SCÈNE PREMIÈRE. Lucide, Montenor, en habits de Bergers.
LUCIDE.
Un peu de complaisance, et l’habit de Berger
À ces propos d’amour ont dû vous engager,
385 Mais, de grâce, avec moi mettez fin à la feinte,
Ne vous imposez point cette dure contrainte,
Et croyez que de foi, dans me parler d’aimer,
Montenor vaut assez pour se faire estimer.
MONTENOR.
Quoi, d’un amour si pur la douce violence
390 Pour vous persuader a si peu de puissance,
Et quand pour vos beaux yeux je me sens tout de feu,
C’est être complaisant que d’en faire l’aveu ?
LUCIDE.
On surprend de la sorte un esprit trop crédule,
Quoiqu’on soit tout de glace, on proteste qu’on brûle,
395 Mais ces discours de feu m’en prouvent peu l’ardeur,
Plus j’en vois sur la langue, et moins j’en crois au coeur.
MONTENOR.
Qu’à l’espoir d’un Amant votre humeur est contraire !
Vous ignorez ses feux s’il s’obstine à se taire,
S’il parle, il est suspect d’artifice ou de fard.
LUCIDE.
400 L’Amour pour s’expliquer a son langage à part,
Il parle, il persuade en gardant le silence,
Ses moindres mouvements sont remplis d’éloquence,
Un soupir dit beaucoup souvent en un instant,
Et doit parler bien bas si le coeur ne l’entend.
MONTENOR.
405 S’il est vrai que le coeur entende ce langage,
Voulez-vous de ma flamme un plus clair témoignage ?
Cent fois auprès de vous le mien a soupiré,
Cent fois par ma langueur je me suis déclaré,
Et n’osant vous parler du mal que vous me faites,
410 Mes yeux en ont été cent fois les interprètes.
Mais leurs tristes regards ont su mal l’exprimer,
Et quoi qu’un fol espoir m’en ait fait présumer,
Des plus ardents soupirs l’éloquence est muette
Si le coeur n’est d’accord de sa propre défaite,
415 Et leur intelligence a peine à subsister,
Quand l’amour n’aide pas à les faire écouter.
LUCIDE.
C’est donc par ce défaut que je n’ai pu comprendre
Ce que vous prétendez qu’ils m’ont dû faire entendre ?
Mais deux ou trois regards langoureux et mourants
420 Quelquefois d’un beau feu sont de mauvais garants,
Et me voyant encore ignorer ce langage,
Peut-être tâchez-vous d’en tirer avantage.
MONTENOR.
Ah, doutez moins d’un coeur trop soumis à vos lois.
J’en appelle à témoin les arbres de ces bois.
425 Combien de fois, hélas ! Cherchant leur solitude,
Les ai-je entretenus de mon inquiétude ?
Combien de fois vanté l’empire glorieux
Qu’en secret sur mon âme exercent vos beaux yeux ?
Combien parlé du mal que leur éclat me cause ?
LUCIDE.
430 Quand ils me le diront, j’en croirai quelque chose.
MONTENOR.
Cruelle, c’est donc là ce que peut aujourd’hui...
LUCIDE.
Mais Hircan est mon Frère, et je dépends de lui.
MONTENOR.
Jugez mieux de ma flamme, et croyez, quoique extrême,
Qu’elle ne veut devoir votre coeur qu’à vous-même,
435 Et que dans sa poursuite elle n’emploiera point...
LUCIDE.
Brisons là, Montenor, la Troupe nous rejoint.
SCÈNE II. Angélique, Anselme, Lucide, Montenor, Charite.
ANGÉLIQUE, à Montenor et Lucide.
Certes, gentils bergers, ma joie est sans égale
De vous voir imiter si bien la Pastorale.
N’en rougit point, Lucide ; ainsi de quelque pas
440 S’avançaient fort souvent Philis et Licidas,
Et Diane jamais ne refusa d’entendre,
Un peu loin de la Troupe, ou Pâris, ou Silvandre.
LUCIDE.
C’est le prendre assez bien, mais j’ai lieu de douter
Que qui m’accuse, exprès n’ait voulu s’arrêter.
