DÉCORATION DU TROISIÈME ACTE.
Nos théâtres n’ont encore rien fait paraître de si brillant que le palais du roi Aaete qui sert de décoration à cet acte. On y voit de chaque côté deux rang de colonnes de japse torses, et environnées de pampre d’or à grands feuillages, chantournées, et découpées à jour, au milieu desquelles sont des statues d’or à l’antique, de grandeur naturelle. Les frises, les festons, les corniches et les chapiteaux sont pareillement d’or, et portent pour finissement des vases de porcelaine d’où sortent de gros bouquets de fleurs aussi au naturel. Les bases et les piédestaux sont enrichis des basses-tailles, où sont peintes diverses fables de l’antiquité. Un grand portique doré, soutenu par quatre autres colonnes dans le même ordre, fait la face du théâtre, et est suivi de cinq ou six autres de même manière ; qui forment, par le moyen de ses colonnes, comme cinq galeries, où la vue s’enfonçant découvre ce même jardin de cyprès qui a paru au premier acte.
SCÈNE PREMIÈRE. Aaete, Jason.
AAETE.
1020 Je vous devois assez pour vous donner Médée,
Jason ; et si tantôt vous l’aviez demandée,
Si vous m’aviez parlé comme vous me parlez,
Vous auriez obtenu le bien que vous voulez.
Mais en est-il saison au jour d’une conquête
1025 Qui doit faire tomber mon trône ou votre tête ?
Et vous puis-je accepter pour gendre, et vous chérir,
S’il vous faut dans une heure ou me perdre ou périr ?
Prétendre à la toison par l’hymen de ma fille,
C’est pour m’assassiner s’unir à ma famille ;
1030 Et si vous abusez de ce que j’ai promis,
Vous êtes le plus grand de tous mes ennemis.
Je ne m’en puis dédire, et le serment me lie.
Mais si tant de périls vous laissent quelque vie,
Après avoir perdu ce roi que vous bravez,
1035 Allez porter vos voeux à qui vous les devez :
Hypsipyle vous aime, elle est reine, elle est belle ;
Fuyez notre vengeance, et régnez avec elle.
JASON.
Quoi ? Parler de vengeance, et d’un oeil de courroux
Voir l’immuable ardeur de m’attacher à vous !
1040 Vous présumer perdu sur la foi d’un scrupule
Qu’embrasse aveuglément votre âme trop crédule,
Comme si sur la peau d’un chétif animal
Le ciel avait écrit tout votre sort fatal !
Ce que l’ombre a prédit, si vous daignez l’entendre,
1045 Ne met aucun obstacle aux prières d’un gendre.
Me donner la princesse, et pour dot la toison,
Ce n’est que l’assurer dedans votre maison,
Puisque par les doux noeuds de ce bonheur suprême
Je deviendrai soudain une part de vous-même,
1050 Et que ce même bras qui vous a pu sauver
Sera toujours armé pour vous la conserver.
AAETE.
Vous prenez un peu tard une mauvaise adresse :
Nos esprits sont plus lourds que ceux de votre Grèce ;
Mais j’ai d’assez bons yeux, dans un si juste effroi,
1055 Pour démêler sans peine un gendre d’avec moi.
Je sais que l’union d’un époux à ma fille
De mon sang et du sien forme une autre famille,
Et que si de moi-même elle fait quelque part,
Cette part de moi-même a ses destins à part.
1060 Ce que l’ombre a prédit se fait assez entendre.
Cessez de vous forcer à devenir mon gendre ;
Ce seroit un honneur qui ne vous plairoit pas,
Puisque la toison seule a pour vous des appas,
Et que si mon malheur vous l’avait accordée,
1065 Vous n’auriez jamais fait aucuns voeux pour Médée.
JASON.
C’est faire trop d’outrage à mon coeur enflammé.
Dès l’abord je la vis, dès l’abord je l’aimai ;
Et mon amour n’est pas un amour politique
Que le besoin colore, et que la crainte explique.
1070 Mais n’ayant que moi-même à vous parler pour moi,
Je n’osois espérer d’être écouté d’un roi,
Ni que sur ma parole il me crût de naissance
À porter mes désirs jusqu’à son alliance.
Maintenant qu’une reine a fait voir que mon sang
1075 N’est pas fort au-dessous de cet illustre rang,
Qu’un refus de son sceptre après votre victoire
Montre qu’on peut m’aimer sans hasarder sa gloire,
J’ose, un peu moins timide, offrir, avec ma foi,
Ce que veut une reine à la fille d’un roi.
AAETE.
1080 Et cette même reine est un exemple illustre
Qui met tous vos hauts faits en leur plus digne lustre.
