Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
1
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7

 

Corneille, Pierre Pierre. La Conquête de la Toison d’or. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 34 sc. 273 répl. 6,1 l. 1 656 l. 1 656 l. 36 % 4 677 l. (100 %) 2,8 pers.
LA FRANCE 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
LA VICTOIRE 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
MARS 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
LA PAIX 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
L’HYMÉNÉE 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
L’ENVIE 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
LA DISCORDE 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
LE CHOEUR de musique 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
AAETE 10 sc. 30 répl. 8,3 l. 512 l. (31 %) 250 l. (16 %) 49 % 1 754 l. (38 %) 3,4 pers.
ABSYRTE 9 sc. 26 répl. 6,5 l. 716 l. (44 %) 168 l. (11 %) 24 % 1 408 l. (31 %) 2,9 pers.
CHALCIOPE 2 sc. 5 répl. 12,5 l. 223 l. (14 %) 63 l. (4 %) 29 % 432 l. (10 %) 2,6 pers.
MÉDÉE 12 sc. 59 répl. 5,7 l. 862 l. (53 %) 338 l. (21 %) 40 % 2 159 l. (47 %) 2,9 pers.
HYPSIPYLE 11 sc. 50 répl. 4,3 l. 666 l. (41 %) 217 l. (14 %) 33 % 1 832 l. (40 %) 3,1 pers.
JASON 14 sc. 43 répl. 5,9 l. 788 l. (48 %) 254 l. (16 %) 33 % 2 321 l. (50 %) 3,0 pers.
PÉLÉE 2 sc. 2 répl. 5,2 l. 127 l. (8 %) 10 l. (1 %) 9 % 249 l. (6 %) 4,8 pers.
IPHITE 1 sc. 1 répl. 9,3 l. 96 l. (6 %) 9 l. (1 %) 10 % 60 l. (2 %) 3,0 pers.
ORPHÉE 2 sc. 3 répl. 3,7 l. 225 l. (14 %) 11 l. (1 %) 5 % 404 l. (9 %) 5,4 pers.
ZÉTHÈS 2 sc. 2 répl. 2,3 l. 98 l. (6 %) 5 l. (1 %) 5 % 424 l. (10 %) 5,0 pers.
CALAIS 1 sc. 1 répl. 3,1 l. 56 l. (4 %) 3 l. (1 %) 6 % 214 l. (5 %) 5,0 pers.
GLAUQUE 1 sc. 1 répl. 9,1 l. 47 l. (3 %) 9 l. (1 %) 20 % 328 l. (8 %) 7,0 pers.
SOLEIL 1 sc. 2 répl. 9,1 l. 64 l. (4 %) 18 l. (2 %) 29 % 320 l. (7 %) 5,0 pers.
IRIS 1 sc. 1 répl. 6,2 l. 32 l. (2 %) 6 l. (1 %) 20 % 190 l. (5 %) 6,0 pers.
JUNON 9 sc. 23 répl. 6,2 l. 451 l. (28 %) 144 l. (9 %) 32 % 1 643 l. (36 %) 3,6 pers.
JUPITER 1 sc. 1 répl. 14,6 l. 64 l. (4 %) 15 l. (1 %) 23 % 320 l. (7 %) 5,0 pers.
Deux TRITONS 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
Deux SIRÈNES 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
Quatre VENTS 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
PAIX 1 sc. 3 répl. 6,0 l. 1 603 l. (97 %) 18 l. (2 %) 2 % 234 l. (6 %) 4,0 pers.
FRANCE 2 sc. 6 répl. 8,0 l. 1 656 l. (100 %) 48 l. (3 %) 3 % 340 l. (8 %) 3,0 pers.
VICTOIRE 2 sc. 5 répl. 5,3 l. 1 656 l. (100 %) 27 l. (2 %) 2 % 340 l. (8 %) 3,0 pers.
HYMENEE 1 sc. 4 répl. 4,8 l. 1 603 l. (97 %) 19 l. (2 %) 2 % 234 l. (6 %) 4,0 pers.
DISCORDE 0 sc. 0 répl. 0 1 545 l. (94 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
ENVIE 0 sc. 0 répl. 0 1 545 l. (94 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
AMOUR 1 sc. 1 répl. 5,8 l. 1 545 l. (94 %) 6 l. (1 %) 1 % 73 l. (2 %) 3,0 pers.
VOIX 1 sc. 2 répl. 2,3 l. 1 545 l. (94 %) 5 l. (1 %) 1 % 48 l. (2 %) 2,0 pers.
SIRENES 1 sc. 1 répl. 6,9 l. 1 545 l. (94 %) 7 l. (1 %) 1 % 328 l. (8 %) 7,0 pers.
PALLAS 1 sc. 1 répl. 7,6 l. 1 545 l. (94 %) 8 l. (1 %) 1 % 190 l. (5 %) 6,0 pers.
CHOEUR 0 sc. 0 répl. 0 1 545 l. (94 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
Corneille, Pierre Pierre. La Conquête de la Toison d’or. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
AAETE 12 l. (100 %) 2 répl. 5,5 l. 2 sc. 11 l. (1 %) 1,0 pers.
AAETE
ABSYRTE
123 l. (79 %) 12 répl. 10,2 l.
33 l. (22 %) 7 répl. 4,7 l.
3 sc. 155 l. (10 %) 3,0 pers.
AAETE
CHALCIOPE
54 l. (73 %) 4 répl. 13,3 l.
20 l. (28 %) 1 répl. 19,8 l.
1 sc. 73 l. (5 %) 3,0 pers.
AAETE
MÉDÉE
50 l. (55 %) 10 répl. 5,0 l.
42 l. (46 %) 5 répl. 8,2 l.
3 sc. 91 l. (6 %) 4,1 pers.
AAETE
HYPSIPYLE
84 l. (81 %) 9 répl. 9,3 l.
21 l. (20 %) 7 répl. 2,9 l.
4 sc. 104 l. (7 %) 4,1 pers.
AAETE
JASON
92 l. (60 %) 13 répl. 7,1 l.
63 l. (41 %) 11 répl. 5,7 l.
4 sc. 154 l. (10 %) 3,1 pers.
AAETE
SOLEIL
21 l. (54 %) 2 répl. 10,5 l.
19 l. (47 %) 2 répl. 9,1 l.
1 sc. 39 l. (3 %) 5,0 pers.
AAETE
JUNON
12 l. (41 %) 3 répl. 3,8 l.
17 l. (60 %) 2 répl. 8,4 l.
2 sc. 28 l. (2 %) 4,5 pers.
ABSYRTE
CHALCIOPE
24 l. (55 %) 2 répl. 11,9 l.
20 l. (46 %) 1 répl. 19,8 l.
1 sc. 44 l. (3 %) 3,0 pers.
ABSYRTE
MÉDÉE
38 l. (55 %) 4 répl. 9,3 l.
32 l. (46 %) 5 répl. 6,3 l.
1 sc. 69 l. (5 %) 2,0 pers.
ABSYRTE
HYPSIPYLE
90 l. (53 %) 18 répl. 5,0 l.
83 l. (48 %) 15 répl. 5,5 l.
5 sc. 172 l. (11 %) 3,2 pers.
ABSYRTE
JASON
16 l. (99 %) 1 répl. 15,8 l.
1 l. (2 %) 1 répl. 0,2 l.
1 sc. 16 l. (1 %) 3,0 pers.
ABSYRTE
JUNON
18 l. (98 %) 2 répl. 8,7 l.
1 l. (3 %) 1 répl. 0,5 l.
2 sc. 18 l. (2 %) 3,0 pers.
ABSYRTE
SIRENES
8 l. (52 %) 2 répl. 3,7 l.
7 l. (49 %) 1 répl. 6,9 l.
1 sc. 14 l. (1 %) 7,0 pers.
CHALCIOPE
MÉDÉE
43 l. (61 %) 4 répl. 10,7 l.
28 l. (40 %) 4 répl. 6,9 l.
1 sc. 70 l. (5 %) 2,0 pers.
MÉDÉE 29 l. (100 %) 1 répl. 28,2 l. 1 sc. 28 l. (2 %) 1,0 pers.
MÉDÉE
HYPSIPYLE
51 l. (66 %) 22 répl. 2,3 l.
27 l. (35 %) 21 répl. 1,3 l.
3 sc. 77 l. (5 %) 4,6 pers.
MÉDÉE
JASON
140 l. (48 %) 18 répl. 7,7 l.
152 l. (53 %) 20 répl. 7,6 l.
5 sc. 291 l. (18 %) 3,3 pers.
MÉDÉE
ZÉTHÈS
4 l. (41 %) 1 répl. 3,1 l.
5 l. (60 %) 2 répl. 2,3 l.
2 sc. 8 l. (1 %) 5,0 pers.
MÉDÉE
CALAIS
29 l. (91 %) 4 répl. 7,0 l.
4 l. (10 %) 1 répl. 3,1 l.
1 sc. 31 l. (2 %) 5,0 pers.
MÉDÉE
JUNON
83 l. (64 %) 13 répl. 6,4 l.
48 l. (37 %) 9 répl. 5,3 l.
2 sc. 131 l. (8 %) 2,7 pers.
HYPSIPYLE 20 l. (100 %) 3 répl. 6,5 l. 1 sc. 19 l. (2 %) 1,0 pers.
HYPSIPYLE
JASON
84 l. (57 %) 9 répl. 9,3 l.
66 l. (44 %) 10 répl. 6,5 l.
3 sc. 149 l. (9 %) 3,3 pers.
HYPSIPYLE
GLAUQUE
1 l. (8 %) 1 répl. 0,7 l.
10 l. (93 %) 1 répl. 9,1 l.
1 sc. 10 l. (1 %) 7,0 pers.
HYPSIPYLE
VOIX
20 l. (81 %) 3 répl. 6,5 l.
5 l. (20 %) 2 répl. 2,3 l.
1 sc. 24 l. (2 %) 2,0 pers.
HYPSIPYLE
SIRENES
8 l. (52 %) 5 répl. 1,5 l.
7 l. (49 %) 1 répl. 6,9 l.
1 sc. 14 l. (1 %) 7,0 pers.
JASON
PÉLÉE
6 l. (33 %) 3 répl. 1,7 l.
11 l. (68 %) 2 répl. 5,2 l.
2 sc. 15 l. (1 %) 4,8 pers.
JASON
IPHITE
5 l. (34 %) 2 répl. 2,3 l.
10 l. (67 %) 1 répl. 9,3 l.
1 sc. 14 l. (1 %) 3,0 pers.
JASON
ZÉTHÈS
11 l. (88 %) 1 répl. 11,0 l.
2 l. (13 %) 1 répl. 1,6 l.
1 sc. 13 l. (1 %) 5,0 pers.
JASON
JUNON
70 l. (48 %) 14 répl. 4,9 l.
76 l. (53 %) 14 répl. 5,4 l.
5 sc. 144 l. (9 %) 3,5 pers.
PÉLÉE
IPHITE
7 l. (40 %) 1 répl. 6,1 l.
10 l. (61 %) 1 répl. 9,3 l.
1 sc. 15 l. (1 %) 3,0 pers.
ORPHÉE 6 l. (100 %) 2 répl. 2,7 l. 1 sc. 5 l. (1 %) 1,0 pers.
ORPHÉE
CALAIS
6 l. (64 %) 2 répl. 2,7 l.
4 l. (37 %) 1 répl. 3,1 l.
1 sc. 8 l. (1 %) 5,0 pers.
ORPHÉE
IRIS
6 l. (48 %) 1 répl. 5,7 l.
7 l. (53 %) 1 répl. 6,2 l.
1 sc. 12 l. (1 %) 6,0 pers.
ORPHÉE
JUNON
6 l. (44 %) 1 répl. 5,7 l.
8 l. (57 %) 1 répl. 7,5 l.
1 sc. 13 l. (1 %) 6,0 pers.
SOLEIL
JUPITER
7 l. (32 %) 1 répl. 6,8 l.
15 l. (69 %) 1 répl. 14,6 l.
1 sc. 21 l. (2 %) 5,0 pers.
JUNON 25 l. (100 %) 2 répl. 12,2 l. 2 sc. 24 l. (2 %) 1,0 pers.
JUNON
AMOUR
17 l. (75 %) 3 répl. 5,5 l.
6 l. (26 %) 1 répl. 5,8 l.
1 sc. 22 l. (2 %) 3,0 pers.
JUNON
PALLAS
8 l. (50 %) 1 répl. 7,5 l.
8 l. (51 %) 1 répl. 7,6 l.
1 sc. 15 l. (1 %) 6,0 pers.
PAIX
FRANCE
6 l. (49 %) 1 répl. 5,6 l.
6 l. (52 %) 1 répl. 5,9 l.
1 sc. 12 l. (1 %) 4,0 pers.
PAIX
VICTOIRE
9 l. (86 %) 1 répl. 9,0 l.
2 l. (15 %) 1 répl. 1,5 l.
1 sc. 10 l. (1 %) 4,0 pers.
PAIX
HYMENEE
4 l. (22 %) 1 répl. 3,4 l.
13 l. (79 %) 2 répl. 6,4 l.
1 sc. 16 l. (1 %) 4,0 pers.
FRANCE
VICTOIRE
38 l. (71 %) 3 répl. 12,6 l.
16 l. (30 %) 3 répl. 5,1 l.
1 sc. 53 l. (4 %) 2,0 pers.
FRANCE
HYMENEE
5 l. (60 %) 2 répl. 2,2 l.
3 l. (41 %) 1 répl. 3,0 l.
1 sc. 7 l. (1 %) 4,0 pers.
VICTOIRE
HYMENEE
10 l. (74 %) 1 répl. 9,6 l.
4 l. (27 %) 1 répl. 3,5 l.
1 sc. 13 l. (1 %) 4,0 pers.
AMOUR 6 l. (100 %) 1 répl. 5,8 l. 1 sc. 6 l. (1 %) 1,0 pers.
VOIX 5 l. (100 %) 2 répl. 2,3 l. 1 sc. 5 l. (1 %) 1,0 pers.

La Conquête de la Toison d’or

, tragédie

Corneille, Pierre PierreThéâtre Classique

publié par Paul FIEVRE

Mai 2006

Tragédiemythe grecCinq actes, un prologuevers1661-16702000-2250Tragédie
LA CONQUÊTE DE LA TOISON D’OR
TRAGÉDIE

1661

Pierre Corneille

Acteurs

  • LA FRANCE.
  • LA VICTOIRE.
  • MARS.
  • LA PAIX.
  • L’HYMÉNÉE.
  • L’ENVIE
  • LA DISCORDE
  • LE CHOEUR de musique
  • AAETE, roi de Colchos, fils du Soleil.
  • ABSYRTE, fils d’Aaete.
  • CHALCIOPE, fille d’Aaete, veuve de Phryxus.
  • MÉDÉE, fille d’Aaete, amante de Jason.
  • HYPSIPYLE, reine de Lemnos.
  • JASON, prince de Thessalie, chef des Argonautes.
  • PÉLÉE, argonaute.
  • IPHITE, argonaute.
  • ORPHÉE, argonaute.
  • ZÉTHÈS, argonaute allié, fils de Borée et d’Orithye.
  • CALAIS, argonaute allié, fils de Borée et d’Orithye.
  • GLAUQUE, argonaute allié, fils de Borée et d’Orithye.
  • SOLEIL.
  • IRIS.
  • JUNON.
  • JUPITER.
  • Deux TRITONS.
  • Deux SIRÈNES.
  • Quatre VENTS.
La scène est à Colchos.

PROLOGUE

DÉCORATION DU PROLOGUE. L’heureux mariage de Sa Majesté, et la paix qu’il lui a pu donner à ses peuples, ayant été les motifs de la réjouissance publique pour laquelle cette tragédie a été préparée, non seulement il était juste qu’ils servissent de sujet au prologue qui la précède, mais il était même absolument impossible d’en choisir une plus illustre matière. L’ouverture du théâtre fait voir un pays ruiné par les guerres, et terminé dans son enfoncement par une ville qui n’en est pas mieux traitée, ce qui marque le pitoyable état ou la France était réduite avant cette faveur du ciel, qu’elle a si longtemps souhaitée, et dont la bonté de son généreux monarque la fait jouir à présent.

SCÈNE PREMIÈRE. La France, La Victoire.

DÉCORATION DU THÉÂTRE. L’heureux mariage de Sa Majesté, et la paix qu’il lui a plu donner à ses peuples, ayant été les motifs de la réjouissance publique pour laquelle cette tragédie a été préparée, non seulement il était juste qu’ils servissent de sujet au prologue qui la précède, mais il était même absolument impossible d’en choisir une plus illustre matière. L’ouverture du théâtre fait voir un pays ruiné par les guerres, et terminé dans son enfoncement par une ville qui n’en est pas mieux traitée, ce qui marque le pitoyable état où la France était réduite avant cette faveur du ciel, qu’elle a si longtemps souhaitée, et dont la bonté de son généreux monarque la fait jouir à présent.

LA FRANCE.

Doux charme des héros, immortelle Victoire,
Âme de leur vaillance, et source de leur gloire,
Vous qu’on fait si volage, et qu’on voit toutefois
Si constante à me suivre, et si ferme en ce choix,
5 Ne vous offensez pas si j’arrose de larmes
Cette illustre union qu’ont avec vous mes armes,
Et si vos faveurs même obstinent mes soupirs
À pousser vers la Paix mes plus ardents désirs.
Vous faites qu’on m’estime aux deux bouts de la terre,
10 Vous faites qu’on m’y craint ; mais il vous faut la guerre ;
Et quand je vois quel prix me coûtent vos lauriers,
J’en vois avec chagrin couronner mes guerriers.

LA VICTOIRE.

Je ne me repens point, incomparable France,
De vous avoir suivie avec tant de constance :
15 Je vous prépare encor mêmes attachements ;
Mais j’attendais de vous d’autres remerciements.
Vous lassez-vous de moi qui vous comble de gloire,
De moi qui de vos fils assure la mémoire,
Qui fais marcher partout l’effroi devant leurs pas ?

LA FRANCE.

20 Ah ! Victoire, pour fils n’ai-je que des soldats ?
La gloire qui les couvre, à moi-même funeste,
Sous mes plus beaux succès fait trembler tout le reste ;
Ils ne vont aux combats que pour me protéger,
Et n’en sortent vainqueurs que pour me ravager.
25 S’ils renversent des murs, s’ils gagnent des batailles,
Ils prennent droit par là de ronger mes entrailles :
Leur retour me punit de mon trop de bonheur,
Et mes bras triomphants me déchirent le coeur.
À vaincre tant de fois mes forces s’affaiblissent :
30 L’État est florissant, mais les peuples gémissent ;
Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits,
Et la gloire du trône accable les sujets.
Voyez autour de moi que de tristes spectacles !
Voilà ce qu’en mon sein enfantent vos miracles.
35 Quelque encens que je doive à cette fermeté
Qui vous fait en tous lieux marcher à mon côté,
Je me lasse de voir mes villes désolées,
Mes habitants pillés, mes campagnes brûlées.
Mon roi, que vous rendez le plus puissant des rois,
40 En goûte moins le fruit de ses propres exploits ;
Du même oeil dont il voit ses plus nobles conquêtes,
Il voit ce qu’il leur faut sacrifier de têtes ;
De ce glorieux trône où brille sa vertu,
Il tend sa main auguste à son peuple abattu ;
45 Et comme à tous moments la commune misère
Rappelle en son grand coeur les tendresses de père,
Ce coeur se laisse vaincre aux voeux que j’ai formés,
Pour faire respirer ce que vous opprimez.

LA VICTOIRE.

France, j’opprime donc ce que je favorise !
50 À ce nouveau reproche excusez ma surprise :
J’avais cru jusqu’ici qu’à vos seuls ennemis
Ces termes odieux pouvaient être permis,
Qu’eux seuls de ma conduite avaient droit de se plaindre.

