet de mille orages ;
Les hostes vagabons de ces tombeaux mouvans,
Ou le butin de l’onde, ou le joüet des vents.
Je ne combattray point un dessein si funeste* ;
170 De tous vos compagnons perdez ce qui vous reste ;
Mais regardant l’estat où vous estes reduit,
Mesurez vostre espoir au malheur qui vous suit.
Vostre destin, Seigneur, a bien changé de face ;
Vous tombez tous les jours de disgrace en disgrace,
175 La perte d’Ilion comblant vostre bonheur
Les Dieux semblent quitter le parti du vainqueur ;
Ils vous ont inspiré le dessein impossible
D’une fuite, où je voy vostre perte infaillible,
Afin que par les traits* d’un amour indigné
180 Ils puissent voir perir ce qu’ils ont épargné,
Songez…

ULISSE.

Cette pitié n’agit que pour vous-mesme,
Je sçay vos interests, vous aimez, l’on vous ayme.
C’est ce zele qui fait obstacle à mon retour,
Mais seul, et sans tarder je suivray mon amour.    
185 Mais j’apperçoy Circé. Mes soupirs et mes larmes,
Desordre*, desespoirs, invincibles allarmes,
Ramassez dans mon sein toute vostre rigueur, [p. 12]
Et cachez à ses yeux le tourment de mon cœur.

SCENE V.

CIRCÉ, ULISSE, EURIL[OCHE], ELPENOR,
PHAETUSE, LEUCOSIE, Suite de Circé,
Suite d’Ulisse.

CIRCÉ à Ulisse.

Je l’advouë aujourd’huy, vous m’avez attenduë,
190 Mais tousjours cette ardeur* ne m’a pas prevenuë* :
Je la préviens* souvent, et peut-estre mon cœur
Peut reprocher au vostre un peu plus de froideur.
Mais ce visage sombre et couvert de tristesse
Dement l’air dont tantost vous blasmiez ma paresse.

ULISSE.

195 Je suis tel, quand je suis absent de vos appas* ;
Peut-on estre autrement quand on ne vous voit pas ?
Cette serenité que troubloit vostre absence,
Je la sens revenir avec vostre presence.

CIRCÉ.

[p. 13]
Je le voy bien, Ulisse est dans sa belle humeur ;
200 Les Syrenes s’en vont l’accroistre par la leur ;
Car n’apprehendez point que leurs chants infidelles*
Nous dressent maintenant des embusches mortelles ;
J’ay fait que leur concert n’a rien de dangereux,
Tout leur but est de plaire aux Tritons amoureux,
205 Donc pour en mieux gouster les douceurs nompareilles
Sans en craindre l’appas* devenez tout oreilles.

ULISSE.

Madame prés de vous je sçay bien qu’en ces lieux
Mon oreille aura moins de plaisir que mes yeux.

CIRCÉ.

Allons.

SCENE VI.

EURILOCHE, LEUCOSIE, PERIMEDE.

EURILOCHE.

Ils sont partis ; approche Perimede.

LEUCOSIE revenant sur ses pas à Euril[oche].

[p. 14]
210 Quoy vous ne suivez pas ? quel ennuy* vous possede ?
Qu’est-ce ?

EURILOCHE.

Helas ! Leucosie, un si grand changement
Dans l’estat où je suis n’est pas sans fondement.

LEUCOSIE.

Ah ! parlez.

EURILOCHE.

Puisqu’il faut que je vous éclaircisse,
Ulisse veut partir, et je doy suivre Ulisse.

LEUCOSIE.

215 Dieux que me dites-vous ?

EURILOCHE.

Ces climats* enchantez,
Ces lieux, dont vos attraits augmentent les beautez,
Ces bors delicieux, ce charme* de nos peines
Pour arrester Ulisse ont de trop foibles chaisnes :
Il vous quitte, mais lors qu’il rompt tous ses liens,
220 Je déchire mon cœur voulant briser les miens :
Et forcé d’obeïr, sans que mon amour cede,
Je pars le trait* au cœur, et je fuis du remede. [p. 15]
Par ce funeste* estat jugez de mon tourment.

LEUCOSIE.

Mais d’où vient dans Ulisse un si prompt changement ?

EURILOCHE.

225 Ce Grec en luy donnant un escrit de sa femme
Luy rend tous les transports* de sa mourante flame*,
Et dérobe à Circé ces soupirs glorieux
Dont son cœur honoroit le pouvoir de ses yeux.

LEUCOSIE.

Pers-je aussi le pouvoir que j’avois sur le vostre ?
230 Partez-vous pour me fuïr, ou pour en suivre une autre ?

EURILOCHE.

Moy, vous fuïr !

LEUCOSIE.

Mais enfin vous quittez ce sejour*.

EURILOCHE.

Mon devoir malgré moy l’emporte sur l’amour.

LEUCOSIE.

Quiconque pour autruy choque* une amour extréme,
Ne sçait pas bien aimer, ou ne sçait pas qu’on l’aime. [p. 16]

EURILOCHE.

235 Cognoissez donc le cœur qui consent ce depart,
Princesse mon devoir y prend si peu de part
Que dans le triste estat où mon ame est reduite
Mon devoir n’est ici qu’un pretexte à ma fuite.
Je pars, non pour Ulisse, et ne quitte ces lieux
240 Que pour fuïr un objet* trop fatal* à mes yeux,
Qui rit de mes soupirs, et brave ma constance ;
Je fuis avec honneur par mon obeissance,
Et mon orgueil lassé d’une injuste froideur
Impute à mon devoir l’effort* de sa rigueur.

LEUCOSIE.

245 Le malheur d’Euriloche est moindre qu’il ne pense.

EURILOCHE.

Je le sens toutefois plus grand que ma constance.

LEUCOSIE.

J’en dirois davantage, et vous vous plaindriez moins,
Mais un semblable adveu ne veut pas de témoins.
Si ce n’est pas assez pour vous faire justice
250 Circé prendra le soin de retenir Ulisse :
Et si contre sa force il ose resister,
Je sçay par quels liens je doy vous arrester.
[p. C ; 17]

SCENE VII.

EURYLOCHE, PERIMEDE.

EURILOCHE.

Cognoy mieux, Euriloche, et quitte la pensee
D’avoir lancé le trait* dont mon ame est blessee.
255 Amy, quels sentimens conserves-tu pour moy ?

PERIMEDE.

Les mesmes que j’avois en vous donnant ma foy*.
Je n’ay point entrepris ce penible voyage
Pour l’honorable employ d’un perilleux message ;
Je me suis exposé pour vous revoir, Seigneur,
260 Et vous voyez en moy mesme esprit mesme cœur ;
Tousjours de vos desseins executeur fidelle,
Quels qu’ils soient, et c’est moins un effet de mon zele,
Que du juste raport qui se trouve entre nous,
Vous aymez à broüiller, je l’ayme plus que vous.
265 Vostre grand cœur sans cesse à commander aspire,
Ne s’assouvit de rien, peut tout ce qu’il desire ;
Juge pour s’aggrandir tout moyen glorieux.
De mesme j’ay le cœur, haut, grand, ambitieux ;
Adroit, ou pour parler en termes du vulgaire [p. 18]
270 Fourbe, meschant, enfin pour vous homme à tout faire.

EURILOCHE.

Que ton secours m’est cher avec ces qualitez.
Il n’en falloit pas moins dans les difficultez,
Qu’opposent Elpenor, Phaëtuse et la Reyne
A mon ambition, à ma flamme*, à ma payne.

PERIMEDE.

275 Voila bien de l’employ. Vous aurez donc tousjours
Dedans tous les climats* de nouvelles amours,
Cette beauté sans doute a captivé vostre ame.

EURILOCHE.

Tu cognoy mal encor le sujet de ma flamme*.
Cher amy d’autres yeux allument mes desirs,
280 Elle a mes complimens, sa sœur a mes soupirs :
Mais pour punir ma feinte, et mon amour extresme
Phaëtuse me hait, autant que sa sœur m’ayme.

PERIMEDE.

Ainsi vous vous vengez de la sœur sur la sœur.

EURILOCHE.

Ainsi mon orgueil feint sans vaincre mon malheur. [p. 19]
285 Elpenor à mes vœux enleve Phaëtuse ;
Et de l’heur* d’un rival* ma passion confuse*
Refusant de paroistre aux yeux de mon vainqueur,
De honte et de dépit se cache dans mon cœur.
J’approche Leucosie, et soupire auprez d’elle,
290 Je m’efforce à l’aimer, et mon ame rebelle
Par ce nouvel amour veut rompre ses liens ;
Mais sans rompre mes fers*, elle entre dans les miens.
Elle m’ayme, et mon cœur certain de sa victoire
Quand je veux m’applaudir en dédaigne la gloire ;
295 Ainsi ce malheureux en vainquant à son tour
Fait peu pour son orgueil, et rien pour son amour.

PERIMEDE.

Ces disgraces devroient vous rendre plus propice
Au dessein qu’a formé la passion d’Ulisse,
Cependant vous avez éventé son secret.

EURIL[OCHE].

300 Je l’ay dit, Perimede, et j’en ay du regret.
Qu’ay-je fait ?

PERIMEDE.

[p. 20]
Mais, Seigneur, une secrette fuite
Peut reparer bien-tost ce manque de conduite.

EURILOCHE.

Ne t’imagine pas que l’ardeur* de partir
Jette dedans mon cœur ce soudain repentir,
305 J’ayme trop Phaëtuse, et toute autre fortune*
Sans sa possession me seroit importune ;
Mais (grace aux Dieux) je puis dans sa possession
Remplir tous les desirs de mon ambition.
En dépit de sa flamme*, en depit de sa hayne
310 Je l’ayme d’autant plus qu’elle doit estre Reyne ;
Et qu’ainsi mon espoir triomphant à son tour
Elle peut couronner ma teste et mon amour.

PERIMEDE.

Mais j’ay sceu que Circé régnoit dedans cette ile.

EURIL[OCHE].

Cette ile est moins pour elle un trône qu’un azile.
315 Par cet art merveilleux, par ces divins effets,
(Dont elle fit sur nous d’effroyables* essais,
Quand son rare pouvoir par un fameux miracle,
Fit de nous à nous-mesmes un horrible spectacle,
Enfermant nos esprits par des charmes* nouveaux [p. 21]
320 Dans le corps du plus vil de tous les animaux ;)
Par ce mesme pouvoir cette Reyne outragee
D’un infidelle époux autrefois s’est vangee,
Et par la mort du Roy le Scythe furieux
La chassant de son trône, elle vint dans ces lieux,
325 Où trouvant Phaëtuse en sa premiere enfance
Sans peine elle occupa la supreme puissance,
Les plus grands de l’estat imputant à bonheur
De luy voir gouverner l’Empire de sa sœur.
Mais de depositaire elle s’erige en Reyne ;
330 Et la soif de garder la grandeur souveraine
Luy faisant écouter cent pensers différens,
Qui sont incessamment du conseil des Tyrans,
L’oblige à reculer l’hymen* de la Princesse,
Cet obstacle à mes voeux laisse encor ma maîtresse*,
335 Et me fait esperer de pouvoir quelque jour
Ruiner d’Elpenor la fortune* et l’amour.
Dans ce dessein, amy, j’ay besoin de ton aide,
Va le voir de ma part, fais luy voir Perimede,
Que sans honte il ne peut souffrir* Circé regner,
340 S’il attente il se perd, et s’il l’ose épargner
J’espere le destruire auprés de Phaëtuse,
M’offrant pour le secours que son bras luy refuse.

PERIMEDE.

Que voyons-nous, Seigneur ?

EURIL[OCHE].

[p. 22]
Circé dans ce vaisseau
Prepare à son Ulisse un plaisir fort nouveau.
345 Desja dessus les eaux j’apperçoy les Syrenes
Qui s’en vont soupirer leurs amoureuses peines.

PERIMEDE.

Que je puisse jouyr d’un si rare plaisir.

EURIL[OCHE].

Approchons, je veux bien contenter ton desir.

SCENE VIII.

ULISSE & CIRCÉ dans un vaisseau avec toute
sa suite, écoutent le concert des Syrenes.

Chanson.

Amour qui ne te plais qu’à nous faire la guerre,
350 Qui puissant dans les eaux autant que sur la terre,
Viens embrazer nos cœurs au milieu de la mer,
Soulage ou fais mourir des flammes* allumees,
Sommes nous faites pour aymer[p. 23]
Et pour n’estre jamais aimees.
355 Pour conserver l’honneur de tes traits* invincibles,
Frappe ces petits Dieux, ces Tritons insensibles,
Force-les d’adorer ce qu’ils osent blâmer,
Et punis leur orgueil de nous avoir charmees*
Du mal que nous souffrons d’aimer,
360 Et de n’estre jamais aymees.

SCENE IX.

PERIMEDE, EURILOCHE.

PERIMEDE.

Que mes sens sont ravis, Seigneur, que de merveilles !

EURIL[OCHE].

Circé nous en fait voir tous les jours de pareilles ;
Apres ce qu’elle a fait, ce n’est pas sans raison
Que par elle en credit cette ile a pris son nom.
365 Aussi Circé n’est pas une femme ordinaire.
Perse l’eut autrefois du Dieu de la lumiere, [p. 24]
Mais ce fut en Scythie où Perse mit au jour
Ce noble et digne fruict d’une si belle amour.
Que si les autres deux ont le Soleil pour pere,
370 Toutes deux en ces lieux eurent une autre mère,
Où Phaëtuse aynée emporte sur sa sœur
L’espoir d’avoir un jour la supreme grandeur.
Ainsi pour satisfaire à mon amour extréme,
Les Dieux dedans cette ile ont mis tout ce que j’ayme.
375 Il est vray que ces Dieux jaloux de mes plaisirs
Divisent en trois sœurs l’objet de mes desirs,
Mais dans l’une des trois mon amour se prepare,
D’unir ce qu’en ses sœurs la fortune* separe.
Il est doux de regner, il est doux d’estre aimé ;
380 Mais c’est peu sans l’objet* de qui l’on est charmé ;
Circé regne en ces lieux, mais Phaëtuse est belle ;
L’autre est sans tous les deux, mais je suis aimé d’elle ;
Ainsi dans Phaëtuse où l’on voit tant d’appas*,
Je voudrois assembler tout ce qu’elle n’a pas,
385 Le pouvoir de Circé, l’amour de Leucosie,
Regner sans compagnon, aimer sans jalousie,
Perdre Ulisse, Elpenor, ou bien les esloigner,
L’un nuit à mon amour ; tous deux peuvent regner.
Mais malgré mes Rivaux* j’obtiendray la victoire,
390 Que si cet attentat peut offenser ma gloire,
Attentif à la voix d’un si superbe* espoir,
Je rejette, et je fuis celle de mon devoir.

Fin du premier Acte.

[p. D ; 25]

ACTE II.

SCENE PREMIERE.

ELPENOR, PHAETUSE.

ELPENOR.

La Scene est dans un jardin.
Quand flatté* d’un bonheur qui passe* mon attente,
Je mesure au passé ma fortune* presente,
395 Je me trouve si haut, qu’au poinct où je me voy,
Mon ame pour tänt d’heur* n’a pas assez de foy* ;
Il est vray toutefois la prochaine journee
Verra finir mes maux* par un sainct hyménee*,
Ma fortune* establie, et nos destins unis :
400 Vous l’avez consenty, Circé me l’a promis.
Heureux consentement ! favorable* promesse !
A quel aimable exceds de gloire et d’allegresse
Quand j’attendois le moins un bonheur si charmant,
Avez-vous élevé ce bien-heureux amant* !
405 Quel sort pourroit Princesse égaler ma fortune* ? [p. 26]
Si d’un succez commun la joye estoit commune.