L’état où la réduit votre fidélité
Nous instruit hautement de cette vérité,
Que ma fille avec vous seroit fort assurée
1085 Sur les gages douteux d’une foi parjurée.
Ce trône refusé, dont vous faites le vain,
Nous doit donner à tous horreur de votre main.
Il ne faut pas ainsi se jouer des couronnes :
On doit toujours respect au sceptre, à nos personnes.
1090 Mépriser cette reine en présence d’un roi,
C’est manquer de prudence aussi bien que de foi.
Le ciel nous unit tous en ce grand caractère :
Je ne puis être roi sans être aussi son frère ;
Et si vous étiez né mon sujet ou mon fils,
1095 J’aurois déjà puni l’orgueil d’un tel mépris ;
Mais l’unique pouvoir que sur vous je puis prendre,
C’est de vous ordonner de la voir, de l’entendre.
La voilà : pensez bien que tel est votre sort,
Que vous n’avez qu’un choix, Hypsipyle ou la mort ;
1100 Car à vous en parler avec pleine franchise,
Ma perte dépend bien de la toison conquise ;
Mais je ne dois pas craindre en ces périls nouveaux
Que votre vie échappe aux feux de nos taureaux.
SCÈNE III. Hypsipyle, Jason.
HYPSIPYLE.
Eh bien ! Jason, la mort a-t-elle de tels biens
1115 Qu’elle soit plus aimable à vos yeux que les miens ?
Et sa douceur pour vous seroit-elle moins pure
Si vous n’y joigniez l’heur de mourir en parjure ?
Oui, ce glorieux titre est si doux à porter,
Que de tout votre sang il le faut acheter.
1120 Le mépris qui succède à l’amitié passée
D’une seule douleur m’auroit trop peu blessée :
Pour mieux punir ce coeur d’avoir su vous chérir,
Il faut vous voir ensemble et changer et périr ;
Il faut que le tourment d’être trop tôt vengée
1125 Se mêle aux déplaisirs de me voir outragée ;
Que l’amour, au dépit ne cédant qu’à moitié,
Sitôt qu’il est banni, rentre par la pitié ;
Et que ce même feu, que je devrois éteindre,
M’oblige à vous haïr, et me force à vous plaindre.
1130 Je ne t’empêche pas, volage, de changer ;
Mais du moins, en changeant, laisse-moi me venger.
C’est être trop cruel, c’est trop croître l’offense
Que m’ôter à la fois ton coeur et ma vengeance
Le supplice où tu cours la va trop tôt finir.
1135 Ce n’est pas me venger, ce n’est que te punir ;
Et toute sa rigueur n’a rien qui me soulage,
S’il n’est de mon souhait et le choix et l’ouvrage.
Hélas ! Si tu pouvois le laisser à mon choix,
Ton supplice, il seroit de rentrer sous mes lois,
1140 De m’attacher à toi d’une chaîne plus forte,
Et de prendre en ta main le sceptre que je porte.
Tu n’as qu’à dire un mot, ton crime est effacé :
J’ai déjà, si tu veux, oublié le passé.
Mais qu’inutilement je me montre si bonne
1145 Quand tu cours à la mort de peur qu’on te pardonne !
Quoi ? Tu ne réponds rien, et mes plaintes en l’air
N’ont rien d’assez puissant pour te faire parler ?
JASON.
Que voulez-vous, madame, ici que je vous die ?
Je ne connois que trop quelle est ma perfidie ;
1150 Et l’état où je suis ne sauroit consentir
Que j’en fasse une excuse, ou montre un repentir :
Après ce que j’ai fait, après ce qui se passe,
Tout ce que je dirois auroit mauvaise grâce.
Laissez dans le silence un coupable obstiné,
1155 Qui se plaît dans son crime, et n’en est point gêné.
HYPSIPYLE.
Parle toutefois, parle, et non plus pour me plaire,
Mais pour rendre la force à ma juste colère ;
Parle, pour m’arracher ces tendres sentiments
Que l’amour enracine au coeur des vrais amants ;
1160 Repasse mes bontés et tes ingratitudes ;
Joins-y, si tu le peux, des coups encor plus rudes :
Ce sera m’obliger, ce sera m’obéir.
Je te devrai beaucoup, si je te puis haïr,
Et si de tes forfaits la peinture étendue
1165 Ne laisse plus flotter ma haine suspendue.
JASON.
Que dirai-je, après tout, que ce que vous savez ?
Madame, rendez-vous ce que vous vous devez.