LA FRANCE.

Vos dons sont à chérir, mais leur suite est à craindre :
55 Pour faire deux héros ils font cent malheureux ;
Et ce dehors brillant que mon nom reçoit d’eux
M’éclaire à voir les maux qu’à ma gloire il attache,
Le sang dont il m’épuise, et les nerfs qu’il m’arrache.

LA VICTOIRE.

Je n’ose condamner de si justes ennuis,
60 Quand je vois quels malheurs malgré moi je produis ;
Mais ce dieu dont la main m’a chez vous affermie
Vous pardonnera-t-il d’aimer son ennemie ?
Le voilà qui paraît, c’est lui-même, c’est Mars,
Qui vous lance du ciel de farouches regards ;
65 Il menace, il descend : apaisez sa colère
Par le prompt désaveu d’un souhait téméraire.
Le ciel s’ouvre et fait voir Mars en posture menaçante, un pied en l’air, et l’autre porté sur son étoile. Il descend ainsi à un de ses côtés du théâtre, qu’il traverse en parlant, et sitôt qu’il a parlé, il remonte au même lieu dont il est parti.

SCÈNE II. Mars, la France, la Victoire.

MARS.

France ingrate, tu veux la paix !
Et pour toute reconnaissance
D’avoir en tant de lieux étendu ta puissance,
70 Tu murmures de mes bienfaits !
Encore un lustre ou deux, et sous tes destinées
J’aurais rangé le sort des têtes couronnées ;
Ton état n’aurait eu pour bornes que ton choix ;
Et tu devais tenir pour assuré présage,
75 Voyant toute l’Europe apprendre ton langage,
Que toute cette Europe allait prendre tes lois.
Tu renonces à cette gloire ;
La Paix a pour toi plus d’appâts,
Et tu dédaignes la Victoire
80 Que j’ai de ma main propre attachée à tes pas !
Vois dans quels fers sous moi la Discorde et l’Envie
Tiennent cette Paix asservie.
La Victoire t’a dit comme on peut m’apaiser ;
J’en veux bien faire encor ta compagne éternelle ;
85 Mais sache que je la rappelle,
Si tu manques d’en bien user.
Avant que de disparaître, ce dieu, en colère contre la France, lui fait voir la Paix, qu’elle demande avec tant d’ardeur, prisonnière dans son palais, entre les mains de la Discorde et de l’Envie, qu’il lui a donnée pour garder. Ce palais a pour colonnes des canons, qui ont pour bases des mortiers, et des boulets pour chapiteaux; le tout accompagné, pour ornement, de trompettes, de tambours, et autres instruments de guerre entrelacés ensemble et découpés à jour, qui font comme un second rang de colonnes. Le lambris est composé de trophée d’armes, et de tout ce qui peut désigner et embellir la demeure de ce dieu des batailles.

SCÈNE III. La Paix, La Discorde, L’Envie, La France, La Vicroire.

LA PAIX.

En vain à tes soupirs il est inexorable :
Un dieu plus fort que lui me va rejoindre à toi ;
Et tu devras bientôt ce succès adorable
90 À cette reine incomparable
Dont les soins et l’exemple ont formé ton grand roi.
Ses tendresses de soeur, ses tendresses de mère,
Peuvent tout sur un fils, peuvent tout sur un frère.
Bénis, France, bénis ce pouvoir fortuné ;
95 Bénis le choix qu’il fait d’une reine comme elle :
Cent rois en sortiront, dont la gloire immortelle
Fera trembler sous toi l’univers étonné,
Et dans tout l’avenir sur leur front couronné
Portera l’image fidèle
100 De celui qu’elle t’a donné.
Ce dieu dont le pouvoir suprême
Etouffe d’un coup d’oeil les plus vieux différends,
Ce dieu par qui l’amour plaît à la vertu même,
Et qui borne souvent l’espoir des conquérants,
105 Le blond et pompeux Hyménée
Prépare en ta faveur l’éclatante journée
Où sa main doit briser mes fers.
Ces monstres insolents dont je suis prisonnière,
Prisonniers à leur tour au fond de leurs enfers,
110 Ne pourront mêler d’ombre à sa vive lumière.
À tes cantons les plus déserts
Je rendrai leur beauté première ;
Et dans les doux torrents d’une allégresse entière
Tu verras s’abîmer tes maux les plus amers.
115 Tu vois comme déjà ces deux hautes puissances,
Que Mars semblait plonger en d’immortels discords,
Ont malgré ses fureurs assemblé sur tes bords
Les sublimes intelligences
Qui de leurs grands états meuvent les vastes corps.
120 Les surprenantes harmonies
De ces miraculeux génies
Savent tout balancer, savent tout soutenir.
Leur prudence était due à cet illustre ouvrage,
Et jamais on n’eût pu fournir,
125 Aux intérêts divers de la Seine et du Tage,
Ni zèle plus savant en l’art de réunir,
Ni savoir mieux instruit du commun avantage.
Par ces organes seuls ces dignes potentats
Se font eux-mêmes leurs arbitres ;
130 Aux conquêtes par eux ils donnent d’autres titres,
Et des bornes à leurs états.
Ce dieu même qu’attend ma longue impatience
N’a droit de m’affranchir que par leur conférence :
Sans elle son pouvoir serait mal reconnu.
135 Mais enfin je le vois, leur accord me l’envoie.
France, ouvre ton coeur à la joie ;
Et vous, monstres, fuyez ; ce grand jour est venu.
L’Hyménée paraît, couronné de leurs, portant en sa main droite un dard semé de lys et de roses, et en la gauche le portrait de la Reine peint sur son bouclier.

SCÈNE IV. L’Hyménée, La Paix, la Discorde, l’Envie, La France, La Victoire, Choeur de musique.

LA DISCORDE.

En vain tu le veux croire, orgueilleuse captive :
Pourrions-nous fuir le secours qui t’arrive ?

L’ENVIE.

140 Pourrions-nous craindre un dieu qui contre nos fureurs
Ne prend pour armes que des fleurs ?

L’HYMÉNÉE.

Oui, monstres, oui, craignez cette main vengeresse ;
Mais craignez encor plus cette grande princesse
Pour qui je viens allumer mon flambeau :
145 Pourriez-vous soutenir les traits de son visage ?
Fuyez, monstres, à son image ;
Fuyez, et que l’enfer, qui fut votre berceau,
Vous serve à jamais de tombeau.
Et vous, noirs instruments d’un indigne esclavage,
150 Tombez, fers odieux, à ce divin aspect,
Et pour lui rendre un prompt hommage,
Anéantissez-vous de honte ou de respect.
Il présente ce portrait aux yeux de la Discorde et de l’Envie, qui trébuchent aussitôt aux enfers, et ensuite il le présente aux chaînes qui tiennent la Paix prisonnière, lesquelles tombent et se brisent tout à l’heure.

LA PAIX.

Dieu des sacrés plaisirs, vous venez de me rendre
Un bien dont les dieux même ont lieu d’être jaloux ;
155 Mais ce n’est pas assez, il est temps de descendre,
Et de remplir les voeux qu’en terre on fait pour nous.

L’HYMÉNÉE.

Il en est temps, déesse, et c’est trop faire attendre
Les effets d’un espoir si doux.
Vous donc, mes ministres fidèles,
160 Venez, amours, et prêtez-nous vos ailes.
Quatre Amours descendent du ciel, deux de chaque côtés, et s’attachent à l’Hyménée et à la Paix pour les apporter en terre.

LA FRANCE.

Peuple, fais voir ta joie à ces divinités
Qui vont tarir le cours de tes calamités.

CHOEUR DE MUSIQUE.

L’Hyménée, la Paix et les quatre amours descendent cependant qu’il chante.
Descends, Hymen, et ramène sur terre
Les délices avec la paix ;
165 Descends, objet divin de nos plus doux souhaits,
Et par tes feux éteins ceux de la guerre.
Après que l’Hyménée et la Paix sont descendus, les quatre Amours remontent du ciel, premièrement de droit il tous quatre ensemble, et puis se séparant deu à deux et croisant leur vol, en sorte que ceux qui sont au côté droit se retirent à gauche dans les nues, et ceux qui sont au gauche se perdent dans celles du côté droit.

SCÈNE V. L’Hyménée, La Paix, La France, La Victoire.

LA FRANCE, à La Paix.

Adorable souhait des peuples gémissants,
Féconde sûreté des travaux innocents,
Infatigable appui du pouvoir légitime,
170 Qui dissipez le trouble et détruisez le crime,
Protectrice des arts, mère des beaux loisirs,
Est-ce une illusion qui flatte mes désirs ?
Puis-je en croire mes yeux, et dans chaque province
De votre heureux retour faire bénir mon prince ?

LA PAIX.

175 France, apprends que lui-même il aime à le devoir
À ces yeux dont tu vois le souverain pouvoir.
Par un effort d’amour réponds à leurs miracles ;
Fais éclater ta joie en de pompeux spectacles :
Ton théâtre a souvent d’assez riches couleurs
180 Pour n’avoir pas besoin d’emprunter rien ailleurs.
Ose donc, et fais voir que ta reconnaissance…

LA FRANCE.

De grâce, voyez mieux quelle est mon impuissance.
Est-il effort humain qui jamais ait tiré
Des spectacles pompeux d’un sein si déchiré ?
185 Il faudroit que vos soins par le cours des années…

L’HYMÉNÉE.

Ces traits divins n’ont pas des forces si bornées.
Mes roses et mes lys par eux en un moment
À ces lieux désolés vont servir d’ornement.
Promets, et tu verras l’effet de ma parole.

LA FRANCE.

190 J’entreprendrai beaucoup ; mais ce qui m’en console
C’est que sous votre aveu…

L’HYMÉNÉE.

Va, n’appréhende rien :
Nous serons à l’envi nous-mêmes ton soutien.
Porte sur ton théâtre une chaleur si belle,
Que des plus heureux temps l’éclat s’y renouvelle :
195 Nous en partagerons la gloire et le souci.

LA VICTOIRE.

Cependant la Victoire est inutile ici :
Puisque la paix y règne, il faut qu’elle s’exile.

LA PAIX.

Non, Victoire : avec moi tu n’es pas inutile.
Si la France en repos n’a plus où t’employer,
200 Du moins à ses amis elle peut t’envoyer.
D’ailleurs mon plus grand calme aime l’inquiétude
Des combats de prudence, et des combats d’étude ;
Il ouvre un champ plus large à ces guerres d’esprits ;
Tous les peuples sans cesse en disputent le prix ;
205 Et comme il fait monter à la plus haute gloire,
Il est bon que la France ait toujours la Victoire.
Fais-lui donc cette grâce, et prends part comme nous
À ce qu’auront d’heureux des spectacles si doux.

LA VICTOIRE.

J’y consens, et m’arrête aux rives de la Seine,
210 Pour rendre un long hommage à l’une et l’autre reine,
Pour y prendre à jamais les ordres de son roi.
Puissé-je en obtenir, pour mon premier emploi,
Ceux d’aller jusqu’aux bouts de ce vaste hémisphère
Arborer les drapeaux de son généreux frère,
215 D’aller d’un si grand prince, en mille et mille lieux,
Egaler le grand nom au nom de ses aïeux,
Le conduire au-delà de leurs fameuses traces,
Faire un appui de Mars du favori des Grâces,
Et sous d’autres climats couronner ses hauts faits
220 Des lauriers qu’en ceux-ci lui dérobe la Paix !

L’HYMÉNÉE.

Tu vas voir davantage, et les dieux, qui m’ordonnent
Qu’attendant tes lauriers mes myrtes le couronnent,
Lui vont donner un prix de toute autre valeur
Que ceux que tu promets avec tant de chaleur.
225 Cette illustre conquête a pour lui plus de charmes
Que celles que tu veux assurer à ses armes ;
Et son oeil, éclairé par mon sacré flambeau,
Ne voit point de trophée ou si noble ou si beau.
Ainsi, France, à l’envi l’Espagne et l’Angleterre
230 Aiment à t’enrichir quand tu finis la guerre ;
Et la paix, qui succède à ses tristes efforts,
Te livre par ma main leurs plus rares trésors.

LA PAIX.

Allons sans plus tarder mettre ordre à tes spectacles ;
Et pour les commencer par de nouveaux miracles,
235 Toi que rend tout-puissant ce chef-d’oeuvre des cieux,
Hymen, fais-lui changer la face de ces lieux.

L’HYMÉNÉE, seule.

Naissez à cet aspect, fontaines, fleurs, bocages ;
Chassez de ces débris les funestes images,
Et formez des jardins tels qu’avec quatre mots
240 Le grand art de Médée en fit naître à Colchos.
Tout le théâtre se change en un jardin magnifique à la vue du portrait de la Reine, que l’Hyménée lui présente.

ACTE I

DÉCORATION DU PREMIER ACTE.
Ce grand jardin, qui en fait la scène, est composé de trois rangs de cyprès, à côté desquels on voit alternativement en chque châssis des statues de marbre blanc à l’antique, qui versent de gros jets d’eau dans de grands bassins, soutenues par des tritons, qui leur servent de piédestal, ou trois vases qui portent, l’un des orangers et les deux autres diverses fleurs en confusion, chantournées et découpées à jour. Les ornements de ces vases et de ces bassins sont rehaussés d’or, et ces statues portent sur leurs têtes des corbeilles d’or treillissées et remplies de pareilles leurs. Le théâtre est fermé par une grand arcade de verdure, orné de festons de leurs avec une grande corbeille d’or sur le milieu, qui en est remplie par les autres. Quatre autres arcades qui le suivent composent avec elle un berceau qui laisse voir plus loin un autre jardin de cyprès, entremêlées avec quantité d’autres statues à l’antique, et la perspective du fond borne la vue par un parterre encore plus éloigné, au milieu duquel s’élève une ontaine avec divers autres jets d’eau, qui ne font pas le moindre agrément de ce spectacle.

SCÈNE PREMIÈRE. Chalciope, Médée.

MÉDÉE.

Parmi ces grands sujets d’allégresse publique,
Vous portez sur le front un air mélancolique :
Votre humeur paroît sombre ; et vous semblez, ma soeur,
Murmurer en secret contre notre bonheur.
245 La veuve de Phryxus et la fille d’Aæte
Plaint-elle de Persès la honte et la défaite ?
Vous faut-il consoler de ces illustres coups
Qui partent d’un héros parent de votre époux ?
Et le vaillant Jason pourroit-il vous déplaire
250 Alors que dans son trône il rétablit mon père ?

CHALCIOPE.

Vous m’offensez, ma soeur : celles de notre rang
Ne savent point trahir leur pays ni leur sang ;
Et j’ai vu les combats de Persès et d’Aæte
Toujours avec des yeux de fille et de sujette.
255 Si mon front porte empreints quelques troubles secrets,
Sachez que je n’en ai que pour vos intérêts.
J’aime autant que je dois cette haute victoire :
Je veux bien que Jason en ait toute la gloire ;
Mais à tout dire enfin, je crains que ce vainqueur
260 N’en étende les droits jusque sur votre coeur.
Je sais que sa brigade, à peine descendue,
Rétablit à nos yeux la bataille perdue,
Que Persès triomphoit, que Styrus étoit mort,
Styrus que pour époux vous envoyoit le sort.
265 Jason de tant de maux borna soudain la course :
Il en dompta la force, il en tarit la source ;
Mais avouez aussi qu’un héros si charmant
Vous console bientôt de la mort d’un amant.
L’éclat qu’a répandu le bonheur de ses armes
270 À vos yeux éblouis ne permet plus de larmes :
Il sait les détourner des horreurs d’un cercueil ;
Et la peur d’être ingrate étouffe votre deuil.
Non que je blâme en vous quelques soins de lui plaire,
Tant que la guerre ici l’a rendu nécessaire ;
275 Mais je ne voudrois pas que cet empressement
D’un soin étudié fît un attachement ;
Car enfin, aujourd’hui que la guerre est finie,
Votre facilité se trouveroit punie ;
Et son départ subit ne vous laisseroit plus
280 Qu’un coeur embarrassé de soucis superflus.

MÉDÉE.

La remontrance est douce, obligeante, civile ;
Mais à parler sans feinte elle est fort inutile :
Si je n’ai point d’amour, je n’y prends point de part ;
Et si j’aime Jason, l’avis vient un peu tard.
285 Quoi qu’il en soit, ma soeur, nommeriez-vous un crime
Un vertueux amour qui suivroit tant d’estime ?
Alors que ses hauts faits lui gagnent tous les coeurs,
Faut-il que ses soupirs excitent mes rigueurs,
Que contre ses exploits moi seule je m’irrite,
290 Et fonde mes dédains sur son trop de mérite ?
Mais s’il m’en doit bientôt coûter un repentir,
D’où pouvez-vous savoir qu’il soit prêt à partir ?

CHALCIOPE.

Je le sais de mes fils, qu’une ardeur de jeunesse
Emporte malgré moi jusqu’à le suivre en Grèce,
295 Pour voir en ces beaux lieux la source de leur sang,
Et de Phryxus leur père y reprendre le rang.
Déjà tous ces héros au départ se disposent :
Ils ont peine à souffrir que leurs bras se reposent ;
Comme la gloire à tous fait leur plus cher souci,
300 N’ayant plus à combattre, ils n’en ont plus ici :
Ils brûlent d’en chercher dessus quelque autre rive,
Tant leur valeur rougit sitôt qu’elle est oisive.
Jason veut seulement une grâce du roi.

MÉDÉE.

Cette grâce, ma soeur, n’est sans doute que moi.
305 Ce n’est plus avec vous qu’il faut que je déguise.
Du chef de ces héros j’asservis la franchise ;
De tout ce qu’il a fait de grand, de glorieux,
Il rend un plein hommage au pouvoir de mes yeux.
Il a vaincu Persès, il a servi mon père,
310 Il a sauvé l’état, sans chercher qu’à me plaire.
Vous l’avez vu peut-être, et vos yeux sont témoins
De combien chaque jour il y donne de soins,
Avec combien d’ardeur…

CHALCIOPE.

Oui, je l’ai vu moi-même,
Que pour plaire à vos yeux il prend un soin extrême ;
315 Mais je n’ai pas moins vu combien il vous est doux
De vous montrer sensible aux soins qu’il prend pour vous.
Je vous vois chaque jour avec inquiétude
Chercher ou sa présence ou quelque solitude,
Et dans ces grands jardins sans cesse repasser
320 Le souvenir des traits qui vous ont su blesser.
En un mot, vous l’aimez, et ce que j’appréhende…

MÉDÉE.

Je suis prête à l’aimer, si le roi le commande ;
Mais jusque-là, ma soeur, je ne fais que souffrir
Les soupirs et les voeux qu’il prend soin de m’offrir.

CHALCIOPE.

325 Quittez ce faux devoir dont l’ombre vous amuse.
Vous irez plus avant si le roi le refuse ;
Et quoi que votre erreur vous fasse présumer,
Vous obéirez mal s’il vous défend d’aimer.
Je sais… Mais le voici, que le prince accompagne.

SCÈNE II. Aaete, Absyrte, Chalciope, Médée.

AAETE.

330 Enfin nos ennemis nous cèdent la campagne,
Et des Scythes défaits le camp abandonné
Nous est de leur déroute un gage fortuné,
Un fidèle témoin d’une victoire entière ;
Mais comme la fortune est souvent journalière,
335 Il en faut redouter de funestes retours,
Ou se mettre en état de triompher toujours.
Vous savez de quel poids et de quelle importance
De ce peu d’étrangers s’est fait voir l’assistance.
Quarante, qui l’eût cru ? Quarante à leur abord
340 D’une armée abattue ont relevé le sort,
Du côté des vaincus rappelé la victoire,
Et fait d’un jour fatal un jour brillant de gloire.
Depuis cet heureux jour que n’ont point fait leurs bras ?
Leur chef nous a paru le démon des combats ;
345 Et trois fois sa valeur, d’un noble effet suivie,
Au péril de son sang a dégagé ma vie.
Que ne lui dois-je point ? Et que ne dois-je à tous ?
Ah ! Si nous les pouvions arrêter parmi nous,
Que ma couronne alors se verroit assurée !
350 Qu’il faudroit craindre peu pour la toison dorée,
Ce trésor où les dieux attachent nos destins,
Et que veulent ravir tant de jaloux voisins !
N’y peux-tu rien, Médée, et n’as-tu point de charmes
Qui fixent en ces lieux le bonheur de leurs armes ?
355 N’est-il herbes, parfums, ni chants mystérieux,
Qui puissent nous unir ces bras victorieux ?