PHAETUSE.

Elle l’est, Elpenor, et la part que j’y prends,
M’a donné vos transports*, et peut-estre plus grands.
Jugez-en par l’estat où l’amour m’a reduite,
410 Vous sçavez son progrez, sa naissance, sa suite,
Ses peines, quand l’hymen* s’appreste à les finir,
Ma fortune* redouble à m’en ressouvenir.
Dès lors que je vous vis, cette première veuë
D’un aimable* transport* me rendit toute émuë :
415 A ce premier regard je sentis dans mon cœur
Un desordre* agreable, un trouble sans douleur ;
Je n’aymois qu’à vous voir, vous parler, vous entendre ;
Tous les autres plaisirs n’avoient rien pour me prendre,
Et vous seul occupiés à toute heure, en tous lieux,
420 Mon cœur, mon souvenir, mon oreille, et mes yeux.
Avant que vostre amour commençast de paroistre,
Le mien de tous mes sens s’estoit rendu le Maistre ;
Et j’ay souvent rougy d’avoir eu tant d’amour,
Sans que par quelque adveu le vostre eust veu le jour,
425 Jugez donc maintenant, combien je suis charmee*,
Aymant si doucement et me voyant aymee,
De toucher à ce jour, qui par un doux lien
M’assurant vostre amour authorise le mien.

ELPENOR.

Moderez vos faveurs*, afin que j’en jouïsse ; [ 27]
430 Leur exceds me confond. O Ciel vrayment propice !
Je vous benis, ô pleurs respandus nuit et jour !
Que le fruit que j’en cueille est doux à mon amour !
Que nos feux* sont charmans* quand ils en forment d’autres !
Et mes souspirs heureux en rencontrant les vostres !
435 Quand deux cœurs bien unis s’accordent en desirs,
Ce qu’on nomme des fers* sont des nœuds de plaisirs,
Plaise au Dieu de nos cœurs, à ce Dieu qui m’enflame
Que puisque mon amour a passé dans vostre ame,
Il vous fasse sentir par ces mesmes efforts*
440 De pareilles douceurs et de pareils transports* ;
Et qu’alors que vos feux* rendent ma joye extréme
Vous puissiez en gouster autant que je vous ayme ;
Mais las ! que mon amour a sujet de trembler,
De ce trouble qu’en vain vous taschez de voiler,    
445 Qu’ay-je encor à souffrir* ? cessez de vous contraindre.

PHAETUSE.

Ny pour vous ny pour moy je ne voy rien à craindre.
Je ne sçay quoy pourtant semble me presager
L’invincible chagrin dont je me sens ronger ;
Il est sans fondement, mais j’en suis plus émuë*
450 Moins de cette douleur la cause m’est cognuë ; [p. 28]
Je soupire sans cesse, et sens couler des pleurs,
Je me plains, et ne puis sçavoir pour quels malheurs ;
Ne pouvant dissiper cette frayeur mortelle,
Permettez que du moins je m’asseure contr’elle.    
455 Circé vous le sçavez retient dedans ces lieux
Un sceptre que ma mere avoit de mes ayeux.

ELPENOR.

Oüy, je le sçay, Princesse, et mon amour n’aspire
Qu’à remettre en vos mains ce Sceptre et cet Empire.
C’est un dessein desja dans mon cœur arresté :    
460 Non que plein de l’espoir dont vous m’avez flatté*,
Au bonheur sans pareil, que vostre hymen* me donne,
J’aspire d’adjouster l’éclat d’une Couronne,
Alors que vos beaux yeux me sceurent asservir,
Je bornay tous mes vœux à l’heur* de vous servir ;
465 Et ce que mon amour obtient de récompense
Passe tous mes desirs comme mon esperance :
Mais pour vostre querelle*, et pour vanger vos droits
Contre vos oppresseurs je sçay ce que je dois.

PHAETUSE.

Je le voy bien, les maux* que ma douleur presage,
470 Sont ceux où ce dessein pousse vostre courage.

ELPENOR.

Je sçay que ce dessein est hardi, perilleux, [p. 29]
Je cognois de Circé le pouvoir merveilleux ;
Mais si de son sçavoir la force m’est connuë,
Je sçais aussi qu’Ulisse à nos yeux l’a vaincuë,
475 Qu’assisté d’un secours que les Dieux à mon bras
Armé pour vous servir ne refuseront pas ;
Ulisse contraignit cette hostesse infidelle*,
De rendre à ses amis leur forme naturelle.
Je sçay plus que contr’elle un peuple revolté
480 Malgré ce grand pouvoir si craint, si redouté,
L’a forcee à sortir de son propre heritage.
Ces exemples, Princesse, appuyent mon courage,
Et j’adjouste qu’il faut moins de force et de cœur*,
Pour chasser un Tyran, qu’un juste possesseur.
485 Le Ciel de nos projets soustiendra la justice.

PHAETUSE.

Imputés à l’amour la victoire d’Ulisse,
Seur que si pour ranger le Scithe à son devoir
Circé n’eût dedaigné d’user de son pouvoir,
Toute la terre à fuïr ne l’auroit pas reduite,
490 Ce fut une retraite, et non pas une fuite,
Lasse de commander à ce peuple sans foy*
Qui l’accusoit d’avoir empoisonné son Roy ;
D’un barbare* climat*, d’une terre infertille, [p. 30]
Son destin ou son choix la poussa dans cette isle ;
495 Où puisque la Couronne a peu la contenter,
Il n’est effort* humain qui la luy puisse oster ;
C’est se perdre, Elpenor, que de s’armer contr’elle.

ELPENOR.

Mais c’est perir pour vous et pour vostre querelle*,
Je treuve un tel destin si beau, si glorieux,
500 Que j’oserois m’armer mesme contre les Dieux.

PHAETUSE.

Et je treuve pour moy tant de sujets de larmes
Dans vos moindres perils, dans vos moindres allarmes,
Qu’à ce prix mille estats seroient trop achetez.
La fille du Soleil a d’autres vanitez.
505 J’ayme, semblable au Dieu qui lance le Tonnerre,
A posseder un cœur plus que toute la terre :
Laissez-moy seurement jouïr de mon bonheur
Je puis sans lacheté laisser regner ma sœur,
Et luy dois bien du moins cette reconnoissance,
510 Pour les soins* qu’elle a pris d’élever mon enfance.
Outre qu’elle me traite avec tant de bonté
Que je me puis vanter que de la Royauté
Nous partageons le fruict, elle a toute la peine :
Et de tout cet Estat j’attirerois la haine, [p. 31]
515 Si je voulois traiter avec ceste rigueur,
Circé, qui l’a comblé de gloire et de bonheur.
Pour toutes ces raisons, Prince je vous ordonne,
(S’il est vray que l’on m’aime et non pas ma Couronne)
De quitter un dessein qui seul peut advancer
520 Les malheurs, dont le Ciel semble me menacer.
J’abandonne pour vous et Sceptre et Diademe
J’ay tout ce que je veux, pourveu qu’Elpenor m’aime.
Seul, il est mes Estats, mes sujets et mon Roy ;
Me conserve le Ciel et ses jours, et sa foy* :
525 Avec luy je tiendray ma fortune* aussi chere
Qu’avec le Dieu du jour fut celle de ma mere.
Mais c’en est trop flatté* de ma facilité,
Vous pourriez bien en prendre un peu de vanité.

ELPENOR.

Oüy j’en prends, je l’advouë, et vous devez Princesse
530 Souffrir* dans mon bonheur cette digne foiblesse.
Quelle gloire, quel heur* la peut mieux inspirer
Que celuy de vous plaire, et de vous adorer ?
Je n’examine point si c’est vers mon merite,
Si c’est vers mon amour, que le vostre s’acquitte,
535 Puisqu’un si grand amour, quoy que peu mérité
Donne au peu que je vaux toute sa dignité,
Et jette sur mes jours tant de gloire et d’estime [p. 32]
Que l’orgueil que j’en prends devient trop legitime.

SCENE II.

EURILOCHE, ELPENOR, PHAETUSE.

EURILOCHE à Phaëtuse.

Pardonnez si je romps un entretien si doux,
540 Le hazard en révant m’a mené jusqu’à vous.

ELPENOR.

Puisque c’est le hazard qui nous est si contraire,
Vous pouvez par dessein nous quitter et luy plaire.

EURILOCHE à Phaëtuse.

Je treuve qu’il en use un peu bien librement.
Vous suis-je…

PHAETUSE.

Il a parlé selon mon sentiment.

EURILOCHE.

[E ; 33]
545 Au moins c’est me traiter sans fard, sans complaisance.
Mais qui vous fait si fort detester ma presence
Pour traiter vos amours le temps ne manque pas.

PHAETUSE.

On vous trouve partout où s’adressent mes pas.

EURILOCHE.

C’est bien souvent hazard, parfois je le confesse
550 C’est avecque dessein ; mais il est tel Princesse,
Qu’aprés l’avoir cognu, je croy qu’assurement
Je recevrois de vous un autre traitement.

PHAETUSE.

Vos premiers procedés le font assez comprendre,
Et j’en découvre plus que je n’en veux apprendre.

EURILOCHE.

555 Ne vous allarmés point, Madame, revenés :
Ce dessein n’est pas tel que vous l’imaginés,
Ce n’est plus une amour qui vous fut importune,
Qui trouble vos plaisirs et sa bonne fortune* :
Mes vœux sont maintenant autre part adressés ;    
560 Vous qui n’ignorez pas, qu’ils sont presque exaucés
Pardonnez, si je dis, que c’est estre un peu vaine [p. 34]
De croire encor vos yeux les autheurs de ma peine,
Et fort peu presumer de ceux de vostre sœur.

PHAETUSE.

En effet, et vous plaire est un si grand bonheur
565 Que c’est orgueil de croire une telle conqueste ;
Que je plaindrois ma sœur, si ses yeux l’avoient faite !
Elle le croit peut-estre, et vous vous en vantez,
Mais nous arresteront le cours de ses bontez* :
Leucosie apprendra qu’elle s’est abusée*,
570 Vous captiver n’est pas une victoire aisée,
Bien que de ses appas* l’avantage soit grand,
Ils manquent toutesfois du charme* qui vous prend ;
Elle est née un degré trop loin de la Couronne,
On sçait vos sentimens, et cela vous estonne.

EURILOCHE.

575 Je tire vanité d’avoir ce sentiment,
Mais vous le condamnez ; c’est pourquoy vostre amant*
Laisse si volontiers entre les mains d’une autre
Le sceptre de ces lieux, que les Dieux ont fait vostre.
J’admire sa vertu*.

ELPENOR à Phaëtuse.

Voyez à quels tourmens*
580 M’expose la rigueur de vos commandemens.
Que puis-je repliquer à cette raillerie ? [p. 35]
Elle est juste ; ah ! souffrez*, si vous aymez ma vie
Que j’ayme mon honneur, je voy qu’il est perdu
Si par mes mains le sceptre aux vostres n’est rendu.

PHAETUSE.

585 Ainsi d’un trait* piquant qu’Euriloche vous lance,
Il me rend mes frayeurs, destruit mon esperance.
Dieux quel est vostre amour, et quel est mon pouvoir ?

ELPENOR.

Doit-il estre ennemy d’un si juste devoir ?

PHAETUSE.

J’ayme assez vostre honneur, laissez le à ma prudence.

EURILOCHE.

590 Tout l’honneur d’un amant* est dans l’obeissance,
Cependant pour tâcher de r’avoir vos estats
Acceptez le secours que vous offre mon bras.
Pour servir ma Princesse il n’est rien que je n’ose
Et ne permettez pas que vostre amant* s’expose.

PHAETUSE.

595 Il scauroit s’exposer, si j’en avois besoin.

ELPENOR.

[p. 36]
Euriloche, quitez cet inutile soin*,
D’un estrange soucy* vostre esprit s’embarrasse.
Et cette raillerie est de mauvaise grace.

EURILOCHE.

D’effet il est fascheux d’apprendre son devoir.

ELPENOR.

600 Ah ! ce n’est pas de vous que je le veux sçavoir.
Et ce discours enfin commence à me deplaire ;
Apprenez à parler, ou songez à vous taire.
Sans le respect…

EURILOCHE.

Calmez ce dangereux courroux.

ELPENOR.

C’en est trop.

PHAETUSE à Elpenor.

La querelle* est à moy : laissez-nous.

ELPENOR.

605 Souffrez*

PHAETUSE.

[p. 37]
Obeissez.

ELPENOR.

Dieux ! quelle violence ?

SCENE III.

EURILOCHE, PHAETUSE.

EURILOCHE.

J’ose vous assurer de son obeissance.

PHAETUSE.

Sans elle par l’effort de son ressentiment*
Ton manque de respect auroit son chastiment ;
Mais si j’ay retenu les traits* de sa vengeance
610 Seule je l’entreprens de toute ma puissance.
Tu sçauras jusqu’où va mon indignation,
Tu verras, insolent, dans ta punition
Que la plus temeraire et la plus fiere audace
Doit trembler au courroux de celles de ma race.
[p. 38]

SCENE IV.

EURILOCHE seul.

615 Qu’ay-je fait imprudent ! où me suis-je emporté ?
Est-ce là ce dessein que j’avois concerté ?
Mais Quel Amant* eust pû supporter cette veuë ?
Mon Rival* occupoit la place qui m’est deuë :
Pouvois-je en ce moment retenir le courroux
620 Que pousse le transport* d’un desespoir jaloux ?
Non, non, par tant de maux* mon amour affligée
A creu tous ses transports*, et s’en trouve allegée.
Avois-je auparavant un sort plus rigoureux ?
Ah ! non non ; un amant* est bien moins malheureux
625 D’estre en bute au mespris, que l’estre à la vengeance,
J’ayme mieux son courroux que son indifference,
Tandis qu’elle me hait, j’occupe tout son cœur ;
Et d’un Rival* aimé je trouble le bonheur.
Mais de ce grand esclat tu dois craindre la suite,
630 Ah ! cette indigne peur fait honte à ma conduite.
Plus mes troubles sont grands, plus je sens que mon cœur
Se roidissant contr’eux augmente sa vigueur. [p. 39]
Il n’est point de malheur plus fort que mon courage,
Dans le plus tenebreux, dans le plus noir orage
635 Brillent quelques clartez, dont l’invincible effort*
En perce l’epaisseur, et me monstre le port.
Malgré tous mes Rivaux*, malgré ta hayne extreme
Vous ne serez qu’à moy maistresse*, diadème ;
Mais je voy Leucosie, il la faut aborder,
640 Son amour abusée* pourra me seconder.

SCENE V.

EURILOCHE, LEUCOSIE.

LEUCOSIE.

Prince par cet abord par ce front plein de joye
Explique le bonheur que le Ciel nous enuoye.

EURILOCHE.

J’ay si peu de commerce avec le bonheur,
Que tout ce qui m’en parle est suspect à mon cœur.

LEUCOSIE.