445 Si d’ouïr Polidor le plaisir était moindre,
Vous auriez moins tardé peut-être à nous rejoindre.
MONTENOR, à Angélique.
Ma Soeur, elle vous rend le change adroitement.
ANGÉLIQUE.
Aussi ce qu’elle dit n’est pas sans fondement,
Et vous joignant plutôt, nous eussions pu vous nuire.
450 S’il n’eût eu quelque chose en secret à me dire.
CHARITE.
C’est pour vivre à mon gré tous quatre assez contents.
Cependant avec vous je passe bien mon temps ;
Quand douceurs sur douceurs pour vous sont entassées,
J’ai beau m’entretenir avecque mes pensées.
ANGÉLIQUE.
455 On connaît toutefois si bien ce que tu vaux,
Qu’aujourd’hui ta beauté doit faire des rivaux.
CHARITE.
Ne bâtissez point tant sur le débris d’un autre,
Mon temps viendra peut-être aussi bien que le vôtre.
ANGÉLIQUE.
À ne le croire pas je manquerais de foi,
460 Puisque enfin Clarimond se fait berger pour toi.
CHARITE.
Sachant que c’est pour moi que notre Fou soupire,
Il me doit protester seulement pour en rire.
Qu’il feigne toutefois autant qu’il lui plaira,
Nous verrons à la fin s’il en échappera.
ANGÉLIQUE.
465 Tu ne parles jamais à ton désavantage.
CHARITE.
D’une fausse vertu je hais le sot usage,
Qui n’attend rien de soi n’en peut rien obtenir ;
Mais nos Bergers rivaux tardent bien à venir.
ANSELME.
C’est ici que Lisis mène son Troupeau paître,
470 Et devant qu’il soit peu nous l’y verrons paraître.
ANGÉLIQUE.
Qu’en façons de parler il est original !
ANSELME.
Son entretien jadis était moins inégal,
Mais depuis qu’il a lu Virgile en vers burlesques,
Il l’a toujours farci de cent termes grotesques,
475 Et cru (comme en burlesque y parlent tous les Dieux)
Qu’imiter ce langage était parler le mieux.
ANGÉLIQUE.
Sa cervelle est bien creuse !
CHARITE.
Sa cervelle est bien creuse ! Et sa tête si folle,
Qu’il ne m’a pu tantôt connaître à la parole,
Quand pour la Nymphe Écho j’ai si bien répondu.
MONTENOR.
480 Peut-il voir qu’on le joue ayant l’esprit perdu ?
Mais je l’entends chanter.
LUCIDE.
Mais je l’entends chanter. Cachez-vous, je vous prie,
Pour être les témoins d’une autre raillerie.
Je m’en vais l’accabler d’assurances d’amour....
ANGÉLIQUE.
Du moins auparavant oyons son air de Cour.
Ils se cachent tous derrière les arbres, à la réserve de Lucide qui aborde Lisis après qu’il a chanté.
SCÈNE III. Lisis, Lucide.
LISIS, chante.
485 Quand des douceurs d’une flamme discrète
L’Amour fait part à deux coeurs bien unis,
Ah, qu’il est doux de porter la houlette !
Ah, qu’il est doux de garder les brebis !
Ainsi chantait au bord d’une rivière
490 Certain Berger d’amour tout enflammé.
Ah, qu’il est doux d’aimer, belle Bergère !
Ah, qu’il est doux d’aimer, et d’être aimé !
LUCIDE.
Beau sujet de mes feux et mon infortune,
Ce jour te soit plus doux et plus heureux qu’à moi.
LISIS.
495 C’est en vain que ta flamme, ô Bergère importune,
Se sert d’un compliment qui n’est pas fait pour toi.
LUCIDE.
Quand voudras-tu cesser de me faire la guerre,
Et finir des mépris qui me donnent la mort ?
LISIS.
Quand les ormes fuiront l’embrassement du lierre,
500 Et qu’avec mes brebis les Loups seront d’accord.
LUCIDE.
Quoique de plus en plus ta rigueur continue,
Tu me verras toujours telle qu’auparavant.
LISIS.
Ixion autrefois n’embrassa qu’une nue,
Et Lucide pourra n’embrasser que du vent.