ABSYRTE.

Seigneur, il est en vous d’avoir cet avantage :
Le charme qu’il y faut est tout sur son visage.
Jason l’aime, et je crois que l’offre de son coeur
360 N’en seroit pas reçue avec trop de rigueur.
Un favorable aveu pour ce digne hyménée
Rendroit ici sa course heureusement bornée ;
Son exemple auroit force, et feroit qu’à l’envi
Tous voudroient imiter le chef qu’ils ont suivi.
365 Tous sauroient comme lui, pour faire une maîtresse,
Perdre le souvenir des beautés de leur Grèce ;
Et tous ainsi que lui permettroient à l’amour
D’obstiner des héros à grossir votre cour.

AAETE.

Le refus d’un tel heur auroit trop d’injustice.
370 Puis-je d’un moindre prix payer un tel service ?
Le ciel, qui veut pour elle un époux étranger,
Sous un plus digne joug ne sauroit l’engager.
Oui, j’y consens, Absyrte, et tiendrai même à grâce
Que du roi d’Albanie il remplisse la place,
375 Que la mort de Styrus permette à votre soeur
L’incomparable choix d’un si grand successeur.
Ma fille, si jamais les droits de la naissance…

CHALCIOPE.

Seigneur, je vous réponds de son obéissance ;
Mais je ne réponds pas que vous trouviez les Grecs
380 Dans la même pensée et les mêmes respects.
Je les connois un peu, veuve d’un de leurs princes :
Ils ont aversion pour toutes nos provinces ;
Et leur pays natal leur imprime un amour
Qui partout les rappelle et presse leur retour.
385 Ainsi n’espérez pas qu’il soit des hyménées
Qui puissent à la vôtre unir leurs destinées.
Ils les accepteront, si leur sort rigoureux
A fait de leur patrie un lieu mal sûr pour eux ;
Mais le péril passé, leur soudaine retraite
390 Vous fera bientôt voir que rien ne les arrête,
Et qu’il n’est point de noeud qui les puisse obliger
À vivre sous les lois d’un monarque étranger.
Bien que Phryxus m’aimât avec quelque tendresse,
Je l’ai vu mille fois soupirer pour sa Grèce,
395 Et quelque illustre rang qu’il tînt dans vos états,
S’il eût eu l’accès libre en ces heureux climats,
Malgré ces beaux dehors d’une ardeur empressée,
Il m’eût fallu l’y suivre, ou m’en voir délaissée.
Il semble après sa mort qu’il revive en ses fils ;
400 Comme ils ont même sang, ils ont mêmes esprits :
La Grèce en leur idée est un séjour céleste,
Un lieu seul digne d’eux. Par là jugez du reste.

AAETE.

Faites-les-moi venir : que de leur propre voix
J’apprenne les raisons de cet injuste choix.
405 Et quant à ces guerriers que nos dieux tutélaires
Au salut de l’état rendent si nécessaires,
Si pour les obliger à vivre mes sujets
Il n’est point dans ma cour d’assez dignes objets,
Si ce nom sur leur front jette tant d’infamie
410 Que leur gloire en devienne implacable ennemie,
Subornons cette gloire, et voyons dès demain
Ce que pourra sur eux le nom de souverain.
Le trône a ses liens ainsi que l’hyménée,
Et quand ce double noeud tient une âme enchaînée,
415 Quand l’ambition marche au secours de l’amour,
Elle étouffe aisément tous ces soins du retour.
Elle triomphera de cette idolâtrie
Que tous ces grands guerriers gardent pour leur patrie.
Leur Grèce a des climats et plus doux et meilleurs ;
420 Mais commander ici vaut bien servir ailleurs.
Partageons avec eux l’éclat d’une couronne
Que la bonté du ciel par leurs mains nous redonne :
D’un bien qu’ils ont sauvé je leur dois quelque part ;
Je le perdois sans eux, sans eux il court hasard ;
425 Et c’est toujours prudence, en un péril funeste,
D’offrir une moitié pour conserver le reste.

ABSYRTE.

Vous les connoissez mal : ils sont trop généreux
Pour vous vendre à ce prix le besoin qu’on a d’eux.
Après ce grand secours, ce seroit pour salaire
430 Prendre une part du vol qu’on tâchoit à vous faire,
Vous piller un peu moins sous couleur d’amitié,
Et vous laisser enfin ce reste par pitié.
C’est là, seigneur, c’est là cette haute infamie
Dont vous verriez leur gloire implacable ennemie.
435 Le trône a des splendeurs dont les yeux éblouis
Peuvent réduire une âme à l’oubli du pays ;
Mais aussi la Scythie, ouverte à nos conquêtes,
Offre assez de matière à couronner leurs têtes.
Qu’ils règnent, mais par nous, et sur nos ennemis :
440 C’est là qu’il faut trouver un sceptre à nos amis ;
Et lors d’un sacré noeud l’inviolable étreinte
Tirera notre appui d’où partoit notre crainte ;
Et l’hymen unira par des liens plus doux
Des rois sauvés par eux à des rois faits par nous.

AAETE.

445 Vous regardez trop tôt comme votre héritage
Un trône dont en vain vous craignez le partage.
J’ai d’autres yeux, Absyrte, et vois un peu plus loin.
Je veux bien réserver ce remède au besoin,
Ne faire point cette offre à moins que nécessaire ;
450 Mais s’il y faut venir, rien ne m’en peut distraire.
Les voici : parlons-leur ; et pour les arrêter,
Ne leur refusons rien qu’ils daignent souhaiter.

SCÈNE III. Aaete, Absyrte, Médée, Jason, Pélée, Iphite, Orphée, Argonautes.

AAETE.

Guerriers par qui mon sort devient digne d’envie,
Héros à qui je dois et le sceptre et la vie,
455 Après tant de bienfaits et d’un si haut éclat,
Voulez-vous me laisser la honte d’être ingrat ?
Je ne vous fais point d’offre ; et dans ces lieux sauvages
Je ne découvre rien digne de vos courages :
Mais si dans mes états, mais si dans mon palais
460 Quelque chose avait pu mériter vos souhaits,
Le choix qu’en auroit fait cette valeur extrême
Lui donneroit un prix qu’il n’a pas de lui-même ;
Et je croirois devoir à ce précieux choix
L’heur de vous rendre un peu de ce que je vous dois.

JASON.

465 Si nos bras, animés par vos destins propices,
Vous ont rendu, seigneur, quelques foibles services,
Et s’il en est encore, après un sort si doux,
Que vos commandements puissent vouloir de nous,
Vous avez en vos mains un trop digne salaire,
470 Et pour ce qu’on a fait et pour ce qu’on peut faire ;
Et s’il nous est permis de vous le demander…

AAETE.

Attendez tout d’un roi qui veut tout accorder :
J’en jure le dieu Mars, et le Soleil mon père ;
Et me puisse à vos yeux accabler leur colère,
475 Si mes serments pour vous n’ont de si prompts effets,
Que vos voeux dès ce jour se verront satisfaits !

JASON.

Seigneur, j’ose vous dire, après cette promesse,
Que vous voyez la fleur des princes de la Grèce,
Qui vous demandent tous d’une commune voix
480 Un trésor qui jadis fut celui de ses rois :
La toison d’or, seigneur, que Phryxus, votre gendre,
Phryxus, notre parent…

AAETE.

Ah ! Que viens-je d’entendre !

MÉDÉE.

Ah ! Perfide.

JASON.

À ce mot vous paraissez surpris !
Notre peu de secours se met à trop haut prix ;
485 Mais enfin, je l’avoue, un si précieux gage
Est l’unique motif de tout notre voyage.
Telle est la dure loi que nous font nos tyrans,
Que lui seul nous peut rendre au sein de nos parents ;
Et telle est leur rigueur, que sans cette conquête
490 Le retour au pays nous coûterait la tête.

AAETE.

Ah ! Si vous ne pouvez y rentrer autrement,
Dure, dure à jamais votre bannissement !
Princes, tel est mon sort, que la toison ravie
Me doit coûter le sceptre, et peut-être la vie.
495 De sa perte dépend celle de tout l’état ;
En former un désir, c’est faire un attentat ;
Et si jusqu’à l’effet vous pouvez le réduire,
Vous ne m’avez sauvé que pour mieux me détruire

JASON.

Qui vous l’a dit, seigneur ? Quel tyrannique effroi
500 Fait cette illusion aux destins d’un grand roi ?

AAETE.

Votre Phryxus lui-même a servi d’interprète
À ces ordres des dieux dont l’effet m’inquiète :
Son ombre en mots exprès nous les a fait savoir.

JASON.

À des fantômes vains donnez moins de pouvoir.
505 Une ombre est toujours ombre, et des nuits éternelles
Il ne sort point de jours qui ne soient infidèles.
Ce n’est point à l’enfer à disposer des rois,
Et les ordres du ciel n’empruntent point sa voix.
Mais vos bontés par là cherchent à faire grâce
510 Au trop d’ambition dont vous voyez l’audace ;
Et c’est pour colorer un trop juste refus
Que vous faites parler cette ombre de Phryxus.

AAETE.

Quoi ? De mon noir destin la triste certitude
Ne seroit qu’un prétexte à mon ingratitude ?
515 Et quand je vous dois tout, je voudrois essayer
Un mauvais artifice à ne vous rien payer ?
Quoi que vous en croyiez, quoi que vous puissiez dire,
Pour vous désabuser partageons mon empire.
Cette offre peut-elle être un refus coloré,
520 Et répond-elle mal à ce que j’ai juré ?

JASON.

D’autres l’accepteroient avec pleine allégresse ;
Mais elle n’ouvre pas les chemins de la Grèce ;
Et ces héros, sortis ou des dieux ou des rois,
Ne sont pas mes sujets pour vivre sous mes lois.
525 C’est à l’heur du retour que leur courage aspire,
Et non pas à l’honneur de me faire un empire.

AAETE.

Rien ne peut donc changer ce rigoureux désir ?

JASON.

Seigneur, nous n’avons pas le pouvoir de choisir.
Ce n’est que perdre temps qu’en parler davantage ;
530 Et vous savez à quoi le serment vous engage.

AAETE.

Téméraire serment qui me fait une loi
Dangereuse pour vous, ou funeste pour moi !
La toison est à vous si vous pouvez la prendre,
Car ce n’est pas de moi qu’il vous la faut attendre.
535 Comme votre Phryxus l’a consacrée à Mars,
Ce dieu même lui fait d’effroyables remparts,
Contre qui tout l’effort de la valeur humaine
Ne peut être suivi que d’une mort certaine :
Il faut pour l’emporter quelque chose au-dessus.
540 J’ouvrirai la carrière, et ne puis rien de plus :
Il y va de ma vie ou de mon diadème ;
Mais je tremble pour vous autant que pour moi-même.
Je croirais faire un crime à vous le déguiser ;
Il est en votre choix d’en bien ou mal user.
545 Ma parole est donnée, il faut que je la tienne ;
Mais votre perte est sûre à moins que de la mienne.
Adieu : pensez-y bien. Toi, ma fille, dis-lui
À quels affreux périls il se livre aujourd’hui.

SCÈNE IV. Médée, Jason, Argonautes.

MÉDÉE.

Ces périls sont légers.

JASON.

Ah ! Divine princesse !

MÉDÉE.

550 Il n’y faut que du coeur, des forces, de l’adresse.
Vous en avez, Jason ; mais peut-être, après tout,
Ce que vous en avez n’en viendra pas à bout.

JASON.

Madame, si jamais…

MÉDÉE.

Ne dis rien, téméraire.
Tu ne savois que trop quel choix pouvoit me plaire.
555 Celui de la toison m’a fait voir tes mépris :
Tu la veux, tu l’auras ; mais apprends à quel prix.
Pour voir cette dépouille au dieu Mars consacrée,
À tous dans sa forêt il permet libre entrée ;
Mais pour la conquérir qui s’ose hasarder
560 Trouve un affreux dragon commis à la garder.
Rien n’échappe à sa vue, et le sommeil sans force
Fait avec sa paupière un éternel divorce.
Le combat contre lui ne te sera permis
Qu’après deux fiers taureaux par ta valeur soumis ;
565 Leurs yeux sont tout de flamme, et leur brûlante haleine
D’un long embrasement couvre toute la plaine.
Va leur faire souffrir le joug et l’aiguillon,
Ouvrir du champ de Mars le funeste sillon :
C’est ce qu’il te faut faire, et dans ce champ horrible
570 Jeter une semence encore plus terrible,
Qui soudain produira des escadrons armés
Contre la même main qui les aura semés.
Tous, sitôt qu’ils naîtront, en voudront à ta vie :
Je vais moi-même à tous redoubler leur furie.
575 Juge par là, Jason, de la gloire où tu cours,
Et cherche où tu pourras des bras et du secours.

SCÈNE V. Jason, Pélée, Iphite, Orphée, Argonautes.

JASON.

Amis, voilà l’effet de votre impatience.
Si j’avais eu sur vous un peu plus de croyance,
L’amour m’auroit livré ce précieux dépôt,
580 Et vous l’avez perdu pour le vouloir trop tôt.

PÉLÉE.

L’amour vous est bien doux, et votre espoir tranquille,
Qui vous fit consumer deux ans chez Hypsipyle,
En consumeroit quatre avec plus de raison
À cajoler Médée et gagner la toison.
585 Après que nos exploits l’ont si bien méritée,
Un mot seul, un souhait dût l’avoir emportée ;
Mais puisqu’on la refuse au service rendu,
Il faut avoir de force un bien qui nous est dû.

JASON.

De Médée en courroux dissipez donc les charmes ;
590 Combattez ce dragon, ces taureaux, ces gendarmes.

Iphite.

Les dieux nous ont sauvés de mille autres dangers,
Et sont les mêmes dieux en ces bords étrangers.
Pallas nous a conduits, et Junon de nos têtes
A parmi tant de mers écarté les tempêtes.
595 Ces grands secours unis auront leur plein effet,
Et ne laisseront point leur ouvrage imparfait.
Voyez si je m’abuse, amis, quand je l’espère :
Regardez de Junon briller la messagère ;
Iris nous vient du ciel dire ses volontés.
600 En attendant son ordre, adorons ses bontés.
Prends ton luth, cher Orphée, et montre à la déesse
Combien ce doux espoir charme notre tristesse.

SCÈNE VI.

ORPHÉE chante.

Femme et soeur du maître des dieux,
De qui le seul regard fait nos destins propices,
605 Nous as-tu jusqu’ici guidés sous tes auspices
Pour nous voir périr en ces lieux ?
Contre des bras mortels tout ce qu’ont pu nos armes,
Nous l’avons fait dans les combats :
Contre les monstres et les charmes
610 C’est à toi maintenant de nous prêter ton bras.

IRIS.

Princes, ne perdez pas courage ;
Les deux mêmes divinités
Qui vous ont garantis sur les flots irrités
Prennent votre défense en ce climat sauvage.
615 Les voici toutes deux, qui de leur propre voix
Vous apprendront sous quelles lois
Le destin vous promet cette illustre conquête ;
Elles sauront vous la faciliter :
Écoutez leurs conseils, et tenez l’âme prête
620 À les exécuter.

JUNON.

Tous vos bras et toutes vos armes
Ne peuvent rien contre les charmes
Que Médée en fureur verse sur la toison :
L’amour seul aujourd’hui peut faire ce miracle ;
625 Et dragon ni taureaux ne vous feront obstacle,
Pourvu qu’elle s’apaise en faveur de Jason.
Prête à descendre en terre afin de l’y réduire,
J’ai pris et le visage et l’habit de sa soeur.
Rien ne vous peut servir si vous n’avez son coeur ;
630 Et si vous le gagnez, rien ne vous sauroit nuire.

PALLAS.

Pour vous secourir en ces lieux,
Junon change de forme et va descendre en terre ;
Et pour vous protéger Pallas remonte aux cieux,
Où Mars et quelques autres dieux
635 Vont presser contre vous le maître du tonnerre.
Le soleil, de son fils embrassant l’intérêt,
Voudra faire changer l’arrêt
Qui vous laisse espérer la toison demandée ;
Mais quoi qu’il puisse faire, assurez-vous qu’enfin
640 L’amour fera votre destin,
Et vous donnera tout, s’il vous donne Médée.

JASON.

Eh bien ! Si mes conseils…

PÉLÉE.

N’en parlons plus, Jason :
Cet oracle l’emporte, et vous aviez raison.
Aimez, le ciel l’ordonne, et c’est l’unique voie
645 Qu’après tant de travaux il ouvre à notre joie.
N’y perdons point de temps, et sans plus de séjour
Allons sacrifier au tout-puissant Amour.

ACTE II

DÉCORATION DU SECOND ACTE.
La rivière du Phase et le paysage qu’elle traverse succèdent

SCÈNE PREMIÈRE. Junon, Jason sous le visage de Chalciope.

JUNON.

Nous pouvons à l’écart, sur ces rives du Phase,
Parler en sûreté du feu qui vous embrase.
650 Souvent votre Médée y vient prendre le frais,
Et pour y mieux rêver s’échappe du palais.
Il faut venir à bout de cette humeur altière :
De sa soeur tout exprès j’ai pris l’image entière,
Mon visage a même air, ma voix a même ton ;
655 Vous m’en voyez la taille, et l’habit, et le nom ;
Et je la cache à tous sous un épais nuage,
De peur que son abord ne trouble mon ouvrage.
Sous ces déguisements j’ai déjà rétabli
Presque en toute sa force un amour affoibli.
660 L’horreur de vos périls, que redoublent les charmes,
Dans cette âme inquiète excite mille alarmes :
Elle blâme déjà son trop d’emportement.
C’est à vous d’achever un si doux changement.
Un soupir poussé juste, en suite d’une excuse,
665 Perce un coeur bien avant quand lui-même il s’accuse,
Et qu’un secret retour le force à ressentir
De sa fureur trop prompte un tendre repentir.

JASON.

Déesse, quels encens…

JUNON.

Traitez-moi de princesse,
Jason, et laissez là l’encens et la déesse.
670 Quand vous serez en Grèce il y faudra penser ;
Mais ici vos devoirs s’en doivent dispenser :
Par ce respect suprême ils m’y feroient connoître.
Laissez-y-moi passer pour ce que je feins d’être,
Jusqu’à ce que le coeur de Médée adouci…

JASON.

675 Madame, puisqu’il faut ne vous nommer qu’ainsi,
Vos ordres me seront des lois inviolables :
J’aurai pour les remplir des soins infatigables ;
Et mon amour plus fort…

JUNON.

Je sais que vous aimez,
Que Médée a des traits dont vos sens sont charmés.
680 Mais cette passion est-elle en vous si forte
Qu’à tous autres objets elle ferme la porte ?
Ne souffre-t-elle plus l’image du passé ?
Le portrait d’Hypsipyle est-il tout effacé ?

JASON.

Ah !

JUNON.

Vous en soupirez !

JASON.

Un reste de tendresse
685 M’échappe encore au nom d’une belle princesse ;
Mais comme assez souvent la distance des lieux
Affoiblit dans le coeur ce qu’elle cache aux yeux,
Les charmes de Médée ont aisément la gloire
D’abattre dans le mien l’effet de sa mémoire.

