Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
1
2
3
4
5

 

Jacques Pradon. Régulus. Tragédie. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 37 sc. 204 répl. 5,6 l. 1 137 l. 1 137 l. 43 % 2 659 l. (100 %) 2,3 pers.
REGULUS ATTILIUS 12 sc. 45 répl. 6,7 l. 480 l. (43 %) 300 l. (27 %) 63 % 1 406 l. (53 %) 2,9 pers.
METELLUS 14 sc. 42 répl. 5,9 l. 604 l. (54 %) 248 l. (22 %) 42 % 1 640 l. (62 %) 2,7 pers.
FULVIE 21 sc. 53 répl. 4,7 l. 525 l. (47 %) 248 l. (22 %) 48 % 1 114 l. (42 %) 2,1 pers.
Le jeune ATTILIUS 3 sc. 5 répl. 4,6 l. 56 l. (5 %) 23 l. (3 %) 42 % 199 l. (8 %) 3,5 pers.
PRISCUS 8 sc. 18 répl. 8,4 l. 428 l. (38 %) 151 l. (14 %) 36 % 1 227 l. (47 %) 2,9 pers.
MANNIUS 8 sc. 21 répl. 4,8 l. 259 l. (23 %) 100 l. (9 %) 39 % 786 l. (30 %) 3,0 pers.
LEPIDE 6 sc. 13 répl. 3,1 l. 191 l. (17 %) 41 l. (4 %) 22 % 713 l. (27 %) 3,7 pers.
FAUSTINE 3 sc. 5 répl. 2,9 l. 99 l. (9 %) 14 l. (2 %) 15 % 197 l. (8 %) 2,0 pers.
MARCELLE 1 sc. 2 répl. 6,0 l. 16 l. (2 %) 12 l. (2 %) 76 % 32 l. (2 %) 2,0 pers.
Jacques Pradon. Régulus. Tragédie. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
REGULUS ATTILIUS
METELLUS
165 l. (73 %) 18 répl. 9,1 l.
62 l. (28 %) 14 répl. 4,4 l.
6 sc. 226 l. (20 %) 3,4 pers.
REGULUS ATTILIUS
FULVIE
64 l. (58 %) 11 répl. 5,8 l.
48 l. (43 %) 11 répl. 4,3 l.
4 sc. 111 l. (10 %) 2,5 pers.
REGULUS ATTILIUS
Le jeune ATTILIUS
5 l. (28 %) 1 répl. 4,6 l.
12 l. (73 %) 1 répl. 12,0 l.
1 sc. 17 l. (2 %) 3,7 pers.
REGULUS ATTILIUS
PRISCUS
13 l. (38 %) 5 répl. 2,4 l.
21 l. (63 %) 6 répl. 3,4 l.
3 sc. 32 l. (3 %) 4,2 pers.
REGULUS ATTILIUS
MANNIUS
24 l. (61 %) 6 répl. 4,0 l.
16 l. (40 %) 5 répl. 3,1 l.
2 sc. 39 l. (4 %) 4,5 pers.
REGULUS ATTILIUS
LEPIDE
32 l. (67 %) 4 répl. 8,0 l.
17 l. (34 %) 3 répl. 5,3 l.
2 sc. 48 l. (5 %) 4,2 pers.
METELLUS
FULVIE
57 l. (55 %) 16 répl. 3,5 l.
48 l. (46 %) 14 répl. 3,4 l.
4 sc. 104 l. (10 %) 2,0 pers.
METELLUS
Le jeune ATTILIUS
5 l. (74 %) 1 répl. 4,5 l.
2 l. (27 %) 1 répl. 1,6 l.
1 sc. 6 l. (1 %) 4,0 pers.
METELLUS
PRISCUS
125 l. (65 %) 10 répl. 12,5 l.
68 l. (36 %) 8 répl. 8,5 l.
3 sc. 192 l. (17 %) 2,0 pers.
METELLUS
LEPIDE
2 l. (27 %) 1 répl. 1,3 l.
4 l. (74 %) 1 répl. 3,6 l.
1 sc. 5 l. (1 %) 2,0 pers.
FULVIE 23 l. (100 %) 3 répl. 7,4 l. 3 sc. 22 l. (2 %) 1,0 pers.
FULVIE
Le jeune ATTILIUS
1 l. (84 %) 2 répl. 0,4 l.
1 l. (17 %) 1 répl. 0,2 l.
2 sc. 1 l. (1 %) 3,7 pers.
FULVIE
PRISCUS
6 l. (9 %) 4 répl. 1,5 l.
63 l. (92 %) 4 répl. 15,6 l.
2 sc. 68 l. (7 %) 2,0 pers.
FULVIE
MANNIUS
33 l. (57 %) 7 répl. 4,7 l.
26 l. (44 %) 8 répl. 3,1 l.
2 sc. 58 l. (6 %) 2,0 pers.
FULVIE
LEPIDE
3 l. (31 %) 2 répl. 1,3 l.
6 l. (70 %) 2 répl. 2,8 l.
1 sc. 8 l. (1 %) 2,0 pers.
FULVIE
FAUSTINE
85 l. (86 %) 8 répl. 10,5 l.
15 l. (15 %) 5 répl. 2,9 l.
3 sc. 99 l. (9 %) 2,0 pers.
FULVIE
MARCELLE
4 l. (25 %) 2 répl. 2,0 l.
13 l. (76 %) 2 répl. 6,0 l.
1 sc. 16 l. (2 %) 2,0 pers.
Le jeune ATTILIUS
LEPIDE
10 l. (83 %) 2 répl. 4,7 l.
2 l. (18 %) 2 répl. 1,0 l.
1 sc. 11 l. (1 %) 3,0 pers.
MANNIUS 51 l. (100 %) 3 répl. 16,8 l. 3 sc. 51 l. (5 %) 1,0 pers.
MANNIUS
LEPIDE
9 l. (40 %) 5 répl. 1,7 l.
14 l. (61 %) 5 répl. 2,7 l.
1 sc. 22 l. (2 %) 2,0 pers.

Régulus. Tragédie

Jacques PradonGeorges ForestierAndrea SianiÉdition critique établie par Andrea Siani dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2012-2013)

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CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne)http://bibdramatique.paris-sorbonne.fr/pradon_regulus/teihtmltextepub
Jacques Pradon. Régulus. Tragédie. A PARIS, Chez THOMAS GUILLAIN , sur le Quay des Augustins, à la descente du Pont-Neuf, à l’image saint Loüis. M. DC. LXXXVIII. AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Tragédie

REGULUS, TRAGEDIE.

[p. III ]

A MADAME LA DAUPHINE

MADAME,

Souffrez* que Regulus paroisse à vos yeux sur le papier, aprés avoir parû sur le Theatreavec assez de bon- [p. IV ã iij] heur. Le caractere de ce fameux Romain ne pouvoit pas manquer de fraper une ame comme la vostre, dont les sentimens sont si grands & si nobles : Mais, MADAME, sans vous repeter icy ce que toute la France admire en vostre auguste Personne, c’est à vous a qui la Tragedie doit uniquement ses beautez ; c’est par le goust exquis que vous en avez, par ces lumieres* penetrantes à quirien n’échape, que vous animez encore ceux qui sont capables de faire de ces sortes d’Ouvrages, à en produire de nouveaux ; C’est, MADAME, ce qui va me faire redoubler mes soins*, pour me rendre un peu moins indigne de l’honneur de vos applaudisemens, & sans vous fatiguer de la lecture d’une plus longue Epistre en Prose, permettez- [V] moy d’en ajoûter une en Vers, que j’ay eu l’honneur de vous presenter, & de me dire avec le plus profond respect,

MADAME,

Vostre tres-humble & tres-obeïssant serviteur,

PRADON.

[p. VI]

A MADAMELA DAUPHINE EPISTRE.

Toy, dont le sang auguste & fecond à la fois,
Promet à l’Univers des Heros & des Rois ;
Princesse incomparable, écoute, & daigne entendre
Ce que tout l’avenir de ce sang doit attendre.
5 Que ton sort* est heureux ! qu’il te doit estre doux !
Que le plus grand Monarque & le plus digne époux,
L’un & l’autre à l’envy te cherisse, t’honore,
(Eux devant qui tout tremble & que le monde adore*.)
Leurs desirs & nos vœux par toy sont accomplis,
10 Un premier rejeton de l’empire* des Lis
A comblé les souhaits de l’ayeul* & du Pere,
Il fait tous les plaisirs & l’espoir de sa Mere,
Et déja sur son front ennemy du repos
Brillent les premiers traits* qui forment les Heros ;
15 Ce merveilleux enfant qui n’a qu’un demy lustre,
Ne marque déja rien que de grand, que d’illustre ;
Ce Prince encor à peine a l’usage des bras, [p. VII]
Qu’il s’en sert pour montrer l’exercice aux soldats ;
Déja pour commander sa langue se dénoüe,
20 Et sa main foible encor d’armes seules se joüe ;
Préludes dangereux pour nos fiers* ennemis,
Si son auguste ayeul* ne les avoit soûmis.
Voila de sa grandeur l’infaillible présage,
Hercule ainsi jadis se joüoit à son âge.
25 Pour Toy, que de plaisirs Monarque trop heureux !
De faire triompher ton fils & tes neveux*,
Quand ils suivront grand Roy l’exemple que tu donnes,
Je crains que l’Univers n’ait trop peu de Couronnes.
Princesse, c’est par eux que tu tiens dans tes mains
30 Le destin de la France, & celuy des humains ;
Ils auront la grandeur de l’ayeul* & du pere,
Ils auront les vertus* & l’esprit* de la mere,
Dont le brillant merite , & les charmes si doux,
Font toujours un Amant* de son illustre époux ;
35 Epoux cher, qui l’adore*, & qui sçait toujours plaire,
Affable, liberal*, enfin tel que son pere :
Ce Prince impatient d’imiter les hauts faits*,
Déja semble gemir des longueurs de la paix,
Attendant que son bras fasse trembler la terre,
40 La chasse qui l’occupe au defaut de la guerre,
Et luy fait éviter la molle oisiveté,
Marque dans ses plaisirs sa noble activité.
Des monstres des forests la fureur menaçante
N’est que l’amusement de sa force agissante,
45 Sans cesse infatigable il exerce sur eux
Des traits* qui deviendront un jour plus dangereux,
Et si nos ennemis irritent sa colere,
Il sçaura les domter sur les pas de son Pere ;
Et son bras à son tour par des faits* inouïs
50 Soutiendra bien la gloire & le nom de Loüis.
Toy seule sçais charmer ce Prince magnanime ; [p. VIII]
Mais que dirais-je encor de ton esprit* sublime,
Son goust pour les beaux Arts & la solidité,
Qui soutient le brillant de sa vivacité
55 De ce charmant esprit* l’extréme politesse
Font dans ses jugemens voir sa delicatesse.
Ouy, divine Princesse, il faut que les concers
Des enfans d’Apollon pour toy frapent les airs ;
Et tandis que Loüis écarte son tonnerre,
60 Qu’il impose des loix au reste de la terre,
Suivant notre devoir & nos justes desirs,
Nous devons travailler du moins à ses plaisirs.
Esprit* du grand Corneille anime nostre veine,
Toy, qui fus toujours seul le maistre de la Scene,
65 Dont le sçavoir profond & les nobles écrits
Touchent toujours les cœurs, enlevent les esprits*,
Tous ces traits* immortels en te faisant revivre,
Nous inspirent l’envie & l’ardeur de te suivre.
La mort impitoyable éteignant son flambeau,
70 Tient Melpomene en pleurs aux pieds de son tombeau.
C’est donc à toy, Princesse, à ton noble genie*,
Qui des vers épurez distingues l’harmonie
A le ressusciter par de nouveaux Concers,
Sois le premier mobile & l’appuy de nos vers ;
75 Sur ses traces prenons des desseins magnifiques,
Faisons renaistre encor des Poëtes tragiques,
L’ardeur de te servir nous doit seule exciter
A faire nos efforts du moins pour l’imiter.
Pour moy, tout penetré de tes rares merveilles,
80 Quoique foible, je veux te consacrer mes veilles,
Bien que depuis un temps dans un profond oubly,
Tranquille j’aye esté toujours ensevely,
Sur mes écrits enfin daigne jeter la veuë,
Ma Muze* au Grand Loüis ne fust pas inconnuë,
85 Tamerlan et Tisbé par un sort* glorieux, [p. IX]
Eurent tous deux l’honneur de paroistre à ses yeux :
Phedre qu’on étoufoit mesme avant* que de naître,
Par l’ordre de Loüis sçeut se faire connoître ;
Aujourd’huy Regulus malgré les envieux
90 Vient de fraper ton cœur, vient de plaire à tes yeux ;
La grandeur de son ame a sceu toucher la tienne,
C’est ce qui fait sa gloire aussi bien que la mienne,
Il faut la soutenir, & ces beaux mouvemens
Qu’inspire la vertu* par de grands sentimens,
95 S’écartant du chemin de ces fades tendresses,
Semblent estre formez pour les grandes Princesses ;
Heureux si mes Heros toujours par leurs vertus*
S’attirent ton sufrage ainsi que Regulus.
[p. X]

