SEMIRAMIS, MERZABANE, HERMINIE.
SEMIRAMIS.
Melistrate amoureux ? ah! je ne le puis croire ;
S’il aime, Merzabane, il n’aime que la gloire ;
Ne
borne* pas ses vœux, à regner sur un cœur :
5 L’orgueilleux aime mieux que sa valeur enchaisne
Des soldats subjuguez, qu’une fameuse Reyne,
Que Mars a fait cent fois triompher à son tour,
[p. 2]
Mais qui succombe enfin sous les
traits* de l’amour.
Son courage qui forme ou calme les tempestes,
10 Qui détruit, quand il veut, ou produit nos conquestes,
Se plaist dans les
hazards* dont son coeur est épris,
Et pour un Sceptre offert, n’auroit que des mépris.
Il ne veut rien tenir des mains de la
Fortune*,
Si sa valeur n’agit, sa faveur l’importune ;
15 Et cet esprit hautain mépriseroit son rang,
Sil ne l’avoit acquis aux dépens de son sang ;
Il treuve, l’arrogant, son Empire en luy-mesme,
Luy-mesme il fait sa Cour, ses Loix, son Diadesme,
Et n’emprunte l’éclat dont il est revestu,
20 Que de celuy qu’il a de sa propre vertu.
C’est elle seule aussi qui l’enflâme & le blesse,
C’est elle dont il fait son illustre Maistresse;
Et comme elle peut tout sur un si digne Amant,
Tout autre, Merzabane, y
pretend* vainement.
MERZABANE.
25 Madame, il est bien-vray que c’est la vertu mesme,
Pour qui ce cœur
altier* sent une amour extréme ;
Il n’est pas tout à fait ennemy des grandeurs :
Ainsi qu’un bel
objet*, un Empire a des charmes,
30 Il verse pour tous deux & du sang & des larmes ;
L’un & l’autre luy plaist ; & je crois en ce jour,
[p. 3]
Que son ambition suit de pres son amour.
De plus, s’il m’est permis de vous ouvrir mon ame,
Je croy que son orgeuil est plus grand que sa flâme ;
35 Et l’
objet* qu’il cherit, ne luy plairoit pas tant,
S’il n’estoit le
degré* du Trône qu’il attend.
Vous devez, grande Reyne, abaisser son audace,
Qui se veut élever au dessus de sa race ;
40 Au rang Assyrien joindre un simple soldat.
SEMIRAMIS.
(A demy vers bas.)
M’aimeroit-il ? ô Dieux ! ah, tire moy de peine;
MERZABANE.
Qu’est-ce donc qu’il pretend* ?L’amour de Prazimene.
SEMIRAMIS.
L’amour de Prazimene !
MERZABANE.
L’amour de Prazimene !Oüy sans doute.
SEMIRAMIS.
L’amour de Prazimene ! Oüy sans doute.Et comment ?
Répond-elle aux ardeurs de ce parfait Amant ?
Et de qui tenez-vous cette
étrange* nouvelle ?
MERZABANE.
De la Cour, de l’armée, & de mes propres yeux.
SEMIRAMIS.
Il l’aime ? ah l’insolent ! il est aimé ? grand Dieux !
Que m’a t’on
découvert*, & que viens-je d’entendre ?
50 Ils s’aiment, & je suis la derniere à l’apprendre ?
Mais qu’elle aime, qu’elle aime ; en vain, sans mon
adveu*,
Son aveugle desir nourrit un si beau
feu*,
Quel qu’il soit, je sçay bien les moyens de l’éteindre,
Et de briser les
traits* qui la peuvent atteindre :
55 En vain par ses devoirs, sa flâme & ses soûpirs,
Son temeraire Amant répond à ses desirs ;
Quand il seroit d’un sang égal à son courage,
Quand de tout l’Orient il feroit son partage,
60 Et la borne & l’écueil de ses prosperitez.
Je suis leur Souveraine, & j’ay cet avantage,
Que l’une, de mes soins est le plus cher ouvrage,
Et que l’autre doit plus sa gloire & son bon-heur,
A mes rares bontez, qu’à sa haute valeur.