JUNON.

690 Peut-être elle n’est pas si loin que vous pensez.
Ses voeux de vous attendre enfin se sont lassés,
Et n’ont pu résister à cette impatience
Dont tous les vrais amants ont trop d’expérience.
L’ardeur de vous revoir l’a hasardée aux flots ;
695 Elle a pris après vous la route de Colchos ;
Et moi, pour empêcher que sa flamme importune
Ne rompît sur ces bords toute votre fortune,
J’ai soulevé les vents, qui brisant son vaisseau,
Dans les flots mutinés ont ouvert son tombeau.

JASON.

700 Hélas !

JUNON.

N’en craignez point une funeste issue :
Dans son propre palais Neptune l’a reçue.
Comme il craint pour Pélie, à qui votre retour
Doit coûter la couronne, et peut-être le jour,
Il va tâcher d’y mettre un obstacle par elle,
705 Et vous la renvoira, plus pompeuse et plus belle,
Rattacher votre coeur à des liens si doux,
Ou du moins exciter des sentiments jaloux
Qui vous rendent Médée à tel point inflexible,
Que le pouvoir du charme en demeure invincible,
710 Et que vous périssiez en le voulant forcer,
Ou qu’à votre conquête il faille renoncer.
Dès son premier abord une soudaine flamme
D’Absyrte à ses beautés livrera toute l’âme ;
L’Amour me l’a promis : vous l’en verrez charmé ;
715 Mais vous serez sans doute encor le plus aimé.
Il faut donc prévenir ce dieu qui l’a sauvée,
Emporter la toison avant son arrivée.
Votre amante paroît : agissez en amant
Qui veut en effet vaincre, et vaincre promptement.

SCÈNE II. Jason, Junon, Médée.

MÉDÉE.

720 Que faites-vous, ma soeur, avec ce téméraire ?
Quand son orgueil m’outrage, a-t-il de quoi vous plaire ?
Et vous a-t-il réduite à lui servir d’appui,
Vous qui parliez tantôt, et si haut, contre lui ?

JUNON.

Je suis toujours sincère ; et dans l’idolâtrie
725 Qu’en tous ces héros grecs je vois pour leur patrie,
Si votre coeur étoit encore à se donner,
Je ferois mes efforts à vous en détourner :
Je vous dirois encor ce que j’ai su vous dire ;
Mais l’amour sur tous deux a déjà trop d’empire :
730 Il vous aime, et je vois qu’avec les mêmes traits…

MÉDÉE.

Que dites-vous, ma soeur ? Il ne m’aima jamais.
À quelque complaisance il a pu se contraindre ;
Mais s’il feignit d’aimer, il a cessé de feindre,
Et me l’a bien fait voir en demandant au roi,
735 En ma présence même, un autre prix que moi.

JUNON.

Ne condamnons personne avant que de l’entendre.
Savez-vous les raisons dont il se peut défendre ?
Il m’en a dit quelqu’une, et je ne puis nier,
Non pas qu’elle suffise à le justifier,
740 Il est trop criminel, mais que du moins son crime
N’est pas du tout si noir qu’il l’est dans votre estime ;
Et si vous la saviez, peut-être à votre tour
Vous trouveriez moins lieu d’accuser son amour.

MÉDÉE.

Quoi ? Ce lâche tantôt ne m’a pas regardée ;
745 Il n’a montré qu’orgueil, que mépris pour Médée,
Et je pourrois encor l’entendre discourir !

JASON.

Le discours siéroit mal à qui cherche à mourir.
J’ai mérité la mort si j’ai pu vous déplaire ;
Mais cessez contre moi d’armer votre colère :
750 Vos taureaux, vos dragons sont ici superflus ;
Dites-moi seulement que vous ne m’aimez plus :
Ces deux mots suffiront pour réduire en poussière…

MÉDÉE.

Va, quand il me plaira, j’en sais bien la manière ;
Et si ma bouche encor n’en fulmine l’arrêt,
755 Rends grâces à ma soeur qui prend ton intérêt.
Par quel art, par quel charme as-tu pu la séduire,
Elle qui ne cherchoit tantôt qu’à te détruire ?
D’où vient que mon coeur même à demi révolté
Semble vouloir s’entendre avec ta lâcheté,
760 Et de tes actions favorable interprète,
Ne te peint à mes yeux que tel qu’il te souhaite ?
Par quelle illusion lui fais-tu cette loi ?
Serois-tu dans mon art plus grand maître que moi ?
Tu mets dans tous mes sens le trouble et le divorce :
765 Je veux ne t’aimer plus, et n’en ai pas la force.
Achève d’éblouir un si juste courroux,
Qu’offusquent malgré moi des sentiments trop doux ;
Car enfin, et ma soeur l’a bien pu reconnoître,
Tout violent qu’il est, l’amour seul l’a fait naître ;
770 Il va jusqu’à la haine, et toutefois, hélas !
Je te haïrois peu, si je ne t’aimois pas.
Mais parle, et si tu peux, montre quelque innocence.

JASON.

Je renonce, madame, à toute autre défense.
Si vous m’aimez encore, et si l’amour en vous
775 Fait naître cette haine, anime ce courroux,
Puisque de tous les deux sa flamme est triomphante,
Le courroux est propice et la haine obligeante.
Oui, puisque cet amour vous parle encor pour moi,
Il ne vous permet pas de douter de ma foi ;
780 Et pour vous faire voir mon innocence entière,
Il éclaire vos yeux de toute sa lumière :
De ses rayons divins le vif discernement
Du chef de ces héros sépare votre amant.
Ces princes, qui pour vous ont exposé leur vie,
785 Sans qui votre province alloit être asservie,
Eux qui de vos destins rompant le cours fatal,
Tous mes égaux qu’ils sont, m’ont fait leur général ;
Eux qui de leurs exploits, eux qui de leur victoire
Ont répandu sur moi la plus brillante gloire ;
790 Eux tous ont par ma voix demandé la toison :
C’étoient eux qui parloient, ce n’étoit pas Jason.
Il ne vouloit que vous ; mais pouvoit-il dédire
Ces guerriers dont le bras a sauvé votre empire,
Et par une bassesse indigne de son rang,
795 Demander pour lui seul tout le prix de leur sang ?
Pouvois-je les trahir, moi qui de leurs suffrages
De ce rang où je suis tiens tous les avantages ?
Pouvois-je avec honneur à ce qu’il a d’éclat
Joindre le nom de lâche et le titre d’ingrat ?
800 Auriez-vous pu m’aimer couvert de cette honte ?

JUNON.

Ma soeur, dites le vrai, n’étiez-vous point trop prompte ?
Qu’a-t-il fait qu’un coeur noble et vraiment généreux…

MÉDÉE.

Ma soeur, je le voulois seulement amoureux.
En qui sauroit aimer seroit-ce donc un crime,
805 Pour montrer plus d’amour, de perdre un peu d’estime ?
Et malgré les douceurs d’un espoir si charmant,
Faut-il que le héros fasse taire l’amant ?
Quel que soit ce devoir, ou ce noble caprice,
Tu me devois, Jason, en faire un sacrifice.
810 Peut-être j’aurois pu t’en entendre blâmer,
Mais non pas t’en haïr, non pas t’en moins aimer.
Tout oblige en amour, quand l’amour en est cause.

JUNON.

Voyez à quoi pour vous cet amour la dispose.
N’abusez point, Jason, des bontés de ma soeur,
815 Qui semble se résoudre à vous rendre son coeur ;
Et laissez à vos Grecs, au péril de leur vie,
Chercher cette toison si chère à leur envie.

JASON.

Quoi ? Les abandonner en ce pas dangereux !

MÉDÉE.

N’as-tu point assez fait d’avoir parlé pour eux ?

JASON.

820 Je suis leur chef, madame ; et pour cette conquête
Mon honneur me condamne à marcher à leur tête :
J’y dois périr comme eux, s’il leur faut y périr ;
Et bientôt à leur tête on m’y verroit courir,
Si j’aimois assez mal pour essayer mes armes
825 À forcer des périls qu’ont préparés vos charmes,
Et si le moindre espoir de vaincre malgré vous
N’étoit un attentat contre votre courroux.
Oui, ce que nos destins m’ordonnent que j’obtienne,
Je le veux de vos mains, et non pas de la mienne.
830 Si ce trésor par vous ne m’est point accordé,
Mon bras me punira d’avoir trop demandé ;
Et mon sang à vos yeux, sur ce triste rivage,
De vos justes refus étalera l’ouvrage.
Vous m’en verrez, madame, accepter la rigueur,
835 Votre nom en la bouche et votre image au coeur,
Et mon dernier soupir, par un pur sacrifice,
Sauver toute ma gloire et vous rendre justice.
Quel heur de pouvoir dire en terminant mon sort :
" un respect amoureux a seul causé ma mort ! "
840 Quel heur de voir ma mort charger la renommée
De tout ce digne excès dont vous êtes aimée,
Et dans tout l’avenir…

MÉDÉE.

Va, ne me dis plus rien ;
Je ferai mon devoir, comme tu fais le tien.
L’honneur doit m’être cher, si la gloire t’est chère :
845 Je ne trahirai point mon pays et mon père ;
Le destin de l’état dépend de la toison,
Et je commence enfin à connoître Jason.
Ces paniques terreurs pour ta gloire flétrie
Nous déguisent en vain l’amour de ta patrie ;
850 L’impatiente ardeur d’en voir le doux climat
Sous ces fausses couleurs ne fait que trop d’éclat ;
Mais s’il faut la toison pour t’en ouvrir l’entrée,
Va traîner ton exil de contrée en contrée ;
Et ne présume pas, pour te voir trop aimé,
855 Abuser en tyran de mon coeur enflammé.
Puisque le tien s’obstine à braver ma colère,
Que tu me fais des lois, à moi qui t’en dois faire,
Je reprends cette foi que tu crains d’accepter,
Et préviens un ingrat qui cherche à me quitter.

JASON.

860 Moi, vous quitter, madame ! Ah ! Que c’est mal connoître
Le pouvoir du beau feu que vos yeux ont fait naître !
Que nos héros en Grèce emportent leur butin,
Jason auprès de vous attache son destin.
Donnez-leur la toison qu’ils ont presque achetée ;
865 Ou si leur sang versé l’a trop peu méritée,
Joignez-y tout le mien, et laissez-moi l’honneur
De leur voir de ma main tenir tout leur bonheur.
Que si le souvenir de vous avoir servie
Me réserve pour vous quelque reste de vie,
870 Soit qu’il faille à Colchos borner notre séjour,
Soit qu’il vous plaise ailleurs éprouver mon amour,
Sous les climats brûlants, sous les zones glacées,
Les routes me plairont que vous m’aurez tracées :
J’y baiserai partout les marques de vos pas.
875 Point pour moi de patrie où vous ne serez pas ;
Point pour moi…

MÉDÉE.

Quoi ? Jason, tu pourrois pour Médée
Etouffer de ta Grèce et l’amour et l’idée ?

JASON.

Je le pourrai, madame, et de plus…

SCÈNE III. Adsyrte, Junon, Jason, Médée.

ABSYRTE.

Ah ! Mes soeurs,
Quel miracle nouveau va ravir tous nos coeurs !
880 Sur ce fleuve mes yeux ont vu de cette roche
Comme un trône flottant qui de nos bords s’approche.
Quatre monstres marins courbent sous ce fardeau ;
Quatre nains emplumés le soutiennent sur l’eau ;
Et découpant les airs par un battement d’ailes,
885 Lui servent de rameurs et de guides fidèles.
Sur cet amas brillant de nacre et de coral,
Qui sillonne les flots de ce mouvant cristal,
L’opale étincelante à la perle mêlée
Renvoie un jour pompeux vers la voûte étoilée.
890 Les nymphes de la mer, les tritons, tout autour,
Semblent au dieu caché faire à l’envi leur cour ;
Et sur ces flots heureux, qui tressaillent de joie,
Par mille bonds divers ils lui tracent la voie.
Voyez du fond des eaux s’élever à nos yeux,
895 Par un commun accord, ces moites demi-dieux.
Puissent-ils sur ces bords arrêter ce miracle !
Admirez avec moi ce merveilleux spectacle.
Le voilà qui les suit. Voyez-le s’avancer.

JASON.

Ah ! Madame.

JUNON.

Voyez sans vous embarrasser.
Ici l’on voit sortir du milieu du Phase le dieu Glauque avec deux tritons et deux sirènes qui chantent, cependant qu’une grande conque de nacre, semée de branches de coral et de pierres précieuses, portée par quatre dauphins, et soutenue par quatre vents en l’air, vient insensiblement s’arrêtér au milieu de ce même fleuve. Tandis qu’elles chantent, le devant ce cette conque merveilleuse fond dans l’eau, et l’aisse voir la reine Hypsipyle assise comme dans un trône ; et soudain Glauque commande aux vents de s’envoler, aux tritons et aux sirènes de disparaître, et ua fleuve de retirer une partie de ses eaux pour laisser prendre tyerre à Hypsipyle. Les tritons, le fleuve, les vents et les sirène obéissent, et Glauque se perd lui-même au fond de l’eau, si tôt qu’il a parlé ; de quoi Absyrte donne la main à Hypsipyle pour sortir de cette conque, qui s’abîme aussitôt dans le fleuve.

SCÈNE IV. Absyrte, Junon, Médée, Jason, Glauque, sirènes, tritons, Hypsipyle.

CHANT DES SIRÈNES.

900 Telle Vénus sortit du sein de l’onde,
Pour faire régner dans le monde
Les jeux et les plaisirs, les grâces et l’amour ;
Telle tous les matins l’aurore
Sur le sein émaillé de Flore
905 Verse la rosée et le jour.
Objet divin, qui vas de ce rivage
Bannir ce qu’il a de sauvage,
Pour y faire régner les grâces et l’amour,
Telle et plus adorable encore
910 Que n’est Vénus, que n’est l’aurore,
Tu vas y faire un nouveau jour.

ABSYRTE.

Quelle beauté, mes soeurs, dans ce trône enfermée,
De son premier coup d’oeil a mon âme charmée ?
Quel coeur pourroit tenir contre de tels appas ?

HYPSIPYLE.

915 Juste ciel, il me voit, et ne s’avance pas !

GLAUQUE.

Allez, tritons, allez, sirènes ;
Allez, vents, et rompez vos chaînes ;
Neptune est satisfait,
Et l’ordre qu’il vous donne a son entier effet.
920 Jason, vois les bontés de ce même Neptune,
Qui pour achever ta fortune,
A sauvé du naufrage, et renvoie à tes voeux
La princesse qui seule est digne de ta flamme.
À son aspect rallume tous tes feux ;
925 Et pour répondre aux siens, rends-lui toute ton âme.
Et toi, qui jusques à Colchos
Dois à tant de beautés un assuré passage,
Fleuve, pour un moment retire un peu tes flots,
Et laisse approcher ton rivage.

ABSYRTE.

930 Princesse, en qui du ciel les merveilleux efforts
Se sont plu d’animer ses plus rares trésors,
Souffrez qu’au nom du roi dont je tiens la naissance,
Je vous offre en ces lieux une entière puissance :
Régnez dans ses états, régnez dans son palais ;
935 Et pour premier hommage à vos divins attraits…

HYPSIPYLE.

Faites moins d’honneur, prince, à mon peu de mérite :
Je ne cherche en ces lieux qu’un ingrat qui m’évite.
Au lieu de m’aborder, Jason, vous pâlissez !
Dites-moi pour le moins si vous me connoissez.

JASON.

940 Je sais bien qu’à Lemnos vous étiez Hypsipyle ;
Mais ici…

HYPSIPYLE.

Qui vous rend de la sorte immobile ?
Ne suis-je plus la même arrivant à Colchos ?

JASON.

Oui ; mais je n’y suis pas le même qu’à Lemnos.

HYPSIPYLE.

Dieux ! Que viens-je d’ouïr ?

JASON.

J’ai d’autres yeux, madame :
945 Voyez cette princesse, elle a toute mon âme ;
Et pour vous épargner les discours superflus,
Ici je ne connois et ne vois rien de plus.

HYPSIPYLE.

Ô faveurs de Neptune, où m’avez-vous conduite ?
Et s’il commence ainsi, quelle sera la suite ?

MÉDÉE.

950 Non, non, madame, non, je ne veux rien d’autrui :
Reprenez votre amant, je vous laisse avec lui.
Ne m’offre plus un coeur dont une autre est maîtresse,
Volage, et reçois mieux cette grande princesse.
Adieu : des yeux si beaux valent bien la toison.

JASON.

955 Ah ! Madame, voyez qu’avec peu de raison…

JUNON.

Suivez sans perdre temps, je saurai vous rejoindre.
Madame, on vous trahit ; mais votre heur n’est pas moindre.
Mon frère, qui s’apprête à vous conduire au roi,
N’a pas moins de mérite, et tiendra mieux sa foi.
960 Si je le connois bien, vous avez qui vous venge ;
Et si vous m’en croyez, vous gagnerez au change.
Je vous laisse en résoudre, et prends quelques moments
Pour rétablir le calme entre ces deux amants.

SCÈNE V. Absyrte, Hypsipyle.

ABSYRTE.

Madame, si j’osois, dans le trouble où vous êtes,
965 Montrer à vos beaux yeux des peines plus secrètes,
Si j’osois faire voir à ces divins tyrans
Ce qu’ont déjà soumis de si doux conquérants,
Je mettrois à vos pieds le trône et la couronne
Où le ciel me destine et que le sang me donne.
970 Mais puisque vos douleurs font taire mes désirs,
Ne vous offensez pas du moins de mes soupirs ;
Et tant que le respect m’imposera silence,
Expliquez-vous pour eux toute leur violence.

HYPSIPYLE.

Prince, que voulez-vous d’un coeur préoccupé
975 Sur qui domine encor l’ingrat qui l’a trompé ?
Si c’est à mon amour une peine cruelle
Où je cherche un amant de voir un infidèle,
C’est un nouveau supplice à mes tristes appas
De faire une conquête où je n’en cherche pas.
980 Non que je vous méprise, et que votre personne
N’eût de quoi me toucher plus que votre couronne :
Le ciel me donne un sceptre en des climats plus doux,
Et de tous vos états je ne voudrois que vous.
Mais ne vous flattez point sur ces marques d’estime
985 Qu’en mon coeur, tel qu’il est, votre présence imprime :
Quand l’univers entier vous connoîtroit pour roi,
Que pourrois-je pour vous, si je ne suis à moi ?

ABSYRTE.

Vous y serez, madame, et pourrez toute chose :
Le change de Jason déjà vous y dispose ;
990 Et pour peu qu’il soutienne encor cette rigueur,
Le dépit, malgré vous, vous rendra votre coeur.
D’un si volage amant que pourriez-vous attendre ?

HYPSIPYLE.

L’inconstance me l’ôte, elle peut me le rendre.

ABSYRTE.

Quoi ? Vous pourriez l’aimer, s’il rentroit sous vos lois
995 En devenant perfide une seconde fois ?

HYPSIPYLE.

Prince, vous savez mal combien charme un courage
Le plus frivole espoir de reprendre un volage,
De le voir malgré lui dans nos fers retombé,
Échapper à l’objet qui nous l’a dérobé,
1000 Et sur une rivale et confuse et trompée
Ressaisir avec gloire une place usurpée.
Si le ciel en courroux m’en refuse l’honneur,
Du moins je servirai d’obstacle à son bonheur.
Cependant éteignez une flamme inutile :
1005 Aimez en d’autres lieux, et plaignez Hypsipyle ;
Et s’il vous reste encor quelque bonté pour moi,
Aidez contre un ingrat ma plainte auprès du roi.

ABSYRTE.

Votre plainte, madame, auroit pour toute issue
Un nouveau déplaisir de la voir mal reçue.
1010 Le roi le veut pour gendre, et ma soeur pour époux.