PREFACE

Le succés de Regulus a esté si grand, que son titre seul pouroit servir d’Apologie & de Préface pour répondre à quelques Critiques. Cependant* sans me prévaloir des beautez que ce sujet m’a fournies, & des larmes que le public y a répanduës, j’ose dire que je me sçais un peu de gré d’avoir trouvé une route que plusieurs Auteurs avoient vainement cherchée. J’ay changé quelques circonstances à l’histoire, & j’ay mis la Scene dans le Camp des Romains devant Cartage, & non pas dans Rome, pour conserver l’unité du temps & du lieu. Mais il eût esté bien fascheux de laisser dans un eternel oubly, la plus grande action qui se soit faite dans l’ancienne Rome, faute d’un peu d’invention. J’ay donc renvoyé Regulus dans le Camp des Romains, pour les porter à la guerre, qu’il va payer de sa vie, plutost qu’à la paix ; & cela a produit un si grand effet, que je voudrois faire souvent de pareilles fau- [p. XI ] e] tes. On m’a reproché qu’il n’y avoit pas assez d’action dans mon second Acte. J’avoüe qu’il ne fait que preparer aux trois derniers, sur qui tombe toute l’action & tous les interests de la piece ; mais les Peintures que fait Fulvie du triomphe de son Amant*, ont paru assez belles, & mesme les plus fins connoisseurs m’ont applaudy d’avoir pû faire cinq Actes complets d’un sujet aussi simple qu’est celuy-cy. J’ay tâché de conserver ce caractere de grandeur & de fermeté dans le plus austere Romain qui ait jamais parû, & l’on me flate de l’avoir fait voir dans toute son étenduë. Je n’ay rien imité ny emprunté de personne dans un sujet tout neuf, que les anciens & les modernes ont également respecté. J’avoüe qu’il y a peu d’amour, mais je n’y en pouvois mettre davantage avec bien-sceance : Et j’ay fait cette reflection dans les representations de Regulus, que la grandeur d’ame frappe plus que la tendresse, & que le spectateur est touché plus vivement par une grande action qui l’enleve, que par un fade amour qui languit, & qui fatigue & l’Auditeur & l’Acteur. Quelques uns ont trouvé à redire que j’ay mis un enfant sur la Scene, mais j’ay suivy mot à mot l’histoire, & ce qu’en dit le fameux Horace,

Fertur pudicæ conjugis osculum                         [p. XII]
Parvosque natos, ut capitis minor
A se removisse, & virilem
Torvus humi posuisse vultum .

Ces Vers me doivent fort justifier de cette nouveauté, qui a produit un si grand effet, & qui a fait dire des choses si touchantes à Regulus, qu’elles font toute la beauté du cinquiéme Acte. Le caractere de Mannius est fondé dans l’histoire ; & Florus, dans lequel j’ay pris mon sujet, nous apprend la revolte de ce Tribun qui fis soulever tout le Camp des Romains contre Regulus. Je luy ay donné un interest d’amour & de jalousie qui sert à mon action principale. J’avoüe que le caractere de Fulvie est entierement de mon invention, & qu’elle fait l’epizode de ma Piece, on l’y trouve amenée avec bien sceance, & elle a des sentimens assez dignes d’une Romaine, pour ne pas faire rougir Regulus du dessein qu’il a de l’épouser aprés la prise de Cartage. Enfin sans faire une plus longue discution, je puis dire que cét Ouvrage a frapé si vivement tout le public, & les Acteurs en ont remply si dignement les caracteres, que cela me doit encourager à l’avenir à travailler avec plus d’ap- [p. XIII] plication que jamais, & à chercher des sujets dont la grandeur soutienne celuy de Regulus, qui a trompé les Satyriques, puisqu’il a eu un sort* à Paris moins cruel que celuy qu’il eut à Cartage.

ACTEURS

[p. XIV]
  • REGULUS ATTILIUSConsul, Commandant l’armée des Romains devant Cartage.
  • METELLUS,Proconsul de l’Afrique, pere de Fulvie.
  • FULVIE,fille de Metellus, promise à Regulus.
  • Le jeune ATTILIUS,fils de Regulus, amené dans le Camp par son pere.
  • PRISCUS,Chef de deux Legions envoyé à Regulus par le Senat.
  • MANNIUS,Tribun militaire, ennemy caché de Regulus, & son rival.
  • LEPIDE,Gouverneur du jeune Attilius.
  • FAUSTINE,Confidente de Fulvie.
  • MARCELLE,autre Femme de la suite de Fulvie.
La Scene est dans le Camp des Romains devant Cartage.
[p. 1 A]

ACTE PREMIER.

SCENE PREMIERE.

METELLUS, PRISCUS.

METELLUS.

SEIGNEUR, je suis charmé de vous voir prés de nous,
Regulus considere un Romain tel que vous,
Dans peu vous le verrez, il doit icy se rendre,
Cependant* vous pouvez me parler & l’attendre.

PRISCUS

[p. 2]
5 Oüy, Seigneur, le Senat qui m’envoye en ces lieux
Croit que de Regulus le bras victorieux,
Secondé par vos soins* & par vôtre courage
Doit se rendre bien-tost le maître de Cartage,
Et pour mieux asservir ces fiéres* Nations
10 J’amene dans ce Camp encore deux Legions.
Nous esperons dans peu voir ce grand Capitaine
Sur ses superbes murs planter l’Aigle Romaine ;
Les Salentins défaits & rangez sous nos loix,
Préludes glorieux de ses autres exploits,
15 Tant de peuples soûmis, l’Isle de Corse prise,
En moins de quinze jours la Sardaigne conquise
Font croire à l’Univers par ses faits* éclatans,
Que Cartage à son tour ne tiendra pas long-temps.

METELLUS.

Jusqu’icy Regulus n’a rien eu de contraire,
20 Ce qu’il a fait répond de ce qu’il sçaura faire,
Mais Rome ne sçait pas encor par quels combats
Ce Heros dans l’Afrique a signalé son bras ;
Pour l’apprendre au Senat, il faut vous en instruire,
A peine croira-t-on ce que je vais vous dire.
25 Les Soldats éfrayez de nôtre embarquement
Sembloient nous menacer d’un grand soûlevement ;
Tous les Romains saisis d’une terreur panique
Redoutoient & les Mers & les Monstres d’Afrique,
Le Tribun Mannius authorisoit leurs cris,
30 Regulus s’avança sans parôitre surpris,
Et l’épée à la main, & d’un air intrepide
Aborde le Tribun, le saisit, l’intimide,
Jusques sur un vaisseau l’entraîne, & sur ses pas [p. 3 A ij]
On vit sans murmurer marcher tous les Soldats.
35 Nos vaisseaux firent voile, & les vents favorables,
Faisoient voir sur ses bords nos armes redoutables,
Quand un Serpent affreux, d’une énorme grandeur,
Et dont les sifflement répandoient la terreur
Parut, étincelant de fureur & de rage
40 Et voulut contre nous défendre le rivage ;
Le Soldat étonné* n’ose entrer dans le port,
Le Monstre y fait trouver une infaillible mort,
Le Romain éfrayé, redoutant sa colere
Le croit des Africains le demon tutelaire,
45 Tout le monde pâlit : Regulus à l’instant
Avecque un fier* soûris vers le Monstre avançant,
Luy lance un javelot dont la mortelle atteinte
Rend bient-tost de son sang toute la plaine teinte ;
Il siffle, il se debat, on le voit se rousler
50 Dans sons sang qui boüillonne & qu’on voit s’écouler,
Mais d’un dernier effort qui l’éleve & l’entraîne
Il bondit, & demeure étendu dans la plaine ;
Percé du trait* fatal qu’il ne peut arracher
Il meurt ; mais nos Soldats qui n’osoient l’approcher
55 Admirent Regulus, & par des cris de joye
Celebrent le bonheur que le Ciel nous envoye.

PRISCUS

Ce prodige, Seigneur, ce succés surprenant
A l’Afrique, aux Romains, doit paroître étonnant*,
Mais d’un si grand Heros nous devons tout attendre.

METELLUS

60 Oüy, contre sa valeur rien n’a pû se défendre,
Contre elle on a tenté d’inutiles secours, [p. 4]
Le Fort de Clypea n’a tenu que trois jours ;
Cette rapidité de conqueste en conqueste
Sans qu’il ait rien trouvé jusqu’icy qui l’arreste,
65 Trois cents Villes ou Forts en peu de temps conquis,
Dont les uns sont gardez, & les autres détruits
Ont conduit nos Soldats jusques devant Cartage ;
Asdrubal, Xantipus, semblent perdre courage,
Leurs escadrons batus & toûjours dispersez,
70 Et jusques dans leurs murs si souvent repoussez
N’osent plus contre nous hazarder de sorties,
A l’abry de ces murs leurs troupes rallenties*
Ayant abandonné déja tous leurs travaux*,
N’atendent que l’effort de nos derniers assauts.

PRISCUS

75 Ces nouvelles, Seigneur, font un plaisir extreme
Mais j’en attens de vous & d’une autre vous-mesme,
De vôtre Fille enfin, dont le cœur tout Romain
De son Pere a suivy le genereux dessein,
Seigneur, Rome l’admire, & Regulus l’adore*
80 Fille de Metellus que le Senat honore....

METELLUS.

Rome a donc à la fin penetré mon secret,
Et j’ose devant vous l’avouër sans regret ;
Lors que je fus nommé Proconsul de l’Afrique
Pour maintenir les droits de nôtre Republique,
85 Fulvie avecque ardeur voulut suivre mes pas
Je l’aime, elle est ma Fille, & n’y resisté pas,
Clypea fust d’abord sa premiere retraite*,
Je fus icy blessé, sa tendresse inquiéte
L’amena dans ce Camp, & pour me secourir [p. 5 A iij]
90 Partagea les perils où je semblois courir ;
Elle n’a point encore voulu quitter son pere,
Regulus qui l’adore* & n’en fait plus mistere,
Espere celebrer sur les bords Africains
Un hymen qui fera triompher les Romains ;
95 Je me fais un honneur des feux* de ce grand homme,
Qui serviront sans doute à la gloire de Rome,
Le Consul Scipion s’en tient fort honoré,
A peine pour sa fille il se fust declaré
Que Regulus dans Rome épousa Thermantie,
100 Mais bien-tost par la mort elle luy fust ravie,
Vous le sçavez ; elle eut le jeune Attilius
De qui toute l’armée admire les vertus*,
Il est avec ma Fille, & malgré son jeune âge
Il a voulu venir dans le Camp de Cartage,
105 A peine a-t-il encor deux lustres accomplis,
Que déja de son Pere il est le digne Fils.
[p. 6]

SCENE II.