LUCIDE.
505 Comme la mer se calme après un grand orage,
De même ton orgueil un jour se calmera
LISIS.
Comme un rocher résiste à sa plus forte rage,
De même à ton amour mon résistera.
LUCIDE.
Berger, par le Dieu Pan et les Hamadryades,
510 Ne me refuse pas un paisible entretien.
LISIS.
S’ils peuvent en amour secourir les malades,
Va leur offrir des voeux pour te guérir du tien.
LUCIDE.
Parmi des Scythes fiers ton coeur que rien n’embrase
Fut rempli de glaçons dès que tu vins au jour.
LISIS.
515 Fais-moi, si tu le veux, sortir du mont Caucase,
Mais ne m’étourdis plus d’aucun propos d’amour.
LUCIDE.
Puisse être en proie au Loup ta Brebis plus chérie,
Si tu laisses mon âme en proie à ta rigueur.
LISIS.
Que le Loup mille fois entre en ma Bergerie
520 Plutôt qu’amour pour toi se loge dans mon coeur.
LUCIDE.
Tigre nourri du lait d’une tigresse fière,
Ton dédain orgueilleux veut m’ouvrir le tombeau.
LISIS.
Bien loin d’avoir dessein de te mettre en la bière,
Il ne pense pas même à t’effleurer la peau.
LUCIDE.
525 Il déchire mon âme, et sa griffe acérée,
Sitôt que je te vois, l’arrache par lambeaux.
LISIS.
Ne sachant pas recoudre une âme déchirée,
De quoi me servirait d’en avoir les morceaux ?
LUCIDE.
Tu peux les rassembler d’une douce parole,
530 Et de l’enfer des maux m’élever jusqu’au Ciel.
LISIS.
S’il ne tient qu’à cela que tu ne sois plus folle,
Vois laquelle tu veux, ou du sucre, ou du miel.
LUCIDE.
Accorde l’un à l’autre à ma persévérance.
Le sucre de l’espoir, et le miel de ta foi.
LISIS.
535 Si c’est le miel qu’il faut à ta sotte constance,
Adieu, tu peux chercher d’autres Mouches que moi.
LUCIDE.
Arrête, clair flambeau de ma vie amoureuse,
Et permets à mon feu pour le moins d’espérer.
LISIS.
Ta vie est en hasard d’être fort ténébreuse,
540 Si je suis le flambeau qui la doit éclairer.
LUCIDE.
Si ce titre est trop bas pour un si beau mérite,
Et bien, sois mon Soleil, et daigne me guérir.
LISIS.
Grâces à ta Silvie, il faut que je te quitte,
Si je suis un Soleil je dois toujours courir.
SCÈNE IV. Angélique, Anselme, Montenor, Lucide, Charite, Lisis.
ANGÉLIQUE.
545 Où courez-vous, Berger ?
LISIS.
Où courez-vous, Berger ? Nymphe sage et discrète,
Devant mon ennemi je sonne la retraite.
CHARITE, voyant Lucide qui s’éloigne comme ne voulant pas être surprise avec Lisis.
Quoi, Lucide aujourd’hui ne veut pas nous parler ?
LISIS, à Charite.
Derrière ces buissons laisse-la se couler,
Et donne-lui le temps de retirer son âme
550 Du désordre où la met le refus de sa flamme.
ANGÉLIQUE.
Elle s’obstine donc à vous persécuter.
LISIS.
Tout autre que Lisis s’en laisserait tenter,
Mais de quoi que pour moi l’Amour la sollicite
Elle est toujours Lucide, et Charite, Charite.
CHARITE.
555 Aussi, si mon Berger méprise tout pour moi,
Il possède sans feinte et mon coeur et ma foi,
D’une pareille ardeur nos âmes sont saisies...
LISIS.
Trêve un peu de douceurs, Amour, tu m’extasies.
Ah, ah !
CHARITE.
Ah, ah ! Vous soupirez ?
LISIS.