HYPSIPYLE.

Il me rendra justice, un roi la doit à tous ;
Et qui la sacrifie aux tendresses de père
Est d’un pouvoir si saint mauvais dépositaire.

ABSYRTE.

À quelle rude épreuve engagez-vous ma foi,
1015 De me forcer d’agir contre ma soeur et moi !
Mais n’importe, le temps et quelque heureux service
Pourront à mon amour vous rendre plus propice.
Tandis souvenez-vous que jusqu’à se trahir
Ce prince malheureux cherche à vous obéir.

ACTE III

DÉCORATION DU TROISIÈME ACTE.
Nos théâtres n’ont encore rien fait paraître de si brillant que le palais du roi Aaete qui sert de décoration à cet acte. On y voit de chaque côté deux rang de colonnes de japse torses, et environnées de pampre d’or à grands feuillages, chantournées, et découpées à jour, au milieu desquelles sont des statues d’or à l’antique, de grandeur naturelle. Les frises, les festons, les corniches et les chapiteaux sont pareillement d’or, et portent pour finissement des vases de porcelaine d’où sortent de gros bouquets de fleurs aussi au naturel. Les bases et les piédestaux sont enrichis des basses-tailles, où sont peintes diverses fables de l’antiquité. Un grand portique doré, soutenu par quatre autres colonnes dans le même ordre, fait la face du théâtre, et est suivi de cinq ou six autres de même manière ; qui forment, par le moyen de ses colonnes, comme cinq galeries, où la vue s’enfonçant découvre ce même jardin de cyprès qui a paru au premier acte.

SCÈNE PREMIÈRE. Aaete, Jason.

AAETE.

1020 Je vous devois assez pour vous donner Médée,
Jason ; et si tantôt vous l’aviez demandée,
Si vous m’aviez parlé comme vous me parlez,
Vous auriez obtenu le bien que vous voulez.
Mais en est-il saison au jour d’une conquête
1025 Qui doit faire tomber mon trône ou votre tête ?
Et vous puis-je accepter pour gendre, et vous chérir,
S’il vous faut dans une heure ou me perdre ou périr ?
Prétendre à la toison par l’hymen de ma fille,
C’est pour m’assassiner s’unir à ma famille ;
1030 Et si vous abusez de ce que j’ai promis,
Vous êtes le plus grand de tous mes ennemis.
Je ne m’en puis dédire, et le serment me lie.
Mais si tant de périls vous laissent quelque vie,
Après avoir perdu ce roi que vous bravez,
1035 Allez porter vos voeux à qui vous les devez :
Hypsipyle vous aime, elle est reine, elle est belle ;
Fuyez notre vengeance, et régnez avec elle.

JASON.

Quoi ? Parler de vengeance, et d’un oeil de courroux
Voir l’immuable ardeur de m’attacher à vous !
1040 Vous présumer perdu sur la foi d’un scrupule
Qu’embrasse aveuglément votre âme trop crédule,
Comme si sur la peau d’un chétif animal
Le ciel avait écrit tout votre sort fatal !
Ce que l’ombre a prédit, si vous daignez l’entendre,
1045 Ne met aucun obstacle aux prières d’un gendre.
Me donner la princesse, et pour dot la toison,
Ce n’est que l’assurer dedans votre maison,
Puisque par les doux noeuds de ce bonheur suprême
Je deviendrai soudain une part de vous-même,
1050 Et que ce même bras qui vous a pu sauver
Sera toujours armé pour vous la conserver.

AAETE.

Vous prenez un peu tard une mauvaise adresse :
Nos esprits sont plus lourds que ceux de votre Grèce ;
Mais j’ai d’assez bons yeux, dans un si juste effroi,
1055 Pour démêler sans peine un gendre d’avec moi.
Je sais que l’union d’un époux à ma fille
De mon sang et du sien forme une autre famille,
Et que si de moi-même elle fait quelque part,
Cette part de moi-même a ses destins à part.
1060 Ce que l’ombre a prédit se fait assez entendre.
Cessez de vous forcer à devenir mon gendre ;
Ce seroit un honneur qui ne vous plairoit pas,
Puisque la toison seule a pour vous des appas,
Et que si mon malheur vous l’avait accordée,
1065 Vous n’auriez jamais fait aucuns voeux pour Médée.

JASON.

C’est faire trop d’outrage à mon coeur enflammé.
Dès l’abord je la vis, dès l’abord je l’aimai ;
Et mon amour n’est pas un amour politique
Que le besoin colore, et que la crainte explique.
1070 Mais n’ayant que moi-même à vous parler pour moi,
Je n’osois espérer d’être écouté d’un roi,
Ni que sur ma parole il me crût de naissance
À porter mes désirs jusqu’à son alliance.
Maintenant qu’une reine a fait voir que mon sang
1075 N’est pas fort au-dessous de cet illustre rang,
Qu’un refus de son sceptre après votre victoire
Montre qu’on peut m’aimer sans hasarder sa gloire,
J’ose, un peu moins timide, offrir, avec ma foi,
Ce que veut une reine à la fille d’un roi.

AAETE.

1080 Et cette même reine est un exemple illustre
Qui met tous vos hauts faits en leur plus digne lustre.
L’état où la réduit votre fidélité
Nous instruit hautement de cette vérité,
Que ma fille avec vous seroit fort assurée
1085 Sur les gages douteux d’une foi parjurée.
Ce trône refusé, dont vous faites le vain,
Nous doit donner à tous horreur de votre main.
Il ne faut pas ainsi se jouer des couronnes :
On doit toujours respect au sceptre, à nos personnes.
1090 Mépriser cette reine en présence d’un roi,
C’est manquer de prudence aussi bien que de foi.
Le ciel nous unit tous en ce grand caractère :
Je ne puis être roi sans être aussi son frère ;
Et si vous étiez né mon sujet ou mon fils,
1095 J’aurois déjà puni l’orgueil d’un tel mépris ;
Mais l’unique pouvoir que sur vous je puis prendre,
C’est de vous ordonner de la voir, de l’entendre.
La voilà : pensez bien que tel est votre sort,
Que vous n’avez qu’un choix, Hypsipyle ou la mort ;
1100 Car à vous en parler avec pleine franchise,
Ma perte dépend bien de la toison conquise ;
Mais je ne dois pas craindre en ces périls nouveaux
Que votre vie échappe aux feux de nos taureaux.

SCÈNE II. Aaete, Hypsipyle, Jason.

AAETE.

Madame, j’ai parlé ; mais toutes mes paroles
1105 Ne sont auprès de lui que des discours frivoles.
C’est à vous d’essayer ce que pourront vos yeux :
Comme ils ont plus de force, ils réussiront mieux.
Arrachez-lui du sein cette funeste envie
Qui dans ce même jour lui va coûter la vie.
1110 Je vous devrai beaucoup, si vous touchez son coeur
Jusques à le sauver de sa propre fureur :
Devant ce que je dois au secours de ses armes,
Rompre son mauvais sort, c’est épargner nos larmes.

SCÈNE III. Hypsipyle, Jason.

HYPSIPYLE.

Eh bien ! Jason, la mort a-t-elle de tels biens
1115 Qu’elle soit plus aimable à vos yeux que les miens ?
Et sa douceur pour vous seroit-elle moins pure
Si vous n’y joigniez l’heur de mourir en parjure ?
Oui, ce glorieux titre est si doux à porter,
Que de tout votre sang il le faut acheter.
1120 Le mépris qui succède à l’amitié passée
D’une seule douleur m’auroit trop peu blessée :
Pour mieux punir ce coeur d’avoir su vous chérir,
Il faut vous voir ensemble et changer et périr ;
Il faut que le tourment d’être trop tôt vengée
1125 Se mêle aux déplaisirs de me voir outragée ;
Que l’amour, au dépit ne cédant qu’à moitié,
Sitôt qu’il est banni, rentre par la pitié ;
Et que ce même feu, que je devrois éteindre,
M’oblige à vous haïr, et me force à vous plaindre.
1130 Je ne t’empêche pas, volage, de changer ;
Mais du moins, en changeant, laisse-moi me venger.
C’est être trop cruel, c’est trop croître l’offense
Que m’ôter à la fois ton coeur et ma vengeance
Le supplice où tu cours la va trop tôt finir.
1135 Ce n’est pas me venger, ce n’est que te punir ;
Et toute sa rigueur n’a rien qui me soulage,
S’il n’est de mon souhait et le choix et l’ouvrage.
Hélas ! Si tu pouvois le laisser à mon choix,
Ton supplice, il seroit de rentrer sous mes lois,
1140 De m’attacher à toi d’une chaîne plus forte,
Et de prendre en ta main le sceptre que je porte.
Tu n’as qu’à dire un mot, ton crime est effacé :
J’ai déjà, si tu veux, oublié le passé.
Mais qu’inutilement je me montre si bonne
1145 Quand tu cours à la mort de peur qu’on te pardonne !
Quoi ? Tu ne réponds rien, et mes plaintes en l’air
N’ont rien d’assez puissant pour te faire parler ?

JASON.

Que voulez-vous, madame, ici que je vous die ?
Je ne connois que trop quelle est ma perfidie ;
1150 Et l’état où je suis ne sauroit consentir
Que j’en fasse une excuse, ou montre un repentir :
Après ce que j’ai fait, après ce qui se passe,
Tout ce que je dirois auroit mauvaise grâce.
Laissez dans le silence un coupable obstiné,
1155 Qui se plaît dans son crime, et n’en est point gêné.

HYPSIPYLE.

Parle toutefois, parle, et non plus pour me plaire,
Mais pour rendre la force à ma juste colère ;
Parle, pour m’arracher ces tendres sentiments
Que l’amour enracine au coeur des vrais amants ;
1160 Repasse mes bontés et tes ingratitudes ;
Joins-y, si tu le peux, des coups encor plus rudes :
Ce sera m’obliger, ce sera m’obéir.
Je te devrai beaucoup, si je te puis haïr,
Et si de tes forfaits la peinture étendue
1165 Ne laisse plus flotter ma haine suspendue.

JASON.

Que dirai-je, après tout, que ce que vous savez ?
Madame, rendez-vous ce que vous vous devez.
Il n’est pas glorieux pour une grande reine
De montrer de l’amour, et de voir de la haine ;
1170 Et le sexe et le rang se doivent souvenir
Qu’il leur sied bien d’attendre, et non de prévenir ;
Et que c’est profaner la dignité suprême
Que de lui laisser dire : " on me trahit, et j’aime. "

HYPSIPYLE.

Je le puis dire, ingrat, sans blesser mon devoir :
1175 C’est mon époux en toi que le ciel me fait voir,
Du moins si la parole et reçue et donnée
A des noeuds assez forts pour faire un hyménée.
Ressouviens-t’en, volage, et des chastes douceurs
Qu’un mutuel amour répandit dans nos coeurs.
1180 Je te laissai partir afin que ta conquête
Remît sous mon empire une plus digne tête,
Et qu’une reine eût droit d’honorer de son choix
Un héros que son bras eût fait égal aux rois.
J’attendois ton retour pour pouvoir avec gloire
1185 Récompenser ta flamme et payer ta victoire ;
Et quand jusques ici je t’apporte ma foi,
Je trouve en arrivant que tu n’es plus à moi !
Hélas ! Je ne craignois que tes beautés de Grèce ;
Et je vois qu’une Scythe a rompu ta promesse,
1190 Et qu’un climat barbare a des traits assez doux
Pour m’avoir de mes bras enlevé mon époux !
Mais, dis-moi, ta Médée est-elle si parfaite ?
Ce que cherche Jason vaut-il ce qu’il rejette ?
Malgré ton coeur changé, j’en fais juges tes yeux.
1195 Tu soupires en vain, il faut t’expliquer mieux :
Ce soupir échappé me dit bien quelque chose ;
Toute autre l’entendroit ; mais sans toi je ne l’ose.
Parle donc et sans feinte : où porte-t-il ta foi ?
Va-t-il vers ma rivale, ou revient-il vers moi ?

JASON.

1200 Osez autant qu’une autre ; entendez-le, madame,
Ce soupir qui vers vous pousse toute mon âme ;
Et concevez par là jusqu’où vont mes malheurs,
De soupirer pour vous, et de prétendre ailleurs.
Il me faut la toison : il y va de la vie
1205 De tous ces demi-dieux que brûle même envie ;
Il y va de ma gloire, et j’ai beau soupirer,
Sous cette tyrannie il me faut expirer.
J’en perds tout mon bonheur, j’en perds toute ma joie ;
Mais pour sortir d’ici je n’ai que cette voie ;
1210 Et le même intérêt qui vous fit consentir,
Malgré tout votre amour, à me laisser partir,
Le même me dérobe ici votre couronne.
Pour faire ma conquête, il faut que je me donne,
Que pour l’objet aimé j’affecte des mépris,
1215 Que je m’offre en esclave, et me vende à ce prix :
Voilà ce que mon coeur vous dit quand il soupire.
Ne me condamnez plus, madame, à le redire :
Si vous m’aimez encor, de pareils entretiens
Peuvent aigrir vos maux et redoublent les miens ;
1220 Et cet aveu d’un crime où le destin m’attache
Grossit l’indignité des remords que je cache
Pour me les épargner, vous voyez qu’en ces lieux
Je fuis votre présence, et j’évite vos yeux.
L’amour vous montre aux miens toujours charmante et belle ;
1225 Chaque moment allume une flamme nouvelle ;
Mais ce qui de mon coeur fait les plus chers désirs,
De mon change forcé fait tous les déplaisirs ;
Et dans l’affreux supplice où me tient votre vue,
Chaque coup d’oeil me perce, et chaque instant me tue.
1230 Vos bontés n’ont pour moi que des traits rigoureux :
Plus je me vois aimé, plus je suis malheureux ;
Plus vous me faites voir d’amour et de mérite,
Plus vous haussez le prix des trésors que je quitte ;
Et l’excès de ma perte allume une fureur
1235 Qui me donne moi-même à moi-même en horreur.
Laissez-moi m’affranchir de la secrète rage
D’être en dépit de moi déloyal et volage ;
Et puisqu’ici le ciel vous offre un autre époux
D’un rang pareil au vôtre, et plus digne de vous,
1240 Ne vous obstinez point à gêner une vie
Que de tant de malheurs vous voyez poursuivie.
Oubliez un ingrat qui jusques au trépas,
Tout ingrat qu’il paroît, ne vous oubliera pas :
Apprenez à quitter un lâche qui vous quitte.

HYPSIPYLE.

1245 Tu te confesses lâche, et veux que je t’imite ;
Et quand tu fais effort pour te justifier,
Tu veux que je t’oublie, et ne peux m’oublier !
Je vois ton artifice et ce que tu médites ;
Tu veux me conserver alors que tu me quittes ;
1250 Et par les attentats d’un flatteur entretien
Me dérober ton coeur, et retenir le mien :
Tu veux que je te perde, et que je te regrette,
Que j’approuve en pleurant la perte que j’ai faite,
Que je t’estime et t’aime avec ta lâcheté,
1255 Et me prenne de tout à la fatalité.
Le ciel l’ordonne ainsi : ton change est légitime ;
Ton innocence est sûre au milieu de ton crime ;
Et quand tes trahisons pressent leur noir effet,
Ta gloire, ton devoir, ton destin a tout fait.
1260 Reprends, reprends, Jason, tes premières rudesses :
Leur coup m’est bien plus doux que tes fausses tendresses ;
Tes remords impuissants aigrissent mes douleurs :
Ne me rends point ton coeur, quand tu te vends ailleurs.
D’un coeur qu’on ne voit pas l’offre est lâche et barbare,
1265 Quand de tout ce qu’on voit un autre objet s’empare ;
Et c’est faire un hommage et ridicule et vain
De présenter le coeur et retirer la main.

JASON.

L’un et l’autre est à vous, si…

HYPSIPYLE.

N’achève pas, traître ;
Ce que tu veux cacher se feroit trop paroître :
1270 Un véritable amour ne parle point ainsi.

JASON.

Trouvez donc les moyens de nous tirer d’ici.
La toison emportée, il agira, madame,
Ce véritable amour qui vous donne mon âme ;
Sinon… Mais dieux ! Que vois-je ? ô ciel ! Je suis perdu,
1275 Si j’ai tant de malheur qu’elle m’aye entendu.

SCÈNE IV. Médée, Hypsipile.

MÉDÉE.

Vous l’avez vu, madame, êtes-vous satisfaite ?

HYPSIPYLE.

Vous en pouvez juger par sa prompte retraite.

MÉDÉE.

Elle marque le trouble où son coeur est réduit ;
Mais j’ignore, après tout, s’il vous quitte ou me fuit.

HYPSIPYLE.

1280 Vous pouvez donc, madame, ignorer quelque chose ?

MÉDÉE.

Je sais que, s’il me fuit, vous en êtes la cause.

HYPSIPYLE.

Moi, je n’en sais pas tant ; mais j’avoue entre nous
Que s’il faut qu’il me quitte, il a besoin de vous.

MÉDÉE.

Ce que vous en pensez me donne peu d’alarmes.

HYPSIPYLE.

1285 Je n’ai que des attraits, et vous avez des charmes.

MÉDÉE.

C’est beaucoup en amour que de savoir charmer.

HYPSIPYLE.

Et c’est beaucoup aussi que de se faire aimer.

MÉDÉE.

Si vous en avez l’art, j’ai celui d’y contraindre.

HYPSIPYLE.

À faute d’être aimée, on peut se faire craindre.

MÉDÉE.

1290 Il vous aima jadis ?

HYPSIPYLE.

Peut-être il m’aime encor,
Moins que vous toutefois, ou que la toison d’or.

MÉDÉE.

Du moins, quand je voudrai flatter son espérance,
Il saura de nous deux faire la différence.

HYPSIPYLE.

J’en vois la différence assez grande à Colchos ;
1295 Mais elle seroit autre et plus grande à Lemnos.
Les lieux aident au choix ; et peut-être qu’en Grèce
Quelque troisième objet surprendroit sa tendresse.

MÉDÉE.

J’appréhende assez peu qu’il me manque de foi.

HYPSIPYLE.

Vous êtes plus adroite et plus belle que moi :
1300 Tant qu’il aura des yeux vous n’avez rien à craindre.

MÉDÉE.

J’allume peu de feux qu’un autre puisse éteindre ;
Et puisqu’il me promet un coeur ferme et constant…

HYPSIPYLE.

Autrefois à Lemnos il m’en promit autant.

MÉDÉE.

D’un amant qui s’en va de quoi sert la parole ?

HYPSIPYLE.

1305 À montrer qu’on vous peut voler ce qu’on me vole.
Ces beaux feux qu’en mon île il n’osoit démentir…

MÉDÉE.

Eurent un peu de tort de le laisser partir.

HYPSIPYLE.

Comme vous en aurez, si jamais ce volage
Porte à quelque autre objet ce qu’il vous rend d’hommage.

MÉDÉE.

1310 Les captifs mal gardés ont droit de nous quitter.

HYPSIPYLE.

J’avais quelque mérite, et n’ai pu l’arrêter.

MÉDÉE.

J’en ai peu, mais enfin s’il fait plus que le vôtre ?

HYPSIPYLE.

Vous avez lieu de croire en valoir bien un autre ;
Mais prenez moins d’appui sur un coeur usurpé :
1315 Il peut vous échapper, puisqu’il m’est échappé.

MÉDÉE.

Votre esprit n’est rempli que de mauvais augures.

HYPSIPYLE.

On peut sur le passé former ses conjectures.

MÉDÉE.

Le passé mal conduit n’est qu’un miroir trompeur,
Où l’oeil bien éclairé ne fonde espoir ni peur.

HYPSIPYLE.

1320 Si j’ai conçu pour vous des craintes mal fondées…

MÉDÉE.

Laissons faire Jason, et gardons nos idées.

HYPSIPYLE.