REGULUS, METELLUS, PRISCUS.

PRISCUS à Regulus.

Je viens remplir le choix dont Scipion m’honore,
Seigneur, je viens marcher sous un chef qu’il adore*,
Ranger mes legions sous vos drapeaux heureux
110 Et partager enfin vos travaux* glorieux ;
Mais souffrez* que mon cœur fasse éclater sa joye,
Et qu’à vos yeux....

REGULUS.

            Priscus quand Rome vous envoye
Je dois vous recevoir comme un de ses enfans
Qu’elle honora toûjours d’emplois* tres importans ;
115 Icy vôtre valeur va hâter la victoire,
Vous allez partager nos perils, nôtre gloire ;
Mais parlez-nous de Rome & du grand Scipion,
A-t-il dans le Senat rétably l’union ?

PRISCUS.

Oüy, Rome reünie est pour vous sans allarmes*,
120 Scipion attend tout de l’effort de vos armes ,
On fait pour leur succés des vœux aux immortels, [p. 7 A iiij]
Et l’encens en tous lieux fume sur leurs Autels.

REGULUS.

Il faudra (s’il se peut) seconder ce beau zele,
Jusqu’icy la fortune à nos armes fidele
125 Prés de nous en esclave a paru s’atacher,    
Mais il est des revers qu’elles peut nous cacher.
C’est aujourd’huy qu’il faut achever cet ouvrage,
Je periray, Priscus, ou je prendray Cartage,
Et je ne puis souffrir* que le peuple Romain
130 Soit jaloux plus long-temps de l’Empire* Africain ;
Rome en veut à Cartage où son espoir se fonde,
Rivalles toutes deux pour l’Empire* du Monde,
L’une a des Amilcars, l’autre des Scipions,
Dont l’Univers a veu les grandes actions,
135 Et dont les noms fameux au Temple de memoire
De Rome & de Cartage éternisent la gloire.

METELLUS.

On attend vostre nom aprés de si grands noms,
Regulus peut marcher avec les Scipions.

REGULUS.

Un discours si flateur a dequoy me confondre ;
140 Seigneur, & si j’osois je pourois vous répondre
Que déja Metellus par cent exploits fameux
A signalé son nom pour le moins autant qu’eux ;
Mais tandis qu’Amilcar est encore en Espagne,
Hastons-nous de finir cette heureuse Campagne,
145 Il amene son fils, c’est le jeune Annibal [p. 8]
Qui doit-estre (dit-on) aux Romains si fatal ;
Ouy, ce jeune Heros éloigné de l’Afrique,
En naissant ennemy de nostre Republique,
Par l’ordre d’Amilcar nous jura dans ces lieux
150 Une haine eternelle à la face des Dieux ;
Et si l’on croit l’augure, & ce qu’on en publie*,
Il fera quelque jour l’éfroy de l’Italie.
Prevenons* cet augure, & hastant nos desseins,
Dans Cartage faisons triompher les Romains.
155 Heureux ! si quelque jour mon fils pouvoit pretendre
D’éteindre un feu* naissant qui doit tout mettre en cendre,
Et que l’on vit combattre avec quelques vertus*
Contre un jeune Annibal un jeune Attilius.
Prés de moy de la guerre il fait l’aprentissage,
160 Il murmure déja de la lenteur de l’âge,
Et le fils d’Amilcar qui sert à l’exciter,
Luy fait prendre le fer qu’il a peine à porter ;
Il cherche les perils, il aime les allarmes*,
Souvent mes yeux de joye en ont versé des larmes ;
165 Mais, Seigneur, pardonnez ce transport trop humain
D’un pere pour un fils digne du nom Romain.

METELLUS.

Seigneur, avec plaisir on voit la noble audace
De ce jeune Heros qui suivra vostre trace.

REGULUS.

Je ne sçay d’où me vient cet importun soucy,
170 Mais souvent je voudrois qu’il ne fust point icy.
Allez vous reposer Priscus dans vostre tente, [p. 9]
Nous allons (s’il se peut) rendre Rome contente,
Et quand il sera temps nostre zele & nos soins*
N’en prendront aujourd’huy que vos yeux pour témoins.

SCENE III.

REGULUS, METELLUS.

REGULUS.

175 Cartage nous fournit une illustre matiere
Pour finir avec gloire une longue carriere :
Seigneur, le monde entier attentif & jaloux
Dans ce siege fameux fixe les yeux sur nous ;
Tout semble maintenant flater nostre esperance,
180 La moitié de l’Afrique est sous nostre puissance,
Preparons à Cartage un assaut general,
Il faut que ce grand jour luy devienne fatal,
Mesme avant qu’Amilcar puisse revoir ses portes
Conduisons à ses murs nos plus braves cohortes ;
185 Si nous tardons encor il peut les secourir,
C’est aujourd’huy qu’il faut triompher ou perir ;
Mais avant que d’aller ou l’honneur nous convie,
Eloignons de ce Camp & mon fils & Fulvie.

METELLUS.

Il ne tiendra qu’à vous de les faire partir
190 Seigneur. [p. 10]

REGULUS.

        Malgré mes feux* il y faut consentir    .
Tous les jours vostre fille augmente nos allarmes*,
A nos moindres perils elle donne des larmes ;
Que seroit-ce grands Dieux ! si de pressans malheurs
Meritoient quelque jour de plus justes douleurs ?
195 Mon fils (vous le sçavez) veut me suivre sans cesse,
L’un & l’autre à son tour m’arreste, m’interesse*,
Et je sens mon panchant & l’amour paternel
Qui livrent à mon cœur un combat eternel ;
J’en rougis, & j’en fais un aveu trop sincere,
200 J’ay le foible souvent d’un amant* & d’un pere,
Loin d’eux j’irois tranquille affronter les hazards,
Je n’aurois point pour moy de si tendres égards,
J’ay peut-estre pour eux trop de soin* de ma vie,
Et Rome, Metellus, n’en est pas mieux servie.

METELLUS.

205 Hé quoy ? dés qu’au combat on vous voit attacher
Des murs des ennemis il faut vous arracher ;
Seigneur dans nostre Camp je n’ay souffert* Fulvie
Que pour charger ses yeux du soin* de vostre vie,
Pour moderer l’ardeur qui vous mene trop loin,
210 Pour ménager un Chef de qui Rome a besoin,
Et j’ay crû vostre fils prés de vous nécessaire
Pour aider aux Romains à conserver le pere.

REGULUS.

Ah ! Seigneur dés ce jour il faut les écarter
Ces objets trop touchans pouroient nous arrester,
215 Au fort de Clypea renvoyons l’un & l’autre, [p. 11]
C’est l’interest de Rome, & le mien, & le vostre.

METELLUS.

Seigneur, il en est temps, je voy trop qu’il le faut,
Que feroient-ils icy dans le jour d’un assaut ?
Allez trouver Fulvie en ce peril extréme,
220 A ce depart, Seigneur, disposez-la vous-mesme,
Pour resoudre son cœur par l’amour agité,
La douceur fera mieux que mon authorité,
J’iray voir vostre fils, & d’un front moins severe
Je luy veux expliquer les ordres de son pere,
225 Il n’est pas temps encor qu’il hazarde des jours
Qui nous seront dans peu d’un utile secours.

REGULUS.

Ainsi, libres, Seigneur, de ce soin* domestique
Avec tranquilité servons la Republique,
Sans qu’aucun interest partage nostre ardeur,
230 Que Rome toute entiere occupe nostre cœur !
Il est temps de finir cette grande entreprise,
Il faut qu’à cet assaut la gloire nous conduise,
Le tribun Mannius doit marcher aujourd’huy,
Et je veux....

METELLUS.

        Gardez-vous de combattre avec luy,
235 Seigneur laissez-moy faire, & n’allez pas vous-mesme,
Exposer vostre teste à quelque stratagesme.
Xantipus ne combat qu’en trompant l’ennemy,
On le sçait. Mannius n’est à vous qu’à demy,
De ce Tribun encor j’ay quelque défiance, [p. 12]
240 Je doute de sa foy, si j’en croy l’apparance
Tous vos plus grands succés il les voit à regret,
Rien n’est plus dangereux qu’un ennemy secret ;
L’affront que vôtre bras luy fit sur le rivage
Avant l’embarquement destiné pour Cartage
245 Peut encor dans son cœur n’estre pas oublié.

REGULUS.

Il me semble depuis qu’il s’est justifié,
J’avois un sentiment, Seigneur, pareil au vôtre,
Mais il fait tous les jours son devoir comme un autre,
Il vient, & son ardeur rassure mes esprits*,
250 Je verray vôtre Fille, allez trouver mon Fils.

SCENE IV.

MANNIUS, REGULUS.

MANNIUS.

Tout flate vos desseins, & tout vous favorise,
Seigneur dans peu de temps Cartage sera prise,
Je viens pour vos donner cet avis important,
Vous devez ménager ce precieux instant,
255 Vous allez triompher, & je viens vous l’apprendre ;
L’endroit que Xantipus prenoit soin* de défendre
Vient tout d’un coup, Seigneur, de tomber à nos yeux
Bien moins par nos efforts que par l’ordre des Dieux ;
Oüy, sans aucun secours de nos fortes machines [p. 13 B]
260 Il s’est ensevely sous ses propres ruïnes,
Avant que l’ennemy le remette en état
Allons, Seigneur, courons l’engager au combat,
Ce poste sera pris si vous voulez paroître.

REGULUS.

Avant que l’attaquer il faut le reconnoître
265 Mannius, & je veux que ce soit avec vous
Malgré tous les soupçons....

MANNIUS.

                Seigneur, quelque jaloux
M’auroit-il prés de vous noircy....

REGULUS.

                    Pour les détruire
Combattez prés de moy, c’est assez vous en dire,
Quand de nous dans un Camp on peut se défier
270 Une grande action sçait nous justifier ;
Sur vous d’aucun soupçon je n’ay plus l’ame atteinte,
D’ailleurs la défiance est l’effet de la crainte,
Je ne puis un moment douter de vôtre foy
Et crois que tout Romain est Romain comme moy.
275 Remplissez dignement une si belle attente,
Dans peu vous reviendrez me trouver dans ma tente,
Que la gloire de Rome anime vôtre espoir,
Vous m’entendez, Tribun, faites vôtre devoir.
[p. 14]

SCENE V.

MANNIUS.