[p. 40]
645 Si la peur d’un départ nous a couté des larmes
Circé s’en va bientost dissiper tant d’allarmes,
Icy ses volontez sont d’invincibles loix
Elles ont du destin et la force et le poids,
Tout ce que de Circé l’amour et l’artifice*
650 Ont tenté jusqu’icy pour retenir Ulisse,
Sont de foibles essays de ses moindres efforts* ;
Elle en est maintenant à de secretz ressorts.
Mais ce qui doit mon Prince augmenter vostre joye,
Outre les grands efforts* où son pouvoir s’employe
655 Voulant vous retenir avec plus de douceur,
Elpenor dés demain espouzera ma sœur.

EURILOCHE.

Quel coup de foudre ô ! Dieux, que dites vous Princesse ?

LEUCOSIE.

Ce qui doit vous combler et d’heur* et d’allegresse,
Circé presse elle mesme un hymen* desiré,
660 Que son ambition a tousjours differé.

EURILOCHE.

Quel bonheur ? quelle joye ? ô fortune* cruelle.

LEUCOSIE.

[F ; 41]
Est-ce ainsi qu’on reçoit cette heureuse nouvelle ?

EURILOCHE.

De grace laissez-moy souspirer mes malheurs.

LEUCOSIE.

Hé quoy  l’heur* d’Elpenor cause-[t-] il vos douleurs ?

EURILOCHE.

665 Ouy, dans ce triste estat il m’est insupportable.

LEUCOSIE.

Comment donc ?

EURILOCHE.

Il m’apprend, que je suis miserable*,
Je le voy dans le port où tendoient ses desirs,
Et je me vois encor aux larmes, aux souspirs,
Triste, confus*, reduit à perdre l’esperance.

LEUCOSIE.

670 Un semblable bonheur est en vostre puissance,
Il ne tiendra qu’à vous.

EURILOCHE.

A moy Princesse ? helas ! [p. 42]
Pour avoir son bonheur, que ne ferois-je pas ?

LEUCOSIE.

Elpenor est aymé, vous sçavez qu’on vous ayme.

EURILOCHE.

Vos bontez* ne sçauroient vaincre mon mal extreme.

LEUCOSIE.

675 La Reyne à mes bontez* adjouste sa faveur,
Et si de nostre hymen* depend vostre bonheur…

EURILOCHE.

Quoy que j’ose esperer de vous et de la Reyne,
Je suis encor bien loin de la fin de ma peine.

LEUCOSIE.

Donc vous avez des maux*, Prince, à ce que je voy,
680 De qui la guerison ne depend pas de moy.

EURILOCHE.

Ouy j’en ay.

LEUCOSIE.

[p. 43]
L’infidelle, ô ! soubçon qui me tuë.
Desja depuis long-temps je m’en suis apperceuë ;
Je ne m’estonne point si vous versiez des pleurs,
Et si l’heur* d’Elpenor a causé vos douleurs ;
685 En effet son hymen* est digne de vos larmes,
L’ingrat*.

EURILOCHE.

A mon malheur prestés encor des armes
Phaëtuse Elpenor, et les Dieux en courroux
N’estoient point assez forts pour me perdre sans vous,
Il falloit, pour m’oster le repos et la vie
690 Joindre à mes ennemis l’ingrate* Leucosie,
Et périr par un trait* plus sensible à mon cœur
Que tous ceux que sur moi peut lancer sa rigueur ;
Phaëtuse, Elpenor ont juré ma disgrace,
Je vous opposais seule au coup qui me menace,
695 Et l’unique secours que je m’étais promis
Va faire contre moi plus que mes ennemys.
Servez aveuglément leur injuste vengeance
Mais en m’ôtant mes jours, laissez moi l’innocence.
Percez, percez ce cœur, sure qu’en cet estat
700 Vous perdrez un amant* et non pas un ingrat*.

LEUCOSIE.

Pardonnez un soubçon qu’authorisoient vos plaintes, [p. 44]
Qui m’a fait plus souffrir, qu’à vous toutes vos craintes ;
Vous n’estes point ingrat*, et je me croy permis
De me joindre avec vous contre vos ennemys,
705 Ma sœur vous hait, he bien je prens vostre querelle*,
Puisqu’il falloit pour vous estre mal avec elle,
Graces aux Dieux mon sort me paroist assez doux,
D’avoir à demesler avec[que] son courroux.
Mais enfin apprenons quelle estrange adventure
710 Me va faire pour vous offenser la nature.

EURILOCHE.

Sans tarder vostre sœur vous le fera sçavoir,
Mais Princesse d’un air qui vous fera bien voir
A quel estrange excez sa colere est montée,
Et le peu de sujet qu’elle a d’estre irritée.
715 Cependant rien ne peut egaller son courroux
Il va pour premier coup me perdre auprez de vous.

LEUCOSIE.

Cet effort* Euriloche est hors de sa puissance.

EURILOCHE.

[p. 45]
A couvert de ce coup je ris de sa vengeance
Que la terre et le Ciel, cette isle, son amant*
720 S’arment pour le secours de son ressentiment*.
Que leurs efforts* unis me declarent la guerre
Avec vous pouvant vaincre et le Ciel et la terre
Le trespas d’Elpenor armé pour vostre sœur
Est un essay trop foible à ma juste fureur*.

LEUCOSIE.

725 A ce boüillant courroux vous estes trop sensible.

EURILOCHE.

Sa vie avec la mienne est trop incompatible,
Il me hait, je le hays, et cette occasion
Va redoubler sa hayne et mon aversion,
A tel point, que malgré tout le respect d’Ulisse
730 Il faut que sans tarder l’un ou l’autre perisse,
Il faut sans differer, s’il ne quitte ces lieux
Qu’il tombe par ma main, ou m’égorge à vos yeux.

LEUCOSIE.

O Dieux !

EURILOCHE.

[p. 46]
Pour prevenir* ma mort ou son suplice
Ouvrez quelque chemin à la fuite d’Ulisse.
735 Si tantost nostre amour a trahi son dessein
Pour fuïr, ce mesme amour luy doit prester la main.
Il le faut ; ma fortune* à ce point est réduite.
Par la necessité d’accompagner sa fuite,
Je contrains Elpenor de quitter un sejour*,
740 Dont son inimitié me banniroit un jour.

LEUCOSIE.

Que me demandez vous, faut-il que je ravisse
Elpenor à ma sœur, à Circé son Ulisse ?

EURILOCHE.

Que perdent vos deux sœurs, s’ils quittent ce sejour*,
Ayez soin* de leur gloire, et non de leur amour ;
745 Et que les maux* d’Ulisse attendrissent vostre ame,
Secourez un Epoux, qu’on arrache à sa femme.
Arrachez Penelope aux maux* où je la voy,
Helas si vostre amant* vous trahissoit sa foy*

LEUCOSIE.

Je fremis au penser d’un malheur si terrible.

EURILOCHE.

[p. 47]
750 Penelope, Princesse est-elle moins sensible ?
Mais de plus grands motifs demandent ce depart,
Nostre gloire le veut, elle y prent tant de part,
Qu’au peril qu’elle court la raison m’abandonne,
Mon ennemy mortel pretend à la Couronne,
755 L’hymen* de vostre sœur va mettre dans sa main
Le glorieux espoir du pouvoir souverain.
Il sçaura se servir des droits de Phaëtuse,
Il sçaura l’arracher, si Circé le refuse.
Helas ! si son orgueil acheve ses projets,
760 Il sera nostre Roy, nous serons ses sujets,    
Nous luy devrons honneur, obeissance, hommage,
Perisse tout, Princesse, avant un tel outrage.
Ou faites qu’il s’en aille, ou laissez moy partir.

LEUCOSIE.

A ce cruel depart pourrois-je consentir ?
765 Non, non, et puisqu’il faut monstrer que je vous ayme,
De tout ce que je puis disposer en vous mesme,
Je suis preste pour vous…

EURILOCHE.

Princesse c’est assez,
Et vous faites pour moy plus que vous ne pensez.
[p. 48]

SCENE VI.

CIRCÉ dans l’antre du sommeil.

Foible et dernier secours, que mon amour lassée*
770 Oppose au desespoir dont elle est menacée ;
Quel succés à mes maux* ay-je lieu d’esperer ?
Retiendrez-vous Ulisse, et m’en dois-je asseurer ?
Mille essays merveilleux sur la terre et sur l’onde
Ont estalé ma flamme* aux yeux de tout le monde,
775 Quand j’ay deu signaler mon pouvoir merveilleux.
Aux yeux d’un fier Heros, d’un vainqueur orgueilleux,
J’ay produit des efforts* qui vont jusqu’à l’extreme,
Dont les Dieux ont tremblé, dont j’ay tremblé moy mesme.
J’ay fait voir jusqu’au Ciel s’eslever des vaisseaux,
780 J’ay fait courber les Cieux jusqu’au centre des eaux,
Dans les jours les plus beaux j’ay formé des nuages ;
J’ay fait venir le calme en despit des orages ;
J’ay fait rendre à la terre au milieu des froideurs
La richesse des fruits et l’ornement des fleurs ; [G ; 49]
785 J’ay suspendu l’effet des chansons des Syrenes,
Ulisse en a jouy sans en craindre les peines ;
Et pour tout dire enfin ma flame* et mon espoir
Ont consommé pour luy ma force et mon pouvoir.
Si j’ay fait plus qu’un Dieu pour signaler ma flame*,
790 Par mes soubmissions je fais plus qu’une femme,
Et j’assemble pour luy tous les traits*, qu’à leur tour
Mon sexe et mon sçavoir prétent à mon amour.
De ces faits esclatans que produisent mes charmes*,
Je descens aux souspirs, je descens jusqu’aux larmes.
795 Je flate, je caresse, et j’use avec chaleur
De tout ce qu’on employe aux surprises d’un cœur ;
Je le surprens enfin, sa resistance cesse,
J’entre dedans son cœur, j’en deviens la maistresse,
Et quand par de tels soins* je sens rougir mon front,
800 Le prix de la conqueste en efface l’affront.
Parmy tant de douceurs où mon ame se noye,
Dans ces divins transports* d’esperance et de joye,
D’un autre amour banny l’inopiné retour
A changé tout Ulisse et trahy mon amour :
805 Son devoir rappellé par l’esclat d’une femme
Luy rend ce que mes soins* avoient pris sur son ame,
Penelope elle seule a fait evanoüir
Ce bonheur souhaité, dont ils alloient joüir ;
De tant d’illustres* faits, de ces rares merveilles
810 Le charme* ou la terreur des yeux et des oreilles, [p. 50]
Je n’en recueille rien que le seul desespoir,
Que la honte de voir perir tout mon pouvoir.
Un seul moyen me reste apres cette disgrace
Pour rentrer dans son cœur et m’y rendre ma place,
815 Penelope, me l’oste, et pour l’en effacer
C’est au Dieu du sommeil que je veux m’addresser.
Sommeil, qui de cet antre environné de songes
Dans l’esprit des mortels jettez mille mensonges.
Je le vois, approchons. A quoy me reduis-tu
820 Amour qui vas trahir ma gloire et ma vertu* ?

SCENE VII.

CIRCÉ. Le Dieu du sommeil.
On ouvre le fond de l’antre où paroist le sommeil.

CIRCÉ.

Arbitre du repos, Dieu maistre du silence,
Toy de qui les mortels reverent la puissance,
Et qui parmy nos maux* si longs, et si pressans
Sauves de leurs rigueurs la moitié de nos ans,
825 Pardonne, si ma voix trouble ta solitude, [p. 51]
Je cherche du repos à mon inquietude,
Et dans ce triste estat c’est de toy seulement
Que je puis esperer quelque soulagement.
Quand je voy sans effet mon adresse epuisée
830 Tous mes soins* consommez et ma puissance usée,
Seul tu peus me servir par des efforts* nouveaux :
Mais pour me secourir, apprens quels sont mes maux*.
J’ayme ; mais j’ayme Ulysse, et si j’en fus aymée,
Si par ce grand bonheur mon amour fut charmée*,
835 Cet espoir glorieux en devient plus confus*,
Quand je voy qu’il m’aymoit, et qu’il ne m’ayme plus.
Sa femme rapellant des devoirs dans son ame,
Qu’il en avoit bannis en faveur de ma flame*,
Me derobe un amour, qui m’est si glorieux,
840 Et pour mieux me l’oster luy fait quiter ces lieux.
Elle me le ravit, et toute ma puissance
Ne pouvant sur sa vie estendre ma vengeance,
C’est par toy seulement, que mon transport* jaloux
La peut faire perir dans l’esprit d’un espoux.
845 Fais luy voir en dormant une image infidelle*
Qui luy fasse hayr ce qu’il aymoit en elle ;
Fais-la luy voir perfide*, et que par cette erreur
Je m’en puisse vanger mieux que par ma fureur*.

Le sommeil.

[p. 52]
Vous pouvez icy tout, Nymphe que faut-il faire ?
850 Commandez, et Morphée aura soin de vous plaire.

CIRCÉ.

Ainsi malgré les soins*, les pertes, les douleurs
Puissent tous les mortels joüir de tes douceurs.
Qu’aucun bruit ne te trouble, et qu’à jamais mon pere
De ton antre sacré recule sa lumiere.

Fin du second acte.

[p. 53]

ACTE III.

SCENE PREMIERE.

La scene est dans le Palais de Circé.
CIRCÉ, ULISSE, EURILOCHE.

CIRCÉ.

855 Que faites-vous, Ulisse ?

ULISSE.

Oüy Reyne à vos genoux
Pour ces deux criminels, à vostre sœur, à vous,
De leur peu de respect je vous demande grace,
Euriloche a failly ; mais malgré son audace,
J’ayme assez de nos Grecs le reste malheureux,
860 Pour trembler de leur perte, et pour m’offrir pour eux.

CIRCÉ.

[p. 54]
Euriloche a failly ; mais Ulisse l’excuse,
Pour Circé c’en est trop ; assez pour Phaëtuse ;
Pour si juste qu’il soit, il n’est point de courroux,
Qui puisse vous dedire et tenir contre vous.
865 Mais donnons quelque espace au cours de sa colere :
Cependant* mon pouvoir dans le soin de vous plaire
Desarme en Elpenor l’ardeur* de se vanger,
Qui mettoit l’un ou l’autre et tous deux en danger ;
(à Euriloche.)
Ouy par l’impression d’un charme* qui l’abuse*
870 Vous serez à ses yeux sa chere Phaëtuse :
Ainsi malgré l’effort* de son ressentiment*
Dedans vostre ennemy vous verrez vostre amant*.

EURILOCHE.

Que j’evite à ses yeux passant pour sa maistresse*
Les traits* de sa fureur* ! ah ! c’est trop de foiblesse.
875 Non, non, Madame, il faut….

CIRCÉ.

Je sçay vostre valeur.

ULISSE.

Euriloche, souffrez*.

EURILOCHE.

J’obeiray, Seigneur. [p. 55]

CIRCÉ.

Euriloche autrefois esprouva ma puissance :
Maintenant Elpenor en fait l’experience ;
Par ce charme* nouveau, qui luy fait en ce jour
880 Voir en son ennemy l’objet* de son amour,
Ainsi de tous les Grecs, que (dans cette journée,
Qu’à Circé pour aymer les Dieux avoient donnée,
La tempeste avec vous emmena sur ces bors,
Contre vous seul j’ay fait d’inutiles efforts*
885 Aussi contre vous seul j’ay refusé les armes,
Qu’offroit à mon amour le secours de mes charmes*.
Voulant devoir un cœur au refus obstiné
Au seul amour du cœur que je vous ay donné.