65 C’est donc en vain que l’un est de l’autre idolâtre,
Je n’ay rien elevé que je ne puisse abattre :
Oüy, quand il me plaira, je ne veux qu’un moment,
[p. 5]
Pour détruire l’Amour, & l’Amante & l’Amant.
Mais avant ce grand coup, apprens nous, Merzabane,
70 La naissance & le cours d’un
feu* que je condamne,
Mais qui n’auroit jamais mon courroux enflâmé,
Si pour un autre
objet* il estoit allumé.
Parle donc ? car ce bruit peut estre une imposture,
Que des esprits jaloux ont crú par conjecture,
75 Ne se souvenant pas, que souvent à la Cour,
L’artifice est caché sous le front de l’Amour,
Et qu’ordinairement le secours d’une
feinte*,
Qui loin de soüpirer pour un
objet* parfait,
80 Quand elle
feint* d’aimer, hait souvent en effet.
MERZABANE.
Madame, je connois la Cour & ses adresses,
Je connois ses détours, & ses
feintes* caresses ;
Mais l’amour dont je parle à vostre Majesté,
Est bien d’autre nature, & d’autre qualité ;
85 Puis qu’enfin cette ardeur visiblement éclate,
Aux yeux de Prazimene, au cœur de Melistrate,
Et que jamais ce Dieu, qui regne sur nos sens,
N’a veu des
feux* si purs, ny des
fers* si puissans,
Je ne vous diray point quand nâquit cette flâme,
90 Ny comment chacun d’eux la receut en son ame,
Puis que vous sçavez bien qu’un si doux sentiment,
[p. 6]
En de jeunes esprits s’introduit aisément,
Sur tout quand une rare & divine merveille,
A d’illustres soûpirs ne ferme point l’oreille,
95 Mais d’un œil dont la grace a banny la rigueur,
Fait pour celuy qu’elle aime, un passage à son cœur.
Melistrate a des yeux, il a veu Prazimene,
Ses regards amoureux ont commencé sa chaine ;
Et le grade où depuis vous l’avez élevé,
100 A malgré vos désirs cet ouvrage achevé.
Il ne reste donc plus maintenant qu’à vous dire,
Et comme tout le camp qui nous avoit suivis,
A veu Mars seconder les desseins de son Fils.
105 Cette double puissance à sa valeur unie,
Esclatta hautement au fond de l’Armenie,
Où cet ambitieux & jeune Conquerant,
Malgré nos ennemis, passa comme un Torrent.
Ce fut là, qu’orgueilleux d’une belle victoire,
110 Il combattit l’Amour, pour accroistre sa gloire,
Et qu’on vit opposer pour le vaincre à son tour,
Le merite au merite, & l’Amour à l’Amour.
Ce fut là, qu’une grande & sanglante défaite,
Força honteusement Barzane à la retraite,
115 Qui pour luy preparer un triomphe nouveau,
Se sauva dans les murs, dont il fit son tombeau.
Et ce fut là, Madame, où ce grand Capitaine,
[p. 7]
Subjugua l’Armenie, & conquit Prazimene.
SEMIRAMIS.
Ce glorieux exploict qui nous fut rapporté,
120 Toucha peut-estre un peu cette jeune Beauté,
Son courage luy plût, & ce n’est pas un crime,
Pour les coeurs
genereux*, d’avoir beaucoup d’estime.
MERZABANE.
Non, mais elle fit voir presque en ce mesme jour,
Que l’on passe aisément de l’estime à l’Amour.
125 Ce ne fut pas pourtant cette haute conqueste,
Ny tant d’autres
lauriers* qui brilloient sur sa teste,
Qui luy firent aimer ce
superbe* vainqueur ;
Ce fut un noble orgueil qui luy toucha le cœur,
Et le mépris qu’il eut pour une illustre Dame,
130 Fit ce que n’avoit pû sa valeur ni sa flâme.
SEMIRAMIS
C’est ce poinct que j’ignore, & que l’on m’avoit teu.
MERZABANE.