Qu’entens-je Regulus en moy seul se confie,
280 Et je pourray trahïr mon chef & ma patrie ?
Il ne veut plus douter, m’a-t-il dit, de ma foy,
Cependant* Xantipus est d’accord avec moy ;
Si Regulus me suit sa perte est infaillible,
Avec l’Afrique il perd le titre d’invincible,
285 Tous ses plus grands succés deviennent superflus,
Mais Dieux perdant Fulvie il perd encore plus.
Pardonnez-moy grands Dieux ! une telle vengeance,
Fulvie a corrompu mon cœur, mon innocence,
Par toutes les fureurs ce cœur est déchiré,
290 Je suis amant* jaloux, rival desesperé ;
Je sçais trop qu’un secret d’une telle importance
N’admet point en ce Camp la moindre confidence,
Je ne l’ay jusqu’icy confié qu’à ma foy
Et mon secret demeure entre les Dieux & moy.
295 C’est donc vous justes Dieux ! à qui je le confie,
C’est à vous seuls aussi que je me justifie,
Vous avez veu l’affront que Regulus m’a fait,
Et si pour m’en vanger je commets un forfait,
Il osa m’insulter & menacer ma teste
300 Sur la sienne je fais retomber la tempeste*,
Cet affront est gravé trop avant dans mon cœur ;
Le sang des Manlius ne connoît point la peur,
Regulus, ne croy pas qu’une terreur panique [p. 15 B ij]
M’écartât lâchement des rives de l’Afrique ;
305 Mais je ne voulois pas que mon amour caché
Te suivit en triomphe à ton char attaché :
Que dis-je ? dans ce jour si tu prenois Cartage
L’Hymen seroit le prix de ce fameux Ouvrage,
Fulvie ah Dieux ! Non, non, je n’ay plus de remords,
310 Cet hymen à mes yeux presente mille morts,
Détruisons (s’il se peut) cette belle esperance,
Je le dois à ma flamme autant qu’à ma vengeance ;
Allons sans balancer servir nos ennemis,
Et leur tenir enfin tout ce que j’ay promis.
[p. 16]

ACTE II

SCENE PREMIERE.

FULVIE, FAUSTINE, MARCELLE.

FULVIE.

315 PRISCUS est dans ce Camp, enfin Rome est instruite
Du dessein de mon pere & de nostre conduite,
De la part du Senat il a veu Metellus,
Rome connoît pour moy l’amour de Regulus ;
Pardonne, jusqu’icy si je l’ay voulu taire,
320 Mais Faustine, l’amour se plaist dans le mistere ;
Je t’ay caché long-temps que mon cœur en secret
A prevenu* le choix que mon pere en a fait,
Je n’en dois point rougir, il est temps qu’il éclate.
A Regulus, à toy, je deviendrois ingrate,
325 Je puis te découvrir mes mouvemens divers
Quand Rome les approuve avec tout l’Univers.
Tu sçais que premier Chef de la guerre punique
Il défist Amilcar sur les costes d’Afrique,
Que Regulus obtint par l’ordre du Senat, [p. 17 B iij]
330 Les honneurs du triomphe avec le Consulat.
Tu n’estois pas à Rome où je fus amenée,
Je veux te rapeller cette grande journée,
Où je vis ce Heros pour la premiere fois
Vainqueur des Africains & digne de mon choix.
335 Ce brillant appareil, cette pompe de guerre,
Ce débris* de vaisseaux qu’on traînoit sur la terre,
Spectacle à nos regards surprenant & nouveau,
Où la terre portoit les dépoüilles de l’eau ;
Ces lions enchaïnez, ces monstres de l’Afrique,
340 Dont la ferocité dans Rome pacifique
Sembloit s’estre adoucie en quittant leurs desers
De leurs rugissemens n’osoient fraper les airs ;
Mille & mille captifs dans un triste silence
Precedoient le vainqueur, annonçoient sa vaillance,
345 D’aigles & de faisceaux un mélange confus
Dans toute sa splendeur nous fist voir Regulus.
Ce front majestueux, cet air grand & modeste
Soudain de ma memoire effaça tout le reste,
L’applaudir, l’admirer, fust mon unique employ*
350 Enfin, il triompha de l’Afrique & de moy ;

FAUSTINE.

Madame, il me souvient qu’une grande tempeste*
Déroba la moitié d’une telle conqueste ;
Et qu’en l’Isle de Corse où j’abordois alors
Tant de Vaisseaux brisez parurent dans nos Ports....

FULVIE.

355 Tu te trompes, la mer jalouse de sa gloire
Ne fit que rehausser l’éclat de sa victoire ;
La tempeste* parut favorable aux Romains, [p. 18]
Utile à Regulus, honteuse aux Africains ;
Car de tant de Vaisseaux toute la Mer couverte
360 Augmentoit son triomphe, & redoubloit leur perte,
Et ce vaste débris flotant de mers en mers,
En étaloit la pompe aux yeux de l’Univers.
Voila, comme je vis ce vainqueur de l’Afrique,
Ce fameux défenseur de nostre Republique ;
365 J’arresté sur luy seul mes regards curieux,
Et mon cœur paya cher le plaisir de mes yeux.
Non, il faut l’avoüer à la gloire des armes
Faustine, les guerriers ont pour nous plus de charmes,
Leur mérite à nos yeux brille avec plus d’éclat
370 Que ceux de qui la pourpre est toujours au Senat,
On veut voir un Heros qui commande une Armée,
Qui de mille hauts faits* remplit la Renommée,
Tout parle en sa faveur, nostre esprit* prévenu
Nous donne de luy plaire un desir inconnu ;
375 Mais lors qu’un air si grand brille sur son visage,
Que toute sa personne égale son courage,
Qu’un mortel si parfait comblé de tant d’honneurs
Trouve facilement le chemin de nos cœurs.

FAUSTINE.

Madame, ce Heros répond à vostre attente,
380 Vostre ame de ses feux* doit paroître contente.

FULVIE.

Te vanter Regulus, t’avoüer mon ardeur,
Puis-je mieux t’expliquer que je regne en son cœur ?
Ouy, ma main est le prix de Cartage conquise,
On couronne nos feux* aprés cette entreprise,
385 Je veux donc que mes yeux allument tour à tour [p. 19 B iiij]
Le flambeau de la guerre & les feux* de l’amour,
Que mes tendres regards témoins de sa victoire
Animent ce Heros & partagent sa gloire.

FAUSTINE.

On le connoît, Madame, & l’on doit à vos yeux
390 La moitié de ses faits* si grands, si glorieux ;
Mais pourquoy les frayeurs dont vostre ame est atteinte ?
J’ay connû vostre amour en voyant vostre crainte,
Toûjours pour Regulus vostre esprit* allarmé....

FULVIE.

Ne craint-on pas toujours pour un Heros aimé ?
395 Quand je voy les perils qu’il affronte sans cesse,
Faustine en rougissant j’avouray ma foiblesse ;
Je voudrois que sensible à mes empressemens
Il moderât l’ardeur de ses grands sentimens,
Qu’aprés avoir tout fait pour luy, pour sa patrie,
400 Pour moy, pour ma tendresse, il menageât sa vie ;
Hé que veut-il de plus ? son nom vole en tous lieux,
Regulus est connu presque autant que les Dieux,
Il est craint, reveré, l’Afrique, l’Italie
Admirent ses exploits, l’Univers les publie*,
405 Tant de monstres défaits, tant de peuples soumis,
Le rendent la terreur de tous nos ennemis ;
Il va prendre Cartage & remplir nostre attente,
Aprés cela sa gloire en doit estre contente,
Regulus est trop seur de l’immortalité,
410 Et n’en a que trop fait pour la posterité.
[p. 20]

SCENE II

REGULUS, FULVIE, FAUSTINE, MARCELLE.

REGULUS.

NON, non, je n’ay rien fait si je ne prens Cartage,
C’est par-là que je dois couronner mon Ouvrage,
Ce jour va décider, Madame, de mon sort*,
Ces murs vont éprouver nôtre dernier effort ,
415 Mais dans une action d’une telle importance :
Souffrez* que je vous dise icy ce que je pense,
Madame, il faut du Camp vous resoudre à partir
Pour moy, pour vous, pour Rome, il y faut consentir.

FULVIE.

Moy, partir ? moy Seigneur, un tel discours m’étonne* ?

REGULUS.

420 Vôtre pere le veut, la gloire nous l’ordonne,
L’amour s’accorde mal avec de grands desseins,
Et cette austerité de nos premiers Romains ;
Vous ne pouvez au Camp demeurer d’avantage,
On va bien-tôt donner un assaut à Cartage,
425 Le tumulte, les cris, & l’horreur des combats, [p. 21]
Ce mélange confus d’armes & de Soldats,
Ce terrible apareil vous rendroit trop timide*,
Souffrez* malgré l’amour que la gloire vous guide
Madame, au nom des Dieux partez avec mon Fils.

FULVIE.

430 Quoy ? Seigneur, vous allez joindre les ennemis ?
Ah ! je ne croyois pas que l’heure en fût si proche,
Que je crains pour mon cœur cette fatale aproche ?
Mon Pere & mon Amant* vont s’exposer tous deux ;
Que seroit-ce grands Dieux ! si ce jour malheureux
435 Alloit dans ce combat me ravir l’un ou l’autre,
Differez-le, Seigneur, mon interest... le vôtre...
Non.... Cartage ne peut tenir encor long-temps,
Et sans vous exposer tous deux....

REGULUS.

                Je vous entends ;
Mais, Madame, est-il temps de parler de tendresse,
440 De grace cachez-moy toute vôtre foiblesse,
Vôtre cœur me tient mal ce qu’il m’avoit promis,
Il devroit me presser d’aller aux ennemis,
S’il m’aimoit en effet prendre soin* de ma gloire,
Et hâter aujourd’huy ma derniere victoire.

FULVIE.

445 Hé ? ne craignez-vous point Seigneur de trop oser ?
Est-ce qu’un General doit ainsi s’exposer ?
Que dis-je ! en ce moment une nouvelle crainte,
De noirs pressentimens dont mon ame est atteinte
Me font pâlir pour vous ; c’en est assez Seigneur,
450 Vous devez vous fier aux troubles de mon cœur,
Des volontez du Ciel ces muets Interpretes [p. 22]
Présagent nos malheurs par des craintes secretes,
Et ces pressentimens plus seurs que nos Devins,
Nous marquent quelquefois les Arrests des destins.

REGULUS.

455 Je crains peu du destin le caprice funeste,
Je feray mon devoir, les Dieux feront le reste
Madame, & je rougis de tarder si long-temps
A remplir des devoirs à ma gloire importans ;
Cartage sera prise, ou bien mes funerailles
460 Se feront aujourd’huy surs ses propres murailles ;
Plaise aux Dieux que ma mort en cause le débris !

FULVIE.

Grands Dieux ! ne payez pas l’Afrique d’un tel prix ?
Y dussiez-vous encore joindre la terre & l’onde,
Ce seroit trop payer la conqueste du monde.

REGULUS.

465 Au nom des Dieux, partez, éloignez-vous de nous,
Le fort de Clypea sera plus seur pour vous ;
Retournez-y, Madame, & par l’ordre d’un pere,
Par les vœux d’un Romain à qui vous estes chere,
Vos jours sont exposez dans un Camp.

FULVIE.

                    Non, Seigneur,
470 Dissipez pour mes jours cette injuste terreur,
Auprés de Regulus je n’ay point ces foiblesses,
Vostre Camp est plus seur que mille forteresses,
Je seray plus tranquille auprés de vostre bras [p. 23]
Que dans Rome, Seigneur, où vous ne serez pas.

REGULUS.

475 Madame....

FULVIE.

Si ma crainte a trop osé paroître,
D’un premier mouvement un cœur n’est pas le maître,
Foible comme je suis dans ces perils pressans,
Si je n’ay pas gardé d’empire* sur mes sens,
Pardonnez-moy, Seigneur. Courez à la victoire,
480 J’ay de quelques momens retardé vostre gloire ;
C’est un crime (il est vray) que mon cœur a commis,
Il estoit le plus grand de tous vos ennemis,
Pour l’en punir partez, oubliez sa tendresse,
Et que la gloire soit vostre unique maîtresse*.
[p. 24]

SCENE III.

METELLUS, REGULUS, FULVIE, FAUSTINE, LEPIDE.

REGULUS.

485 Ah ! Seigneur, servez-vous de vostre authorité,
Je ne puis rien gagner sur son cœur agité,
Mon fils partira seul, & malgré nostre envie.....

METELLUS.

