SCÈNE PREMIÈRE. Roger, Marphise.
ROGER.
Oui, ma soeur, dans ses yeux j’ai vu toute la joie
Qu’à revoir un Amant un tendre coeur déploie.
295 Sa surprise mêlée à ses ravissements
Donnait à sa beauté de nouveaux agréments,
Et depuis que sa foi me répond de sa flamme,
Jamais transport si doux n’avait saisi son âme.
Il a fallu d’abord lui conter quel destin
300 M’avait de son absence augmenté le chagrin ;
Mon départ, de Léon rendait la mort certaine,
Et lorsqu’elle a connu que contraire à ma haine,
Par d’imprévus retours le Ciel avait permis
Qu’après nous être vus nous devinssions amis...
MARPHISE.
305 Vous, ami de Léon ? Quelle humeur inconstante...
ROGER.
Vous m’allez condamner comme a fait Bradamante ;
Mais quand j’aime Léon, au lieu de me blâmer,
Voyez si je me puis défendre de l’aimer.
MARPHISE.
En vain cette amitié vous paraît excusable.
310 Par où Léon pour vous en sera-t-il capable ?
C’est vous, comme rival, qui causez ses ennuis,
C’est vous...
ROGER.
C’est vous... Léon encore ignore qui je suis.
M’ayant sauvé le jour, généreux, magnanime,
Il ne connaît en moi qu’un ami qu’il estime,
315 Et le faux nom d’Hippalque a caché jusqu’ici
Ce rival, dont enfin il doit être éclairci.
MARPHISE.
Il ne vous croit qu’Hippalque, et de votre poursuite...
ROGER.
Vous sûtes mon départ, apprenez-en la suite.
Désespéré de voir qu’Aymon trop rigoureux,
320 Éloignant Bradamante, eût dédaigné mes voeux,
Je regarde Léon comme auteur de l’outrage,
Et le coeur tout rempli de ma jalouse rage,
Je pars, et dans la Grèce où l’on me voit voler,
À mon espoir trahi je cherche à l’immoler.
325 J’approche de Belgrade, et j’y vois deux armées,
D’une ardeur inégale au combat animées.
Les Bulgares rompus commençaient à plier,
Plus d’ordres que la peur ne leur fît oublier.
Léon qui s’assurait déjà de la victoire
330 Par la mort de leur Roi s’était couvert de gloire
Et d’un si rude coup ces Peuples étonnés
Au désordre, à l’effroi s’étaient abandonnés,
Tout parlait du vainqueur. La fureur dans mon âme,
À ce nom odieux, et s’excite et s’enflamme,
335 Je plains ses ennemis, et pour les dérober
Au bras victorieux qui les fait succomber,
J’embrasse leur parti, les presse, exhorte, anime,
Verse du sang partout, joins victime à victime,
Et dans chaque ennemi croyant voir mon rival,
340 Rends aux plus fiers d’entre eux mon désespoir fatal.
J’intimide les Grecs, remplis leur Camp d’alarmes ;
Et découvrant un Chef que distinguent ses armes,
Je le prends pour Léon, le suis de rang en rang,
Le renverse, et le laisse expirer dans son sang.
345 Les Bulgares bientôt ont l’entier avantage,
Tout leur cède, et la nuit fait cesser le carnage.
Cependant la fureur dont j’étais occupé
M’ayant poussé trop loin, je suis enveloppé.
Par un gros d’ennemis qui contre moi s’unissent,
350 Pressé de toutes parts, je cède, ils me saisissent,
Me mènent en triomphe, et rendent Constantin,
Lorsqu’il l’attend le moins, maître de mon destin.
Il veut savoir mon nom ; après un long silence
Je prends celui d’Hippalque, et cache ma naissance.
355 Léon vient. Cet objet me rempli de fureur,
Et l’entendant pour moi conjurer l’Empereur,
Demander qu’on me traite en Guerrier magnanime,
Je réponds fièrement à ces marques d’estime.
Du Palais, qui m’était pour prison destiné,
360 Dans un cachot obscur je suis bientôt mené.
Point de grâce pour moi, quoique Léon l’implore.
J’avais versé le sang d’un Fils de Théodore.
De Constantin son frère elle obtient aisément
Qu’on immole ma vie à son ressentiment.
MARPHISE.
365 Ah, que m’apprenez-vous ?
ROGER.
Ah, que m’apprenez-vous ? La mort la plus cruelle
Pour remplir sa fureur à peine suffit-elle.
Sa vengeance médite un supplice nouveau,
Et j’attendais la main d’un infâme bourreau,
Quand un Libérateur, qu’à ma défense anime
370 D’une honteuse mort l’arrêt illégitime,
Vient la nuit me tirer de cet affreux séjour,
Où jamais le Soleil ne fit entrer le jour.