Il n’est pas glorieux pour une grande reine
De montrer de l’amour, et de voir de la haine ;
1170 Et le sexe et le rang se doivent souvenir
Qu’il leur sied bien d’attendre, et non de prévenir ;
Et que c’est profaner la dignité suprême
Que de lui laisser dire : " on me trahit, et j’aime. "
HYPSIPYLE.
Je le puis dire, ingrat, sans blesser mon devoir :
1175 C’est mon époux en toi que le ciel me fait voir,
Du moins si la parole et reçue et donnée
A des noeuds assez forts pour faire un hyménée.
Ressouviens-t’en, volage, et des chastes douceurs
Qu’un mutuel amour répandit dans nos coeurs.
1180 Je te laissai partir afin que ta conquête
Remît sous mon empire une plus digne tête,
Et qu’une reine eût droit d’honorer de son choix
Un héros que son bras eût fait égal aux rois.
J’attendois ton retour pour pouvoir avec gloire
1185 Récompenser ta flamme et payer ta victoire ;
Et quand jusques ici je t’apporte ma foi,
Je trouve en arrivant que tu n’es plus à moi !
Hélas ! Je ne craignois que tes beautés de Grèce ;
Et je vois qu’une Scythe a rompu ta promesse,
1190 Et qu’un climat barbare a des traits assez doux
Pour m’avoir de mes bras enlevé mon époux !
Mais, dis-moi, ta Médée est-elle si parfaite ?
Ce que cherche Jason vaut-il ce qu’il rejette ?
Malgré ton coeur changé, j’en fais juges tes yeux.
1195 Tu soupires en vain, il faut t’expliquer mieux :
Ce soupir échappé me dit bien quelque chose ;
Toute autre l’entendroit ; mais sans toi je ne l’ose.
Parle donc et sans feinte : où porte-t-il ta foi ?
Va-t-il vers ma rivale, ou revient-il vers moi ?
JASON.
1200 Osez autant qu’une autre ; entendez-le, madame,
Ce soupir qui vers vous pousse toute mon âme ;
Et concevez par là jusqu’où vont mes malheurs,
De soupirer pour vous, et de prétendre ailleurs.
Il me faut la toison : il y va de la vie
1205 De tous ces demi-dieux que brûle même envie ;
Il y va de ma gloire, et j’ai beau soupirer,
Sous cette tyrannie il me faut expirer.
J’en perds tout mon bonheur, j’en perds toute ma joie ;
Mais pour sortir d’ici je n’ai que cette voie ;
1210 Et le même intérêt qui vous fit consentir,
Malgré tout votre amour, à me laisser partir,
Le même me dérobe ici votre couronne.
Pour faire ma conquête, il faut que je me donne,
Que pour l’objet aimé j’affecte des mépris,
1215 Que je m’offre en esclave, et me vende à ce prix :
Voilà ce que mon coeur vous dit quand il soupire.
Ne me condamnez plus, madame, à le redire :
Si vous m’aimez encor, de pareils entretiens
Peuvent aigrir vos maux et redoublent les miens ;
1220 Et cet aveu d’un crime où le destin m’attache
Grossit l’indignité des remords que je cache
Pour me les épargner, vous voyez qu’en ces lieux
Je fuis votre présence, et j’évite vos yeux.
L’amour vous montre aux miens toujours charmante et belle ;
1225 Chaque moment allume une flamme nouvelle ;
Mais ce qui de mon coeur fait les plus chers désirs,
De mon change forcé fait tous les déplaisirs ;
Et dans l’affreux supplice où me tient votre vue,
Chaque coup d’oeil me perce, et chaque instant me tue.
1230 Vos bontés n’ont pour moi que des traits rigoureux :
Plus je me vois aimé, plus je suis malheureux ;
Plus vous me faites voir d’amour et de mérite,
Plus vous haussez le prix des trésors que je quitte ;
Et l’excès de ma perte allume une fureur
1235 Qui me donne moi-même à moi-même en horreur.
Laissez-moi m’affranchir de la secrète rage
D’être en dépit de moi déloyal et volage ;
Et puisqu’ici le ciel vous offre un autre époux
D’un rang pareil au vôtre, et plus digne de vous,
1240 Ne vous obstinez point à gêner une vie
Que de tant de malheurs vous voyez poursuivie.
Oubliez un ingrat qui jusques au trépas,
Tout ingrat qu’il paroît, ne vous oubliera pas :
Apprenez à quitter un lâche qui vous quitte.
HYPSIPYLE.
1245 Tu te confesses lâche, et veux que je t’imite ;
Et quand tu fais effort pour te justifier,
Tu veux que je t’oublie, et ne peux m’oublier !