ULISSE.

Princesse avec raison ce reproche m’offense,
890 J’ay pour vous du respect, non de la resistance ;
Sans attendre l’effet de vostre grand pouvoir ;
Mon cœur à vos bontez* rend ce qu’il croit devoir.
Le temps vient grande Reyne, où vous allez cognoistre
Quels sentimens en moy les vostres ont fait naistre, 
895 Quelle recognoissance Ulisse est preparé [p. 56]
De rendre à vos faveurs*, qui l’ont tant honoré.
Tandis, bien que leur poids et leur nombre m’accable,
Je voudrois de nouveau vous estre redevable,
Non pas à vostre amour ; je crains luy trop devoir ;
900 Mais j’ose importuner encor vostre pouvoir.

CIRCÉ.

A quoy faut-il pour vous que mon pouvoir s’employe ?
Demandez, vous sçavez s’il vous sert avec joye.
Sçachez de ces Heros, dont les rares portraits
Font l’ornement pompeux de ce riche Palais,
905 Jusques à quels efforts* va mon pouvoir supreme,
Pour vous je veux qu’il aille au delà de luy-mesme,
Voulez vous voir la terre ou rouler sous vos pas
Ou se deschirer toute en mille et mille esclats ?
Voir le pere du jour retenu dedans l’onde
910 Dans un dueil eternel ensevelir le monde ;
Voir confondre avec l’air, le feu, la terre, et l’eau,
Voir rentrer l’univers dans son premier berceau ?
Et puis luy redonnant son ordre et sa lumiere
Le rendre en un moment à sa beauté premiere ?
915 Voulez-vous traverser en des climats* nouveaux ?
Voler dedans les airs, marcher dessus les eaux ?
Et voir à mesme temps solides et constantes
Ces regions de vents, ces campagnes flotantes
Je m’offre à contenter vos plus hardis souhaits ; [H ; 57]
920 Mais payez mon amour de tout ce que je fais.

ULISSE.

Bien que tant de bonté, tant de magnificence
Desja depuis long temps m’ait mis dans l’impuissance ;
J’ose encor destiner à de nouveaux exploits
Ce grand pouvoir pour moy signalé tant de fois.
925 Mais ne refusez pas ma genereuse* envie.
Je vis Reyne ; et les Dieux en me laissant la vie
M’empeschent de revoir ces mortels demy-Dieux,
Que Troye a veu perir par des coups glorieux.
Je brusle* de revoir ces ombres immortelles ;
930 Et de forcer le sort qui me separe d’elles ;
Faites nous un passage à ces illustres* morts ;
Faites moy traverser tous ces horribles bors,
Ces deluges de flamme et ces brulans abysmes
Que les Dieux ont creusé pour la peine* des crimes :
935 Et faites moy vivant penetrer sans effroy*
Ce qu’ils ont mis d’espace entre l’Enfer et moy.
Mais ce dessein vous trouble, et semble vous surprendre.

CIRCÉ.

Ouy j’en sens du desordre*, et ne puis m’en defendre ;
Alors qu’il faut pour vous consentir un effort*,
940 Qui porte dans mon cœur l’image de la mort. [p. 58]
Vous descendre aux Enfers ? à ce penser je tremble ;
Je crains pour vostre perte, et cela luy ressemble.
Puis-je (quelque pouvoir que m’ayent donné les Dieux)
Confier à l’Enfer des jours si precieux.

ULISSE.

945 Ah ! ne presumez pas par ces feintes allarmes
De me faire douter du pouvoir de vos charme* ;
Ny me faire changer le dessein que j’ay pris.
Si vous me refusez je l’impute à mespris,
Et ce refus injuste aujourd’huy me dispense
950 Des plus justes devoirs de ma recognoissance.

CIRCÉ.

Qui croit pouvoir briser la chaine d’un bienfait,
Menaçant de la rompre, il la rompt en effet ;
Ce traitement suffit pour me faire cognoistre
Quels sentimens en vous mon amour a fait naistre.
955 Mais je veux l’ignorer ; et vainquant mon effroy*
Vous oster tout pretexte à vous plaindre de moy.
Je m’en vay conjurer pour vous malgré moy-mesme
De tous les Dieux d’Enfer les puissances supremes.
Je vous feray passer mille bors, mille mers,
960 Et d’un vol si pressé courir dans les Enfers,
Qu’à peine pourrez-vous avec quelque asseurance [p. 59]
Entre l’Enfer et nous croire quelque distance :
Mais par un mesme effort* je veux en mesme jour
Terminer vostre absence et voir vostre retour.

ULISSE.

965 Apres ces grands efforts* d’amour et de puissance
Osez tout esperer de ma recognoissance.

SCENE II.

EURILOCHE, ULISSE.

EURILOCHE.

Quelle bizare humeur vous possede aujourd’huy ?

ULISSE.

Pour en juger ainsi sçavez-vous mon ennuy* ?

EURILOCHE.

En peut-on concevoir dont l’effort* authorise
970 Ce dessein estonnant*, cette estrange* entreprise ? [p. 60]

ULISSE.

L’amour de Penelope a formé ces projets.

EURILOCHE.

Ah ! quittés ce dessein, j’ay des vaisseaux tous prests ;
Allez dans vostre Grèce essuyer tant de larmes.

ULISSE.

Qu’un lieu jadis si cher a pour moy peu de charmes*.
975 Peut-estre que l’abysme où je cours aujourd’huy
A pour moy plus d’appas* et moins d’horreur que luy.
Qu’un moment, Euriloche, a jetté dans mon ame
De puissans ennemis d’une innocente flame*.
J’ay veu (j’en tremble encor) en de sanglans tableaux
980 Le crime et l’attentat de mes lasches Rivaux.
J’ay veu mes feux* trahis, Penelope perfide* ;
Telemache mon fils vangeur ou parricide ;
Enfin dans une nuict j’ai vu de tels malheurs ;
Qu’un seul auroit besoin de toutes mes douleurs.

EURILOCHE.

985 C’est donc l’effet d’un songe.

ULISSE.

Il est vray c’est un songe ; [p. 61]
Mais trop net, trop suivy, pour le croire un mensonge ;
Celuy-cy ne fuit point aux clartés du reveil.
Malgré mes deplaisirs accablé de sommeil
Je goustois un repos plus grand qu’à l’ordinaire ;
990 Quand tout à coup frapé d’une image legere,
Je me trouve en des lieux, qui me comblent d’effroy*,
Où mille objets confus* s’eslevent devant moy :
Dans ces obscurités je ne puis rien cognoistre,
Tandis quelque clarté commence de paroistre,
995 Semblable à cet esclat qui finit un portrait
Apres les sombres traits d’un crayon imparfait.
Ainsi ce peu de jour dissipant ces ombrages
M’offre distinctement des brillantes images,
J’entre dans un beau pré couronné de berceaux.
1000 Separez seulement par de petits canaux,
Où la beauté de l’onde, et l’aymable murmure
Des flots, qui de leur lit sautoient sur la verdure
Flattoient* si doucement et l’oreille et les yeux,
Qu’on les peut comparer aux douceurs de ces lieux.

EURILOCHE.

1005 Ce songe jusques-là n’a rien qui soit funeste*.

ULISSE.

Plus cet endroit est beau, plus je tremble du reste. [ 62]
Observant de plus prés ces lieux de toutes pars
Un objet* adorable arreste mes regars.
Dieux ! c’estoit Penélope, à sa première veuë
1010 D’un transport* de plaisir mon ame est toute esmuë ;
Je cours pour l’embrasser*, quand un de ses amants*
Me previent*, et s’oppose à mes embrassemens*.
Mais pour comble d’horreur elle ayme ses caresses,
Et d’un œil indigné rebute mes tendresses ;
1015 Me renvoye à Circé. Dieux que ne vis-je pas ?
A cet objet* je tremble et je retiens mes pas :
Là mille traits* mortels assassinent la joye,
Là de mille douleurs mon cœur devient la proye
Et lorsque ma fureur*, qui cherche à m’alleger
1020 Pousse mes pas vers eux afin de me vanger,
Je me sens arresté d’un invisible obstacle :
Je ne scay si c’est crainte ou l’horreur du spectacle.
Dans ce saisissement immobile et honteux
Je voy mon fils armé, qui vient fondre sur eux ;
1025 Je m’escrie à l’instant, arreste temeraire.
Luy qui n’escoute rien, que sa seule colere
Les frape, et fait tomber de deux grands coups mortels
Le sang et les plaisirs de ces deux criminels.
Interdit et surpris de ce grand sacrifice
1030 Je condamne sa rage, et j’ayme leur suplice ; [p. 63]
Un reste de ma flamme*, une mourante ardeur*
Parle pour Penelope et pleure son malheur ;
Je hay, j’ayme mon fils, et prens sa violence
Quelquefois pour fureur*, quelquefois pour vengeance :
1035 J’escoute mon amour, j’escoute mon honneur,
Et dans ce grand combat, qui suspend ma fureur*,
Je m’esveille, et je pers ce songe qui me gesne.
Mais las ! le mesme instant recommence ma peine,
Tant ces objets affreux*, que je ne puis banir
1040 S’estoient peints vivement dedans mon souvenir.    
Juge dans quels ennuys* cette image me plonge.

EURILOCHE.

Ce songe est estonnant*, mais enfin c’est un songe.
Soubçonner Penelope ! ah le transport* jaloux
Vous donne des pensers trop indignes de vous.

ULISSE.

1045 Je cognoy sa vertu, mais est-il de constance,
Qui ne cede aux rigueurs d’une si longue absence ?
Aux amants* dont le nom m’a desja fait jaloux,
Peut-elle avec effet opposer un espoux,
Que trois lustres entiers escoulés si loing d’elle
1050 Ont fait passer pour mort, ou bien pour infidelle.
Perimede m’a dit leurs poursuites, leurs soins* ;
Il m’en a dit beaucoup, et je n’en croy pas moins. [p. 64]
Tout soustient mes soubçons sans cesse dans mon ame.
Je vois Agamemnon qu’assassine sa femme,
1055 Clytemnestre perfide* ; et ce cruel réveil
A pour moy plus de maux* que n’avoit le sommeil.

EURILOCHE.

Hé bien ne pouvant pas vaincre cette foiblesse
Seigneur pour s’esclaircir allez dedans la Grece.

ULISSE.

Iray-je voir rougir mon front et ma maison
1060 Du sang d’une infidelle et de sa trahison ?
Ou si mon ame à tort charge son innocence
Iray-je luy monstrer ma lasche defiance* ?
Non, non, dans ce combat, dans ces obscuritez
Mon cœur dans les enfers doit chercher des clartez.
1065 Là pour garder, ou vaincre une douleur trop forte
Pour le moins j’apprendray si Penelope est morte ;
Si mon fils a produit ou vangé mes malheurs ;
Si son trepas merite ou ma hayne ou mes pleurs.
Si je la treuve enfin et morte et criminelle,
1070 J’attacheray mes pas à cette ombre infidelle,
Et plus que ses remors, plus que son chastiment
Je seray son bourreau, sa honte et son tourment ;
Si malgré mes soubçons j’apprens son innocence,
Je veux que les Enfers contentent sa vengeance ; [p. I ; 65]
1075 Que si pour les vivants ils sont sans chastiment
J’iray porter ma teste à son ressentiment*.
Adieu, je pars : il faut que mon ame esclaircie
Sorte de son desordre* et de sa jalouzie.
Je puis bien dans l’Enfer descendre sans horreur,
1080 Si mes soubçons ont mis un enfer dans mon cœur.
Au retour nous sçaurons s’il faut revoir la Grece.
Cependant* pour tascher d’appaiser la Princesse
Embrassez* Elpenor, Circé fera la paix.
Adieu.

SCENE III.

EURILOCHE seul.

Va, si le Ciel respond à mes souhaits
1085 Pour punir tes soubçons et tes extravagances
Ton voyage sera plus long que tu ne penses.
Cependant* je veux bien embrasser* mon rival* ;
Mais d’un embrassement* qui luy sera fatal.
Mais il paroist, voyons si la Reyne m’abuse*, [p. 66]
1090 Je dois prez d’Elpenor passer pour Phaëtuse ;
Mais ce coup estonnant* est hors de son pouvoir ;
Il vient, le dois-je attendre ? esvitons de le voir.

SCENE IV.

ELPENOR, EURILOCHE

ELPENOR.

Phaëtuse, est-ce vous ? arrestez ma Princesse.

EURILOCHE.

O ! Dieux n’en doutons plus, c’est à moy qu’il s’adresse,
1095 Effet inconcevable à tout autre qu’à moy !
Mais las ! il me souvient encor avec effroy*,
Qu’autrefois son pouvoir m’a fait plus miserable*.

ELPENOR.

Vous me fuyez ô ! Dieux, dequoy suis-je coupable ?
Qu’ay-je fait ? ou plustost de quel crime fatal*
1100 Me noircit prez de vous mon perfide* rival* ? [p. 67]
Espouvanté de voir cette injuste colere,
Seur de n’avoir rien fait qui puisse vous deplaire,
Dans cet estonnement ma confuse* raison
Ne la peut imputer, qu’à quelque trahison.
1105 Quoy ? le lache Euriloche…

EURILOCHE.

Ah ! ce discours me fasche,
Euriloche n’est point ny perfide* ny lache.
Et…

ELPENOR.

Vous le deffendez ? ô ! Dieux, je suis perdu :
Mais rival* mon malheur te sera cher vendu.
Tu ne jouiras point du fait de ta malice ;
1110 Le pouvoir de Circé ny le respect d’Ulysse
Ne sçauroient l’arracher à mes sanglants efforts*.

EURILOCHE.

Impuissante fureur* ! ridicules transports* !
Toy mesme à ce rival* songe à demander grace ;
Ou ta mort previendra* l’effet de ta menace.

ELPENOR.

1115 Hé bien, puisque ses jours vous sont si precieux
Que qui l’ose attaquer vous devient odieux ; [p. 68]
Executez vous mesme un Arrest si funeste*.
Il m’oste vostre cœur, prenez ce qui me reste ;
Heureux si par vos mains je pers à vos genoux
1120 Des jours que seulement je conservois pour vous.
Percez, percez ce cœur, que rien ne vous retienne ;
Si vostre main en tremble, employez y la mienne.
Commandez...

EURILOCHE.

Profitons de sa mortelle erreur.
Mais… vertu* ridicule ! ah ! suivons ma fureur*.
1125 Jamais l’occasion ne s’offrira si belle.
Dieux Phaëtuse vient et sa sœur avec elle.

SCENE V.

LEUCOSIE, PHAETUSE, ELPENOR.

LEUCOSIE.

Vostre Conseil ma sœur m’oblige infiniment.

ELPENOR à Phaëtuse.

[p. 69]
Ah ! c’est trop consulter vostre ressentiment*.
Je cede au mien Princesse, et seur de ma disgrace
1130 Je suis mon desespoir, sans que vostre menace
Empesche cet amant* jaloux et furieux*
D’immoler son rival* Euriloche, à vos yeux.

SCENE VI.

LEUCOSIE, PHAETUSE.

LEUCOSIE.

Son rival* ? Euriloche !

PHAETUSE.