Et c’est pourtant celuy que tout un camp a veu.
SEMIRAMIS.
Parle donc, Merzabane, & m’apprends cette histoire ?
MERZABANE.
Apres une assez belle et fameuse victoire,
[p. 8]
135 Legerde, où commandait un prince audacieux,
Crût pouvoir arrester un camp victorieux ;
Melistrate l’attaque, elle fait resistance ;
L’orgueilleux Benzamin paroist à sa defence,
Qui d’un courage haut, impatient & fier,
140 Appelle Melistrate en combat singulier.
Il reçoit ce cartel, il l’accepte, il s’appreste,
D’immoler au Dieu Mars cette orgueilleuse teste ;
Mais l’Amour qui crût
lors* que Mars lui faisoit tort,
Reserva pour ses
traits* la gloire de sa mort.
145 Ils combattent pourtant, & le
sort* est en peine,
Auquel il veut montrer sa faveur ou sa haine,
Mais à la fin honteux de s’estre
démenty*,
Il quitte Benzamin, & prend nostre party.
Melistrate vainqueur, & content de sa gloire,
150 Fut courtois au vaincu, plus qu’on ne le peut croire ;
Et comme il estoit
lors* à vaincre accoustumé,
Il vainquit combattant, & vainquit desarmé ;
Car comme il s’aqueroit un si glorieux titre,
Xidiane des murs, se rendit leur arbitre ;
155 Et noyant son amour au sang de Benzamin,
Dés lors que le vainqueur se presente à sa veuë,
[B; 9]
Son éclat l’ébloüit, elle paroit émeuë ;
Et l’ayant pris pour Mars sous l’armet, à son tour,
160 Elle le prend alors pour le Dieu de l’Amour :
En vain elle combat en faveur de sa flâme,
Le vainqueur, comme au camp, triomphe dans son ame ;
Et le triste vaincu n’a plus aucunes parts,
Ny dans ce cœur ingrat, ny dedans ses rampars.
165 De l’un & l’autre lieu, Melistrate est le Maistre,
Il pardonne au trahy, mais il punit le traistre ;
Et rend par un illustre & celebre refus,
Lors* l’Amour se retire, & fait place à la rage,
170 Benzamin est surpris, & pense qu’on l’outrage,
Quand il voit que l’on traitte avec tant de mépris,
Celle dont il estoit si tendrement épris.
Xidiane en son sang, lave sa perfidie ;
Et soudain son Amant, d’une main plus hardie,
175 Pour venger son trépas, fait un dernier effort,
Blesse au sein Melistrate, & se donne la mort.
Tout le monde est confus d’une telle avanture,
On enleve le mort, on songe à sa blessure ;
Mais le blessé neglige & son sang & ses jours,
180 Et des medicamens, refuse le secours.
Il
souffre* seulement que Palmedon arreste,
Mais il proteste alors qu’on travaille en vain,
[p. 10]
Et que sa guerison dépend d’une autre main.
185 Son refus nous surprend, son discours nous étonne,
Il nous fait retirer d’aupres de sa personne,
Pour dépescher sans doute un Courier en secret,
Vers l’
objet* sans lequel il ne vit qu’à regret.
Prazimene apprend donc l’accident qu’il annonce,
190 Escrit à Melistrate, & fait cette réponce.
SEMIRAMIS lit.
Melistrate vous avez tort,
D’écouter une injuste envie ;
Souvenez-vous que vostre mort,
Doit estre la fin de ma vie ;
195 Et que vouloir perdre le jour,
C’est
attenter* aux miens, & finir mon amour.
PRAZIMENE.
… Elle l’aime ? ô fatale avanture !
Je n’en sçaurois douter, voila son escriture.
Oüy, cette heureuse main sauva nostre vainqueur,
200 Et la mesme aujourd’huy me déchire le cœur.
Mais d’où vient cette lettre ? & qui te l’a pû rendre ?
Esclaircy-moy d’un poinct que je ne puis comprendre.
Un Amant si discret, & si prudent encor,
A t’il pû negliger un si rare tresor ?
205 Est-ce un effet du
sort*, ou bien de ton adresse ?