Vostre fils veut partir encor moins que Fulvie,
J’ay parlé, mais en vain j’ay voulu preparer
490 Son cœur à ce départ qui l’a fait soûpirer*,
Protestant que plutost il cessera de vivre,
Loin de partir, Seigneur, il s’appreste à vous suivre.

REGULUS.

Il ne veut point partir, je l’avois pressenty,
Et son cœur, grace au Ciel, ne s’est point démenty,
495 Puisqu’il veut demeurer, Seigneur, je vous avoüe
Qu’un pareil sentiment mérite qu’on le loüe,
Il est digne de moy, qu’il demeure ; mais Dieux !
Conjurez-la, Seigneur, d’abandonner ces lieux,
J’adore* sa vertu*, je cheris sa tendresse,
500 Je cours où mon devoir m’appelle, & je vous laisse,
à Lepide.
Adieu, Madame, vous prenez soin* de mon fils.
[p. 25 C]

SCENE IV.

METELLUS, FULVIE, FAUSTINE, MARCELLE.

METELLUS.

He’ quoy ? donc nous serons tous deux desobeïs,
Regulus vous parloit à ma seule priere
Ma fille, & vous dictoit l’ordre de vostre pere ;
505 Mais je veux qu’en ce jour mes ordres soient suivis,
Ne prenez pas pour vous d’exemple sur son fils,
Il a charmé mon cœur osant me contredire,
Nous devons de bonne heure à la guerre l’instruire,
Et lorsque dans ce Camp tout doit le retenir,
510 De contraires raisons vous en doivent bannir.

FULVIE.

Le fils de Regulus ne quitte point son pere ;
Je suis auprés de vous, Seigneur, puis-je mieux faire ?
Et quand Attilius fait voir un cœur si grand,
Me croyez-vous, Seigneur, plus foible qu’un enfant ?

METELLUS.

515 Ne soyez plus ma fille à mes desseins contraire,
Partez dés ce moment si vous voulez me plaire,
Le Tribun Mannius s’offre à vous escorter,
De l’armée aujourd’huy je voudrois l’écarter,
J’ay mes raisons. Allez, je vous donne ma garde, [p. 26]
520 Et sans plus refléchir sur ce qui vous regarde,
Croyez que je travaille à vostre seureté.

FULVIE.

Seigneur, je sçay pour moy quelle est vostre bonté :
Mais si j’osois encor vous faire une priere,
Sans blesser le respect que je dois à mon pere,
525 Sensible à mes desirs souffrez* au nom des Dieux,
Pour admirer vos faits* que je sois dans ces lieux :
D’ailleurs, à ce refus Mannius m’authorise,
Veut-on qu’à Clypea ce Tribun me conduise,
Luy que j’ay vû toujours envieux & jaloux...

METELLUS.

530 Si vous le haissez, nous le haissons tous ;
Je l’honore, il est vray, mais c’est par politique,
Ah ! que n’est-il plutost à Rome qu’en Afrique ?
Sous l’apas specieux de conduire vos pas,
Je voudrois qu’en ce Camp Mannius ne fust pas,
535 Qu’il fust à Clypea quand nous prendrons Cartage,
Je l’ay mesme tantôt fondé sur ce voyage ;
Et bien qu’il m’ait paru quelque temps agité,
Il a receu cette offre avecque avidité.

FULVIE.

Seigneur, si vous m’aimez épargnez-moy des larmes.

METELLUS.

540 Ma fille, ignorez-vous le caprice des armes ?
Sans attendre du sort l’evenement* douteux, [p. 27 C ij]
Allez à Clypea pour nous faire des vœux.

FULVIE.

Exilée, incertaine, importune à moy-mesme,
Quel Dieu puis-je implorer dans ce desordre extrême ?
545 Ce n’est point par des vœux qu’il faut vous secourir,
Je dois prés de vous vivre, ou prés de vous mourir.

METELLUS.

Puisque vous faites voir un si noble courage
Demeurez, vous verrez l’attaque de Cartage ;
Mais de cette vertu* ne vous démentez pas,
550 Encore un coup, songez au destin des combats,
De ses evenemens* le caprice est extresme,
Quoy qu’il arrive enfin soyez toujours la mesme ;
Mannius doit venir pour vous prester la main,
Dites-luy que pour vous j’ay changé de dessein ;
555 Adieu, mais oubliez toute vostre foiblesse.
[p. 28]

SCENE V.

FULVIE, FAUSTINE.

FULVIE.

Ciel ! que ne dois-je point à sa juste tendresse,
Nous ne partirons point, nous serons les témoins....
Mais pourquoy Mannius prend-il de nouveaux soins* ?
Pourquoy pour m’escorter s’offre-t-il à mon pere ?
560 Pourquoy ?....mais j’en sçay trop penetrer le mistere.
[p. 29 C iij]

SCENE VI.

MANNIUS, FULVIE, FAUSTINE.

MANNIUS.

Madame, tout est prest si vous voulez partir,
A ce juste départ vous devez consentir,
Les crainte, les perils... sur tout l’amour d’un pere
M’ont honoré d’un choix....

FULVIE

                Il n’est pas necessaire,
565 Je demeure en ce Camp, & n’en veux point partir,
Mon pere a la bonté d’y vouloir consentir ;
Mais vous, quand tout s’apreste, & que pour la patrie
Chacun avecque ardeur court exposer sa vie,
Par quel motif, Seigneur, bizarre ou généreux
570 Prenez-vous un dessein si contraire à mes vœux ?
Lorsque de tous costez le fer commence à luire,
Vous voulez vous charger du soin* de me conduire ;
Certes, un tel employ* qui cherche le repos
Dans cette occasion sied mal au grands Heros ;
575 Que vos empressemens cessent de me contraindre ?
Où mon pere est, Seigneur, je ne vois rien à craindre,
Je sçauray partager les perils avec luy ;
Allez à Clypea nous attendre aujourd’huy.
[p. 30]

SCENE VII.

MANNIUS.

Ah ! sans aller si loin, vous iriez à Cartage,
580 Vous qui m’osez tenir ce superbe langage ?
Justes Dieux ! je touchois au bien-heureux moment,
Où j’allois enlever la Maîtresse* & l’Amant* ;
Du jaloux Metellus la haine & la prudence,
Avecque mon amour estoient d’intelligence ;
585 Il me livroit Fulvie en voulant m’éloigner,
Et j’allois mettre aux fers qui m’ose dédaigner ;
Mais du moins assurons ma premiere entreprise,
Regulus qui m’attend la flatte & l’authorise,
Tandis que pour l’assaut il donne ordre aux soldats,
590 Il faut vers Xantipus que je guide ses pas ;
Ouy, ce poste qu’il veut avec moy reconnoître,
Luy va couter le jour, ou luy donner un maître.

Fin du second Acte.

[p. 31 C iiij]

ACTE III.

SCENE PREMIERE.

METELLUS, PRISCUS.

METELLUS.

Est-il donc vray, Priscus ?

PRISCUS.

                Vous en estes surpris ;
Mais il n’est que trop vray que Regulus est pris,
595 Xantipus est vainqueur, & par son artifice
Il a fait à Cartage un si grand sacrifice ;
J’ay peine à r’assurer tout le Camp étonné*,
Le soldat est confus, abatu, consterné ;
Xantipus laissoit voir un endroit de Cartage,
600 Dont il avoit exprés fait tomber tout l’ouvrage ;
Il estoit découvert, facile & mal gardé,
Regulus pour le voir de prés s’est hazardé,
(Vous sçavez que luy-mesme il veut tout reconnoître)
Il défend qu’on le suive, & l’on n’ose paroître ;
605 Enfin par le conseil du Tribun qui le perd, [p. 32]
Il avance pour voir ce poste à découvert ;
A peine ont-ils marché, que la terre s’entr’ouvre,
Par des lieux soûterrains l’ennemy se découvre ;
A chaque instant la terre enfante des soldats,
610 Qui courent tous en foule au devant de ses pas,
Regulus est surpris du nombre qui l’acable ;
C’est envain qu’il se sert de son bras redoutable,
Quand le destin jaloux contraire à son grand cœur
Fait briser son épée & trahit sa valeur,
615 (A combien d’Africains eut elle esté funeste ?)
Seigneur, il est aisé de deviner le reste,
Au cry des Ennemis nous avons fait alors,
Pour sauver Regulus d’inutiles effors ;
Mais enfin on connoît leur fatal artifice,
620 Aussi-tôt qu’on avance on trouve un précipice ;
Tout s’ébranle, tout tombe, & s’ouvre sous nos pas,
Et nous aurions trouvé mille & mille trépas,
N’estoit que pour garder ce qu’il venoit de prendre,
Xantipus a gagné ces murs sans nous attendre ;
625 Cependant* Mannius s’est sauvé de ses mains,
Et seul est revenu dans le Camp des Romains.

METELLUS.

Qu’entens-je Dieux cruels ! la prise d’un tel homme
Va faire le destin de Cartage & de Rome ;
J’attendois nouvel ordre à marcher sur ses pas,
630 J’y disposois les cœurs des Chefs & des soldats,
Quand je me preparois à combattre, à le suivre,
Aux mains des ennemis la fortune le livre ?
Pour ce Heros, pour nous, quel étrange revers ?
Sa chûte entraînera celle de l’Univers.
635 Toy, demon des combats qui des armes decides, [p. 33]
Dans un abysme affreux toy-mesme tu le guides ?
Cartage est aux abois, & tu veux la sauver,
Abaisser les Romains pour la mieux relever ;
Quel retour impréveu pour nous, pour sa famille ?
640 Que deviendra son fils ? que deviendra ma fille ?
Et quand ils apprendront cet accident affreux,
Ah ! Priscus j’en soupire & pour nous & pour eux.

PRISCUS.

Seigneur, j’ay défendu, sur peine de la vie,
Qu’aucun n’en annonçât la nouvelle à Fulvie ;
645 Elle est triste, inquiete, & semble pressentir
Les malheurs que son cœur sçaura trop ressentir.

METELLUS.

De quels maux sa douleur va-t’elle estre suivie ?
Mais Dieux ? j’en entrevoy de grands pour la patrie ;
Que ferons-nous, Priscus, tentons un autre assaut,
650 Pour vanger cet affront tout est prest, il le faut ;
R’animons les soldats, & courons à leur teste,
Pour chasser loin de nous la prochaine tempeste*,
Et l’épée à la main, bien loin d’estre vaincus,
Mourons devant Cartage ou sauvons Regulus.

PRISCUS.

655 Seigneur, voicy Fulvie, ah ! cachons luy de grace
Du sort de Regulus la cruelle disgrace,
D’un funeste recit épargnons luy l’éclat.
[p. 34]

SCENE II.

FULVIE, FAUSTINE, METELLUS, PRISCUS.

FULVIE.

Seigneur, apprenez-moy le succés du combat,
Je cours pour m’en instruire, & n’en puis rien apprendre,
660 Le soldat interdit* refuse de m’entendre,
Ma voix impose à tous le silence & l’éfroy,
On n’ose me répondre, on s’éloigne de moy ;
Mais quoy ? Mon pere mesme évite ma presence,
Seigneur de tant d’horreurs que faut-il que je pense ?
665 Qu’est-il donc arrivé de funeste pour nous,
Et pourquoy Regulus n’est-il pas avec vous ?

METELLUS.

Ne me demandez rien, cessez de nous contraindre,
Laissez-nous, pour ses jours vous ne devez rien craindre,
Allons Priscus,

FULVIE.

            Souffrez* que je suive vos pas,
670 Seigneur.

METELLUS.

[p. 35]
    Non, demeurez, & ne me suivez pas,
Ce qu’exige aujourd’huy le sort de ce grand homme,
Tout ce qu’attend de nous & le Senat & Rome
Demande un prompt conseil à nous seuls reservé
Ma fille, où le secret sur tout soit observé.

FULVIE.