O ! Dieux quelle menace,
Dequoy vous plaignez vous ? quelle est cette disgrace ?
1135 Où fuyez vous ? helas ! je le r’appelle en vain.

LEUCOSIE.

Circé sçaura, ma sœur, empescher son dessein. [p. 70]

PHAETUSE.

Elle m’avoit promis d’assoupir sa vengeance,
Je vivois en repos apres cette asseurance.
Cependant sa fureur*

LEUCOSIE.

Vous la craignez à tort ;
1140 Euriloche a dequoy repousser son effort*.

PHAETUSE.

Pour Euriloche moy je serois allarmée !

LEUCOSIE.

Pourquoy non, s’il est vray qu’il vous a tant aymée ?
Vous dites qu’il m’abuse*, et n’ayme encor que vous.
Et nous venons de voir qu’Elpenor est jaloux ;
1145 Je ne voy pas pourtant qu’il ait sujet de l’estre,
Si l’on traite Euriloche en imposteur, en traistre,
Et qui se rend indigne en me manquant de foy*
D’estre veu ny souffert*, ny de vous ny de moy.
C’est là vostre conseil ; je n’en ay point d’ombrage,
1150 Mais pardonnez un cœur qu’un peu d’amour engage ;
S’il refuse un conseil, qu’Elpenor de ce pas [p. 71]
Vient de vous reprocher que vous ne suivez pas.

PHAETUSE.

A vostre dam, ma sœur, si je vous suis suspecte.

LEUCOSIE.

Ah ! ma sœur vous sçavez combien je vous respecte.
1155 Vous estes mon aynée, et bien plus que ce rang
Plus que tout ce qu’on doit aux tendresses du sang,
La parfaite amitié* que vous m’avez promise
M’oste tous ces soubçons et veut plus de franchise.

PHAETUSE.

Cette amitié*, ma sœur, m’oblige à vous donner
1160 Le conseil qu’en effet vous semblez soubçonner.
Je vous l’ay desja dit, et je vous le repete,
Que de quelque façon qu’Euriloche vous traite,
Il couve des desseins qui vous feront un jour
Repentir, mais trop tard, d’avoir eu de l’amour.
1165 Prevenez* les malheurs que présage ma crainte,
Vostre chaisne avec luy n’est pas si fort estrainte,
Que si Circé ny moy n’en sommes point d’accord,
Vous ne la puissiez rompre avec un peu d’effort*.
Vous devez, ce me semble, embrasser* ma querelle*,
1170 Que ne cognoissez vous cet esprit infidelle*
Lasche, fourbe, meschant, j’en parle sans aigreur ; [p. 72]
Je le hais il est vray, mais j’ayme plus ma sœur,
Et tout ce que j’en dis, quoy qu’apres son offence
Est pour vostre interest plus que pour ma vengeance.

LEUCOSIE.

1175 Vous en dites beaucoup, mais à parler sans fard
Vostre amitié*, ma sœur, s’en advise un peu tard ;
Avec ces qualitez il falloit le depeindre,
Alors qu’il commenca de m’aymer ou de feindre.
Mais il n’estoit pour lors ny lasche ny trompeur
1180 Et ne l’est que depuis vostre mauvaise humeur.
S’il est vray qu’Elpenor ait captivé vostre ame
Vous ne souffririez* pas qu’on le traitast d’infame ;
Ny je ne puis souffrir* qu’on noircisse aujourd’huy
Un Prince plus aymable, et plus aymé que luy.
1185 Le mal* sera pour moy s’il devient infidelle;
Et si vostre amitié* plus que vostre querelle*
Pour le rendre odieux vous fait prendre ces soins*,
Vous m’obligerez fort de m’aymer un peu moins.
Car enfin vouloir rompre une si forte chaine*
1190 C’est à moy comme à vous une entreprise vaine.
Je l’ayme, et d’autant plus que j’ay tousjours pensé
Que vous y consentiez aussi bien que Circé.

PHAETUSE.

[K ; 73]
Dés l’abord, comme vous, j’ay mal cognu ce traistre ;
Mais maintenant, ma sœur, qu’on me l’a fait cognoistre,
1195 Sans inhumanité je ne puis approuver
De voir perir ma sœur, quand je puis la sauver.
Ainsi n’esperez pas que jamais j’y consente,
Et si vous en voulez de preuve plus pressante
Puisqu’aussi bien je voy que vostre aveuglement
1200 Impute mes conseils à mon ressentiment*,
Plus pour vos interests que ceux de ma vengeance
J’entreprens son exil de toute ma puissance.
Et contre qui voudra choque* ma volonté
Je consens d’en venir à toute extrémité.
1205 Il faut qu’il quitte l’isle, ou bien qu’il y perisse.

LEUCOSIE.

En ce cas-là, Madame, il faut que j’y flechisse.

PHAETUSE.

C’est à vous d’y songer.

LEUCOSIE.

Le conseil en est pris,
Dans ces ressentimens* Elpenor s’est mespris
Il veut perdre Euriloche, et malgré sa complice
1210 Il faut qu’il quitte l’isle ou bien qu’il y perisse.
Pour faire reussir ce que j’ay projetté,
Je consens d’en venir à toute extrémité.
[p. 74]

ACTE IV.

SCENE PREMIERE.

La Scene est dans l’Enfer.

SIZIPHE seul.

Des plus profonds cachots du centre de la terre
Je roule incessamment cette masse de pierre ;
1215 Mais je succombe enfin sous ce pesant fardeau ;
Ma force se consomme, et je suis tout en eau.
Toutefois accablé sous tant de lassitude*
Quand je dois expirer sous un tourment si rude,
Un demon invisible anime mes efforts*,
1220 Et sans rendre mes bras ny moins las*, ny plus forts,
Sans amoindrir mon mal* son assistance vaine [p. 75]
Soustenant ma foiblesse eternise ma peine*.
Rocher accable moy sous tant de pesanteur.
Et toy de mon tourment et le juge et l’autheur
1225 Grand Dieu, qui pour donner matiere à ta justice,
Rens les morts immortels au milieu du supplice,
Oste nous par pitié cette immortalité ;
Reprens ce don fatal*, que tu nous a presté.
Quoy ? ta divinité treuve-[t-] elle des charmes
1230 A voir couler sans cesse un deluge de larmes ?
Quoy ? le crime d’un jour, le crime d’un moment
Doit-il estre puny d’un si long chastiment ?
Mais cruel* enyvré de douceurs et de joye
Tu braves les souspirs que ma douleur t’envoye.
1235 Puis donc qu’à ce travail* on ne peut m’arracher,
Voy comme je m’efforce à pousser ce rocher,
Il faudra malgré toy qu’un si cruel supplice.
Sous un effort supreme, ou m’accable, ou finisse.
Enfin je touche au terme, et je puis aujourd’huy…
1240 Mais helas ! il retombe, et je tombe avec luy.
Triomphe Jupiter, triomphe de ma peine*.
[p. 76]

SCENE II.

ULISSE seul.

Dans quel gouffre d’horreur ta puissance m’entraine ?
Amour est-ce en ces lieux que je la doy chercher ?
Penelope est-ce icy que tu voudrois cacher
1245 Ma honte et ton tourment, mon suplice et ton crime ?
Perfide*, s’il te reste un remors legitime
Fais toy voir à qui fut ta fidelle moitié,
Malgré ta trahison ton sort me fait pitié.
Et si prez de Pluton ma priere n’est vaine,
1250 Bien loin de l’agrandir j’amoindriray ta peine*.
[p. 77]

SCENE III.

SIZIPHE, ULISSE.

SIZIPHE.

Rocher qu’en vain tousjours je tasche à remonter.

ULISSE.

Quel est ce malheureux ?

SIZIPHE.

Ne puis-je l’arrester ?

ULISSE.

C’est Siziphe ; luy mesme.

SIZIPHE.

O ! rigoureux suplice !

ULISSE.

[p. 78]
Spectacle insuportable au malheureux Ulisse !
1255 N’importe... En ma faveur quittes pour aujourd’huy.

SIZIPHE.

Ulisse chez les morts !

ULISSE.

Ouy, Siziphe, c’est luy.

SIZIPHE.

Que veux tu malheureux ? Quel estrange caprice
Te fait venir icy redoubler mon supplice ?
Viens tu pour me vanter tes exploits glorieux ?
1260 La splendeur de ta vie est l’horreur de mes yeux.
Tout ce qu’on voit en toy d’eclat et de merite
Dont ma douleur s’augmente, et mon remors s’irrite,
Redoublant la laideur de mes propres défauts,
Sont de mes laschetez la honte et les bourreaux.
1265 Va, fuis, et cache moy cette vertu* mortelle ;
Ce grand rocher me pese, et me presse moins qu’elle.
Faut-il que ton destin soit si contraire au mien ?
A-[t-] il pû de mon sang naistre un homme de bien ?
J’avois ce doux espoir que malgré ma disgrace
1270 Mes forfaits deviendroient l’exemple de ma race ;
Et que le mauvais sang, que je t’avois presté, [p. 79]
Jetteroit dans ton cœur toute ma lascheté.
Mais puisque les efforts* d’une autre nourriture
Ont purgé ton destin et dompté ta nature,
1275 Te monstrer si contraire à tous mes sentimens
C’est redoubler ma peine ; et croistre mes tourmens.
Sors, et par tes vertus* en ces lieux mesprisées
Va charmer* tes amis dans les champs élizées.
Puisse-tu pour armer les remors contre toy
1280 Devenir plus infame et plus meschant que moy ?
Puisse-tu dans les creux de ces bruslans abysmes
Renverser sur toy seul la peine* de mes crimes ?
Ou du moins puisse-tu par mes lasches forfaits
Endurer tous les maux*, que ta vertu* m’a faits ?

ULISSE.

1285 Si c’est cette vertu*, que vostre ame deteste,
Je viens vous presenter un objet plus funeste* :
Tout ce qu’a vostre Enfer de peine* et de rigueur
N’a rien de comparable aux tourmens de mon cœur.
Mais ma douleur est-elle aussi juste que forte ?
1290 Siziphe : apprenez moy si Penelope est morte.
Mais non, n’en faites rien, dans un coup si fatal*
Je sens quelque douceur à douter de mon mal*.

SIZIPHE.

[p. 80]
Par les mains de ton fils elle est morte infidelle,
Au lieu de tant d’amants* qui soupiroient pour elle,
1295 Mille serpens affreux* qui nous comblent d’horreur,
Rampent sur sa poictrine, et luy rongent le cœur.
Ce corps, qui fut l’Autel, et le Dieu de ton ame,
N’est qu’un spectre hideux environné de flame :
Ses yeux jadis brillans de lumiere et d’amour
1300 Ne jettent maintenant qu’un effroyable* jour,
Tel que jettent les yeux d’une horrible megere,
Etincellans de feu, de sang, et de colere ;
Tel que lance la foudre, ou tel que les esclairs
Au milieu de la nuict jettent dedans les airs.
1305 Ses mains, dont les beautez empruntoient tant de charmes*,
Ne servent qu’à fournir de matiere à ses larmes.
Cette bouche sans cesse ouverte à des souspirs,
Dont le souffle amoureux animoit tes desirs,
Ne s’ouvre maintenant qu’aux deluges de flame,
1310 Que vomit au dehors l’embrasement de l’ame.
Au lieu de cet air doux que sa bouche jettoit,
Au lieu de ce vermeil dont sa levre esclatoit
Une espaisse fumée envelopant sa bouche,
Noircit toute sa levre et tout ce quelle touche.
1315 Enfin dans cet estat on diroit à la voir,
Que tout ce qu’a l’Enfer et d’horrible et de noir, [L ; 81]
Defigure un objet*, qui fut durant sa vie
Matiere à tous les yeux, ou d’amour, ou d’envie.

ULISSE.

Ah ! Penelope ! ô ! Dieux ! O ! cruel* changement.

SIZIPHE.

1320 Va ne la cherche point dans cet appartement,
Son crime estant plus grand, et plus noir que les nostres,
Le lieu de son suplice est separé des autres.
Puisse-tu de ses maux* ressentir la moitié,
Et tomber à ses pieds d’horreur ou de pitié.
1325 Va sors de ma presence, et cours apres ta femme.

SCENE IV.

TYRESIE, SIZIPHE, ULISSE.

TYRESIE.

Cher Ulisse, arrestez, que vous dit cet infame ?
Ce dernier deshonneur de vos braves ayeux,
La honte et le rebut d’un sang si glorieux.

SIZIPHE.

[p. 82]
Qu’il me laisse en repos.

TYRESIE.

Cache-toy miserable*,
1330 Et delivre nos yeux d’un objet effroyable*.

SCENE V.

ULISSE, TYRESIE.

ULISSE.

Tyresie est-ce vous ? venez-vous secourir,
Un mortel desespoir, que rien ne peur guerir ?
Venez vous contenter ma douleur ou ma haine ?
Ou me voir vanger d’elle, ou regretter sa peine* ?

TYRESIE.

1335 D’où vient ce desespoir, ces plaintes, ces malheurs.

ULISSE.

C’est hayne, c’est amour qui fait couler mes pleurs, [p. 83]
Puis-je ne pas pleurer une epouze si belle ?
Puis-je ne pas haïr une epouze infidelle ?
Son infidelité fait mon ressentiment*,
1340 Mais j’ay de la pitié quand je voy son tourment.
Vous à qui tous les Dieux ouvrent les destinées,
Qui scavez le sejour* des ombres condamnees
Monstrez moy cette aymable et perfide* moitié,
Que je meure à ses yeux de rage ou de pitié,
1345 Donnez cette allegeance au malheureux Ulisse.

TYRESIE.

Ulisse ouvre les yeux, et cognoy l’artifice*
Dont l’infame Siziphe abusoit* ton amour,
L’objet* de tes desirs voit encore le jour ;
Et ce cruel soubçon que ton erreur enfante
1350 Cherche en vain chez les morts une beauté vivante.

ULISSE.

Dieux ! elle vit encor, mais peut-estre elle vit,
Pour soüiller en vivant et ma gloire et mon lit.

TYRESIE.

Reviens, et pers enfin un soubçon, qui l’offense,
Non que je sois surpris de cette defiance : [p. 84]
1355 Je sçay quel est l’effet de l’horrible conseil
D’un songe concerté par le Dieu du sommeil,
Qui par de faux objets trompant ta jalouzie
Arme ton desespoir contre sa perfidie* ;
On seduit aysement ces folles passions,
1360 Et c’est ce qu’il a fait par ses illusions ;
Ou plutost c’est l’effet de l’adresse et des charmes*
Par qui Circé te trompe, et cause tant d’allarmes.
Son amour pour reprendre un cœur desabusé,
Te veut seduire encor par un mal supposé.
1365 Te faisant Penelope et morte et criminelle,
Elle aspire à des vœux que tu gardois pour elle.

ULISSE.