[p. 11]
Acheve, & satisfaits au desir qui me presse.
MERZABANE.
Je vous vay contenter, Madame, en peu de mots.
Un jour, comme il estoit dans un profond repos,
J’entray dedans sa chambre à l’heure accoûtumée,
210 Pour recevoir de luy les ordres de l’armée :
Mais de peur de troubler un paisible sommeil,
Je crûs que je devois attendre son réveil.
Je m’approche du lit, où voyant cette lettre,
Ma curiosité me semble tout permettre,
215 Je la prends, je la lis ; & sans trop contester,
Je faits en mesme temps dessein de l’emporter.
Mon dessein reüssit, la lettre me demeure ;
Pour les ordres du camp, je choisis une autre heure ;
Et soit que rien alors ne me rendit suspect,
220 Ou qu’il fut retenu de crainte, ou de respect,
Il ne m’a point jamais parlé de cette perte,
Et par qui desormais vous pouvez rendre vains,
Ses soûpirs, son espoir, ses voeus & ses desseins.
SEMIRAMIS.
225 C’est ce que je veux faire ; allez, qu’on se retire.
SEMIRAMIS seule.
Il suffit, je connais le charme qui l’attire ;
Et que sur ce grand cœur qui fait ma passion,
Prazimene peut moins, que son ambition.
Hé bien, cher Melistrate, il te faut satisfaire,
230 T’élever aux grandeurs que ton courage espere ;
Mais il faut que mon cœur soit l’illustre
degré*,
Aussi bien est-il temps que ma vengeance éclate,
Contre un Roy que j’haïs, encor que je le flatte,
235 Contre un Roy, mais Tyran ; contre un usurpateur,
Qui de tous mes
ennuis* est le fatal autheur ;
Qui fit de mes Estats le tombeau de mon pere,
Qui nagea dans le sang d’une teste si chere ;
Et tout fumant encor de ce meurtre inhumain,
240 Me força toute en pleurs, à luy donner la main :
Oüy, le traistre usurpa ma Couronne & ma couche,
Sans l’
adveu* de mon cœur, ny celuy de ma bouche ;
Et tout m’abandonnant en ce funeste jour,
La violence fit, ce que n’eut pû l’Amour.
245 Mais apprends, ô Tyran, que pour briser ma chaine,
[p. 13]
Jusques icy mon cœur a déguisé sa haine,
Que je vay par ta mort remonter à mon rang,
Donner teste pour teste, & le sang pour le sang.
Mon pere veut de moy ce juste sacrifice,
250 Ne luy refusons pas cet agreable office ;
Et pour l’executer avecque plus de soin,
Acquerons nous un bras, qui nous serve au besoin ;
Faisons de Melistrate un Espoux legitime,
Et que la vertu regne, où triomphoit le crime :
255 Pour un si beau dessein, tout doit estre permis ;
Meurs donc le plus cruel de tous mes ennemis.
Et puis l’âge te presse, & la Parque ravie,
Est preste d’achever la trame de ta vie,
Oste luy le plaisir d’en arrester le cours,
260 Et donne à mon bon-heur le reste de tes jours :
Permets que mes plaisirs naissent de ton desastre,
Et que ta nuict enfin, soit l’orient d’un Astre,
Dont l’éclat icy bas n’eut jamais de pareil,
Et paroist à mes yeux plus beau que le Soleil.
265 Tout prest de succomber aux foiblesses de l’âge,
Le trépas t’est sans doute un heureux avantage,
Puis qu’abregeant tes jours, il peut mettre à couvert
Des
Lauriers*, que le temps fait souvent que l’on perd :
Ouÿ, ta mort peut sauver le reste de ta gloire,
270 De tes sanglants projets, effacer la memoire,
Et faire quelques jours admirer aux Humains,
[p. 14]
Des Palmes, qu’un moment peut ravir à tes mains.
Meurs, Ninus, meurs, avant que ton honneur expire ;
Si tu vis plus long temps, ton destin sera pire ;
275 Approuve mon dessein; & par un noble effort,
Esvite mille morts, par une seule mort.