675 Ah ! Je n’entens que trop ce secret qu’on veut taire,
Il ne l’est que pour moy, j’en perce le mistere ;
Envain vous r’assurez mes timides* esprits*,
Je voy la verité sur vos fronts interdits*,
Pour m’épargner des pleurs vostre tendresse exige...
680 Ah ! Regulus est mort ?

METELLUS.

            Il est vivant, vous dis-je,
R’assurez-vous, ma fille ;

FULVIE.

            Il est vivant Seigneur,
Devant moy, cependant*, vous changez de couleur ;
Si vous me dites vray, s’il faut que je vous croye,
Dés ce mesme moment souffrez* que je le voye,
685 N’attestez* point icy les hommes & les Dieux,
Mon cœur n’en croira plus desormais que mes yeux.

METELLUS.

[p. 36]
Vous le verrez dans peu, nous allons dans sa tente,
Soyez moins inquiete, ou soyez plus constante,
Ayez pour Regulus moins de crainte & d’ennuy*,
690 Montrez-vous à nos yeux aussi ferme que luy ;
Il est quelques perils où la guerre nous livre,
Je sors, & vous défens, ma fille, de nous suivre.

SCENE III.

FULVIE, FAUSTINE.

FULVIE.

Mon pere de ces lieux me défend de sortir
De cet ordre cruel que dois-je pressentir ?
695 Fortune, je ne vois aux lieux où tu me guides
Que des yeux égarez, des visages timides*
Où regne la pâleur, le silence, & l’effroy ;
Tu trahis Regulus, c’en est fait, je le voy,
Mon pere affecte envain des dehors de Constance,
700 Et Priscus a paru moins ferme en ma presence,
Pour épargner mes pleurs, ah ! mortels déplaisirs,
On me cache ou sa mort ou ses derniers soûpirs ;
Mais on m’ordonne envain de paroistre constante
Faustine, allons, suivons mon pere dans sa tente,
705 Le respect ne peut rien sur un cœur plein d’effroy,
Si Regulus est mort tout est perdu pour moy.

FAUSTINE.

[p. 37 D]
Non, de trop de douleur vostre crainte est suivie,
Metellus & Priscus répondent de sa vie,
A cette vaine erreur pourquoy vous attacher ?

FULVIE.

710 Et s’il estoit vivant pourquoy me le cacher ?
On nous trompe, te dis-je, allons, courons nous rendre....
Mais je voy Mannius, que venez-vous m’apprendre
Mannius.

SCENE IV.

MANNIUS, FULVIE, FAUSTINE.

MANNIUS.

        Des malheurs où je n’ose penser,
Et je tremble, Madame, à vous les annoncer,
715 Pour Regulus enfin vostre tendresse est vaine,
Et nous venons de perdre un si grand Capitaine.

FULVIE.

Il est mort, me trompais-je, helas !

MANNIUS.

[p. 38]
                    Il n’est pas mort
Madame.

FULVIE.

        Où donc est-il, parlez, quel est son sort ?

MANNIUS.

Guidé par son grand cœur, il alloit reconnoître
720 L’endroit qui de Cartage eut pût le rendre maître,
Quand un piege fatal dont il s’est vût surpris,
L’a fait tomber vivant aux mains des ennemis.

FULVIE.

Regulus n’est pas mort, Faustine, je respire,
Il est vivant encor pour nous, & pour l’Empire* ?

MANNIUS.

725 Cessez de vous flater malgré tous nos souhaits,
Nos cruels ennemis ne le rendront jamais ;
De la prise, Madame, ils sçavent l’importance,
Pour le rendre aux Romains ils ont trop de prudence,
Et vos vœux & vos pleurs pour luy sont superflus,
730 Il n’y faut plus penser.

FULVIE.

            Je ne le verray plus ?
Ah juste Dieux !

MANNIUS.

[p. 39 D ij]
            Je sens le coup qui vous acable,
Mais sa perte pour vous n’est pas irreparable,
Il est tant de Romains dont le sang, les vertus*,
Pouroient encor, Madame....

FULVIE.

                Arrestez Mannius ;
735 Qu’osez vous avancer, d’où vous vient tant d’audace ?
Hé quoy ? sans respecter sa nouvelle disgrace,
Couvrant adroitement vos insolens propos,
Vous osez comparer quelqu’un à ce Heros ;
Je sçay que de tout temps une maligne envie
740 A tâché de noircir tout l’éclat de sa vie,
Qu’il est quelques Romains jaloux de sa grandeur,
Sans estre compagnons de sa haute valeur....
Mais où sont ces Romains dont le nom peut me plaire ?

MANNIUS.

Ouy, Madame, il en est de race Consulaire*,
745 Du sang des Scipions, du sang des Manlius,
Qui ne cederoient pas au sang d’Attilius.

FULVIE.

Je vous entens, Seigneur, il est d’illustres races,
Mais quand leurs décendans s’écartent de leurs traces,
Que du sein du repos il faut les arracher,
750 Qu’il faut dans le peril les contraindre à marcher,
(Pardonnez-moy, Seigneur, si ma juste memoire
De semblables Romains me r’apelle l’histoire ;)
Mais quand de ses ayeux* on n’a pas les vertus*, [p. 40]
C’est envain que l’on sort du sang des Manlius ;
755 Envain vous vous parez de cet honneur supréme !
Non, Tribun, il faut estre illustre par soy même,
Sans se mettre à l’abry de ces noms glorieux,
Il faut compter ses faits*, & non pas ses ayeux*.

MANNIUS.

Madame, c’en est trop, & mon ame agitée....
760 Mais on doit excuser une amante* irritée,
Dont les premiers transports toujours impetueux,
Forment ces sentimens fiers* & tumultueux ;
Ainsi, sans repousser un si sanglant outrage,
J’en remets la vengeance aux armes de Cartage,
765 Je sens, comme je dois ces mépris éclatans,
Et vous me connoîtrez, Madame, avec le temps.

SCENE V.

FULVIE, FAUSTINE.

FULVIE.

Lasche, pour te punir d’une telle insolence,
Les plus sanglants mépris serviront ma vengeance ;
Quand tu vois Regulus des Dieux abandonné,
770 Aux fers des Africains ce Heros enchaîné ;
Perfide, tu pretens en tirer avantage,
Quand pour luy la fortune a changé de visage,
Sa disgrace affermit mes sermens & ma foy, [p. 41 D iij]
Et redouble aujourd’huy l’horreur que j’ay pour toy ;
775 Ah ! Lepide, parlez, dites, que fait mon pere,
Que dois-je craindre, helas ! que faut-il que j’espere ?

SCENE VI.

LEPIDE, FULVIE, FAUSTINE.

LEPIDE.

Ah ! Madame, esperez que dans peu les Romains
Reprendront Regulus des mains des Africains,
On va mettre en usage & le fer & la flâme,
780 Nous entreprendrons tout. Mais apprenez, Madame,
Qu’un Heraut est venu de la part d’Asdrubal,
Qu’on l’a fait avancer en suite du signal,
Qu’il est dans le Conseil.

FULVIE.

                Ah ! je tremble, & je n’ose
Esperer....

LEPIDE.

        On ne sçait encor ce qu’il propose.

FULVIE.

785 Plaise aux Dieux qu’en ce jour il propose la paix
Lepide, ce sont là mes plus ardans souhaits !
[p. 42]

SCENE VII.

METELLUS, PRISCUS, FULVIE, FAUSTINE, LEPIDE.

METELLUS.

Pour épargner vos pleurs & vostre ame étonnée*,
J’avois de Regulus caché la destinée
Ma fille, il estoit pris, mais calmez vostre éfroy,
790 Regulus est vivant & revient sur sa foy.

FULVIE.

Il revient ? pour son fils, & pour nous que de joye ?

METELLUS.

Asdrubal prés de nous dans ce camp le renvoye,
Dans peu nous l’y verrons, r’assurez vos esprits* ;
Allez, & portez en la nouvelle à son fils.

FULVIE.

795 J’obeïs,

METELLUS à Lepide.

Laissez-nous.
[p. 43 D iiij]

SCENE VIII.

METELLUS, PRISCUS.

METELLUS.

                Mon ame est allarmée,
Regulus sur sa foy vient rejoindre l’armée,
Mon cœur en est content & chagrin tour à tour,
J’ay pleuré de sa prise, & je crains son retour.
Tout le Camp est charmé de revoir ce grand homme,
800 Mais il en va couter à la gloire de Rome ;
Et sans plus refléchir sur mon premier dessein,
J’estime Regulus, mais je parle en Romain ;
Ouy, magré nos projets & le nœud qui nous lie,
Que faudra-t’il donner pour le prix de sa vie ?
805 Et bien qu’il ait pour luy mes plus tendres souhaits,
Il faudra la payer d’une honteuse paix,
Il faudra qu’il en coûte à nostre Republique
Pour prix de sa rançon la perte de l’Afrique ;
Asdrubal en vainqueur ne nous doit imposer
810 Que des conditions qu’on ne peut refuser ;
Ah ! Seigneur, aujourd’huy que de prises de Villes,
Que des combats donnez, que d’assauts inutilles ?
Xantipus à son gré va nous donner des loix,
Et l’on perd en un jour l’ouvrage de six mois ;
815 Ainsi, sans regarder ny moy, ny ma famille,
Ny mon propre panchant, ny celuy de ma fille,
J’avoüe en ce moment que je suis combatu [p. 44]
Par ces grands interests & ceux de ma vertu*,
Je payrois de mon sang une si belle vie,
820 Pourveu qu’elle coutât moins cher à ma patrie.

PRISCUS.

Ces sentimens, Seigneur, dignes de Metellus,
Me font vous admirer & plaindre Regulus ;
Pardonnez si je suis d’un sentiment contraire.
Quoy qu’on fasse pour luy, l’on n’en sçauroit trop faire,
825 Rome pour sa rançon ne doit rien refuser,
Si l’Afrique est son bien, il en peut disposer ;
S’il faut aux ennemis remettre quelques Villes,
Quelques forts, leurs desseins par là sont inutilles ;
Renvoyant dans ce Camp Regulus à ce prix,
830 Ils nous rendent le bras qui les avoit conquis,
De leur tout accorder, on ne peut se défendre,
Et si nous rendons tout, il sçaura tout reprendre.

METELLUS.

Non, je ne doute point de ses faits* éclatans,
Mais il faut du bon-heur, des troupes & du temps ;
835 J’ay le mesme penchant pour luy qui vous entraîne,
Vous parlez en soldat, je parle en Capitaine ;
Mais dans l’art de la Guerre, il faut tout déferer*
A l’interest public que l’on doit reverer ;
1 ses vertus*, & je parle pour Rome,
840 Quelque soit ce Heros, un Heros n’est qu’un homme ;
Priscus, & quelques soient ses genereux desseins,
Le doit-on préferer au reste des Romains ?
J’ignore cependant* le dessein qui l’ameine, [p. 45]
Mais s’il parle de Paix nostre honte est certaine ;
845 Il faut rendre l’Afrique, & recevoir des loix
De Xantipus vaincu, de Cartage aux abois,
Voir triompher de nous la fortune & l’envie ?
Ceder au temps, & voir nostre gloire flétrie.

PRISCUS.

Ah ! pour la relever, Seigneur, avecque éclat,
850 Souffrez*-moy de parler & d’agir en soldat :
Enfin sans balancer r’animons nostre audace,
Par un dernier effort emportons cette Place,
Attaquons à l’instant ses plus forts bastions,
J’entreprens cette attaque avec mes legions ;
855 C’estoit vostre dessein, il en est temps encore,
Le soldat fera tout pour un Chef qu’il adore*,
Remplissons les destins qui nous furent promis,
Arrachons Regulus des mains des ennemis ;
Il faut ne rendre rien, & hazardant nos testes,
860 Conquerir ce Heros pour garder ses conquestes.