Le croirez-vous, ma soeur ? C’était Léon lui-même,
Qui me veut pour ami, demande que je l’aime,
375 Et qui dans un Vaisseau, qu’il faisait tenir prêt,
Met ma vie à couvert d’un si funeste arrêt.
Qu’un bienfait aux grands coeurs est un sensible charme !
Je veux perdre Léon, sa vertu me désarme.
S’il est jamais au Trône, il m’en donne sa foi,
380 L’Empire est moins à lui qu’il ne doit être à moi.
Et l’appui de mon bras, dont la valeur l’étonne,
Lui tiendra toujours lieu de plus d’une couronne.
Je m’embarque, et trouvant un malheur sans égal
À n’être plus en droit de haïr mon rival,
385 Confus, irrésolu, je prends diverses routes,
Je n’en choisis aucune, et les suis presque toutes,
Tant qu’enfin las d’errer, après mille dangers,
Je descends inconnu sur des bords étrangers.
Je n’y suis pas longtemps que l’on me fait entendre
390 Quel généreux parti Bradamante a su prendre.
Son défi me console autant qu’il me surprend,
Je cède plein de joie à l’espoir qu’il me rend,
Reviens soudain en France, et ma surprise augmente,
Quand je sais que Léon y combat Bradamante.
395 Je le croyais en Grèce, où je l’avais laissé.
MARPHISE.
L’amour en ce combat est juge intéressé.
N’appréhendez-vous point qu’il ose la contraindre...
ROGER.
Un Amant bien touché peut-il aimer sans craindre ?
Bradamante vaincra ; je connais sa valeur,
400 Mais la voir exposée est toujours un malheur.
Léon est un guerrier, qui fameux, redoutable,
Avant que de céder, sera de tout capable.
Son amour sans espoir, s’il ne triomphe pas,
En dépit de lui-même animera son bras.
405 Ce qui peut arriver me gêne, m’épouvante.
Hélas ! S’il en coûtait du sang à Bradamante !
Léon peut la blesser sans en être vainqueur.
MARPHISE.
Ah, craignez bien plutôt les blessures du coeur.
En faveur de Léon qui cherchait à lui plaire,
410 Depuis un mois entier le combat se diffère.
Elle a souffert ses soins, l’a toujours écouté.
ROGER.
Moi, prendre aucun soupçon de sa fidélité !
Après ce qu’elle a fait, ce qu’elle fait encore,
Constante, généreuse, il faut que je l’adore.
415 Toujours également sa flamme se soutient,
L’absence ni le temps...
MARPHISE.
L’absence ni le temps... Je l’aperçois qui vient,
Parlez-lui, mais songez qu’en cédant la victoire,
Elle s’assure un trône, et tremblez pour sa gloire.
SCÈNE II. Bradamante, Roger.
BRADAMANTE.
Que vous disait Marphise ? Elle semble douter
420 Qu’à l’éclat des grandeurs je veuille résister.
Le Trône où de Léon l’hymen peut me conduire,
En faveur de sa flamme a de quoi me séduire ?
À défendre vos droits je puis manquer de coeur,
Trahir votre tendresse, et souffrir un vainqueur ?
ROGER.
425 Pardonnez-lui, Madame, un soupçon téméraire.
C’est une soeur sensible aux intérêts d’un frère.
Elle sait, connaissant l’excès de mon amour,
Qu’il faut si je vous perds, que je perde le jour.
Abandonnez Roger, je renonce à la vie.
BRADAMANTE.
430 Je ne combattrais pas si j’avais cette envie.
Ce fut pour vous garder et mon coeur et ma main
Que d’un fameux défi je formai le dessein.
Du titre d’infidèle il m’épargne la honte.
Combattant, je crains peu que Léon me surmonte.
435 Ce n’est qu’au seul Roger qu’on me verra souffrir
La gloire de me vaincre et de me conquérir.
De mon coeur à lui seul le choix m’a destinée.
Cependant ce Roger m’avait abandonnée,
Et peut-être il voudrait que Léon aujourd’hui,
440 Devenu mon vainqueur, me forçât d’être à lui.
Peut-être un autre amour qu’il voudrait satisfaire,
Lui ferait de ma perte une peine légère.
Du moins, lorsqu’il revient, un changement fatal
Fait que je le retrouve ami de son rival.
ROGER.
445 Le Ciel m’en est témoin ; touché de votre peine,
Je n’ai cherché Léon que pour suivre ma haine.
Armé contre ses jours, mes plus ardents désirs
Étaient de l’immoler à vos tristes soupirs ;
Mais ai-je pu garder une si noire envie,
450 Lorsque ouvrant ma prison, il m’a sauvé la vie ?
Sous ce rare bienfait qui fit trembler ma foi,
Ma vengeance étouffée a langui malgré moi.