Tu m’as juré cent fois qu’elle te seroit chere,
Si jamais elle avoit le bon-heur de me plaire :
Elle me plaist, Ninus, je la veux ; & je croy,
280 Qu’il ne faut point douter des promesses d’un Roy.
Tu ne sçaurois perir d’un coup plus favorable ;
Mais n’apperçois-je pas ce Prince miserable ?
Ah ! parlons, il est temps, &
feignons* toutesfois.
NINUS, SEMIRAMIS, & GARDES.
NINUS.
Ne sçaurais-je jamais le trouble où je vous vois ?
285 Vous verray-je toûjours dans la melancolie,
Où vostre ame paroist si fort ensevelie ?
Sans que vostre bonté, secondant mon desir,
M’apprenne le sujet de vostre déplaisir ?
[p. 15]
Contentez, ma Princesse, une si juste envie,
290 Il y va de ma joye, il y va de ma vie ;
Et vous me ravirez l’une & l’autre aujourd’huy,
Si vous perseverez en ce funeste
ennuy*.
Si pour le soulager, je puis trop peu de chose,
Je diray qu’à bon droict vous m’en taisez la cause ;
295 Mais si ce rare effet est possible aux humains,
Puis que tous vos desirs sont sur moy souverains,
Que vostre affection est trop respectueuse,
Si ne se fiant pas aux ardeurs d’un Espoux,
300 Elle épargnoit un sang, qu’elle sçait tout à vous.
Oüy Madame, parlez, s’il vous est necessaire,
Cette espée & ce bras, s’en vont vous satisfaire ;
Et mesme si ma mort rend vos jours plus heureux,
J’en recevray le coup d’un visage amoureux.
SEMIRAMIS.
305 Seigneur, n’achevez pas ce discours qui m’offence,
Et ne me pressez point de rompre mon silence,
Ne me rende odieuse à votre Majesté.
Il suffit de sçavoir que je suis femme &
vaine*,
310 Et que ma vanité fait vos
soins* & ma peine :
De vous dire à quel poinct mon cœur ose aspirer,
[p. 16]
C’est ce que sans rougir, je ne puis declarer ;
Que votre Majesté, s’il luy plaist, m’en dispense,
Ce secret me pourroit oster sa bien-veillance,
315 Ou du moins alterer cet amour si parfait,
Dont vous m’offrez encore un si
sensible* effet.
NINUS.
Certes, il faut qu’il soit d’une importance extréme,
Si vous vous
défiez* d’un Prince qui vous aime,
Et si vous le
celez*, à qui voudroit perir,
320 Pour appuyer vos vœux, & vous y secourir.
Hé bien, en ce dessein soyez opiniâtre,
Croyez qu’on vous trahit, quand on vous idolâtre ;
Et puis que mon tourment vous contente & vous plaist,
Ne le finissez point, tout extréme qu’il est.
325 Dites qu’en ma douleur vous trouvez vos delices,
Que votre déplaisir finit par mes supplices,
Et que vous aimez mieux que je meure enragé,
Que de rendre d’un mot mon esprit allegé.
Si c’est l’ambition qui vous rend languissante,
330 Dites-moy son
objet*, & quelle est votre attente ;
Et d’un soin merveilleux j’emploiray mon pouvoir,
A la porter plus loin, mesme que vostre espoir.
Notre Empire s’étend sur cent belles Provinces,
Nous avons pour vassaux, & des Roys & des Princes ;
335 Et si tant de grandeur est peu pour vos projets,
[p. C; 17]
Bien-tost tous les humains deviendront vos sujets ;
Et
lors* que vous serez la Maistresse du monde,
Si vostre authorité veut estre sans seconde,
Moy-mesme vous cedant, & mon Sceptre & mes droits,
340 Je seray le premier à fléchir sous vos loix.
Si vous le desirez, je feray plus encore,
Je feray dans ces lieux, que chacun vous adore,
Et que tout l’Univers vous dressant des Autels,
Vous rende les honneurs, qu’on rend aux immortels.