Ah, ah ! Vous soupirez ? Bergère mon souci,
560 C’est par précaution que je soupire ainsi ;
Sans cela trop d’ardeur aurait pu me surprendre,
Et je verrais bientôt mon coeur réduit en cendre
Par le feu trop actif de mes brûlants désirs,
S’il n’était rafraîchi du vent de mes soupirs.
LUCIDE, revenant sur le théâtre.
565 De quoi vous entretient l’honneur de nos bocages ?
CHARITE.
Nous parlions de troupeaux, de prés, de pâturages.
À Lisis bas
Il faut dissimuler.
LISIS, à Lucide lui montrant Charite.
Il faut dissimuler. Et nous parlions aussi
De cet oeil rayonnant qui cause mon souci.
Oui, de ton oeil divin la beauté charmeresse...
ANGÉLIQUE.
570 Berger, un tel discours blesse votre maîtresse,
Voyez-la, de ses yeux l’éclat est peu commun,
Tous deux savent charmer, et vous n’en louez qu’un !
Par quel transport d’amour parler comme vous faites ?
LISIS.
C’est pour m’accommoder au langage des poètes.
575 Ce style de tout temps leur est particulier,
Et comme eux, tout exprès je parle au singulier ;
Mais sans dessein pourtant d’offenser ma bergère,
Car de ces deux Soleils l’un et l’autre m’éclaire,
Et jurant qu’à charmer son bel oeil est adroit,
580 Je ne parle pas moins du gauche que du droit.
ANSELME, à Angélique.
Nymphe, qu’en dites-vous ?
ANGÉLIQUE.
Nymphe, qu’en dites-vous ? La réponse est discrète.
LISIS.
St, écoutons, j’entends le son d’une musette,
Qu’il est mélodieux !
MONTENOR.
Qu’il est mélodieux ! C’est d’un jeune berger
Arrivé depuis peu d’un pays étranger.
LISIS.
585 Il est vrai, son habit est différent du nôtre.
ANSELME.
Pour vivre parmi nous il en a pris un autre,
Le voici.
SCÈNE V. Angélique, Anselme, Lucide, Montenor, Charite, Clarimond, Lisis.
MONTENOR, à Clarimond.
Le voici. Tu veux donc, ô Berger gracieux,
Désormais avec nous habiter ces beaux lieux ?
Ton changement d’habit fait que je le présume.
CLARIMOND.
590 J’y viens chercher remède au feu qui me consume.
ANGÉLIQUE.
À ce que je puis voir vous vous plaignez d’amour ?
CLARIMOND.
Hélas ! J’en ai bien lieu, je languis nuit et jour.
Mais dites-moi, de grâce, avant que je m’explique,
Si je ne parle pas à la Nymphe Angélique ?
ANGÉLIQUE.
595 Oui, si d’elle aujourd’hui dépend l’heur de vos jours,
Vous la voyez, et prête à vous donner secours.
CLARIMOND.
Grand Druide, dont l’art produit tant de miracles,
C’est ici que j’attends l’effet de tes Oracles,
Amour, rends-toi propice à mes brûlants désirs.
ANGÉLIQUE.
600 Quel Objet si charmant vous coûte ces soupirs ?
CLARIMOND.
Que ne m’est-il permis, hélas ! de vous le dire !
ANGÉLIQUE.
Vous le pourriez, Berger, sans crainte de vous nuire,
Déjà dans votre sort chacun prend intérêt.
CLARIMOND.
Je l’adore en idée, et sans savoir qui c’est.
LISIS.
605 Sans le savoir !
CLARIMOND.
Sans le savoir ! Oyez le récit de ma vie.
Mon nom est Philiris, mon pays, l’Arcadie.
LISIS.
Ô qu’en Bergers toujours ce pays fut second !
Mais pour mieux l’écouter il faut s’asseoir en rond,
C’est l’ordre pastoral.
ANGÉLIQUE.
C’est l’ordre pastoral. Et bien, qu’on prenne place,
610 Voici des gazons verts.
Tout le monde s’assied sur des gazons, et Lisis se couche aux pieds de Charite.
LISIS, à Charite.
Voici des gazons verts. Ah, mon Soleil, de grâce,
Modère tes rayons, ou tu me vas brûler.
ANGÉLIQUE.
Chacun prête silence, et vous pouvez parler.