N’osant et ne pouvant me defier de vous
J’accepte avec transport* un oracle si doux.
Cher truchement des Dieux, fidelle Tyresie,
1370 Je vous dois mon repos, mon honneur et ma vie.    
Ainsi credule amant* j’ay soubçonné ta foy*,
Penelope, quels maux*, quelle assez dure loy
Me peut-on imposer pour vanger ton injure ?
Mais tu sçais mon amour, et tu vois l’imposture.
1375 Si pour me detromper d’une fatale* erreur
J’ay descendu si viste en ce lieu plein d’horreur,
Par cette mesme erreur maintenant esclaircie
J’iray d’un mesme pas contenter ton envie, [p. 85]
Et si pour accourcir le chemin des Enfers
1380 Circé dans un moment m’a fait courir cent mers.
Pour revoir tes beaux yeux, pour revoir nostre Grece
J’attens de mon amour ce qu’a fait son adresse.
Vous en qui le Ciel mit tout le pouvoir des Dieux
Qui sçavez mille endroits pour sortir de ces lieux,
1385 Sans qu’il doive à Circé cet effort* favorable*
Enlevez de ces lieux cet amant* miserable*,
Par un chemin facile abregez ses travaux*,
Et derobez Ulisse à des charmes* nouveaux.

TYRESIE.

Ulisse je ne puis respondre à vostre attente,
1390 Le charme* de Circé rend ma main impuissante ;
Elle vous fait descendre en ce triste sejour*,
Seule elle peut aussi faire vostre retour.

ULISSE.

Ainsi je doy sortir d’un sejour* si funeste* ;
Par l’effort* d’une main que mon amour deteste,
1395 Faut-il revoir encor ces dangereux climats* ?
Et doy-je m’apprester à de nouveaux combats ?

TYRESIE.

Il le faut, cher Ulisse, et desja l’heure presse ;
Mais malgré ses efforts*, espere en ton adresse ; [p. 86]
Tu luy doy mille exploits, et ta fidelle amour
1400 Par elle doit encor triompher à son tour.    
Adieu.

ULISSE seul.

Quels soins* ? helas ! pourront sauver ma flame*
Des pieges, des fureurs*, des charmes* d’une femme ?
Amour, par qui Circé dans ses lasches transports*
Fait sans cesse et par tout de si puissans efforts*
1405 Et pour d’injustes vœux rompt de si grands obstacles,
Pour des vœux innocens faits de pareils miracles.

SCENE VI.

La Scene est dans le parc.

CIRCÉ seule chante.

Rare presant des Cieux merveilleuse puissance
Qui m’as fait consentir une si dure absence
Redonne Ulisse à mon amour.
1410 Rens à mes yeux l’objet* qui regne dans mon ame
Et si tu veux servir ma douleur & ma flame*,
Haste ma mort ou son retour.
J’oppose vainement au torrent de mes larmes[p. 87]
L’orgueil de mon pouvoir, & l’espoir de mes charmes*,
1415 Tous deux cedent à mon amour.
S’ils me promettent tout il craint tout pour Ulisse,
Et j’attans seulement la fin de mon supplice
De ma mort ou de son retour.
Son seul retardement fait obstacle à ma flamme* ;
1420 Je n’en redoute plus du costé de sa femme ;
Le sommeil l’abusant* d’une fatale* erreur
A Penelope enfin a desrobé son cœur,
Et ce qu’il m’a promis me rend trop asseurée
D’une felicité si long-temps desirée.
1425 Que fais tu malheureuse ? à quelle indignité
Abbaisse-tu le sang d’une divinité ?
Circé met son bonheur au seul amour d’un homme !
Ah ! Soleil, Dieu tesmoin du feu* qui me consomme,
Toy qui vis autrefois cent Roys à mes genoux,
1430 Voy quelle honte efface un spectacle si doux.
Vange, vange sur moy l’honneur de ta famille,
Derobe tes clartez à cette indigne fille ;
Ou du feu, dont ma vie emprunte sa vigueur
Formant des traits* mortels perce ce lasche cœur.
1435 Mais que dis-je, insensée ! helas ! si quelque flame*
Dans celles de mon sang, fut exempte de blasme.
En est il sur la terre, en est-il dans les Cieux,
Qui se puisse vanter d’un feu* si glorieux ? [p. 88]
Si les Dieux punissoient de pareilles foiblesses,
1440 Et la terre et les Cieux n’auroient plus de Deesses :
Si Venus, si Thetys, si la nymphe du jour
Pour des mortels sans honte ont conceu de l’amour,
Quel Dieu peut condamner ma flame* avec justice ?
Ceux qu’elles ont aymez valoient-ils mon Ulisse ?
1445 Non, non, ma flame* est juste ; et c’est mal à propos
Que cet injuste orgueil vient troubler mon repos.
Il falloit l’escouter, quand ce feu* prit naissance ;
Quand on n’avoit pour moy, que de la resistance ;
Maintenant qu’il se plaint d’avoir trop resisté
1450 Mon remors refusant un bien si souhaitté,
Si la poursuitte en fut, et honteuse et coupable,
Ce refus la rendroit encor plus condamnable…
J’espere tout d’Ulisse, et je me crois permis
De me faire tenir tout ce qu’il m’a promis ;
1455 Jusque-là que s’il manque à sa recognoissance,
Il est de mon honneur d’en faire la vengeance.
C’est en quoy mon destin est heureux aujourd’huy,
Cherissant un mortel de pouvoir plus que luy.
En l’aymant je l’esleve, ingrat* je puis l’abatre.
1460 Mais pourquoy se former des monstres à combatre ?
Circé ne doute plus, qu’Ulisse à son retour
Ne rende ce qu’il doit à ta fidelle amour.
Faut-il parmy les soins* où mon amour m’engage
Qu’à de nouveaux soucis* encore je me partage ? [p. M ; 89]
1465 Que cherchez-vous ma sœur ?

SCENE VII.

PHAETUSE, CIRCÉ.

PHAETUSE.

Vous, de qui je me plains,
Euriloche, Elpenor, sans doute en sont aux mains.
J’ay mis pour les chercher toute la Cour en peine,
Au Palais, dans le parc, mais ma recherche est vaine.
Est-ce ainsi…

CIRCÉ.

Moderez cet injuste courroux,
1470 De tout cet embarras ne vous plaignez qu’à vous ;
Je n’ay rien fait ma sœur, que ce que j’ay dû faire,
Je vous avois promis que jaloux de vous plaire,
Mon art desarmeroit l’ardeur* de se vanger,
Qui mettoit (disiez-vous) Elpenor en danger.
1475 Je l’ay fait, esperant que de vous adoucie, [p. 90]
Euriloche obtiendroit sa grace et Leucosie,
Meslant nos interests j’ay fait que desormais
On ne se verra plus que pour faire la paix.
Ce charme* dure encor, et malgré moy Princesse
1480 Durera jusqu’à tant que votre hayne cesse.

PHAETUSE.

Quel charme* ?

CIRCÉ.

Merveilleux, qui force vostre amant*
De changer en respects tout son ressentiment,
Et qui par la pitié, que vous fera sa peine
Doit obtenir de vous la fin de vostre haine.
1485 Euriloche paroist, retirons-nous ma sœur,
Ce que vous allez voir changera vostre cœur.
[p. 91]

SCENE VIII.

EURILOCHE seul.

Je me pers, Perimede, ah ! non c’est trop d’audace.
Quand Ulisse, Elpenor me quitteroient la place,
Quand je me promettrois de pouvoir quelque jour
1490 Surmonter de deux sœurs et la haine et l’amour,
Circé reste à combatre, où prendrons nous des armes
A nous mettre à couvert du pouvoir de ses charmes* ?
Ce qu’en souffre Elpenor, ce qu’elle fait sur moy
Dans mon ame coupable a jetté tant d’effroy*
1495 Qu’il me semble de voir sans cesse sa colere
S’apprester à punir ce que j’ay voulu faire.
Ah ! de mes laschetez fatale* illusion !
Qui trahis mon amour et mon ambition.
Fais place à des pensers, qu’un noble espoir me donne ;
1500 Amour de Phaëtuse, amour de la couronne,
Je m’abandonne à vous, et sans plus contester
Commandez, je m’appreste à tout executer.
Il faut… Elpenor vient. Circé finis sa peine*.
Si tu ne peux souffrir* qu’elle serve à ma haine. [p. 92]

SCENE IX.

ELPENOR, EURILOCHE.
CIRCÉ, PHAETUSE.

ELPENOR.

1505 En vain sur mon rival* je cherche à me vanger
Pour terminer des maux* qu’on ne peut soulager,
Je retourne à vos pieds, souffrez* y ma presence,
Et n’apprehendez plus que privé d’esperance
Ce malheureux amant* ait la temerité,
1510 D’en demander raison à sa divinité.
Vos bontez* m’eslevant à ce faiste de gloire,
Qui passe mon espoir, que j’avois peine à croire,
Vous acquirent le droict de m’en precipiter,
Vous m’aviez tout donné, vous pouvez tout m’oster.
1515 Et comme en m’eslevant à ce comble de grace
Vous n’attendites point que je le meritasse.
De mesme en m’en voyant par vous precipité [p. 93]
J’ay tort de demander si je l’ay merité.
Ouy j’ay tort, et certain par ce cruel silence
1520 Que je vous doy ma mort sans sçavoir mon offense,
Je suis trop criminel differant mon trespas
Mais sans plus contester j’y cours Princesse.

PHAETUSE.

Helas !

CIRCÉ.

Ne craignez rien.

EURILOCHE bas.

J’aurois contenté ton envie ;
Mais un charme* inconnu desarmant ma furie*
1525 Retient ce bras levé pour luy percer le cœur,
Et me fait souhaiter la fin de son erreur.
Circé vient.

ELPENOR.

Dieux vangeurs d’une amour outragée,
Qui voyez à quel poinct ma fortune* est changée
Si mon lasche rival* me desrobe sa foy*
1530 Perdez ce criminel ; justes Dieux vangez moy !
Que si ce changement vient de son inconstance
Quelque injuste qu’il soit laissez-le sans vengeance. [p. 94]

PHAETUSE à Circé.

Je ne puis me resoudre à le voir plus souffrir,
Madame.

CIRCÉ.

Hé bien vous mesme allez le secourir.

PHAETUSE.

1535 Demeurez, Elpenor ; et cessez de vous plaindre
D’un mal* que vostre amour n’a pas subjet de craindre.
Quelques vaines frayeurs qui vous ayent allarmé
Phaëtuse jamais ne vous a tant aymé.

ELPENOR.

Qu’entens-je ! ma Princesse, à mes vœux si contraire
1540 Me rend en un moment tout le bien que j’espere ;
M’avez-vous fait souffrir ce cruel traitement
Pour rendre à mes desirs mon bonheur plus charmant* ?
Il m’estoit assez cher avant cet artifice*.
Par quels respects, amour, et par quel sacrifice…
(Là il se tourne du costé de la fausse Phaëtuse.)
1545 O ! Dieux. Princesse ! helas ! est-ce vous que je voy ?
Phaëtuse, est-ce vous qui me manquez de foy* ?
Dieux quel charme* presente à ma veuë abusée*
Phaëtuse en courroux, Phaëtuse appaisée. [p. 95]
(à Circé)
Ah ! ce n’est pas ainsi qu’on m’oste mon malheur ?
1550 Madame, il faut finir non tromper ma douleur.
Et toutes les douceurs d’une erreur favorable*
Sont un foible secours contre un mal* veritable.
En vain pour arrester mon juste desespoir
Sous un front adorable un demon se fait voir,
1555 Et prenant tous les traits de celle que j’adore
S’efforce de calmer l’ennuy* qui me devore.
Fuis spectre decevant*, qu’anime sa pitié,
Mes maux* à son aspect augmentent de moitié.
Plus je vois que Circé veut soulager ma peine*,
1560 Plus son ingrate* sœur me paroist inhumaine.
Voyant que sa rigueur s’obstine à voir perir
Celuy que d’un seul mot elle peut secourir.

PHAETUSE à Circé.

Ah ! ma sœur.

CIRCÉ à Euriloche.

Il est temps que ce charme* finisse.
Vous sçavez ce qu’on doit aux prieres d’Ulisse,
1565 Embrassez* Elpenor, certain que cette paix
Vous va donner le bien où tendent vos souhaits.

EURILOCHE.

Mon desir ne vient pas à vostre cognoissance. [p. 96]

CIRCÉ.

Vous presumez bien peu de ma haute science.

EURILOCHE.

Elle ne s’estend pas à cognoistre nos vœux.

CIRCÉ.

1570 Je sçay pourtant le vostre, et vay vous rendre heureux,
Ne vous opposés plus à ce que je desire.

EURILOCHE.

Quoy vous me promettez le bonheur où j’aspire
A ces conditions que ne ferois-je pas ?

CIRCÉ.

Elpenor vous voyez que l’on vous tend les bras.

ELPENOR.

1575 A moy, Madame.

EURILOCHE.

[N ; 97]
A vous.
(Circé frappe Elpenor de sa verge.)

ELPENOR.

O secours favorable* !
(Le charme finit.)
Ah ! Princesse. Grands Dieux ! surprise espouventable !
Est-ce mon ennemy que je viens d’embrasser* ?

CIRCÉ à Phaëtuse.

Vous excusez un coup dont il peut s’offenser.

ELPENOR.

Ah ! Madame, ah ! Princesse, est-ce ainsi qu’on me jouë ?

PHAETUSE.

1580 Ma sœur a quelque tort, mon Prince je l’advouë    
Mais puisque mon repos naist de ce qu’elle a fait,
Si vous m’aymez monstrez un front plus satisfait,
Je demande encor plus à vostre obeissance,
Il faut en l’embrassant* oublier son offense,
1585 Et le mettre en estat en luy donnant ma sœur,
De ne plus traverser nostre commun bonheur.

ELPENOR.

Je vous obeiray, quoy qu’avec repugnance.
Fasse le juste Ciel, que cette obeissance [p. 98]
En destournant les maux*, qui nous sont preparez
1590 Assure le repos que vous en esperez.
Je ne m’oppose plus à l’heur* qu’on vous destine
Leucosie est à vous, et sans qu’on examine
Qui de nous a failly contre nostre amitié*
D’un cœur qui fut à vous je vous rends la moitié.
1595 Daignent les Dieux tesmoins si la vostre m’est chere,
Punir qui de nous deux l’offrira moins sincere.

EURILOCHE.

La vostre m’est bien chere et c’est trop de bonheur
D’en estraindre les nœuds par l’hymen* de sa sœur,
De moy pour tant de biens que pouvez-vous attendre ?

CIRCÉ.

à Euriloche.             à Phaëtuse.
1600 Je puis vous acquitter. Ouy, je m’offre à vous rendre
(Maintenant qu’Elpenor devenu vostre espoux
Peut partager les soins* de l’estat avec vous)
Le glorieux fardeau de la toute puissance
Dont j’ay par vostre adveu soulagé vostre enfance.

EURILOCHE.

1605 La Reine s’accordant si bien à mes souhaits
N’a pas mal penetré dans les vœux que j’ay faits
Pour rendre de tout poinct ma fortune* accomplie.
Me voyant sur le poinct d’obtenir Leucosie [p. 99]
Il ne me manquoit plus, que de voir vostre espoux
1610 Elpenor, partager la couronne avec vous.

PHAETUSE.

Je hayrois le bien que cet hymen* me donne
Si la Reyne sur nous reposant la couronne,
Changeoit un seul moment la forme de l’estat.
Phaëtuse est trop juste, et luy n’est pas ingrat*.

SCENE X.

LEUCOSIE, CIRCÉ, PHAETUSE.

LEUCOSIE.

1615 Madame, Ulisse vient.

CIRCÉ.

Cette heureuse nouvelle    
Pour revoir ce heros au Palais me rappelle.

PHAETUSE.

[p. 100]
Nous vous suivons.

CIRCÉ.