345 Apres ce zele ardent, & cette deference,
Pouvez-vous, ma Princesse, observer le silence ?
Ah ! parlez ; & croyez que pour vous obeïr,
Je seray prest à tout, jusques à me trahir.
SEMIRAMIS.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai vû grand Monarque,
350 De votre affection, une infaillible marque.
Dés lors que j’eus l’honneur de parestre à vos yeux,
Qui n’ayant pour
objet* que fort peu de merites,
N’a jamais eu pourtant ny bornes, ny limites,
355 Puis qu’en vous combattant, enfin je vous acquis,
Et que de conquerant, vous fustes le conquis.
Mais en vain mon esprit, ma langue, & ma memoire,
Vous retracent icy le tableau de ma gloire ;
360 Veut bien d’autres couleurs, & des
traits* plus hardis.
Obéïssons pourtant ; mais en cette occurrence,
Souvenez vous, Seigneur, que mon obeïssance
Est plûtost un effet de vostre authorité,
Que de mon imprudence, ou de ma volonté.
365 Il ne faut pas enfin, pour me rendre contente,
Que l’Univers soûmis, remplisse mon attente,
Que vostre affection oblige les mortels,
A flatter mon orgueil, ny d’encens, ny d’Autels,
Ou que pour satisfaire à mon effronterie,
370 Vostre zele à l’amour joigne l’idolâtrie.
Je ne me laisse pas à ce poinct aveugler,
J’ay de l’ambition, mais je la sçay regler ;
Et pour la vanité dont mon ame est saisie,
Il suffira, grand Roy, du Sceptre de l’Asie.
375 Si seule j’ay l’honneur pour trois jours seulement,
De pouvoir sur le Trône agir absolument,
Mon ame en cet estat pleinement satisfaite,
Aura de vos bontez, tout ce qu’elle souhaite.
Ce n’est pas qu’aspirant à ce
degré* si haut,
380 Je voye en vos exploits ny tâche, ny defaut ;
Au contraire, Seigneur, vostre conduite est telle,
Quelle est des plus parfaits, l’admirable modele ;
Et la saincte equité qu’on remarque en vos Loix,
Dévroit estre la regle & l’étude des Roys.
385 Permettez qu’en suivant ce merveilleux exemple,
[p. 19]
Babilone ravie, aujourd’huy me contemple ;
Et regarde une femme avec étonnement,
Faire rougir des Roys, par son Gouvernement.
Vous sçavez, ô Ninus, par des preuves certaines,
390 Que j’ay toûjours fait honte à tous vos Capitaines ;
Qu’ils ont en cent combats admiré ma valeur,
Que toûjours ma prudence a surmonté la leur ;
Et leur gloire est autant au dessous de la nostre,
Que la mienne paroist au dessous de la vostre.
395 Souffrez* qu’en peu de jours j’adjoûte à cet éclat,
L’avantage & l’honneur de regir un Estat ;
Et que je fasse un jour dire aux races futures,
Qui sans doute liront nos belles avantures,
Quels estoient, justes Dieux ! les hommes de ce temps,
400 Si les Femmes ont fait des miracles si grands ;
Ou si vous repugnez au desir qui me presse,
Faites un autre effort, oubliez ma foiblesse ;
Et puis que mon regret m’en peut assez punir,
Chassez en desormais jusques au souvenir.
405 Mais ce n’est pas assez, reparez de ma teste,
L’offence que vous fait une injuste requeste ;
Dans les flots de mon sang, étouffez mon orgueil ;
Et puis qu’au lieu du Trône, on m’apreste un cercueil ;
Enfin …
NINUS.
Enfin …...N’achevez pas, il sufit ma Princesse,
[p. 20]
410 Que je vous ay d’abord engagé ma promesse ;
Et ma foy vous doit rendre assurée à ce poinct,
Que les sermens des Roys, ne se revoquent point.
Oüy, dedans mes Estats vous serez Souveraine,
Seule vous jouïrez du beau Titre de Reyne ;
415 Et pour rendre plûtost vos desirs satisfaits,
Je m’en vay de ce pas travailler aux effets.