Avec sincérité je dois vous avouer
Que j’ai quelque sujet encor de m’en louer.

MÉDÉE.

Avec sincérité je dois aussi vous dire
1325 Qu’assez malaisément on sort de mon empire,
Et que quand jusqu’à moi j’ai permis d’aspirer,
On ne s’abaisse plus à vous considérer.
Profitez des avis que ma pitié vous donne.

HYPSIPYLE.

À vous dire le vrai, cette hauteur m’étonne.
1330 Je suis reine, madame, et les fronts couronnés…

MÉDÉE.

Et moi je suis Médée, et vous m’importunez.

HYPSIPYLE.

Cet indigne mépris que de mon rang vous faites…

MÉDÉE.

Connoissez-moi, madame, et voyez où vous êtes.
Si Jason pour vos yeux ose encor soupirer,
1335 Il peut chercher des bras à vous en retirer.
Adieu : souvenez-vous, au lieu de vous en plaindre,
Qu’à faute d’être aimée, on peut se faire craindre.
Ce palais doré en un palais d’horreur sitôt que Médée a dit le premier de ces cinq derniers vers, et qu’elle a donné un coup de baguette. Tout ce qu’il y a d’épouvantable en la nature y sert de termes. L’éléphant, le rhinocéros, le lion, l’once, les tigres, les léopards, les panthères, les dragons, les serpents, tous avec leurs antipathies à leurs pieds, y lancent des regards menaçants. une grotte obscure borne la vue, au travers de laquelle l’oeil ne laisse pas de découvrir un éloignement merveilleux que fait la perspective. Quatre monstres ailés et quatre rampants enferment Hypsipyle, et semblent prêts à la dévorer.

SCÈNE V.

HYPSIPYLE.

Que vois-je ? Où suis-je ? Ô dieux ! Quels abîmes ouverts
Exhalent jusqu’à moi les vapeurs des enfers !
1340 Que d’yeux étincelants sous d’horribles paupières
Mêlent au jour qui fuit d’effroyables lumières !
Ô toi, qui crois par là te faire redouter,
Si tu l’as espéré, cesse de t’en flatter.
Tu perds de ton grand art la force ou l’imposture,
1345 À t’armer contre moi de toute la nature.
L’amour au désespoir ne peut craindre la mort :
Dans un pareil naufrage elle ouvre un heureux port.
Hâtez, monstres, hâtez votre approche fatale.
Mais immoler ainsi ma vie à ma rivale !
1350 Cette honte est pour moi pire que le trépas.
Je ne veux plus mourir ; monstres, n’avancez pas.

UNE VOIX, derrière le théâtre.

Monstres, n’avancez pas, une reine l’ordonne ;
Respectez ses appas ;
Suivez les lois qu’elle vous donne :
1355 Monstres, n’avancez pas.
Les monstres s’arrêtent sitôt que cette voix chante.

HYPSIPYLE.

Quel favorable écho, pendant que je soupire,
Répète mes frayeurs avec un tel empire ?
Et d’où vient que frappés par ces divins accents,
Ces monstres tout à coup deviennent impuissants ?

LA VOIX.

1360 C’est l’amour qui fait ce miracle,
Et veut plus faire en ta faveur.
N’y mets donc point d’obstacle :
Aime qui t’aime, et donne coeur pour coeur.

HYPSIPYLE.

Quel prodige nouveau ! Cet amas de nuages
1365 Vient-il dessus ma tête éclater en orages ?
Vous qui nous gouvernez, dieux, quel est votre but ?
M’annoncez-vous par là ma perte ou mon salut ?
Le nuage descend, il s’arrête, il s’entrouvre ;
Et je vois… Mais, ô dieux, qu’est-ce que j’y découvre ?
1370 Seroit-ce bien le prince ?
Un nuage descend jusqu’à terre, et, s’y séparant en deux moitiés, qui se perdent chacune de son côté, il laisse sur le théâtre le prince Absyrte.

SCÈNE VI. Absyrte, Hypsipyle.

ABSYRTE.

Oui, madame, c’est lui
Dont l’amour vous apporte un ferme et sûr appui :
Le même qui pour vous courant à son supplice,
Contre un ingrat trop cher a demandé justice,
Le même vient encor dissiper votre peur.
1375 J’ai parlé contre moi, j’agis contre ma soeur ;
Et sitôt que je vois quelque espoir de vous plaire,
Je ne me connois plus, je cesse d’être frère.
Monstres, disparoissez ; fuyez de ces beaux yeux
Que vous avez en vain obsédés en ces lieux.
Tous les monstres s’envolent ou fondent sous terre, et Absyrte continue.
1380 Et vous, divin objet, n’en ayez plus d’alarmes.
Pour détruire le reste, il faudroit d’autres charmes.
Contre ceux qu’on pressoit de vous faire périr,
Je n’avais que les airs par où vous secourir ;
Et d’un art tout-puissant les forces inconnues
1385 Ne me laissoient ouvert que le milieu des nues ;
Mais le mien, quoique moindre, a pleine autorité
De nous faire sortir d’un séjour enchanté.
Allons, madame.

HYPSIPYLE.

Allons, prince trop magnanime,
Prince digne en effet de toute mon estime.

ABSYRTE.

1390 N’aurez-vous rien de plus pour des voeux si constants ?
Et ne pourrai-je…

HYPSIPYLE.

Allons, et laissez faire au temps.

ACTE IV

DÉCORATION DU QUATRIÈME ACTE.
Ce théâtre horrible fait place à un plus agréable : c’est le désert où Médée à coutume de se retirer pour faire ses enchantements. Il est tout de rochers qui laissent sortir de leurs fentes quelques filaments d’herbes rampantes et quelques arbres moitié verts et moitié secs ; ces rochers sont d’une pierre blanche et luisante, de sorte que que comme l’autre théâtre était fort chargé d’ombres, le changement subit de l’un de l’autre fait qu’il semble qu’on passe de la nuit au jour.

SCÈNE PREMIÈRE. Absyrte, Médée.

MÉDÉE.

Qui donne cette audace à votre inquiétude,
Prince, de me troubler jusqu’en ma solitude ?
Avez-vous oublié que dans ces tristes lieux
1395 Je ne souffre que moi, les ombres et les dieux,
Et qu’étant par mon art consacrés au silence,
Aucun ne peut sans crime y mêler sa présence ?

ABSYRTE.

De vos bontés, ma soeur, c’est sans doute abuser ;
Mais l’ardeur d’un amant a droit de tout oser.
1400 C’est elle qui m’amène en ces lieux solitaires,
Où votre art fait agir ses plus secrets mystères,
Vous demander un charme à détacher un coeur,
À dérober une âme à son premier vainqueur.

MÉDÉE.

Hélas ! Cet art, mon frère, impuissant sur les âmes,
1405 Ne sait que c’est d’éteindre ou d’allumer des flammes
Et s’il a sur le reste un absolu pouvoir,
Loin de charmer les coeurs, il n’y sauroit rien voir.
Mais n’avancez-vous rien sur celui d’Hypsipyle ?
Son péril, son effroi, vous est-il inutile ?
1410 Après ce stratagème entre nous concerté,
Elle vous croit devoir et vie et liberté ;
Et son ingratitude au dernier point éclate,
Si d’une ombre d’espoir cet effroi ne vous flatte.

ABSYRTE.

Elle croit qu’en votre art aussi savant que vous,
1415 Je prends plaisir pour elle à rabattre vos coups ;
Et sans rien soupçonner de tout notre artifice,
Elle doit tout, dit-elle, à ce rare service ;
Mais à moins toutefois que de perdre l’espoir,
Du côté de l’amour rien ne peut l’émouvoir.

MÉDÉE.

1420 L’espoir qu’elle conserve aura peu de durée,
Puisque Jason en veut à la toison dorée,
Et qu’à la conquérir faire le moindre effort,
C’est se livrer soi-même et courir à la mort.
Oui, mon frère, prenez un esprit plus tranquille,
1425 Si la mort d’un rival vous assure Hypsipyle ;
Et croyez…

ABSYRTE.

Ah ! Ma soeur, ce seroit me trahir
Que de perdre Jason sans le faire haïr.
L’âme de cette reine, à la douleur ouverte,
À toute la famille imputeroit sa perte,
1430 Et m’envelopperoit dans le juste courroux
Qu’elle auroit pour le roi, qu’elle prendroit pour vous.
Faites donc qu’il vous aime, afin qu’on le haïsse ;
Qu’on regarde sa mort comme un digne supplice.
Non que je la souhaite : il s’est vu trop aimé
1435 Pour n’en présumer pas votre esprit alarmé ;
Je ne veux pas non plus chercher jusqu’en votre âme
Les sentiments qu’y laisse une si belle flamme :
Arrêtez seulement ce héros sous vos lois,
Et disposez sans moi du reste, à votre choix.
1440 S’il doit mourir, qu’il meure en amant infidèle ;
S’il doit vivre, qu’il vive en esclave rebelle,
Et qu’on n’aye aucun lieu, dans l’un ni l’autre sort,
Ni de l’aimer vivant, ni de le plaindre mort.
C’est ce que je demande à cette amitié pure
1445 Qu’avec le jour pour moi vous donna la nature.

MÉDÉE.

Puis-je m’en faire aimer sans l’aimer à mon tour,
Et pour un coeur sans foi me souffrir de l’amour ?
Puis-je l’aimer, mon frère, au moment qu’il n’aspire
Qu’à ce trésor fatal dont dépend votre empire ?
1450 Ou si par nos taureaux il se fait déchirer,
Voulez-vous que je l’aime, afin de le pleurer ?

ABSYRTE.

Aimez, ou n’aimez pas, il suffit qu’il vous aime ;
Et quant à ces périls pour notre diadème,
Je ne suis pas de ceux dont le crédule esprit
1455 S’attache avec scrupule à ce qu’on leur prédit.
Je sais qu’on n’entend point de telles prophéties
Qu’après que par l’effet elles sont éclaircies ;
Et que quoi qu’il en soit, le sceptre de Lemnos
A de quoi réparer la perte de Colchos.
1460 Ces climats désolés où même la nature
Ne tient que de votre art ce qu’elle a de verdure,
Où nos plus beaux jardins n’ont ni roses ni lis
Dont par votre savoir ils ne soient embellis,
Sont-ils à comparer à ces charmantes îles
1465 Où nos maux trouveroient de glorieux asiles ?
Tomber à bas d’un trône est un sort rigoureux ;
Mais quitter l’un pour l’autre est un échange heureux.

MÉDÉE.

Un amant tel que vous, pour gagner ce qu’il aime,
Changeroit sans remords d’air et de diadème…
1470 Comme j’ai d’autres yeux, j’ai d’autres sentiments,
Et ne me règle pas sur vos attachements.
Envoyez-moi ma soeur, que je puisse avec elle
Pourvoir au doux succès d’une flamme si belle.
Ménagez cependant un si cher intérêt :
1475 Faites effort à plaire autant comme on vous plaît.
Pour Jason, je saurai de sorte m’y conduire,
Que soit qu’il vive ou meure, il ne pourra vous nuire.
Allez sans perdre temps, et laissez-moi rêver
Aux beaux commencements que je veux achever.

SCÈNE II.

MÉDÉE.

1480 Tranquille et vaste solitude,
Qu’à votre calme heureux j’ose en vain recourir !
Et que la rêverie est mal propre à guérir
D’une peine qui plaît la flatteuse habitude !
J’en viens soupirer seule au pied de vos rochers ;
1485 Et j’y porte avec moi dans mes voeux les plus chers
Mes ennemis les plus à craindre :
Plus je crois les dompter, plus je leur obéis ;
Ma flamme s’en redouble ; et plus je veux l’éteindre,
Plus moi-même je m’y trahis.
1490 C’est en vain que toute alarmée
J’envisage à quels maux expose un inconstant :
L’amour tremble à regret dans mon esprit flottant ;
Et timide à l’aimer, je meurs d’en être aimée.
Ainsi j’adore et crains son manquement de foi ;
1495 Je m’offre et me refuse à ce que je prévoi :
Son change me plaît et m’étonne.
Dans l’espoir le plus doux j’ai tout à soupçonner ;
Et bien que tout mon coeur obstinément se donne,
Ma raison n’ose me donner.
1500 Silence, raison importune ;
Est-il temps de parler quand mon coeur s’est donné ?
Du bien que tu lui veux ce lâche est si gêné,
Que ton meilleur avis lui tient lieu d’infortune.
Ce que tu mets d’obstacle à ses désirs mutins
1505 Anime leur révolte et le livre aux destins,
Contre qui tu prends sa défense :
Ton effort odieux ne sert qu’à les hâter ;
Et ton cruel secours lui porte par avance
Tous les maux qu’il doit redouter.
1510 Parle toutefois pour sa gloire ;
Donne encor quelques lois à qui te fait la loi :
Tyrannise un tyran qui triomphe de toi,
Et par un faux trophée usurpe sa victoire.
S’il est vrai que l’amour te vole tout mon coeur,
1515 Exile de mes yeux cet insolent vainqueur,
Dérobe-lui tout mon visage ;
Et si mon âme cède à mes feux trop ardents,
Sauve tout le dehors du honteux esclavage
Qui t’enlève tout le dedans.

SCÈNE III. Junon, Médée.

MÉDÉE.

1520 L’avez-vous vu, ma soeur, cet amant infidèle ?
Que répond-il aux pleurs d’une reine si belle ?
Souffre-t-il par pitié qu’ils en fassent un roi ?
A-t-il encor le front de vous parler de moi ?
Croit-il qu’un tel exemple ait su si peu m’instruire,
1525 Qu’il lui laisse encor lieu de me pouvoir séduire ?

JUNON.

Modérez ces chaleurs de votre esprit jaloux :
Prenez des sentiments plus justes et plus doux ;
Et sans vous emporter souffrez que je vous die…

MÉDÉE.

Qu’il pense m’acquérir par cette perfidie ?
1530 Et que ce qu’il fait voir de tendresse et d’amour,
Si j’ose l’accepter, m’en garde une à mon tour ?
Un volage, ma soeur, a beau faire et beau dire,
On peut toujours douter pour qui son coeur soupire :
Sa flamme à tous moments peut prendre un autre cours,
1535 Et qui change une fois peut changer tous les jours.
Vous, qui vous préparez à prendre sa défense,
Savez-vous, après tout, s’il m’aime ou s’il m’offense ?
Lisez-vous dans son coeur pour voir ce qui s’y fait,
Et si j’ai de ces feux l’apparence ou l’effet ?

JUNON.

1540 Quoi ? Vous vous offensez d’Hypsipyle quittée !
D’Hypsipyle pour vous à vos yeux maltraitée !
Vous, son plus cher objet ! Vous de qui hautement
En sa présence même il s’est nommé l’amant !
C’est mal vous acquitter de la reconnaissance
1545 Qu’une autre croiroit due à cette préférence.
Voyez mieux qu’un héros si grand, si renommé,
Auroit peu fait pour vous, s’il n’avait rien aimé.
En ces tristes climats qui n’ont que vous d’aimable,
Où rien ne s’offre aux yeux qui vous soit comparable,
1550 Un coeur qu’un autre objet ne peut vous disputer
Vous porte peu de gloire à se laisser dompter.
Mais Hypsipyle est belle, et joint au diadème
Un amour assez fort pour mériter qu’on l’aime ;
Et quand, malgré son trône, et malgré sa beauté,
1555 Et malgré son amour, vous l’avez emporté,
Que ne devez-vous point à l’illustre victoire
Dont ce choix obligeant vous assure la gloire ?
Peut-il de vos attraits faire mieux voir le prix,
Que par le don d’un coeur qu’Hypsipyle avait pris ?
1560 Pouvez-vous sans chagrin refuser un hommage
Qu’une autre lui demande avec tant d’avantage ?
Pouvez-vous d’un tel don faire si peu d’état,
Sans vouloir être ingrate, et l’être avec éclat ?
Si c’est votre dessein, en faisant la cruelle,
1565 D’obliger ce héros à retourner vers elle,
Vous en pourrez avoir un succès assez prompt ;
Sinon…

MÉDÉE.

Plutôt la mort qu’un si honteux affront.
Je ne souffrirai point qu’Hypsipyle me brave,
Et m’enlève ce coeur que j’ai vu mon esclave.
1570 Je voudrois avec vous en vain le déguiser ;
Quand je l’ai vu pour moi tantôt la mépriser,
Qu’à ses yeux, sans nous mettre un moment en balance,
Il m’a si hautement donné la préférence,
J’ai senti des transports que mon esprit discret
1575 Par un soudain adieu n’a cachés qu’à regret.
Je ne croirai jamais qu’il soit douceur égale
À celle de se voir immoler sa rivale,
Qu’il soit pareille joie ; et je mourrois, ma soeur,
S’il falloit qu’à son tour elle eût même douceur.

JUNON.

1580 Quoi ? Pour vous cette honte est un malheur extrême ?
Ah ! Vous l’aimez encor.

MÉDÉE.

Non ; mais je veux qu’il m’aime.
Je veux, pour éviter un si mortel ennui,
Le conserver à moi, sans me donner à lui,
L’arrêter sous mes lois, jusqu’à ce qu’Hypsipyle
1585 Lui rende de son coeur la conquête inutile,
Et que le prince Absyrte, ayant reçu sa foi,
L’ait mise hors d’état de triompher de moi.
Lors, par un juste exil punissant l’infidèle,
Je n’aurai plus de peur qu’il me traite comme elle ;
1590 Et je saurai sur lui nous venger toutes deux,
Sitôt qu’il n’aura plus à qui porter ses voeux.

JUNON.

Vous vous promettez plus que vous ne voudrez faire,
Et vous n’en croirez pas toute cette colère.

MÉDÉE.

Je ferai plus encor que je ne me promets,
1595 Si vous pouvez, ma soeur, quitter ses intérêts.

JUNON.

Quelques chers qu’ils me soient, je veux bien m’y contraindre,
Et pour mieux vous ôter tout sujet de me craindre,
Le voilà qui paroît, je vous laisse avec lui.
Vous me rappellerez, s’il a besoin d’appui.

SCÈNE IV. Jason, Médée.

MÉDÉE.

1600 êtes-vous prêt, Jason, d’entrer dans la carrière ?
Faut-il du champ de Mars vous ouvrir la barrière,
Vous donner nos taureaux pour tracer des sillons
D’où naîtront contre vous de soudains bataillons ?
Pour dompter ces taureaux et vaincre ces gendarmes,
1605 Avez-vous d’Hypsipyle emprunté quelques charmes ?
Je ne demande point quel est votre souci ;
Mais si vous la cherchez, elle n’est pas ici ;
Et tandis qu’en ces lieux vous perdez votre peine,
Mon frère vous pourroit enlever cette reine.
1610 Jason, prenez-y garde, il faut moins s’éloigner
D’un objet qu’un rival s’efforce de gagner,
Et prêter un peu moins les faveurs de l’absence
À ce qui peut entre eux naître d’intelligence.
Mais j’ai tort, je l’avoue, et je raisonne mal :
1615 Vous êtes trop aimé pour craindre un tel rival ;
Vous n’avez qu’à paroître, et sans autre artifice,
Un coup d’oeil détruira ce qu’il rend de service.

JASON.

Qu’un si cruel reproche à mon coeur seroit doux
S’il avait pu partir d’un sentiment jaloux,
1620 Et si par cette injuste et douteuse colère
Je pouvois m’assurer de ne vous pas déplaire !
Sans raison toutefois j’ose m’en défier ;
Il ne me faut que vous pour me justifier.
Vous avez trop bien vu l’effet de vos mérites
1625 Pour garder un soupçon de ce que vous me dites ;
Et du change nouveau que vous me supposez
Vous me défendez mieux que vous ne m’accusez.
Si vous avez pour moi vu l’amour d’Hypsipyle,
Vous n’avez pas moins vu sa constance inutile :
1630 Que ses plus doux attraits, pour qui j’avais brûlé,
N’ont rien que mon amour ne vous aye immolé ;
Que toute sa beauté rehausse votre gloire,
Et que son sceptre même enfle votre victoire :
Ce sont des vérités que vous vous dites mieux,
1635 Et j’ai tort de parler où vous avez des yeux.