Allons. Puisse par ce retour
Ma flame* prendre part au bonheur de ce jour.
Vous en avez beaucoup dans ce bonheur extreme.

LEUCOSIE.

1620 Comment ?

CIRCÉ.

Vous l’apprendrez du Prince qui vous ayme.

SCENE XI.

LEUCOSIE, EURILOCHE.

EURILOCHE bas.

Tout me perd, et je suis pour comble de douleur
Forcé de caresser et rire à mon malheur.
Ulisse est de retour, l’avez-vous veu Princesse ?

LEUCOSIE.

Je l’ay veu resolu de retourner en Grece ; [p. 101]
1625 Emmener s’il se peut Elpenor avec luy,
Echapper à la Reyne.

EURILOCHE.

Et partir.

LEUCOSIE.

Aujourd’huy
Perimede est allé donner ordre à sa fuite.

EURILOCHE.

Que de biens produira vostre sage conduite !
Hé comment envers vous pourray-je m’acquitter ?

LEUCOSIE.

1630 En faisant vos efforts* pour ne nous pas quiter.    1630

EURILOCHE.

Quoyqu’il puisse arriver si malgré son adresse
Pour chasser Elpenor il faut que je vous laisse :
Je reviendray bientost establir dans ces lieux
Un bonheur à passer tous les plaisirs des Dieux

LEUCOSIE.

1635 Ce glorieux espoir adoucira ma peine. [p. 102]
Mais quel est ce bonheur dont me parloit la Reine,
Je brusle* de l’apprendre.

EURILOCHE.

Ah ! Princesse usons mieux
Qu’en frivoles discours d’un temps si precieux.
De l’air que l’entreprise entre nous est conceuë
1640 La perte d’un moment en ruine l’issuë.
Amusez vostre sœur, et sans perdre un moment
Sur le vaisseau je vays engager son amant*.
Assuré de le rendre avec mon artifice*
Malgré luy compagnon de la fuite d’Ulisse.
1645 Ainsi vostre secours favorable* en ce jour
Va faire triompher ma gloire et mon amour.

Fin du quatriesme acte.

[p. 103]

ACTE V.

SCENE PREMIERE.

La scene est dans une forteresse.
CIRCÉ, MELANTE.

CIRCÉ.

Que fait mon fugitif ?

MELANTE.

En Ulisse, Madame
Il attend son malheur, et cette grandeur d’ame
Le fait voir dans ses fers*, dans cette affreuse* tour
1650 Plus qu’il ne fut jamais digne de vostre amour.

CIRCÉ.

Digne de mon amour, qu’il a si mal traitée ?
Dis plustost des fureurs* d’une Reyne irritée ; [p. 104]
Qui s’abandonnant toute à son dernier transport*
N’a plus que des pensers de vengeance et de mort.
1655 Il me fuyoit l’ingrat*, et couroit à sa femme
Luy vanter le mespris qu’il a fait de ma flamme*,
Et luy contant mes feux*, ma honte, et mon malheur,
Dresser de mon amour un trophée à la leur.
Graces aux Dieux, sa mort previendra* cette honte ;
1660 Si Penelope apprend qu’Ulysse me surmonte,
Elle apprendra, pleurant ce qu’aura fait ce fer*,
Qu’on peut vaincre Circé, mais non en triompher,
Et qu’une horrible suite efface enfin* la gloire
De quiconque use mal d’une telle victoire.
1665 Tout ce qu’a de cruel la jalouze fureur*,
La rage, semble doux à ma forte douleur,
Et je ne trouve point dans toute ma puissance
Dequoy perdre l’ingrat* au gré de ma vengeance.
Poignard, c’est à toy seul que je la veux devoir,
1670 Fais le venir.

MELANTE.

Ulisse, où sera ton espoir ?
[O ; 105]

SCENE II.

CIRCÉ seule.

Mes charmes* auroient pû faire perir Ulisse ;
Ouvrir dessous ses pas un gouffre, un precipice ;
Par la rage des vents deschirer son vaisseau ;
L’embraser d’une foudre, ou l’abismer dans l’eau.
1675 Mais empruntant ce coup de leur pouvoir supreme
Je le devrois aux Dieux aussi bien qu’à moy-mesme.
Et je veux pour vanger l’affront que je reçoy,
Qu’il parte des fureurs* qui soient toutes à moy.
La vengeance est un fruit, qu’il faut cueillir soy-mesme ;
1680 Le gouster, se souler de sa douceur extresme.
Un debris, une foudre auroient dans un moment
Consommé loin de moy tout mon ressentiment*.
Je veux jouyr long-temps de la mort d’un perfide*,
Donner un long spectacle à ma fureur* avide.
1685 Percer de mille coups ce flanc, ce traistre flanc,
Et voir ma main rougir et fumer de son sang.
Ce qu’en vain j’ay tenté pour l’amour d’une Reine, [ 106]
Ce poignard l’obtiendra pour le bien de ma hayne ;
Je voulois estre heureuse en gagnant son amour,
1690 Je le suis encor plus en le privant du jour,
Esteignant dans son sang le feu* qui me devore
Qui m’oste le repos, et qui me deshonore.
Mais helas ! qu’est-ce amour ? veus-tu le proteger ?
Songe que j’ay l’honneur et toy-mesme à vanger,
1695 Si tu parle pour luy ma fureur* sera vaine,
Abandonne mon cœur au transport* qui l’entraine ;
Qu’il y regne un moment, tu n’as que trop regné ;
Je le poignarderois s’il l’avoit espargné.
Je l’apperçoy, l’ingrat*, il sçaura qu’une femme
1700 Peut autant pour sa hayne et plus que pour sa flame*.
Il sçaura qu’un amour qu’on ose dedaigner,
Sçait arracher des cœurs s’il ne peut les gagner.
Il faut mourir.
[p. 107]

SCENE III.

ULISSE, CIRCÉ.

ULISSE.

Frapez, vous voyez la victime ;
Ulisse doit mourir si sa fuite est un crime.
1705 Ou plustost pour mourir ne le meritant pas
Il suffit que Circé demande son trespas ;
Trop heureux, puisqu’il peut en vous donnant sa vie,
Contenter une fois vos vœux, et son envie ;
Respondre à vos desirs, et s’offrant à vos coups,
1710 Couronner par sa mort ce qu’il a fait pour vous.

CIRCÉ.

Ce qu’il a fait pour moy l’ingrat* ! Hé ! quel service
Peut apres tant d’affronts me reprocher Ulisse ?
Est ce qu’ayant pour luy tesmoigné tant d’ardeur*
Perdu pour trop l’aymer, gloire, repos, grandeur ?
1715 Il me mesprise, il rit de ma perseverance ;
Et quand j’attendois tout de sa recognoissance, [ 108]
Il se desrobe, il fuit au mespris de sa foy*.
Imposteur est-ce là ce qu’il a fait pour moy ?

ULISSE.

C’est mal icy le lieu de vanter mes services ;
1720 Reyne je doy mourir, et j’en fais mes delices.
Puisque ma mort vous plaist, j’ayme à perdre le jour,
C’est tout ce que j’ay pû donner à vostre amour.

CIRCÉ.

Tu mourras, mais avant que de t’oster la vie
Je veux sçavoir, ingrat*, en quoy tu m’as servie.

ULISSE.

1725 Ces mespris, ces affronts, qui font vostre courroux,
Cette fuite, c’est là ce que j’ay fait pour vous.
Que seroit-ce de vous Reyne, si mon audace
Eust porté mes desirs où vouloit vostre grace ;
Vous seriez maintenant la femme d’un epoux
1730 Qui traistre envers un autre eust pû l’estre envers vous.
Et qui brisant les nœuds d’un hymen* legitime
Eust attiré sur vous la peine* de son crime.
Ce sang illustre* et plein du Dieu qui l’a presté,
Ce front, où tant de gloire a mis tant de fierté,
1735 Ravalant par ce choix un destin si sublime
Perdoient tout leur esclat, leur prix, et mon estime. [ 109]
La fille du Soleil doit vivre dans ce lieu
Sans Roy, sans compagnon, ou la femme d’un Dieu ;
Et si de mon orgueil je n’eusse esté le maistre,
1740 Vous seriez la moitié d’un infame, d’un traistre,
Meslant par un desordre* à mon crime pareil
La race de Siziphe à celle du Soleil.
C’est par moy qu’à ces maux* vous estes eschapée.

CIRCÉ.

Ah ! Circé.

ULISSE.

C’est ainsi que je vous ay trompée.
1745 C’est l’effet des respects qui font vostre courroux.
Par eux seuls je pouvois m’acquiter envers vous,
Aussi de quelques vœux dont ma femme m’appelle,
J’ay fuy pour vous Circé, beaucoup plus que pour elle.

CIRCÉ.

Rends toy Circé, ton cœur* n’a que trop combatu
1750 Les nobles mouvemens de ta propre vertu* ;
Pour eviter la honte où mon amour m’engage
Que ne peut-il la vaincre aussi bien que ma rage ?
Mais, helas !

ULISSE.

[p. 110]
Enfoncez ce poignard dans mon sein.
Fuir un coup qui vous plaist n’estoit pas mon dessein ;
1755 Mais ne concevant point de suplice si rude,
Que de mourir vers vous suspect d’ingratitude*,
Je ne suis pas fasché qu’abandonnant mes jours
Ma voix à mon honneur ait presté ce secours.

CIRCÉ.

Ah ! c’en est trop. Soleil seconde ma foiblesse,
1760 Heros digne en effet des vœux d’une deesse,
Plus digne encor des miens, daigne excuser en moy
Ce que par trop d’amour j’ay commis contre toy.
C’est dequoy seulement il faut que je rougisse ;
Sans honte je pouvois souspirer pour Ulisse ;
1765 Mais non, quand son devoir attache ailleurs son sort,
L’arrester, le forcer, et luy donner la mort.
Sors de mes mains, poignard, ma derniere infamie ;
Ta vertu* le previent*, desarme une ennemie
Et fait qu’enfin ce cœur lassé de soupirer
1770 S’enfle du noble orgueil qu’elle veut m’inspirer.
C’est par cette vertu* qu’à moy mesme renduë
Je recouvre ma gloire où je l’avois perduë.
De tous les sentimens que j’avois eus pour toy,
Me retranchant aux seuls qui sont dignes de moy,
1775 Pour cesser de l’aymer, ne pouvant m’en defendre [p. 111]
Je voy bien que j’auray de grands combats à rendre,
Mais si dans ma fureur* j’ay pû jurer ta mort,
Je puis bien malgré moy consentir cet effort,
Qu’un depart, puisqu’il faut que mon espoir perisse
1780 Plustost que son trespas me separe d’Ulisse.
Tombez fers* trop honteux au plus grand des humains,
Perimede, Euriloche ont trahy tes desseins.
Mais malgré…

ULISSE.

Justes Dieux ! ils m’ont trahy, Madame ;
Eux de qui je tenois l’ordre de cette trame,
1785 Je ne m’estonne plus si vous l’ayant apris,
Avant sortir du port mon vaisseau fut surpris.
Retournez sur leur pas Euriloche et ce traitre…..
[p. 112]

SCENE IV.

LEUCOSIE, CIRCÉ, ULISSE.

LEUCOSIE.

Ah ! ma sœur, Dieux, comment oseray-je paroistre ?
Complice par ma faute et ma credule amour
1790 Du crime le plus noir qu’on mit jamais au jour.

CIRCÉ.

De quel crime, ma sœur ?

LEUCOSIE.

Elpenor, Phaëtuse…
Helas de tous nos maux* il faut que je m’accuse.
(A Circé monstrant Ulisse.)
J’ay donné des vaisseaux pour sa fuite. Et Seigneur
Euriloche s’en sert pour enlever ma sœur.

CIRCÉ.

1795 L’enlever.

ULISSE.

[P ; 113]
Euriloche ô ! Dieux.

LEUCOSIE.

Ce traistre à peine
Vit que pour obeir aux ordres de la Reyne,
Toute la Cour en foule accouroit sur vos pas ;
Et laissoit le Palais sans garde, et sans soldats ;
Que Perimede et luy forment cette entreprise.
1800 Le desordre*, le temps, le lieu les favorise.
Un bruit confus* meslé de douleur et d’effroy*
Du quartier de ma sœur arrivé jusqu’à moy,
M’appelle au lieu d’où vient un trouble si funeste*,
J’y cours ; Dieux que ne puis-je oublier ce qui reste ?
1805 A travers quelques morts Elpenor tout sanglant
Marchant avec ardeur*, mais d’un pas chancellant,
Et tirant de sa playe un poignard ; à ce traistre
Princesse (crie-[t-] il) en me voyant paroistre ;
Là tombant, quand il voit qu’on le veut secourir ;
1810 Abandonnez ce soin* (dit-il) il faut mourir,
Ma vie est dans les mains d’un traistre, d’un infame,
Si vous voulez m’ayder courez apres mon ame,
Le perfide* Euriloche enleve vostre sœur.
Que devins-je à ces mots ? jugez de ma douleur
1815 Dans l’ardeur* de punir sa noire perfidie*
Laissant à d’autres soins cette mourante vie, [p. 114]
J’implore du secours dans ce pressant besoin
J’en trouve ; mais, helas ! Euriloche est trop loin.
On le suit, mais sans doute une telle poursuite
1820 N’aura servy, ma sœur, qu’à redoubler sa fuite.

CIRCÉ.

Il a beau fuyr, l’infame, il n’eschappera pas ;
Pour luy porter par tout un asseuré trespas.
J’ay les bras assez longs, ma sœur, à la vengeance ;
Je te suis, tu vas voir un trait* de ma puissance.

SCENE V.

ULISSE, CIRCÉ.

ULISSE.

1825 Que ne puis-je esperer en ce fatal* moment                
La gloire de servir vostre ressentiment* ?

CIRCÉ.

Vous le pouvez, allez, où l’honneur vous appelle ;
Je rens graces aux Dieux que dans cette querelle*, [p. 115]
Le soin* de nous vanger sert d’un amusement,
1830 Qui dispose mon ame à cet eloignement.
Sans cela je veux bien t’advoüer ma foiblesse,
Mon cœur, quelque devoir, quelque honneur qui l’en presse,
Ne pourroit se resoudre à perdre pour jamais
Mon … helas ! je retombe, et crains ce que je fais,
1835 N’importe malgré moy je vous rends à la Grece ;
Je vous rends aux desirs d’une illustre* Princesse.
Si jusqu’icy ma flame* a retenu vos pas,
Je fais assez pour elle en ne vous gardant pas.
Adieu.

ULISSE.

Que cet effort vous va couvrir de gloire !
1840 Qu’ainsi tousjours sur vous emportant la victoire,
Une vertu* sans tasche et sans obscuritez
Monstre en vous dignement le Dieu dont vous sortez ;
Et repande par tout des rayons de lumiere
Aussi purs et brillans que ceux de vostre pere.

CIRCÉ.

1845 Pars Ulisse, et m’espargne, abandonnant ce lieu,    
Ce que souffre mon cœur en te disant adieu.
[p. 116]

SCENE VI.

La Scene est dans un vaisseau.
EURILOCHE, PHAETUSE.

EURILOCHE.