METELLUS.

J’y souscrirois, Seigneur, vos genereux avis
Secondez par nos bras seroient bien-tôt suivis ;
Mais j’ay donné parole, & la treuve est concluë,
Il nous faut dans ce Camp en attendre l’issuë,
865 Regulus la demande & l’exige de nous,
Il faut le voir, l’entendre, & suspendre nos coups ;
De mille mouvemens je sens mon ame atteinte
De joye & de douleur, d’esperance & de crainte,
Je crains pour luy, pour Rome, & j’aime tous les deux,
870 Pour l’un & l’autre enfin je partage mes vœux,
Mon sentiment, Seigneur, s’accorde avec le vostre, [p. 46]
Et je voudrois donner mes jours pour l’un & l’autre.

SCENE IX.

LEPIDE, METELLUS, PRISCUS.

LEPIDE.

Seigneur, Regulus vient, j’ay dû vous avertir
Que des murs de Cartage on l’avoit vû sortir ;
875 Sur sa foy l’Africain prend tant de confiance,
Que seul & sans escorte on le voit qui s’avance,
Il marche vers ces lieux,

METELLUS.

                Faisons nostre devoir,
A la teste du Camp allons le recevoir.

Fin du troisième Acte.

[p. 47]

ACTE IV.

SCENE PREMIERE.

MANNIUS.

Quel retour impréveu ? j’ay peine à me connoître,
880 Devant moy dans ces lieux Regulus va paroître ;
Quel destin le r’ameine ? Et d’où vient qu’Asdrubal
Renvoye en nostre Camp son ennemy fatal ?
On va tenir conseil, il faut que je m’y rende,
J’y verray Regulus ? Dieux ! que je l’apprehende ?
885 N’aura-t’il point sur moy jetté quelque soupçon
Du trait* de Xantipus & de ma trahison ?
Abandonnons le Camp & fuyons dans Cartage ;
Non.... il faut demeurer sans changer de visage,
Je découvrirois tout à mon fier* ennemy,
890 Ce seroit le sauver que le perdre à demy ;
Xantipus me r’assure, & me sera fidele,
Hé ! qui pouroit douter de ma foy, de mon zele ?
Il faut m’abandonner en aveugle à mon sort,
Je perds Fulvie, helas ! & je cherche la mort.
[p. 48]

SCENE II.

LEPIDE, MANNIUS.

LEPIDE.

895 Seigneur, quand tout le Camp marque tant d’allegresse,
Qu’à revoir Regulus tout le monde s’empresse,
Que le moindre soldat de chaque legion
Court luy marquer son zele en cette occasion,
Je vous trouve vous seul, triste & mélancolique,
900 Qui semblez dédaigner l’allegresse publique.

MANNIUS.

Chacun a ses raisons, ainsi que ses chagrins ;
Mais quoy ! de son retour que pensent les Romains ?

LEPIDE.

De son retour, Seigneur, c’est la paix qu’on espere.

MANNIUS.

à part.
La paix ? ah justes Dieux !.... mais non, je dois me taire,
905 Vous estes peu Romain, Lepide, je le voy,
Vous n’en penetrez pas les suittes comme moy,
Et c’est estre ennemy de nostre Republique, [p. 49 E]
De parler d’une paix qui couteroit l’Afrique.

LEPIDE.

Pour sauver Regulus nous la souhaitons tous,
910 Et nous sommes Romains, Seigneur, autant que vous.

MANNIUS.

Quoy ? souhaiter à Rome une paix si honteuse ?

LEPIDE.

A Rome elle ne peut estre que glorieuse,
Puisqu’une telle paix va luy rendre aujourd’huy
Son plus grand défenseur, & son plus ferme apuy,
915 Le bras qui l’agrandit par plus d’une victoire,
L’auteur de son triomphe, & celuy de sa gloire.

MANNIUS.

Vous estes bien zelé, mais tous les vrais Romains
Auront peine à souscrire à de pareils desseins.

LEPIDE.

Seigneur toute l’armée est preste d’y souscrire,
920 Et vous serez le seul qui l’ose contredire,
Nous le verrons bien-tôt, & déja Metellus....

MANNIUS.

Juste Ciel ! il avance avecque Regulus.
[p. 50]

SCENE III.

REGULUS, METELLUS, PRISCUS, LEPIDE, MANNIUS.

REGULUS.

La fortune, Romains, vient de changer de face,
On en doit fierement soûtenir la disgrace ;
925 Si vous voyez en moy par un bizarre effort
Un exemple fameux des caprices du sort ;
Si mon bras a manqué la prise de Cartage,
C’est dans un grand revers qu’on voit un grand courage ;
Mille & mille succés sembloient m’avoir promis
930 Que je devois dompter tant de fiers* ennemis,
Les entraîner un jour au pied du Capitole,
Vous me voyez captif ; mais ce qui me console,
J’ay remply mon devoir, & si je suis vaincu,
C’est la faute du sort & non de ma vertu*.
935 Apprenez donc icy le sujet qui m’ameine,
Si l’on ne fait la paix ma disgrace est certaine ;
Xantipus la demande & l’exige de moy,
Asdrubal me renvoye en ce Camp sur ma foy ;
Si la paix dans ce jour avecque eux n’est concluë,
940 Par eux à mon retour ma mort est resoluë,
Il n’en faut point douter, j’en ay vû les aprêts,
Mais sçachez à quel prix ils veulent cette paix.
D’un coup d’oeil vous voyez tout ce qu’ils nous demandent,
Et vous ne doutez pas de tout ce qu’ils pretendent ;
945 Le fort de Clypea par nos armes conquis, [p. 51 E ji]
De mes jours malheureux doit devenir le prix :
Que dis-je, ils reprendront pour garantir ma teste
L’Afrique qui se voit déja nostre conqueste ;
Ils demandent encor pour fruit de cette paix
950 Tant d’illustres captifs que sur eux on a faits ;
Envain j’ay demandé qu’on deputât un homme
Pour avoir les avis du Senat & de Rome ;
Ils veulent que le Camp, & non pas le Senat,
Decide en cet instant d’un point si delicat ;
955 Et comme ils estoient prêts d’entrer dans l’esclavage,
Ils veulent que l’armée abandonne Cartage ;
Voila ce qu’on propose, & ce qu’on veut de nous :
Que pensez-vous Romains que j’exige de vous ?
Ils demandent la paix, qu’on leur fasse la guerre,
960 Que la flâme & le fer desolent cette terre,
Et quoy qu’à Regulus il en puisse couter,
Continuez la guerre, il vient vous y porter.
Romains, je vous l’avouë en ce peril extréme,
Pour vous persuader je suis venu moy-mesme,
965 La paix plus que la mort m’a donné de l’effroy,
J’ay tremblé des bontez que vous auriez pour moy ;
Ainsi, je vous défens de racheter ma vie
Par cette paix honteuse & pleine d’infamie.

METELLUS.

Je ne suis point surpris de cette fermeté
970 Qui vous fait voir la mort avec tant de fierté**
Seigneur, depuis long-temps vostre ame accoutumée
A soutenir l’éclat de vostre renommé,
Vous imposa toujours les plus austeres loix,
Et c’est un vray Romain qu’en vous je reconnois ;
975 Mais, Seigneur, il y va de l’interest de Rome, [p. 52]
De conserver toujours pour elle un si grand homme ;
Je ne puis, sans fremir, seulement écouter
La perte qu’aux Romains l’Afrique doit couter ;
J’en répons, le Senat malgré la noire envie,
980 Ne veut point la payer d’une si belle vie,
Je suis seur de la paix.

REGULUS.

            Metellus, arrestez,
Et parlez autrement si vous vous consultez ;
Un homme tel que vous, un homme Consulaire*
Doit parler en Romain sans fard & sans mistere,
985 L’amitié sur l’état ne doit point prevaloir,
Vous sçavez en secret que je fais mon devoir,
Vous m’en applaudissez dans le fonds de vostre ame,
Et sans donner les mains* à cette paix infame,
Quoy que vous m’imposiez une contraire loy
990 Metellus, j’en suis seur, vous feriez comme moy.

METELLUS.

Rendons les prisonniers, ou qu’ils soient vostre ostage
Tant d’illustres captifs sont la fleur de Cartage,
Ces braves Africains.....

REGULUS.

            Non, je vous le défens,
Ce seroit leur laisser de braves combatans,
995 Des Chefs dont la valeur peut servir contre Rome,
Et perdant Regulus, vous ne perdez qu’un homme.

PRISCUS.

[p. 53 E iij]
Un homme tel que vous dans l’ardeur des combats,
Sçait conduire, animer plus de cent mille bras ;
Enfin nous perirons plûtôt que de vous rendre,
1000 Que l’adroit Xantipus vienne icy vous reprendre ?
Qu’Asdrubal de nos mains vienne vous arracher ?
Cette prise, Seigneur, leur poura couter cher.

REGULUS.

Non, je retourneray malgré vous dans Cartage,
J’ay donné ma parole, elle est mon seul ostage ;
1005 Je la tiendray, Priscus, ainsi que j’ay promis,
Et je vais me livrer aux mains des ennemis.

LEPIDE.

Quoy ? de tant de vertus* mesme en nostre presence,
Une cruelle mort seroit la recompense ?

REGULUS.

Il faut tranquillement obeïr à son sort,
1010 Voir d’un visage égal & la vie & la mort,
Et l’on doit préferer le trépas à la vie,
Aussi-tost qu’il devient utile à la patrie.

PRISCUS.

Hé quoy ? Seigneur, faut-il qu’un lâche Xantipus....

REGULUS.

[p. 54]
Parlez-en mieux, sans doute il a quelques vertus* ;
1015 Ouy, la finesse & l’art de ce grand Capitaine
Egalent la valeur & la force Romaine ;
Une ruse est permise, on doit en profiter,
Il s’en est pû servir, je devois l’éviter ;
Et me voyant surpris avec tant d’avantage,
1020 J’ay cedé sans murmure au destin de Cartage.

METELLUS.

Ah ! Seigneur, demeurez, commandez les Romains.

REGULUS.

Non, le Commandement a passé dans vos mains ;
Dans ces fidelles mains Regulus le dépose,
C’est sur vostre valeur que mon cœur se repose :
1025 Continuez la guerre, & remplissez mon rang,
Je vais en cimenter la gloire de mon sang ;
Et puisque je ne puis achever cet ouvrage,
De servir ma patrie, & de prendre Cartage,
Du moins par mes conseils & vostre noble effort,
1030 Je détruiray Cartage encor aprés ma mort.

METELLUS.

O vertu* sans exemple ! ô courage heroïque !

REGULUS.

Il n’en coutera pas la perte de l’Afrique ;
Sans vous embarrasser du sort de Regulus, [p. 55 E iiij]
Pressez, pressez Cartage, & ne differez plus,
1035 Je l’ordonne en Consul pour servir ma patrie,
C’est le Commandement, le dernier de ma vie.

LEPIDE.

Nous n’obeïrons point à ce Commandement,
Seigneur, nous partirons....

REGULUS.

                Ecoutez un moment,
Qu’on cache mon depart sur tout, & que l’armée
1040 De mes secrets desseins ne soit pas informée,
Servez toujours bien Rome, & laissons faire aux Dieux
Enfin, en vrais Romains recevez mes adieux.
à Mannius.
Pour vous Tribun, dont l’art, l’esprit*, & la prudence
Gardent dans ces momens un si profond silence,
1045 Vous estiez comme moy par tout envelopé,
Comment des ennemis estez-vous échapé ?

MANNIUS.