Revenant à la Cour, j’aurais de votre père
De nouveau contre vous allumé la colère.
455 Ainsi de ville en ville, errant, plein de souci,
J’ai cru devoir...
BRADAMANTE.
J’ai cru devoir... Hélas ! Peut-on aimer ainsi ?
Et qui m’assurera qu’une si longue absence
Ne marque pas en vous quelque faible inconstance ?
Un autre objet a pu, par des charmes plus doux,
460 Mériter que vos soins...
ROGER.
Mériter que vos soins... De quoi m’accusez-vous?
Si quelque feu nouveau me rendait infidèle,
Quand de votre défi j’eus appris la nouvelle,
Serais-je ici venu, plein d’une vive ardeur,
Pour tenter un combat qui vous donne au vainqueur ?
465 Léon m’a prévenu, je le vois avec honte,
Mon arrivée ici devait être plus prompte,
Mais par mille accidents en chemin arrêté...
BRADAMANTE.
Je saurai de Léon confondre la fierté,
Et le prix qu’il aura de son injuste flamme,
470 Sera de succomber sous la main d’une Femme.
ROGER.
Ne le dédaignez point; sur des Morts entassés
J’ai vu les plus hardis par son bras terrassés.
Malgré tous leurs efforts, sa valeur triomphante...
BRADAMANTE.
Personne jusqu’ici n’a vaincu Bradamante,
475 Et contre cent Guerriers, d’assez nobles combats
Ont fait voir ce que peut la force de mon bras.
Ma foi donnée à celui-ci m’engage,
Et de mon ennemi quel que soit le courage
Je redouterai peu ses plus terribles coups,
480 Lorsque je défendrai ce qui doit être à vous.
Comme je vous aurai pour témoin de ma gloire,
En vain il me voudra disputer la victoire.
ROGER.
Et ne se peut-il pas...
BRADAMANTE.
Et ne se peut-il pas... Si Léon est vainqueur,
J’y consens, plaignez-vous d’un infidèle coeur.
485 Dites que me laissant flatter d’un Diadème...
ROGER.
Vous vaincrez, je le sais, mais enfin je vous aime,
Et quoi que rien pour vous ne me doive troubler,
Je ne pourrai vous voir combattre sans trembler.
Ma raison aura beau repousser mes alarmes,
490 C’est toujours s’exposer que de prendre les armes.
Je vois le fier Léon charmé de vos appas.
Pour ne vous point céder que n’osera-t-il pas ?
Quels efforts !
BRADAMANTE.
Quels efforts ! Ses efforts feront voir à sa honte,
Qu’il n’est rien que pour vous mon amour ne surmonte,
495 Et que pour maintenir contre d’injustes lois
Ma parole donnée, et l’honneur de mon choix,
Dans les plus grands périls, s’il était nécessaire...
LÉON.
510 Que vois-je ? Me trompé-je ? Ô ciel ! Quelle surprise !
LÉON.
Seigneur. Je puis donc croire au rapport de mes yeux ?
C’est vous, mon cher Hippalque, Hippalque est en ces lieux !
ROGER.
J’y viens être témoin de la nouvelle gloire
Que répandra sur vous une illustre victoire.
515 Pour voir rendre justice à votre hommage offert,
J’apprends qu’en ce grand jour le champ vous est ouvert.
Des soins que ce projet depuis longtemps vous coûte,
Le prix a tant d’appas...
LÉON.
Le prix a tant d’appas... Le prix est grand sans doute,
Mais pour en bien juger, il faudrait comme moi
520 De l’excès de l’amour s’être fait une loi,
Avoir senti longtemps le charme qui m’enchante.
Ah, si vous connaissiez tout ce qu’est Bradamante.
Si vous-même aviez vu quels nobles sentiments
De son coeur généreux règlent les mouvements.
ROGER.
525 Par votre attachement je vois tout son mérite.
Et lorsque sa conquête au combat vous invite,
Votre amour...
LÉON.
Votre amour... Qu’il doit m’être doux et glorieux,
S’il triomphe aujourd’hui, que ce soit à vos yeux !
Mais je veux avec vous bannir toute contrainte.
ROGER.
530 Suis-je si malheureux que...
LÉON.
Suis-je si malheureux que... Parlez-moi sans feinte.
Une étroite amitié s’est formée entre nous.
Ce qu’elle peut sur moi, le peut-elle sur vous ?
ROGER.
Vous n’en sauriez douter sans me faire un outrage.
Seigneur, et s’il s’agit, par un prompt témoignage,
535 D’affronter cent périls...
LÉON.
D’affronter cent périls... Vous pouvez m’obliger,
Mais n’appréhendez point de vous trop engager.
ROGER.
Quel service assez grand pour vous me peut suffire ?