MÉDÉE.

Oui, j’ai des yeux, ingrat, meilleurs que tu ne penses,
Et vois jusqu’en ton coeur tes fausses préférences.
Hypsipyle à ma vue a reçu des mépris ;
Mais quand je n’y suis plus, qu’est-ce que tu lui dis ?
1640 Explique, explique encor ce soupir tout de flamme
Qui vers ce cher objet poussoit toute ton âme,
Et fais-moi concevoir jusqu’où vont tes malheurs
De soupirer pour elle et de prétendre ailleurs.
Redis-moi les raisons dont tu l’as apaisée,
1645 Dont jusqu’à me braver tu l’as autorisée :
Qu’il te faut la toison pour revoir tes parents,
Qu’à ce prix je te plais, qu’à ce prix tu te vends.
Je tenois cher le don d’une amour si parfaite ;
Mais puisque tu te vends, va chercher qui t’achète,
1650 Perfide, et porte ailleurs cette vénale foi
Qu’obtiendroit ma rivale à même prix que moi.
Il est, il est encor des âmes toutes prêtes
À recevoir mes lois et grossir mes conquêtes ;
Il est encor des rois dont je fais le désir ;
1655 Et si parmi tes Grecs il me plaît de choisir,
Il en est d’attachés à ma seule personne,
Qui n’ont jamais su l’art d’être à qui plus leur donne,
Qui trop contents d’un coeur dont tu fais peu de cas,
Méritent la toison qu’ils ne demandent pas,
1660 Et que pour toi mon âme, hélas ! Trop enflammée,
Auroit pu te donner, si tu m’avais aimée.

JASON.

Ah ! Si le pur amour peut mériter ce don,
À qui peut-il, madame, être dû qu’à Jason ?
Ce refus surprenant que vous m’avez vu faire,
1665 D’une vénale ardeur n’est pas le caractère.
Le trône qu’à vos yeux j’ai traité de mépris
En seroit pour tout autre un assez digne prix ;
Et rejeter pour vous l’offre d’un diadème,
Si ce n’est vous aimer, j’ignore comme on aime.
1670 Je ne me défends point d’une civilité
Que du bandeau royal vouloit la majesté.
Abandonnant pour vous une reine si belle,
J’ai poussé par pitié quelques soupirs vers elle :
J’ai voulu qu’elle eût lieu de se dire en secret
1675 Que je change par force et la quitte à regret ;
Que satisfaite ainsi de son propre mérite,
Elle se consolât de tout ce qui l’irrite ;
Et que l’appas flatteur de cette illusion
La vengeât un moment de sa confusion.
1680 Mais quel crime ont commis ces compliments frivoles ?
Des paroles enfin ne sont que des paroles ;
Et quiconque possède un coeur comme le mien
Doit se mettre au-dessus d’un pareil entretien.
Je n’examine point, après votre menace,
1685 Quelle foule d’amants brigue chez vous ma place.
Cent rois, si vous voulez, vous consacrent leurs voeux :
Je le crois ; mais aussi je suis roi si je veux ;
Et je n’avance rien touchant le diadème
Dont il faille chercher de témoins que vous-même.
1690 Si par le choix d’un roi vous pouvez me punir,
Je puis vous imiter, je puis vous prévenir ;
Et si je me bannis par là de ma patrie,
Un exil couronné peut faire aimer la vie.
Mille autres en ma place, au lieu de s’alarmer…

MÉDÉE.

1695 Eh bien ! Je t’aimerai, s’il ne faut que t’aimer :
Malgré tous ces héros, malgré tous ces monarques,
Qui m’ont de leur amour donné d’illustres marques,
Malgré tout ce qu’ils ont et de coeur et de foi,
Je te préfère à tous, si tu ne veux que moi.
1700 Fais voir, en renonçant à ta chère patrie,
Qu’un exil avec moi peut faire aimer la vie,
Ose prendre à ce prix le nom de mon époux.

JASON.

Oui, madame, à ce prix tout exil m’est trop doux ;
Mais je veux être aimé, je veux pouvoir le croire ;
1705 Et vous ne m’aimez pas, si vous n’aimez ma gloire.
L’ordre de mon destin l’attache à la toison :
C’est d’elle que dépend tout l’honneur de Jason.
Ah ! Si le ciel l’eût mise au pouvoir d’Hypsipyle,
Que j’en aurois trouvé la conquête facile !
1710 Ma passion pour vous a beau l’abandonner,
Elle m’offre encor tout ce qu’elle peut donner ;
Malgré mon inconstance, elle aime sans réserve.

MÉDÉE.

Et moi, je n’aime point, à moins que je te serve ?
Cherche un autre prétexte à lui rendre ta foi ;
1715 J’aurai soin de ta gloire aussi bien que de toi.
Si ce noble intérêt te donne tant d’alarmes,
Tiens, voilà de quoi vaincre et taureaux et gendarmes ;
Laisse à tes compagnons combattre le dragon :
Ils veulent comme toi leur part à la toison ;
1720 Et comme ainsi qu’à toi la gloire leur est chère,
Ils ne sont pas ici pour te regarder faire.
Zéthès et Calaïs, ces héros emplumés,
Qu’aux routes des oiseaux leur naissance a formés,
Y préparent déjà leurs ailes enhardies
1725 D’avoir pour coup d’essai triomphé des Harpies ;
Orphée avec ses chants se promet le bonheur
D’assoupir…

JASON.

Ah ! Madame, ils auront tout l’honneur,
Ou du moins j’aurai part moi-même à leur défaite,
Si je laisse comme eux la conquête imparfaite :
1730 Il me la faut entière ; et je veux vous devoir…

MÉDÉE.

Va, laisse quelque chose, ingrat, en mon pouvoir ;
J’en ai déjà trop fait pour une âme infidèle.
Adieu. Je vois ma soeur : délibère avec elle ;
Et songe qu’après tout ce coeur que je te rends,
1735 S’il accepte un vainqueur, ne veut point de tyrans ;
Que s’il aime ses fers, il hait tout esclavage ;
Qu’on perd souvent l’acquis à vouloir davantage ;
Qu’il faut subir la loi de qui peut obliger ;
Et que qui veut un don ne doit pas l’exiger.
1740 Je ne te dis plus rien : va rejoindre Hypsipyle,
Va reprendre auprès d’elle un destin plus tranquille ;
Ou si tu peux, volage, encor la dédaigner,
Choisis en d’autres lieux qui te fasse régner.
Je n’ai pour t’acheter sceptres ni diadèmes ;
1745 Mais telle que je suis, crains-moi, si tu ne m’aimes.

SCÈNE V. Junon, jason, L’Amour.

L’amour est dans le ciel de Vénus.

JUNON.

À bien examiner l’éclat de ce grand bruit,
Hypsipyle vous sert plus qu’elle ne vous nuit.
Ce n’est pas qu’après tout ce courroux ne m’étonne :
Médée à sa fureur un peu trop s’abandonne.
1750 L’amour tient assez mal ce qu’il m’avait promis,
Et peut-être avez-vous trop de dieux ennemis.
Tous veulent à l’envi faire la destinée
Dont se doit signaler cette grande journée :
Tous se sont assemblés exprès chez Jupiter,
1755 Pour en résoudre l’ordre, ou pour le contester ;
Et je vous plains, si ceux qui daignoient vous défendre
Au plus nombreux parti sont forcés de se rendre.
Le ciel s’ouvre, et pourra nous donner quelque jour :
C’est celui de Vénus, j’y vois encor l’amour ;
1760 Et puisqu’il n’en est pas, toute cette assemblée
Par sa rébellion pourra se voir troublée.
Il veut parler à nous : écoutez quel appui
Le trouble où je vous vois peut espérer de lui.
Le ciel s’ouvre et fait voior le palais de Vénus , composé de Termes à face humaine et revêtus de gazes d’or, qui lui servent de colonnes ; le lambris n’en est pas moins riche. L’Amour y araît seul, et sitôt qu’il a parlé, il s’élance ne l’air, et traverse le théâtre en volant, non pas d’un côté à l’autre, comme se font les vols ordinaires, mais d’un bout à l’autre, en tirant vers les spectateurs, ce qui n’a point encore été pratique en France de cette manière.

L’AMOUR.

Cessez de m’accuser, soupçonneuse déesse ;
1765 Je sais tenir promesse :
C’est en vain que les dieux s’assemblent chez leur roi ;
Je vais bien leur faire connoître
Que je suis, quand je veux, leur véritable maître,
Et que de ce grand jour le destin est à moi.
1770 Toi, si tu sais aimer, ne crains rien de funeste ;
Obéis à Médée, et j’aurai soin du reste.

JUNON.

Ces favorables mots vous ont rendu le coeur.

JASON.

Mon espoir abattu reprend d’eux sa vigueur.
Allons, déesse, allons, et sûrs de l’entreprise,
1775 Reportons à Médée une âme plus soumise.

JUNON.

Allons, je veux encor seconder vos projets,
Sans remonter au ciel qu’après leurs pleins effets.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE. Absyrte, Hypsipyle.

DÉCORATION DU CINQUIÈME ACTE.
Ce dernier spectacle présente à la vue une forêt épaisse, composée de divers arbres entrelacés ensemble, et si touffus qu’il est aisé de juger que le respect qu’on porte au dieu Mars, à qui elle est consacrée, fait qu’on n’ose en couper aucune branche, ni même brosser au travers : les trophées d’armes appendus en haut de la plupart des arbres marquent encore plus particlièrement qu’elle appartient à ce dieu. La Toison d’or est sur le plus élevé, qu’on voit seul de son rang, au milieu de cette forêt, et la perspective du fond fait paraître en éloignement la rivière du Phase, avec le navire Argo, qui semble n’attendre plus que jason et sa conqupte pour partir.

ABSYRTE.

Voilà ce prix fameux où votre ingrat aspire,
Ce gage où les destins attachent notre empire,
1780 Cette toison enfin, dont Mars est si jaloux :
Chacun impunément la peut voir comme nous ;
Ce monstrueux dragon, dont les fureurs la gardent,
Semble exprès se cacher aux yeux qui la regardent ;
Il laisse agir sans crainte un curieux désir,
1785 Et ne fond que sur ceux qui s’en veulent saisir.
Lors, d’un cri qui suffit à punir tout leur crime,
Sous leur pied téméraire il ouvre un noir abîme,
À moins qu’on n’ait déjà mis au joug nos taureaux,
Et fait mordre la terre aux escadrons nouveaux
1790 Que des dents d’un serpent la semence animée
Doit opposer sur l’heure à qui l’aura semée :
Sa voix perdant alors cet effroyable éclat,
Contre les ravisseurs le réduit au combat.
Telles furent les lois que Circé par ses charmes
1795 Sut faire à ce dragon, aux taureaux, aux gendarmes :
Circé, soeur de mon père, et fille du soleil,
Circé, de qui ma soeur tient cet art sans pareil
Dont tantôt à vous perdre eût abusé sa rage,
Si ce peu que du ciel j’en eus pour mon partage,
1800 Et que je vous consacre aussi bien que mes jours,
Par le milieu des airs n’eût porté du secours.

HYPSIPYLE.

Je n’oublierai jamais que sa jalouse envie
Se fût sans vos bontés sacrifié ma vie ;
Et pour dire encor plus, ce penser m’est si doux,
1805 Que si j’étois à moi, je voudrois être à vous.
Mais un reste d’amour retient dans l’impuissance
Ces sentiments d’estime et de reconnaissance.
J’ai peine, je l’avoue, à me le pardonner ;
Mais enfin je dois tout, et n’ai rien à donner.
1810 Ce qu’à vos yeux surpris Jason m’a fait d’outrage
N’a pas encor rompu cette foi qui m’engage ;
Et malgré les mépris qu’il en montre aujourd’hui,
Tant qu’il peut être à moi, je suis encore à lui.
Mon espoir chancelant dans mon âme inquiète
1815 Ne veut pas lui prêter l’exemple qu’il souhaite,
Ni que cet infidèle ait de quoi se vanter
Qu’il ne se donne ailleurs qu’afin de m’imiter.
Pour changer avec gloire il faut qu’il me prévienne,
Que sa foi violée ait dégagé la mienne,
1820 Et que l’hymen ait joint aux mépris qu’il en fait
D’un entier changement l’irrévocable effet.
Alors par son parjure à moi-même rendue,
Mes sentiments d’estime auront plus d’étendue ;
Et dans la liberté de faire un second choix,
1825 Je saurai mieux penser à ce que je vous dois.

ABSYRTE.

Je ne sais si ma soeur voudra prendre assurance
Sur des serments trompeurs que rompt son inconstance ;
Mais je suis sûr qu’à moins qu’elle rompe son sort,
Ce que feroit l’hymen vous l’aurez par sa mort.
1830 Il combat nos taureaux, et telle est leur furie,
Qu’il faut qu’il y périsse, ou lui doive la vie.

HYPSIPYLE.

Il combat vos taureaux ! Ah ! Que me dites-vous ?

ABSYRTE.

Qu’il n’en peut plus sortir que mort, ou son époux.

HYPSIPYLE.

Ah ! Prince, votre soeur peut croire encor qu’il m’aime,
1835 Et sur ce faux soupçon se venger elle-même.
Pour bien rompre le coup d’un malheur si pressant,
Peut-être que son art n’est pas assez puissant :
De grâce en ma faveur joignez-y tout le vôtre ;
Et si…

ABSYRTE.

Quoi ? Vous voulez qu’il vive pour un autre ?

HYPSIPYLE.

1840 Oui, qu’il vive, et laissons tout le reste au hasard.

ABSYRTE.

Ah ! Reine, en votre coeur il garde trop de part ;
Et s’il faut vous parler avec une âme ouverte,
Vous montrez trop d’amour pour empêcher sa perte.
Votre rivale et moi nous en sommes d’accord :
1845 À moins que vous m’aimiez, votre Jason est mort.
Ma soeur n’a pas pour vous un sentiment si tendre,
Qu’elle aime à le sauver afin de vous le rendre ;
Et je ne suis pas homme à servir mon rival,
Quand vous rendez pour moi mon secours si fatal.
1850 Je ne le vois que trop, pour prix de mes services
Vous destinez mon âme à de nouveaux supplices.
C’est m’immoler à lui que de le secourir ;
Et lui sauver le jour, c’est me faire périr.
Puisqu’il faut qu’un des deux cesse aujourd’hui de vivre,
1855 Je vais hâter sa perte, où lui-même il se livre :
Je veux bien qu’on l’impute à mon dépit jaloux ;
Mais vous, qui m’y forcez, ne l’imputez qu’à vous.

HYPSIPYLE.

Ce reste d’intérêt que je prends en sa vie
Donne trop d’aigreur, prince, à votre jalousie.
1860 Ce qu’on a bien aimé, l’on ne peut le haïr
Jusqu’à le vouloir perdre, ou jusqu’à le trahir.
Ce vif ressentiment qu’excite l’inconstance
N’emporte pas toujours jusques à la vengeance ;
Et quand même on la cherche, il arrive souvent
1865 Qu’on plaint mort un ingrat qu’on détestoit vivant.
Quand je me défendois sur la foi qui m’engage,
Je voulois à vos feux épargner cet ombrage ;
Mais puisque le péril a fait parler l’amour,
Je veux bien qu’il éclate et se montre en plein jour.
1870 Oui, j’aime encor Jason, et l’aimerai sans doute
Jusqu’à l’hymen fatal que ma flamme redoute.
Je regarde son coeur encor comme mon bien,
Et donnerois encor tout mon sang pour le sien.
Vous m’aimez, et j’en suis assez persuadée
1875 Pour me donner à vous, s’il se donne à Médée ;
Mais si par jalousie ou par raison d’état,
Vous le laissez tous deux périr dans ce combat,
N’attendez rien de moi que ce qu’ose la rage
Quand elle est une fois maîtresse d’un courage,
1880 Que les pleines fureurs d’un désespoir d’amour.
Vous me faites trembler, tremblez à votre tour :
Prenez soin de sa vie, ou perdez cette reine ;
Et si je crains sa mort, craignez aussi ma haine.

SCÈNE II. Aaete, Absyrte, Hypsipyle.

AAETE.

Ah ! Madame, est-ce là cette fidélité
1885 Que vous gardez aux droits de l’hospitalité ?
Quand pour vous je m’oppose aux destins de ma fille,
À l’espoir de mon fils, aux voeux de ma famille,
Quand je presse un héros de vous rendre sa foi,
Vous prêtez à son bras des charmes contre moi ;
1890 De sa témérité vous vous faites complice
Pour renverser un trône où je vous fais justice :
Comme si c’étoit peu de posséder Jason,
Si pour don nuptial il n’avait la toison ;
Et que sa foi vous fût indignement offerte,
1895 À moins que son destin éclatât par ma perte !

HYPSIPYLE.

Je ne sais pas, seigneur, à quel point vous réduit
Cette témérité de l’ingrat qui me fuit ;
Mais je sais que mon coeur ne joint à son envie
Qu’un timide souhait en faveur de sa vie ;
1900 Et que si je savois ce grand art de charmer,
Je ne m’en servirois que pour m’en faire aimer.

AAETE.

Ah ! Je n’ai que trop cru vos plaintes ajustées
À des illusions entre vous concertées ;
Et les dehors trompeurs d’un dédain préparé
1905 N’ont que trop ébloui mon oeil mal éclairé.
Oui, trop d’ardeur pour vous, et trop peu de lumière
M’ont conduit en aveugle à ma ruine entière.
Ce pompeux appareil que soutenoient les vents,
Ces tritons tout autour rangés comme suivants,
1910 Montroient bien qu’en ces lieux vous n’étiez abordée
Que par un art plus fort que celui de Médée.
D’un naufrage affecté l’histoire sans raison
Déguisoit le secours amené pour Jason ;
Et vos pleurs ne sembloient m’en demander vengeance
1915 Que pour mieux faire place à votre intelligence.

HYPSIPYLE.

Que ne sont vos soupçons autant de vérités,
Et que ne puis-je ici ce que vous m’imputez !

ABSYRTE.

Qu’a fait Jason, seigneur, et quel mal vous menace,
Quand nous voyons encor la toison en sa place ?

AAETE.

1920 Nos taureaux sont domptés, nos gendarmes défaits,
Absyrte : après cela crains les derniers effets.

ABSYRTE.

Quoi ? Son bras…

AAETE.

Oui, son bras, secondé par ses charmes,
A dompté nos taureaux et défait nos gendarmes :
Juge si le dragon pourra faire plus qu’eux !
1925 Ils ont poussé d’abord de gros torrents de feux ;
Ils l’ont enveloppé d’une épaisse fumée,
Dont sur toute la plaine une nuit s’est formée ;
Mais après ce nuage en l’air évaporé,
On les a vus au joug et le champ labouré :
1930 Lui, sans aucun effroi, comme maître paisible,
Jetoit dans les sillons cette semence horrible,
D’où s’élève aussitôt un escadron armé,
Par qui de tous côtés il se trouve enfermé.
Tous n’en veulent qu’à lui ; mais son âme plus fière
1935 Ne daigne contre eux tous s’armer que de poussière.
À peine il la répand, qu’une commune erreur
D’eux tous, l’un contre l’autre, anime la fureur,
Ils s’entrimmolent tous au commun adversaire :
Tous pensent le percer, quand ils percent leur frère ;
1940 Leur sang partout regorge, et Jason au milieu
Reçoit ce sacrifice en posture d’un dieu ;
Et la terre, en courroux de n’avoir pu lui nuire,
Rengloutit l’escadron qu’elle vient de produire.
On va bientôt, madame, achever à vos yeux
1945 Ce qu’ébauche par là votre abord en ces lieux.
Soit Jason, soit Orphée, ou les fils de Borée,
Ou par eux ou par lui ma perte est assurée ;
Et l’on va faire hommage à votre heureux secours
Du destin de mon sceptre et de mes tristes jours.