CLARIMOND.
Sachez donc, grands Nymphe, et, vous, belles Bergères,
Et vous, gentils Bergers, quelles sont mes misères.
615 Dans le climat heureux où j’ai reçu le jour
Pan se fait beaucoup moins redouter que l’Amour,
Puisqu’il n’est point de coeurs, point de Bergers si braves
Dont ce cruel Tyran ne fasse autant d’esclaves,
Et plût au juste Ciel que je pusse douter
620 Si le joug qu’il impose est pesant à porter !
Cependant, admirez par quel prodige étrange
Sous ses injustes lois ma liberté de range.
Sous le feuillage épais d’un verdoyant ormeau
Un jour sans soins encor je gardais mon Troupeau,
625 Quand surpris du sommeil, un amas de lumière
Suspendit de mes sens la vigueur coutumière,
Et fit voir tout à coup à mes yeux éblouis
Un précieux trésor de charmes inouïs.
C’était une Bergère, en qui toutes les grâces
630 Semblaient comme en leur trône avoir choisi leurs places.
Une aimable arrogance, une digne fierté
Y joignait la douceur avec la majesté,
Et les Dieux n’ont jamais par un plus noble ouvrage
De leur Divinité fait éclater l’image,
635 Ô Nymphe, je la vis, jugez si je l’aimai,
Si d’une prompte ardeur ce coeur fut enflammé,
Et si pour résister à l’effort de ses charmes,
La surprise des sens me put laisser des armes,
Mais quels tristes revers quand fut la fin du jour
640 J’en vit l’erreur finie, et non pas mon amour !
De tant de raretés mon âme possédée
À mon réveil encor en conserve l’idée,
Mais si confusément, que je ne pus jamais
Me retracer l’Objet où brillaient tant d’attraits.
645 Je l’aimai toutefois, cette Idée imparfaite,
Ma liberté par là rencontra sa défaite,
Et depuis ce moment d’un tel amour épris
Pour tous autres objets je n’eus que du mépris.
Ainsi forcé d’aimer sans espoir de salaire,
650 Je me trouvai réduit à brûler et me taire,
Tant que cette contrainte augmentant ma langueur,
Il fallut découvrir les secrets de mon coeur.
Un Druide fameux qu’on voit dans sa retraite
Du Destin chaque jour se rendre l’interprète,
655 Fut l’Oracle divin qui d’abord par ces mots
À mon esprit flottant rendit quelque repos.
Réjouis-toi, Berger mélancolique,
Les décrets du Destin font bientôt accomplis.
Sur les rives de Marne, au Royaume des Lys,
660 Va trouver la Nymphe Angélique.
Fais-lui connaître ton ardeur,
Ouvre-lui tout ton coeur,
Lui contant de tes feux l’admirable origine,
Et tes yeux éclairés alors d’un nouveau jour
665 Reconnaîtront soudain cette Beauté divine,
Dont l’image en dormant te donna tant d’amour.
Il se lève, et comme surpris tout à coup d’un éclat nouveau, il continue en s’adressant à Charite.
Mais Dieux ! Que vois-je enfin ? Quel éclat de lumière
Est venu tout à coup dessiller ma paupière ?
Bergère, c’est donc vous qui m’aviez su charmer,
670 Vous, dont l’aimable idée avait pu m’enflammer,
Vous, ce divin Objet pour qui mon coeur soupire,
Vous que...
LISIS.
Vous que...Tout beau, Berger, cela vous plaît à dire.
Allez en Arcadie y faire le transi,
Charite est ma Maîtresse.
CLARIMOND.
Charite est ma Maîtresse. Et c’est la mienne aussi.
CHARITE.
675 Cette ardeur est bien prompte.
CLARIMOND.
Cette ardeur est bien prompte. Elle est pourtant extrême.
LISIS.
Berger, au nom des Dieux, prends pitié de toi-même.
Si je suis ton Rival, quel espoir t’est permis !
CLARIMOND.
Souvent l’on obtient moins que l’on ne s’est promis.
LISIS.
Ma flamme prévaudra comme plus ancienne.
CLARIMOND.