Je dois à vos bontés le jour que je respire.
Sans votre heureux secours une cruelle mort
540 Par une main infâme eût terminé mon sort.
Pour payer ce bienfait, expliquez-vous de grâce,
Ordonnez ; il n’est rien que pour vous je ne fasse.
J’en jure par la foi qu’en ce que j’ai promis
L’honneur me fait garder jusqu’à mes ennemis.
545 Elle est inviolable.
LÉON.
Elle est inviolable. Après cette assurance,
Je vais vous faire voir quelle est ma confiance.
J’aime, et prêt d’entreprendre un important combat,
Quand je vois contre qui, mon coeur tremble et s’abat.
Pour m’épargner ce trouble et finir mes alarmes,
550 Il faut, Hippalque, il faut vous cacher sous mes armes,
Combattre Bradamante, et contre elle en ce jour
Par un heureux triomphe assurer mon amour.
Je mets entre vos mains tout l’espoir de ma vie.
ROGER.
De trop d’aveuglement votre estime est suivie.
555 Quoi, Seigneur, si l’amour fait votre unique bien,
Sur ma faible valeur...
LÉON.
Sur ma faible valeur... Je ne hasarde rien.
Qui dans un camp vaincu ramène la victoire,
Ne peut pour mon amour combattre qu’avec gloire.
Vous m’avez tout promis.
ROGER.
Vous m’avez tout promis. Seigneur, pensez-y mieux.
560 Il faut de ce combat sortir victorieux.
Et par où plus qu’à vous me sera-t-il facile...
LÉON.
Ne comptez-vous pour rien d’avoir le coeur tranquille ?
Comme vous n’aimez point, demeurant tout à vous,
Vous saurez ménager l’adresse de vos coups.
565 Mais un Amant peut-il attaquer ce qu’il aime
Sans qu’il sente aussitôt une frayeur extrême !
Si la gloire du prix a de quoi l’animer,
Sa main par son amour se laisse désarmer.
Au moindre coup qu’il porte, il croit commettre un crime.
570 La défense lui semble à peine légitime,
Il recule, il s’étonne, et son timide coeur
Ne saurait se résoudre à vaincre son vainqueur.
ROGER.
L’ardeur de vous servir m’y fait voir un doux charme.
Mais, Seigneur, l’amitié comme l’amour s’alarme,
575 Et malgré tout mon zèle, il se peut que ma main...
LÉON.
Non, si vous combattez, mon bonheur est certain.
Rien ne peut empêcher le succès que j’espère.
Enfin, mon cher Hippalque, il faut me satisfaire,
Je l’attends, le demande, et ne veux être heureux,
580 Que quand je tiendrai tout d’un ami généreux.
ROGER.
Encore un coup, Seigneur, l’amitié trop facile
Vous fait croire de moi...
LÉON.
Vous fait croire de moi... L’excuse est inutile,
Je n’écoute plus rien, et vais faire apprêter
Les armes que mon nom vous engage à porter.
ROGER.
585 Non, tout ce que du Ciel la plus forte colère
Contre un homme odieux est capable de faire,
Ne saurait approcher de l’affreuse douleur
Où me tient abîmé l’excès de mon malheur.
Quoi donc ? Il faut tourner mon bras contre moi-même.
590 Il faut pour mon rival m’arracher ce que j’aime ?
Ma raison m’abandonne, et dans ce dur revers,
Interdit, accablé, je m’égare et me perds.
Ô promesse, ô parole imprudemment donnée !
Infortuné Roger, remplis ta destinée,
595 Renonce à ton amour, et trop parfait ami
Va rendre de Léon le bonheur affermi,
Va combattre, et gagnant une indigne victoire,
Aspire à te couvrir d’une honteuse gloire.
Ton nom sera fameux, lorsqu’un combat fatal
600 T’aura fait triompher pour servir ton rival.
Tu vaincras ? Ah plutôt va mourir, et présente
Ton coeur, ton triste coeur au fer de Bradamante.
Par ton sang répandu, c’est à toi d’expier
Le serment qui t’engage à la sacrifier.
605 Lorsqu’à vaincre Léon son courage s’apprête,
C’est pour se réserver à se voir ta conquête,
Et toi, loin que sa perte ait de quoi t’étonner,
Tu ne veux l’acquérir qu’afin de la donner.
Mais peux-tu, quoi qu’enfin ton amour s’en offense,
610 Manquer sans infamie à la reconnaissance,
Violer ta parole, et montrer lâchement
Que tu fais tout céder au plaisir d’être Amant ?
N’examine plus rien, et cours à ton supplice.
Tu l’as promis, il faut paraître dans la lice.
615 Quoi que puisse la gloire avec tous ses appas,
Espérons en l’amour, il conduira mon bras.