Ouy, le voile est levé, Princesse, je vous ayme ;
J’ay feint pour vostre sœur, et mon amour extresme*
Avant ce dernier coup pour vous a tout tenté
1850 Et n’a fait cet effort*, que dans l’extremité.
Si c’est crime d’avoir trop d’amour, je l’advoüe,
Mon crime est grand, mais tel qu’Euriloche s’en louë :
Et plus j’offre à mes yeux l’objet* qui m’a charmé*,
Et moins je me repens de l’avoir trop aymé.
1855 Nommez ce rapt, ce meurtre, un coup illegitime,
Un horrible attentat, un effroyable* crime ;
Je l’appelle un secours ; un remede à mon mal* ;
Un digne chastiment d’un indigne rival* ;
Voila ce grand subjet de reproche et de blasme,
1860 J’ay tué mon Rival*, j’ay secouru ma flame* ;
Et j’ay d’un mesme coup sur le point de mourir [p. 117]
Arraché mon remede à qui m’eust fait perir ;
Exigiez-vous de moy cette amour foible et basse,
Qui se plaint, qui souspire, et pleure sa disgrace ;
1865 Tel, qu’auroit eu pour vous un Rival* trop heureux,
Si vostre juste choix eust couronné mes vœux.
J’ayme plus noblement l’illustre* Phaëtuse ;
J’arracherois aux Dieux le bien qu’on me refuse,
Vous enlever vous mesme à mon rival*, à vous,
1870 Ce n’est qu’aux grands amours à faire de tels coups.

PHAETUSE.

Monstre horrible à mes yeux vante tes infamies ;
J’abhorre ton amour plus que tes perfidies*.
Cher amant*, que ce lasche apres tant de forfaits
Oze encor reprocher à mes justes souhaits,
1875 Quelque part d’où ton ame à peine degagée
De ce corps où les Dieux l’avoient si bien logée
Regarde l’attentat* d’un infame voleur,
Monstre toy plus sensible à mon dernier malheur.
Et prevenant* l’effort*, que mon pere prepare
1880 Arrache ta Princesse aux fureurs* d’un barbare.

EURILOCHE.

Vous implorez en vain ce pere, et cet amant* ;
L’un est mort par l’effort* de mon ressentiment* ;
Et pour l’autre, si c’est l’astre, qui vous esclaire [p. 118]
Il cognoist mon amour, et ce que je veux faire.
1885 Il sçait que je vous ayme avec toute l’ardeur*
Que peut une Princesse esperer d’un grand cœur :
Et que dés que l’hymen* ayt calmé vostre haine
Dans vostre isle j’iray vous ramener en Reine,
En chasser qui l’occupe, et vous faire à jamais
1890 Benir ma violence, et tout ce que je fais.

PHAETUSE.

Toy, me faire benir cette affreuse* journée !

EURILOCHE.

Vous en parlerez mieux apres nostre hyménée*.

PHAETUSE.

Ah ! monstre laisse-moy.

EURILOCHE.

Donnez des noms plus doux
A celuy qui bientost doit estre vostre espoux.

PHAETUSE.

1895 Mon espoux !

EURILOCHE.

C’est à quoy vous devez vous resoudre. [p. 119]

PHAETUSE.

Des mains de Jupiter cours arracher la foudre
Soleil, et si ma mere eut chez toy quelque rang
Monstre-toy plus sensible aux affronts de ton sang.

EURILOCHE.

Princesse cette erreur fait tort à vostre gloire,
1900 L’astre du jour a peu de part dans vostre histoire ;
Et vous avez assez de titres glorieux,
Sans en chercher si haut, et nous former des Dieux.

PHAETUSE.

Impie, ils vangeront mon honneur et leur gloire.

EURILOCHE.

J’ay vécu trop long-temps pour avoir lieu d’en croire ;
1905 S’il en est contre moy, qu’ils arment leur courroux ;
Pour moy je n’en cognoy que mon amour et vous.
J’enferme en ce vaisseau toute mon esperance,
C’est mon Ciel, mon Autel, mon thrône et ma puissance ;
Devenu pour vous seule assassin et voleur,
1910 Le but de tous les traits* que lance le malheur,
Et le plus digne objet des flammes du tonnerre ; [p. 120]
Banni de mon pays, et de toute la terre,
Infidelle* à mon Prince abandonné de tous,
Je ne crains rien, Madame, et trouve tout en vous.

PHAETUSE.

1915 Ah ! perfide* bien loin de regarder ta proye
Avec quelques transports* ou d’orgueil, ou de joye ;
Sçache que si pour perdre un monstre furieux*
La terre estoit sans force et l’univers sans Dieux
Et si pour escraser cette coupable teste
1920 Le ciel estoit sans foudre, et la mer sans tempeste
Ce qu’est aux grands forfaits un remors obstiné
Ce que sont les Bourreaux aux yeux d’un condamné
Ce que sont aux Enfers, aux criminelles ames
Les roües, les rochers, les vautours, et les flames,
1925 Je te le feray traistre, et pour mieux dire encor
Tu trouveras en moy le vangeur d’Elpenor ;
Tu reverras, cruel*, son ombre en ma presence,
Son amour dans mon cœur, en mes mains sa vengeance ;
Dans ma bouche animée un reproche eternel,
1930 Dedans mes yeux l’horreur qu’on a d’un criminel.
Et dans toute mon ame une hayne immortelle
Pour un voleur, un lasche, un meurtrier, un rebelle.

EURILOCHE.

[Q ; 121]
Portez encor plus loin ces transports* furieux* ;
Ces cœurs*, ces belles mains ; cette bouche et ces yeux
1935 Que vous taschés de rendre un subjet de ma hayne,
Le seront de ma joye, et non pas de ma peine
Dans la possession de ma divinité…

SCENE VII.

PERIMEDE, EURILOCHE, PHAETUSE.

PERIMEDE.

Seigneur, le Ciel se trouble, et son obscurité
Favorise un vaisseau qui semble nous poursuivre.

EURILOCHE.

1940 A quelques traits* amy que mon amour me livre,
Je ne puis me resoudre à perdre un bien si cher.

PHAETUSE s’en allant.

O ! Dieux.

PERIMEDE.

[p. 122]
Sauvez là donc, on vient vous l’arracher.

EURILOCHE.

Amys qu’on se dispose au combat qui s’apreste
Contre nos ennemis et contre la tempeste.

SCENE VIII.

JUPITER au milieu des Dieux descend du Ciel assis sur une grosse nuée.
LE SOLEIL à mesme temps paroist d’un costé du thea-tre dans une nuë.

JUPITER.

1945 Du trosne où je m’assois dans le plus haut des Cieux,
D’où je puis commander les hommes et les Dieux,
Je descends jusqu’à toy pour ouyr ta priere ;
Mon fils, parle.

LE SOLEIL.

Asseuré des bontez* de mon pere
Je parle, et quoy qu’instruit que ses soins* paternels [p. 123]
1950 Tousjours avec regret perdent les criminels,
Plein d’une genereuse*, et juste confiance,
Dessus ces mesmes soins* je prens trop d’asseurance
Pour croire, qu’oubliant ma naissance et mon rang
Il neglige un moment la gloire de mon sang ;
1955 Vous cognoissez l’affront, et cet œil adorable
Comme sur l’innocent ouvert sur le coupable,
Voit un fier ravisseur soüiller impunement
De ses noirs attentats l’un et l’autre element.
Quelle bonté coupable envers vostre justice
1960 Sur ce grand criminel balance le suplice ?
La foudre est inutile en vos puissantes mains,
Si vous ne punissez celuy dont je me plains :
De ce monstre odieux purgez la terre et l’onde,
Et faites par ce coup justice à tout le monde ;
1965 Que si cet interest vous touche foiblement
Prenez tous les transports* de mon ressentiment* ;
Ou souffrez* pour le moins qu’un pere miserable*
Retire ses clartez de dessus un coupable,
Et d’un soudain eclipse expliquant son malheur
1970 Invite tout le monde à vanger sa douleur.

JUPITER.

Ta priere est trop juste, et je me plains moy-mesme
D’avoir esté trop lent à vanger ce que j’ayme,
Non qu’il faille imputer ma resolution [p. 124]
A des motifs de hayne ou de compassion,
1975 Ma justice punit sans nulle violence ;
Libre des passions, qui forment la vengeance,
Elle agit d’elle mesme, et d’un esprit esgal
Repand sur l’univers et le bien et le mal,
Et de ces deux effets que ma puissance envoye,
1980 J’en laisse aux seuls mortels, et le trouble et la joye ;
C’est leur seul interest que je dois escouter ;
C’est comme il faut agir, si tu veux m’imiter :
Nostre bonheur, mon fils et tout ce que nous sommes
Ne depend des vertus* ny des crimes des hommes,
1985 Et quand je doy punir un meurtrier, un voleur
Je veux vanger la terre, et non pas ta douleur.
C’est pour un bien commun qu’un Dieu vange un outrage ;
Et quand ma main s’apreste à briser son ouvrage,
Je me sers de ces bruits, qui precedent mes coups
1990 Pour instruire la terre à craindre mon courroux.

LE SOLEIL.

Soit pour son interest, ou celuy de ma fille
Vangez sans plus tarder l’honneur de ma famille ;
Voyez-le cet infame, avec quels longs efforts*
Il veut forcer mon sang à ses lasches transports* ;
1995 Voyez d’une autre part sur un char qui s’avance
Leucosie et Circé, qui pressent leur vengeance. [p. 125]
Je la leur ay promise.

JUPITER.

Il faut te contenter,
Ma justice y consent. Toy sans plus t’arrester
Du tribut eternel de ta clarté feconde
2000 Va, mon fils, enrichir l’autre moitié du monde.

SCENE IX.

CIRCÉ, LEUCOSIE dans un char volant.

CIRCÉ.

Ces orages soudains et ces bruits estonnants
Ces vents impetueux ; ces esclairs surprenans
Du Dieu juste et vangeur annoncent la venuë.
Tombe foudre en ses mains trop long-temps retenuë,
2005 Tombe à la voix du sang, qu’un traistre a sceu verser ;
Tombe aux cris d’une sœur, qu’un traistre veut forcer.

LEUCOSIE.

[p. 126]
Tombe aux justes douleurs d’une amante* abusée*.
Mais la perte du traistre est bien plus mal aisée,
Il est desja si loin qu’il eschape à mes yeux.

CIRCÉ.

2010 Il ne peut eschaper aux vengeances des Dieux.
Le vaisseau d’Euriloche paroist dans l’esloignement.

LEUCOSIE.

Mais que ne nous font-ils jouyr de son suplice !
S’il perit loin de nous, qu’importe qu’il perisse,
L’outrage reste entier au cœur et sur le front,
Si l’on ne voit perir celuy qui fait l’affront.
2015 Ceux que nous recevons sont de telle nature,
Que le Soleil trop lent à vanger nostre injure,
Quoyqu’il nous ayt promis semble la negliger,
Il faut sauver ma sœur, autant que me vanger ;
Le temps presse ; achevons cette illustre* vengeance ;
2020 Si sur cet element s’estend vostre puissance ;
Dans ces lieux eslevés, dans le milieu des airs
Dont les Dieux en courroux foudroyent l’univers ;
De ces noires vapeurs formez-vous un tonnerre ;
La terre preste au Ciel de quoy punir la terre.
2025 Vous seule... Mais quels feux s’allument dans la nuit ?
Quel trouble ! quel esclat ! quel desordre ! quel bruit !
[p. 127]

SCENE X.

JUPITER sortant du Ciel assis sur son aigle & lançant la foudre sur le vaisseau d’Euriloche s’adressant à Circé & à Leucosie.

Nimphes voicy le coup qui vous fera justice
S’en retournant.
Vous pouvez maintenant jouyr de son suplice.

SCENE XI.

LEUCOSIE, CIRCÉ.

LEUCOSIE.

Quels feux ! quels feux de joye en cet embrasement ?
2030 Mais quelle peur succede à mon ressentiment* ?
Grand Dieu : sauvez ma sœur.

CIRCÉ.

A ce penser je tremble : [p. 128]
Quelle vengeance ? ô Dieux ! s’ils perissent ensemble.
Mais qui peut la sauver de la flame ou de l’eau.

LEUCOSIE.

Dieux qu’est-ce que je voy ? Quel spectacle nouveau ?

CIRCÉ.

2035 O ! prodige inoüy, si mon œil ne m’abuse*,
Je voy sur un Dauphin triompher Phaëtuse.

LEUCOSIE.

Ouy, ouy, c’est elle mesme, allons la recevoir.

CIRCÉ.

Phaëtuse, est-ce vous ?
[R ; 129]

SCENE DERNIERE.

PHAETUSE, CIRCÉ, LEUCOSIE.

PHAETUSE.

Vous puis-je encor revoir ?
Vous voyez par quels soins* les Dieux m’ont protégée,
2040 Il est mort l’execrable et ta fille est vangée,
Soleil, si ton secours avoit esté moins prompt
Une honte eternelle alloit rougir mon front.
Ny l’horreur du forfait, ny la peur du suplice,
Ny son vaisseau suivy par le vaisseau d’Ulisse,
2045 Ny la fureur* des flots ne pouvoit arrester
Ce lasche, dont la rage osoit tout attenter ;
Pour mettre ses desseins et son espoir en poudre
Il n’en falloit pas moins que l’esclat d’une foudre,
Aux furieux* transports* d’un lasche ravisseur
2050 Elle seule pouvoit arracher mon honneur.
C’est par là que les Dieux ont conservé ma gloire,
Mais par un autre soin* qu’à peine on pourra croire,
Sur le poinct que la foudre embraze le vaisseau [p. 130]
Au poinct qu’il va perir et s’abismer dans l’eau,
2055 Ce Dauphin s’offre à moy si proche du nauffrage,
Et me sauve du feu, des flots et de l’orage.

CIRCÉ.

Allons de tant de soins rendre graces aux Dieux,
Toy prens place en mon char, et sortons de ces lieux.

PHAETUSE au Dauphin.

Va, mon liberateur, ainsi puisse ta vie
2060 Des monstres de la mer eviter la furie*.

CIRCÉ.

Mes sœurs puisque le sort nous oste nos amants*
Reprenons toutes trois nos premiers sentimens ;
Pour affranchir nos cœurs de ces malheurs extremes
Vivons sans passions, et Reynes de nous-mesmes.

PHAETUSE.

2065 Puisqu’Elpenor est mort, nul ne peut dignement    
Apres un tel heros se dire mon amant*.

LEUCOSIE.

[p. 131]
Moy, qui presumois trop d’un traistre et d’un coupable
Je hay son sexe autant qu’il me parut aymable.

FIN.

Extraict du Privilege du Roy.

Par grace & privilege du Roy donné à Paris le 10. jour de Novembre 1648. Signé, Par le Roy en son Conseil, Le Brun. Il est permis à Toussainct Quinet Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre & distribuer une pièce de Theatre intitulée Ulysse dans l’isle de Circé, ou Euriloche foudroyé, par le sieur Boyer, durant le temps & espace de cinq ans, à compter du jour qu’il sera achevé d’imprimer : Et defenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires & autres de contrefaire ledit Livre, ny le vendre ou exposer en vente d’autre impression que de celle qu’il a fait faire, à peine de trois mil livres d’amende, & de tous despens, dommages & interests, ainsi qu’il est plus amplement porté par lesdites Lettres, qui sont en vertu du present extrait tenuës pour bien & deuëment signifiees, à ce qu’aucun n’en pretende cause d’ignorance.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois le
premier Decembre 1649.

Les exemplaires ont esté fournis.