680 Celle que je ressens ne doit rien à la tienne,
Depuis plus de trois ans j’en ai le coeur épris.
ANGÉLIQUE.
Dieux, que cette merveille étonne mes esprits !
Lucide, qu’en dis-tu ?
LUCIDE.
Lucide, qu’en dis-tu ? Que ce Berger mérite,
Après ce qu’il a fait, d’être aimé de Charite,
685 De posséder son coeur.
LISIS.
De posséder son coeur. Quoi, vous prenez sa voix ?
Ah, Nymphe, je suis mort, ou du moins aux abois.
CLARIMOND.
Enfin sans perdre temps en disputes frivoles,
Voyons si les effets répondent aux paroles.
Ma passion me dicte un glorieux projet ;
690 De nos désirs Charite est le plus cher objet,
Tous deux également nous soupirons pour elle.
De notre différent la cause étant si belle,
Que sur l’heure un combat le décide à ses yeux,
Et montre qui de nous la mérite le mieux,
695 Elle en sera le juge.
LISIS.
Elle en sera le juge. Oui, va, la chose est faite.
Bas.
Quitte pour essuyer quelques coups de houlette.
CHARITE, à Lisis.
Vous sortirez vainqueur.
LISIS.
Vous sortirez vainqueur. Ah, je n’en doute pas
Si j’obtiens ton bel oeil pour Parrain de mon bras.
Pan, donne la victoire à mon amour sans bornes,
700 Et j’appends sa houlette, au milieu de tes cornes.
Or sus, prépare-toi, Berger.
Comme il se met en posture de combattre avec sa houlette, il voit que Clarimond tire une épée qui était cachée dans la sienne.
Or sus, prépare-toi, Berger. Mais qu’est ceci
Une épée ! Es-tu fou de te défendre ainsi ?
CLARIMOND.
Pour posséder Charite il faut m’ôter la vie.
Ne songe qu’à tuer.
LISIS.
Ne songe qu’à tuer. Je n’en ai point d’envie.
705 Je suis berger d’honneur, et non pas meurtrier.
D’ailleurs, quand je serais le plus rude lancier,
Que pourraient contre un fer mes armes pastorales ?
Anselme tirant aussi une épée de sa houlette qu’il présente à Lisis.
Prends courage, Berger, je vais les rendre égales,
Trop heureux d’obliger le Phénix des Amants.
LISIS.
710 Ô les vilains Bergers avec leurs ferrements ?
LISIS.
Prend ce fer. Je n’ai garde.
MONTENOR.
Prend ce fer. Je n’ai garde. À quoi Lisis s’expose !
Refuser un combat dont Charite est la cause ?
Sa lâcheté partout se publiera tout haut.
LISIS.
Et pourquoi ? J’ai du coeur tout autant qu’il m’en faut,
715 Mais...
MONTENOR.
Mais... Quoi mais ?
LISIS.
Mais... Quoi mais ? À quoi bon me presser davantage ?
Je n’enfreindrai pour rien le pastoral usage.
ANSELME.
Quel est-il cet usage ?
LISIS.
Quel est-il cet usage ? Où me montreras-tu
Qu’à l’épée un Berger se soit jamais battu ?
MONTENOR.
Filandre se battit autrefois pour Diane.
LISIS.
720 Oui, pour la garantir des efforts d’un profane,
Ce fut à coups de fronde encor pour son malheur.
ANGÉLIQUE.
C’est trop de ce Berger exciter la valeur,
Son peu d’amour paraît pour la belle Charite,
Refusant de combattre il la cède, il la quitte.
725 Venez, brave Étranger, la victoire est à vous.
CLARIMOND.
Que ne vous dois-je point pour un arrêt si doux ?
ANGÉLIQUE.
Et toi, Berger ingrat, qui crains qu’il ne te coûte
De ton sang malheureux une chétive goutte,
Et pour l’objet aimé n’en oses hasarder
730 Ce peu qu’il faut pour vaincre et pour le posséder,
Va, tu nous fais bien voir que tu n’étais qu’un traître ;
Jamais devant nos yeux n’entreprends de paraître.
Allons, Bergers, allons.
LISIS.