Je vois ton artifice et ce que tu médites ;
Tu veux me conserver alors que tu me quittes ;
1250 Et par les attentats d’un flatteur entretien
Me dérober ton coeur, et retenir le mien :
Tu veux que je te perde, et que je te regrette,
Que j’approuve en pleurant la perte que j’ai faite,
Que je t’estime et t’aime avec ta lâcheté,
1255 Et me prenne de tout à la fatalité.
Le ciel l’ordonne ainsi : ton change est légitime ;
Ton innocence est sûre au milieu de ton crime ;
Et quand tes trahisons pressent leur noir effet,
Ta gloire, ton devoir, ton destin a tout fait.
1260 Reprends, reprends, Jason, tes premières rudesses :
Leur coup m’est bien plus doux que tes fausses tendresses ;
Tes remords impuissants aigrissent mes douleurs :
Ne me rends point ton coeur, quand tu te vends ailleurs.
D’un coeur qu’on ne voit pas l’offre est lâche et barbare,
1265 Quand de tout ce qu’on voit un autre objet s’empare ;
Et c’est faire un hommage et ridicule et vain
De présenter le coeur et retirer la main.
JASON.
L’un et l’autre est à vous, si…
HYPSIPYLE.
L’un et l’autre est à vous, si…N’achève pas, traître ;
Ce que tu veux cacher se feroit trop paroître :
1270 Un véritable amour ne parle point ainsi.
JASON.
Trouvez donc les moyens de nous tirer d’ici.
La toison emportée, il agira, madame,
Ce véritable amour qui vous donne mon âme ;
Sinon… Mais dieux ! Que vois-je ? ô ciel ! Je suis perdu,
1275 Si j’ai tant de malheur qu’elle m’aye entendu.
SCÈNE IV. Médée, Hypsipile.
MÉDÉE.
Vous l’avez vu, madame, êtes-vous satisfaite ?
HYPSIPYLE.
Vous en pouvez juger par sa prompte retraite.
MÉDÉE.
Elle marque le trouble où son coeur est réduit ;
Mais j’ignore, après tout, s’il vous quitte ou me fuit.
HYPSIPYLE.
1280 Vous pouvez donc, madame, ignorer quelque chose ?
MÉDÉE.
Je sais que, s’il me fuit, vous en êtes la cause.
HYPSIPYLE.
Moi, je n’en sais pas tant ; mais j’avoue entre nous
Que s’il faut qu’il me quitte, il a besoin de vous.
MÉDÉE.
Ce que vous en pensez me donne peu d’alarmes.
HYPSIPYLE.
1285 Je n’ai que des attraits, et vous avez des charmes.
MÉDÉE.
C’est beaucoup en amour que de savoir charmer.
HYPSIPYLE.
Et c’est beaucoup aussi que de se faire aimer.
MÉDÉE.
Si vous en avez l’art, j’ai celui d’y contraindre.
HYPSIPYLE.
À faute d’être aimée, on peut se faire craindre.
MÉDÉE.
1290 Il vous aima jadis ?
HYPSIPYLE.
Il vous aima jadis ?Peut-être il m’aime encor,
Moins que vous toutefois, ou que la toison d’or.
MÉDÉE.
Du moins, quand je voudrai flatter son espérance,
Il saura de nous deux faire la différence.
HYPSIPYLE.
J’en vois la différence assez grande à Colchos ;
1295 Mais elle seroit autre et plus grande à Lemnos.
Les lieux aident au choix ; et peut-être qu’en Grèce
Quelque troisième objet surprendroit sa tendresse.
MÉDÉE.
J’appréhende assez peu qu’il me manque de foi.
HYPSIPYLE.
Vous êtes plus adroite et plus belle que moi :
1300 Tant qu’il aura des yeux vous n’avez rien à craindre.
MÉDÉE.
J’allume peu de feux qu’un autre puisse éteindre ;
Et puisqu’il me promet un coeur ferme et constant…
HYPSIPYLE.
Autrefois à Lemnos il m’en promit autant.
MÉDÉE.
D’un amant qui s’en va de quoi sert la parole ?
HYPSIPYLE.
1305 À montrer qu’on vous peut voler ce qu’on me vole.
Ces beaux feux qu’en mon île il n’osoit démentir…
MÉDÉE.
Eurent un peu de tort de le laisser partir.
HYPSIPYLE.
Comme vous en aurez, si jamais ce volage
Porte à quelque autre objet ce qu’il vous rend d’hommage.
MÉDÉE.
1310 Les captifs mal gardés ont droit de nous quitter.
HYPSIPYLE.
J’avais quelque mérite, et n’ai pu l’arrêter.
MÉDÉE.
J’en ai peu, mais enfin s’il fait plus que le vôtre ?