HYPSIPYLE.

1950 Connoissez mieux, seigneur, la main qui vous offense ;
Et lorsque je perds tout, laissez-moi l’innocence.
L’ingrat qui me trahit est secouru d’ailleurs.
Ce n’est que de chez vous que partent vos malheurs,
Chez vous en est la source ; et Médée elle-même
1955 Rompt son art par son art, pour plaire à ce qu’elle aime.

ABSYRTE.

Ne l’en accusez point, elle hait trop Jason.
De sa haine, seigneur, vous savez la raison :
La toison préférée aigrit trop son courage
Pour craindre qu’il en tienne un si grand avantage ;
1960 Et si contre son art ce prince a réussi,
C’est qu’on le sait en Grèce autant ou plus qu’ici.

AAETE.

Ah ! Que tu connois mal jusqu’à quelle manie
D’un amour déréglé passe la tyrannie !
Il n’est rang, ni pays, ni père, ni pudeur,
1965 Qu’épargne de ses feux l’impérieuse ardeur.
Jason plut à Médée, et peut encor lui plaire ;
Peut-être es-tu toi-même ennemi de ton père,
Et consens que ta soeur, par ce présent fatal,
S’assure d’un amant qui seroit ton rival.
1970 Tout mon sang révolté trahit mon espérance :
Je trouve ma ruine où fut mon assurance ;
Le destin ne me perd que par l’ordre des miens,
Et mon trône est brisé par ses propres soutiens.

ABSYRTE.

Quoi ? Seigneur, vous croiriez qu’une action si noire…

AAETE.

1975 Je sais ce qu’il faut craindre, et non ce qu’il faut croire.
Dans cette obscurité tout me devient suspect :
L’amour aux droits du sang garde peu de respect.
Ce même amour d’ailleurs peut forcer cette reine
À répondre à nos soins par des effets de haine ;
1980 Et Jason peut avoir lui-même en ce grand art
Des secrets dont le ciel ne nous fit point de part.
Ainsi, dans les rigueurs de mon sort déplorable,
Tout peut être innocent, tout peut être coupable :
Je ne cherche qu’en vain à qui les imputer ;
1985 Et ne discernant rien, j’ai tout à redouter.

HYPSIPYLE.

La vérité, seigneur, se va faire connoître :
À travers ces rameaux je vois venir mon traître.

SCÈNE III. Aaete, Absyrte, Hypsipyle, Jason, Orphée, Zéthès, Calaïs.

HYPSIPYLE.

Parlez, parlez, Jason ; dites sans feinte au roi
Qui vous seconde ici de Médée ou de moi :
1990 Dites, est-ce elle ou moi qui contre lui conspire ?
Est-ce pour elle ou moi que votre coeur soupire ?

JASON.

La demande est, madame, un peu hors de saison :
Je vous y répondrai quand j’aurai la toison.
Seigneur, sans différer permettez que j’achève ;
1995 La gloire où je prétends ne souffre point de trêve :
Elle veut que du ciel je presse le secours,
Et ce qu’il m’en promet ne descend pas toujours.

AAETE.

Hâtez à votre gré ce secours de descendre ;
Mais encore une fois gardez de vous méprendre.

JASON.

2000 Par ce qu’ont vu vos yeux jugez ce que je puis :
Tout me paroît facile en l’état où je suis ;
Et si la force enfin répond mal au courage,
Il en est parmi nous qui peuvent davantage.
Souffrez donc que l’ardeur dont je me sens brûler…

SCÈNE IV. Aaete, Absyrte, Hypsipyle, Médée, Jason, Orphée, Zéthès, Calïs.

MÉDÉE, sur le dragon, élévée en l’air à la hauteur d’un homme.

2005 Arrête, déloyal, et laisse-moi parler :
Que je rende un plein lustre à ma gloire ternie
Par l’outrageux éclat que fait la calomnie.
Qui vous l’a dit, madame, et sur quoi fondez-vous
Ces dignes visions de votre esprit jaloux ?
2010 Si Jason entre nous met quelque différence
Qui flatte malgré moi sa crédule espérance,
Faut-il sur votre exemple aussitôt présumer
Qu’on n’en peut être aimée et ne le pas aimer ?
Connoissez mieux Médée, et croyez-la trop vaine
2015 Pour vouloir d’un captif marqué d’une autre chaîne.
Je ne puis empêcher qu’il vous manque de foi,
Mais je vaux bien un coeur qui n’ait aimé que moi ;
Et j’aurai soutenu des revers bien funestes
Avant que je me daigne enrichir de vos restes.

HYPSIPYLE.

2020 Puissiez-vous conserver ces nobles sentiments !

MÉDÉE.

N’en croyez plus, seigneur, que les événements.
Ce ne sont plus ici ces taureaux, ces gendarmes
Contre qui son audace a pu trouver des charmes :
Ce n’est point le dragon dont il est menacé ;
2025 C’est Médée elle-même, et tout l’art de Circé.
Fidèle gardien des destins de ton maître,
Arbre, que tout exprès mon charme avait fait naître,
Tu nous défendrois mal contre ceux de Jason ;
Retourne en ton néant, et rends-moi la toison.
Elle prend la Toison en sa main, et la met sur le col du dragon ; L’arbre où elle était suspendue disparaît, et se retire derrière le théâtre, après quoi Médée continue en parlant à Jason.
2030 Ce n’est qu’avec le jour qu’elle peut m’être ôtée.
Viens donc, viens, téméraire, elle est à ta portée ;
Viens teindre de mon sang cet or qui t’est si cher,
Qu’à travers tant de mers on te force à chercher.
Approche, il n’est plus temps que l’amour te retienne :
2035 Viens m’arracher la vie, ou m’apporter la tienne ;
Et sans perdre un moment en de vains entretiens,
Voyons qui peut le plus de tes dieux ou des miens.

AAETE.

À ce digne courroux je reconnais ma fille :
C’est mon sang dans ses yeux, c’est son aïeul qui brille ;
2040 C’est le soleil mon père. Avancez donc, Jason,
Et sur cette ennemie emportez la toison.

JASON.

Seigneur, contre ses yeux qui voudroit se défendre ?
Il ne faut point combattre où l’on aime à se rendre.
Oui, madame, à vos pieds je mets les armes bas,
2045 J’en fais un prompt hommage à vos divins appas,
Et renonce avec joie à ma plus haute gloire.
S’il faut par ce combat acheter la victoire,
Je l’abandonne, Orphée, aux charmes de ta voix,
Qui traîne les rochers, qui fait marcher les bois :
2050 Assoupis le dragon, enchante la princesse.
Et vous, héros ailés, ménagez votre adresse :
Si pour cette conquête il vous reste du coeur,
Tournez sur le dragon toute votre vigueur.
Je vais dans le navire attendre une défaite,
2055 Qui vous fera bientôt imiter ma retraite.

ZÉTHÈS.

Montrez plus d’espérance, et souvenez-vous mieux
Que nous avons dompté des monstres à vos yeux.

SCÈNE V. Aaete, Absyrte, Hypsipyle, Médée, Zéthès, Calaïs, Orphée.

CALAÏS.

Élevons-nous, mon frère, au-dessus des nuages :
Du sang dont nous sortons prenons les avantages ;
2060 Surtout obéissons aux ordres de Jason :
Respectons la princesse, et donnons au dragon.
ici Zéthès et Calïs s’élèvent au plus haut des nuages en croisant leur vol.

MÉDÉE.

Donnez où vous pourrez ; ce vain respect m’outrage :
Du sang dont vous sortez prenez tout l’avantage.
Je vais voler moi-même au-devant de vos coups,
2065 Et n’avais que Jason à craindre parmi vous.
Et toi, de qui la voix inspire l’âme aux arbres,
Enchaîne les lions, et déplace les marbres,
D’un pouvoir si divin fais un meilleur emploi :
N’en détruis point la force à l’essayer sur moi.
2070 Mais je n’en parle ainsi que de peur que ses charmes
Ne prêtent un miracle à l’effort de leurs armes.
Ne m’en crois pas, Orphée, et prends l’occasion
De partager leur gloire ou leur confusion.

ORPHÉE, chante.

Hâtez-vous, enfants de Borée,
2075 Demi-dieux, hâtez-vous,
Et faites voir qu’en tous lieux, contre tous,
À vos exploits la victoire assurée
Suit l’effort de vos moindres coups.

MÉDÉE.

Vos demi-dieux, Orphée, ont peine à vous entendre :
2080 Ils ont volé si haut qu’ils n’en peuvent descendre ;
De ce nuage épais sachez les dégager,
Et pratiquez mieux l’art de les encourager.

ORPHÉE.

Il chante ce second couplet cependant que Zéthès et Calïs fondent l’un après l’autre sur le dragon, et le combattent en milieu de l’air. Ils se relèvent aussitôt qu’ils ont tâché de lui porter une atteinte, et tournent face en même temps pour revenir à la charge. Médée ets au milieu des deux, qui pare leurs coups, et fait tourner le dragon vers l’un et vers l’autre, quivant qu’ils se présentent.
Combattez, race d’Orithye,
Demi-dieux, combattez,
2085 Et faites voir que vos bras indomptés
Se font partout une heureuse sortie
Des périls les plus redoutés.

Zéthès.

Fuyons, sans plus tarder, la vapeur infernale
Que ce dragon affreux de son gosier exhale :
2090 La valeur ne peut rien contre un air empesté.
Fais comme nous, Orphée, et fuis de ton côté.
Zéthès, Calaïs et Orphée s’enfuient.

MÉDÉE.

Allez, vaillants guerriers, envoyez-moi Pélée,
Mopse, Iphite, Échion, Eurydamas, Oilée,
Et tout ce reste enfin pour qui votre Jason
2095 Avec tant de chaleur demandoit la toison.
Aucun d’eux ne paroît ! Ces âmes intrépides
Règlent sur mes vaincus leurs démarches timides ;
Et malgré leur ardeur pour un exploit si beau,
Leur effroi les renferme au fond de leur vaisseau.
2100 Ne laissons pas ainsi la victoire imparfaite :
Par le milieu des airs, courons à leur défaite ;
Et nous-mêmes portons à leur témérité
Jusque dans ce vaisseau ce qu’elle a mérité.
Médée s’élève encore plus haut sur le dragon.

AAETE.

Que fais-tu ? La toison ainsi que toi s’envole !
2105 Ah ! Perfide, est-ce ainsi que tu me tiens parole,
Toi qui me promettois, même aux yeux de Jason,
Qu’on t’ôteroit le jour avant que la toison ?

MÉDÉE, ne s’envolant.

Encor tout de nouveau je vous en fais promesse,
Et vais vous la garder au milieu de la Grèce.
2110 Du pays et du sang l’amour rompt les liens,
Et les dieux de Jason sont plus forts que les miens.
Ma soeur avec ses fils m’attend dans le navire ;
Je la suis, et ne fais que ce qu’elle m’inspire ;
De toutes deux madame ici vous tiendra lieu.
2115 Consolez-vous, seigneur, et pour jamais adieu.
Elle s’envole avec la Toison.

SCÈNE VI. Aaete, Absyrte, Hypsipyle, Junon.

AAETE.

Ah ! Madame ; ah ! Mon fils ; ah ! Sort inexorable.
Est-il sur terre un père, un roi plus déplorable ?
Mes filles toutes deux contre moi se ranger !
Toutes deux à ma perte à l’envi s’engager !

JUNON, dans son char.

2120 On vous abuse, Aæte ; et Médée elle-même,
Dans l’amour qui la force à suivre ce qu’elle aime,
S’abuse comme vous.
Chalciope n’a point de part en cet ouvrage :
Dans un coin du jardin, sous un épais nuage,
2125 Je l’enveloppe encor d’un sommeil assez doux,
Cependant qu’en sa place ayant pris son visage,
Dans l’esprit de sa soeur j’ai porté les grands coups
Qui donnent à Jason ce dernier avantage.
Junon a tout fait seule ; et je remonte aux cieux
2130 Presser le souverain des dieux
D’approuver ce qu’il m’a plu faire.
Mettez votre esprit en repos ;
Si le destin vous est contraire
Lemnos peut réparer la perte de Colchos.
junon remonte au ciel dans ce même char.

AAETE.

2135 Qu’ai-je fait, que le ciel contre moi s’intéresse
Jusqu’à faire descendre en terre une déesse ?

ABSYRTE.

La désavouerez-vous, madame, et votre coeur
Dédira-t-il sa voix qui parle en ma faveur ?

AAETE.

Absyrte, il n’est plus temps de parler de ta flamme.
2140 Qu’as-tu pour mériter quelque part en son âme ?
Et que lui peut offrir ton ridicule espoir,
Qu’un sceptre qui m’échappe, un trône prêt à choir ?
Ne songeons qu’à punir le traître et sa complice.
Nous aurons dieux pour dieux à nous faire justice ;
2145 Et déjà le soleil, pour nous prêter secours,
Fait ouvrir son palais, et détourne son cours.
Le ciel s’ouvre, et fait paraître le palais du soleil, où l’on le voit dans son char tout brillant de lumière s’avancer vers les spectateurs, et sortant de ce palais, s’élever en haut pour parler à Jupiter, dont le palais souvre aussi quelques moments après. Ce maître des Dieux y paraît sur son trône, avec Junon à ses côtés. Ces trois théâtres, qu’on voit tout à la fois, font un spectacle tout à fait agréable et majestueux. La sombre verdure de la forêt épaisse, qui occupe le premier, relève d’autant plus la clarté des deux autres, par l’opposition de ses ombres. La palais du Soleil, qui fait le second, a ses colonnes toutes d’oripeau, et sonlambris doré, avec divers grands feuillages à l’arabesque. le rejaillissement des lumières qui portent sur ces dorures produit un jour merveilleux, qu’augmente celui qui sort du trône de Jupiter, qui n’a pas moins d’ornement. Ses marches ont au deux bouts et au milieu des aigles d’or, entre lesquelles on voit peintes en basse taille toutes les amours de ce dieu. Les deux côtés font voir chacun un rang de piliers enrichis de diverses pierres précieuses, environnées chacunes d’un cercle et d’un carré d’or. Au haut de ces piliers sont d’uatres grandes aigles d’or quisoutiennet de leur bec le plafond de ce palais, composé de riches étoffes de diverses couleurs, qui font comme autant de courtines, dont les aigles laissent pendre les bouts en forme d’écharpe. Jupiter a un autre grand aigle à ses pieds, qui porte son foudre, et Junon est à sa gauche, avec un paon aussi à ses pieds, de grandeur et de couleur naturelle.

SCÈNE VII. La Soleil, Jupiter, Junon, Aaete, Hypsipyle, Absyrte.

AAETE.

Âme de l’univers, auteur de ma naissance,
Dont nous voyons partout éclater la puissance,
Souffriras-tu qu’un roi qui tient de toi le jour
2150 Soit lâchement trahi par un indigne amour ?
À ces Grecs vagabonds refuse ta lumière,
De leurs climats chéris détourne ta carrière,
N’éclaire point leur fuite après qu’ils m’ont détruit,
Et répands sur leur route une éternelle nuit.
2155 Fais plus, montre-toi père ; et pour venger ta race,
Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place ;
Prête-moi de tes feux l’éclat étincelant,
Que j’embrase leur Grèce avec ton char brûlant ;
Que d’un de tes rayons lançant sur eux le foudre,
2160 Je les réduise en cendre, et leur butin en poudre ;
Et que par mon courroux leur pays désolé
Ait horreur à jamais du bras qui m’a volé.
Je vois que tu m’entends, et ce coup d’oeil m’annonce
Que ta bonté m’apprête une heureuse réponse.
2165 Parle donc, et fais voir aux destins ennemis
De quelle ardeur tu prends les intérêts d’un fils.

LE SOLEIL.

Je plains ton infortune, et ne puis davantage :
Un noir destin s’oppose à tes justes desseins,
Et depuis Phaéton, ce brillant attelage
2170 Ne peut passer en d’autres mains :
Sous un ordre éternel qui gouverne ma route,
Je dispense en esclave et les nuits et les jours.
Mais enfin ton père t’écoute,
Et joint ses voeux aux tiens pour un plus fort secours.
Ici s’ouvre le ceil de Jupiter, et le soleil continue en lui adressant sa parole.
2175 Maître absolu des destinées,
Change leurs dures lois en faveur de mon sang,
Et laisse-lui garder son rang
Parmi les têtes couronnées.
C’est toi qui règles les états,
2180 C’est toi qui départs les couronnes ;
Et quand le sort jaloux met un monarque à bas,
Il détruit ton ouvrage, et fait des attentats
Qui dérobent ce que tu donnes.

JUNON.

Je ne mets point d’obstacle à de si justes voeux ;
2185 Mais laissez ma puissance entière ;
Et si l’ordre du sort se rompt à sa prière,
D’un hymen que j’ai fait ne rompez pas les noeuds.
Comme je ne veux point détruire son Aæte,
Ne détruisez pas mes héros :
2190 Assurez à ses jours gloire, sceptre, repos ;
Assurez-lui tous les biens qu’il souhaite ;
Mais de la même main assurez à Jason
Médée et la toison.

JUPITER.

Des arrêts du destin l’ordre est invariable,
2195 Rien ne sauroit le rompre en faveur de ton fils,
Soleil ; et ce trésor surpris
Lui rend de ses états la perte inévitable.
Mais la même légèreté
Qui donne Jason à Médée
2200 Servira de supplice à l’infidélité
Où pour lui contre un père elle s’est hasardée.
Persès dans la Scythie arme un bras souverain ;
Sitôt qu’il paraîtra, quittez ces lieux, Aæte,
Et par une prompte retraite,
2205 Épargnez tout le sang qui coulerait en vain.
De Lemnos faites votre asile ;
Le ciel veut qu’Hypsipyle
Réponde aux voeux d’Absyrte, et qu’un sceptre dotal
Adoucisse le cours d’un peu de temps fatal.
2210 Car enfin de votre perfide
Doit sortir un Médus qui vous doit rétablir ;
À rentrer dans Colchos il sera votre guide ;
Et mille grands exploits qui doivent l’ennoblir,
Feront de tous vos maux les assurés remèdes,
2215 Et donneront naissance à l’empire des Mèdes.
Le palais de Jupiter et celui du Soleil se referment.

LE SOLEIL.

Ne vous permettez plus d’inutiles soupirs,
Puisque le ciel répare et venge votre perte,
Et qu’une autre couronne offerte
Ne peut plus vous souffrir de justes déplaisirs.
2220 Adieu. J’ai trop longtemps détourné ma carrière,
Et trop perdu pour vous en ces lieux de moments
Qui devoient ailleurs ma lumière.
Allez, heureux amants,
Pour qui Jupiter montre une faveur entière ;
2225 Hâtez-vous d’obéir à ses commandements.
Il disparaît en baissant, comme pour fondre dans la mer.

HYPSIPYLE.

J’obéis avec joie à tout ce qu’il m’ordonne :
Un prince si bien né vaut mieux qu’une couronne.
Sitôt que je le vis, il en eut mon aveu,
Et ma foi pour Jason nuisoit seule à son feu ;
2230 Mais à présent, seigneur, cette foi dégagée…

AAETE.

Ah ! Madame, ma perte est déjà trop vengée,
Et vous faites trop voir comme un coeur généreux
Se plaît à relever un destin malheureux.
Allons ensemble, allons sous de si doux auspices
2235 Préparer à demain de pompeux sacrifices,
Et par nos voeux unis répondre au doux espoir
Que daigne un dieu si grand nous faire concevoir.