Allons, Bergers, allons. Ah, Nymphe au coeur hagard,
Plus dur que Myrmidon et Dolope soudard ?
CHARITE.
735 Adieu, triste berger.
LISIS.
Adieu, triste berger. Ah, que me viens-tu dire ?
CHARITE.
L’arrêt est prononcé, c’est à nous d’y souscrire !
LISIS.
Tu m’abandonnes donc ?
CHARITE.
Tu m’abandonnes donc ? J’en suis au désespoir,
Et j’attendrai des Dieux le bien de te revoir.
Cependant ne meurs pas, sûr que quoi que l’on fasse
740 Tu ne verras jamais ton Rival en ta place.
LISIS.
Du moins en soupirant flatte mes déplaisirs.
CHARITE.
Je te plains, je me plains, mais trêve de soupirs,
J’ai le coeur si serré que j’en suis incapable.
LISIS.
Ô de tous les Objets le plus insoupirable !
CHARITE.
745 Peut-être en ce départ souffres-tu moins que moi.
Adieu, Pan te console, et demeure avec toi.
SCÈNE VII. Lisis, Hircan.
LISIS.
Il le faut aborder. Ô sage et grand Druide ;
Si la Divinité qui dans ce lieu préside
765 Y consola jamais un Berger malheureux,
Daignez me secourir, lui présentant mes voeux.
HIRCAN.
Voici ce Fou sans doute avec sa Bergerie,
Dont on m’a tant vanté l’aimable rêverie.
Ainsi sois-tu content comme tes voeux offerts
770 Doivent être exaucés par les Dieux que je sers.
Hésus et Tharamis aux Bergers sont propices.
LISIS.
J’en accepte à vous voir les fortunés auspices,
Et rends grâce au Destin d’un bien si précieux.
Donc sur un pauvre Amant daignez jeter les yeux,
775 Car tout vous est possible, et d’un coup de baguette,
Vous rendez la Nature à vos ordres sujette.
HIRCAN.
Je passe auprès de lui pour un Magicien,
Secondons son erreur. Berger, tout ira bien,
Quels que soient tes malheurs, en voici le remède.
Il marque un rond avec sa canne.
780 À ce charme secret il n’est rien qui ne cède,
Demande, et sois certain que je puis tout pour toi.
LISIS.
Il n’est point de Berger si malheureux que moi.
Par le fatal arrêt d’un pouvoir tyrannique
Tout accès m’est ravi chez la Nymphe angélique,
785 Ainsi je perds Charite, et n’ose désormais
Approcher seulement des murs de son Palais.
HIRCAN.
Et ce bannissement fait ton inquiétude ?
LISIS.
Est-il pour un Amant un supplice plus rude ?
Je m’en vais dans ce bois, sans espoir de secours,
790 Irriter contre moi les Tigres et les Ours ;
Mais si vous me daigniez par un effort magique
Faire voir ma bergère encor chez Angélique,
Me rendant invisible, ou métamorphosé...
HIRCAN.
Des secrets de mon art c’est le plus aisé ;
795 Mais déguiser ton sexe est tout ce qu’il faut faire.
Pour abuser la Nymphe, et revoir ta Bergère.
Prends l’habit d’une Fille, et va chez elle en pleurs
Lui demander refuge en de pressants malheurs.
Feins que de ton destin l’influence fatale...
LISIS.
800 Cette métamorphose est assez pastorale.
Ainsi jadis Astrée embrassant Alexis
Méconnut Céladon caché sous ses habits ;
Mais pour paraître fille avec plus de décence,
Comment de ce duvet corriger l’excressanse ?
805 Comment me débarber ?
HIRCAN.
Comment me débarber ? Quel scrupule est le tien ?
Demeure avec ta barbe, et n’appréhende rien.
Je saurai par mon art te donner le visage
D’une jeune bergère au plus beau de son âge,
La façon si modeste, et le port si charmant,
810 Que Charite voudra te voir à tout moment,
Juge de ton bonheur. Le voilà dans le piège.
LISIS.
Qu’en ce déguisement j’aurai de privilège !
Je suis impatient d’en venir aux effets.
HIRCAN.
Pour commencer l’ouvrage allons dans mon Palais.