HYPSIPYLE.
Vous avez lieu de croire en valoir bien un autre ;
Mais prenez moins d’appui sur un coeur usurpé :
1315 Il peut vous échapper, puisqu’il m’est échappé.
MÉDÉE.
Votre esprit n’est rempli que de mauvais augures.
HYPSIPYLE.
On peut sur le passé former ses conjectures.
MÉDÉE.
Le passé mal conduit n’est qu’un miroir trompeur,
Où l’oeil bien éclairé ne fonde espoir ni peur.
HYPSIPYLE.
1320 Si j’ai conçu pour vous des craintes mal fondées…
MÉDÉE.
Laissons faire Jason, et gardons nos idées.
HYPSIPYLE.
Avec sincérité je dois vous avouer
Que j’ai quelque sujet encor de m’en louer.
MÉDÉE.
Avec sincérité je dois aussi vous dire
1325 Qu’assez malaisément on sort de mon empire,
Et que quand jusqu’à moi j’ai permis d’aspirer,
On ne s’abaisse plus à vous considérer.
Profitez des avis que ma pitié vous donne.
HYPSIPYLE.
À vous dire le vrai, cette hauteur m’étonne.
1330 Je suis reine, madame, et les fronts couronnés…
MÉDÉE.
Et moi je suis Médée, et vous m’importunez.
HYPSIPYLE.
Cet indigne mépris que de mon rang vous faites…
MÉDÉE.
Connoissez-moi, madame, et voyez où vous êtes.
Si Jason pour vos yeux ose encor soupirer,
1335 Il peut chercher des bras à vous en retirer.
Adieu : souvenez-vous, au lieu de vous en plaindre,
Qu’à faute d’être aimée, on peut se faire craindre.
Ce palais doré en un palais d’horreur sitôt que Médée a dit le premier de ces cinq derniers vers, et qu’elle a donné un coup de baguette. Tout ce qu’il y a d’épouvantable en la nature y sert de termes. L’éléphant, le rhinocéros, le lion, l’once, les tigres, les léopards, les panthères, les dragons, les serpents, tous avec leurs antipathies à leurs pieds, y lancent des regards menaçants. une grotte obscure borne la vue, au travers de laquelle l’oeil ne laisse pas de découvrir un éloignement merveilleux que fait la perspective. Quatre monstres ailés et quatre rampants enferment Hypsipyle, et semblent prêts à la dévorer.
HYPSIPYLE.
Que vois-je ? Où suis-je ? Ô dieux ! Quels abîmes ouverts
Exhalent jusqu’à moi les vapeurs des enfers !
1340 Que d’yeux étincelants sous d’horribles paupières
Mêlent au jour qui fuit d’effroyables lumières !
Ô toi, qui crois par là te faire redouter,
Si tu l’as espéré, cesse de t’en flatter.
Tu perds de ton grand art la force ou l’imposture,
1345 À t’armer contre moi de toute la nature.
L’amour au désespoir ne peut craindre la mort :
Dans un pareil naufrage elle ouvre un heureux port.
Hâtez, monstres, hâtez votre approche fatale.
Mais immoler ainsi ma vie à ma rivale !
1350 Cette honte est pour moi pire que le trépas.
Je ne veux plus mourir ; monstres, n’avancez pas.
UNE VOIX, derrière le théâtre.
Monstres, n’avancez pas, une reine l’ordonne ;
Respectez ses appas ;
Suivez les lois qu’elle vous donne :
1355 Monstres, n’avancez pas.
Les monstres s’arrêtent sitôt que cette voix chante.
HYPSIPYLE.
Quel favorable écho, pendant que je soupire,
Répète mes frayeurs avec un tel empire ?
Et d’où vient que frappés par ces divins accents,
Ces monstres tout à coup deviennent impuissants ?
LA VOIX.
1360 C’est l’amour qui fait ce miracle,
Et veut plus faire en ta faveur.
N’y mets donc point d’obstacle :
Aime qui t’aime, et donne coeur pour coeur.
HYPSIPYLE.
Quel prodige nouveau ! Cet amas de nuages
1365 Vient-il dessus ma tête éclater en orages ?
Vous qui nous gouvernez, dieux, quel est votre but ?
M’annoncez-vous par là ma perte ou mon salut ?
Le nuage descend, il s’arrête, il s’entrouvre ;
Et je vois… Mais, ô dieux, qu’est-ce que j’y découvre ?
1370 Seroit-ce bien le prince ?
Un nuage descend jusqu’à terre, et, s’y séparant en deux moitiés, qui se perdent chacune de son côté, il laisse sur le théâtre le prince Absyrte.