J’ay long-temps combatu, Seigneur, par un miracle,
Contre un nombre inégal... mais trouvant peu d’obstacle,
Ils vous ont reconnu, tous sont tombez sur vous,
1050 Et mon bon-heur a sceu me soustraire à leurs coups.

REGULUS.

Dans un pareil discours qu’on a peine à comprendre,
On s’accuse souvent en voulant se défendre.

MANNIUS.

[p. 56]
Quoy ? Seigneur.

REGULUS.

        Mannius, soyez un peu moins fier*,
Il seroit dangereux de vous justifier ;
1055 C’est vous....quoy qu’il en soit, allez, je vous pardonne,
A vos propres remords mon cœur vous abandonne.

MANNIUS.

Moy, Seigneur ? je pourois....

REGULUS.

                Ne me répondez plus,
Allez, & qu’on me laisse avecque Metellus.
[p. 57]

SCENE IV.

REGULUS, METELLUS.

REGULUS.

Seigneur, nous sommes seuls, & je puis sans contrainte
1060 Vous confier les maux dont mon ame est atteinte.
J’ay fait ce que j’ay dû pour Rome, & pour l’Etat,
Vous en pourez un jour rendre compte au Senat ;
Je puis donc maintenant vous parler de Fulvie,
Luy donner les momens les derniers de ma vie,
1065 Et sans vous déguiser le desordre où je suis,
Donner en mesme temps quelques pleurs à mon fils.
De Fulvie aujourd’huy, les craintes veritables
M’avoient marqué des Dieux les ordres redoutables ;
Elle a tout pressenty, quoyque l’on fasse enfin,
1070 On ne peut éluder les Arrests du destin.
De mon fils, de Fulvie, évitons la rencontre,
Ce n’est point à leurs yeux qu’il faut que je me montre,
Leurs soûpirs & leurs pleurs ne pouront m’arrester,
Et j’en verse pour ceux que je leur vay coûter.

METELLUS.

1075 Seigneur, dans cét estat je ne sçay que vous dire,
Pere, amant*, je vous plains, Romain je vous admire ;
Je suis charmé, je pleure, & je sens dans mon cœur [p. 58]
Un mélange confus de joye & de douleur ;
Vous allez acquerir une immortelle gloire,
1080 Vaincu vous remportez une illustre victoire,
Je ferois comme vous, & tant de fermeté
Consacre vostre nom à la posterité ;
Mais lorsque je regarde & vous & ma famille,
Que je vois vostre fils aussi bien que ma fille,
1085 Que je sçais à present vostre fatal dessein,
Je ne suis plus Consul, je ne suis plus Romain,
Pour vous, pour eux, pour moy, je sens mon ame atteinte
Du moins autant que vous de douleur & de crainte,
Et connoissant que rien ne peut vous détourner,
1090 Je n’ay que des regrets, Seigneur, à leur donner.

REGULUS.

Evitons-les, partons, fuyons cette entreveuë,
Mon ame en ces momens paroîtroit trop émeuë ;
Mais dois-je m’imposer de si barbares loix ?
Pourquoy ne les pas voir pour la derniere fois ?
1095 Non, pour leur épargner de mortelles allarmes*,
Il faut fuir, ne point voir leurs soûpirs, & leurs larmes,
Qu’on ne leur parle point de depart, ny de mort,
Et vous-mesme ayez soin* de leur cacher mon sort.

METELLUS.

Hé Seigneur ? ils verront sur mon triste visage
1100 De quelque grand malheur l’infaillible présage,
Retiendrais-je des pleurs qu’ils viendront m’arracher ?
Et je devrois songer moy-mesme à me cacher.

REGULUS.

[p. 59]
Seigneur déguisons mieux toute nostre tristesse,
Et tâchons d’épuiser icy nostre foiblesse ;
1105 Il faut pour achever un si noble dessein
Reprendre le visage & le cœur d’un Romain ;
Vostre fille pouroit disputer la victoire,
Je craindrois d’oublier ma patrie & ma gloire,
Je dois la fuir, Seigneur, aussi bien que mon fils,
1110 Elle paroît, tâchez de calmer ses esprits*.
Il sort.

SCENE V.

FULVIE, FAUSTINE, METELLUS.

FULVIE.

Où donc est Regulus, Seigneur, toute l’armée,
De son heureux retour & surprise & charmée,
Avecque impatience espere de le voir ;
Pourquoy tarde-t’il tant à remplir cét espoir ?
1115 Aux Dieux de Rome, helas ! que de graces à rendre ?
Que des larmes sans eux nous allions tous répandre ?
Si nostre heureux destin ne nous l’avoit rendu,
Ou s’il avoit esté plus long-temps attendu,
D’une infaillible mort je devenois la proye,
1120 Mais je ne dois verser que des larmes de joye ;
Pardonnez-moy, Seigneur, ces transports innocens,
Vous daignez partager les plaisirs que je sens ;
Mais je lis dans vos yeux de nouvelles allarmes*, [p. 60]
Vous poussez des soûpirs, vous me cachez vos larmes.

METELLUS.

1125 Non, je n’en verse point, & qu’aurois-je à pleurer ?
Je suis tranquille, & rien ne me fait soupirer ;
Regulus à vos yeux ne peut encor paroître,
J’en connois les raisons.

FULVIE.

            Faites-les moy connoître
Ces raisons.... ah ! Seigneur, ne me déguisez rien :
1130 Ciel ! que dois-je augurer de ce triste entretien ;
Parlez, expliquez-vous.

METELLUS.

            Les interests de Rome,
Avec ceux de Cartage, occupent ce grand homme,
Il medite un dessein si grand, si genereux....
Non, jamais il ne fust plus digne de vos feux* ;
1135 Aujourd’huy ce Heros met le comble à sa gloire,    
Qu’à jamais l’avenir en garde la memoire ?

FULVIE.

Quelle gloire Seigneur ? de grace apprenez-moy....

METELLUS.

Quelle grande victoire il remporte sur soy !

FULVIE.

[p. 95 F]
Ah ! j’y dois prendre part, & quand sa gloire brille..

METELLUS.

1140 Helas ! vous n’y prendrez que trop de part ma fille ;
Mais si vous m’en croyez, faites-vous cet effort,
Ne vous informez plus, ma fille, de son sort.

SCENE VI.

FULVIE, FAUSTINE.

FULVIE.

Que veut-il dire, ah Ciel ! je passe de la joye
A de mortels chagrins où mon ame est en proye,
1145 Je croy voir Regulus au devant de mes pas,
Et lors que je le cherche, il ne me cherche pas ;
Mon pere est interdit*, son discours nous menace,
Il veut me preparer à quelque autre disgrace ?
Dequoy me parle-t’il ? quel projet aujourd’huy
1150 A conceu Regulus de si digne de luy ?
Quelle victoire, ah Dieux ! quelle gloire nouvelle
Redouble dans mon cœur une crainte mortelle ;
Faustine, explique-moy les pleurs de Metellus,
Pourquoy dans ces momens se cache Regulus ?
1155 Mais que me veut Priscus qui paroît tout en larmes ?
[p. 60b]

SCENE VII.

PRISCUS, FULVIE, FAUSTINE.

PRISCUS.

Ah ! Madame, je viens augmenter vos allarmes*,
De Regulus peut-estre ignorez-vous le sort,
Il veut partir, Madame, & courir à la mort.

FULVIE.

Quoy ? Seigneur, Regulus....

PRISCUS.

                Il veut quitter l’armée,
1160 Sa vertu* va remplir toute la renommée,
Il retourne à Cartage, & malgré nos souhaits,
Victime de la guerre, il refuse la paix :
Il fuit son fils & vous, par tout il nous évite,
Et tâchant de cacher le moment de sa fuite,
1165 Il a voulu sortir du Camp ; mais les soldats
Malgré luy sont venus au devant de ses pas,
Instruits de son dessein par le brave Lepide,
Tous se sont opposez à l’ardeur qui le guide,
En bataillons serrez sans observer de rang,
1170 Ils ont alors fermé le passage du Camp ;    
Ce spectacle nouveau le surprent & nous touche,
Il nous a regardez avecque un œil farouche ;
Et d’un visage austere, en s’adressant à moy, [p. 61 F ij]
Quoy ? vous voulez d’un Chef sans honneur & sans foy
1175 (M’a t’il dit) laissez-moy dégager ma parole
Priscus, soûtenons mieux l’honneur du Capitole ;
Mais tous l’interrompant par des cris douloureux,
Ont protesté cent fois de mourir à ses yeux,
Plutôt que de souffrir* son retour dans Cartage ;
1180 Alors il est rentré, mais son air, son visage
Nous menace... empeschez ce funeste retour,
Parlez, faites agir la nature & l’amour,
Allez trouver son fils, unissez-vous ensemble,
Peut-estre en vous voyant tous deux...

FULVIE.

                    Helas ! je tremble,
1185 Pourons-nous empescher un si cruel départ ?
Allons... mais que je crains de luy parler trop tard.

Fin du quatrième Acte.

[p. 62]

ACTE V.

SCENE PREMIERE.

REGULUS, LEPIDE.

REGULUS.

Quoy ? l’on me veut livrer à la noire infamie,
Qui poura démentir tout le cours de ma vie ;
Je trouve nostre Camp soûlevé contre moy !
1190 On veut aux Africains que je manque de foy ?
On s’oppose à mes pas, on veut ternir ma gloire,
On m’arrache en un mot ma plus grande victoire,
Et leur fausse tendresse, & leur fausse pitié,
Des transports que je sens redouble la moitié ;
1195 Ah Dieux ! Si de ce Camp on ne m’ouvre un passage,
Si dans quelque momens je ne suis dans Cartage,
Je periray sans doute, & de mes propres mains
J’iray vanger ma gloire aux yeux des Africains ;
Mais c’en est trop, Lepide, il faut nommer le traître
1200 Qui doit avoir instruit....

LEPIDE.

[p. 63 F iij]
            Vous voulez le connoître ;
C’est moy, Seigneur, c’est moy, qui viens de vous trahir,
Et qui jure à vos yeux de vous desobeïr,
Pour vos precieux jours ayant l’ame allarmée,
J’ay pris soin* contre vous de soûlever l’armée ;
1205 Mais vostre fils en pleurs est venu me trouver,
Et je n’ay plus songé, Seigneur, qu’à vous sauver ;
Aprés m’avoir commis le soin* de son enfance,
J’ay dû sauver en vous son unique esperance ;
Traitez mon zele ardant du plus noir des forfaits,
1210 D’un tel crime mon front ne rougira jamais,
Pour ne pas reveler vostre cruel mistere,
Aurois-je vû perir & le fils & le pere ?
Non, & si je sçavois quelque secours plus fort
Pour attendrir vostre ame ou changer vostre sort,
1215 Ma foy s’en serviroit, & si je suis un traitre ;
Ah ! Seigneur, à ce prix je fais gloire de l’estre.

REGULUS.

Aprés t’avoir comblé de biens, d’honneurs, d’emplois*,
Est-ce là donc ingrat le prix que j’en reçois,
Lorsque j’ay confié mon fils à ta prudence,
1220 Et quand tu dois l’armer d’une noble constance,    
Tu l’instruis à gemir, à craindre, à s’estonner*,
Sont-ce là les leçons que tu dois luy donner ?
Mais enfin Metellus me sera plus fidelle,
Il sçaura ramener* tout ce Camp si rebelle,
1225 Et par mon artifice...ah ! qu’il tarde long-temps ?
Cartage attend la paix, c’est la mort que j’atens ;
Dieux ! lorsque Mannius fit soulever l’armée,
Qu’elle estoit contre moy de fureur animée, [p. 64]
Un coup d’oeil me fit craindre & me fit obeïr,
1230 Et pour sauver mes jours vous osez me trahir
Cruels, qui m’empeschez de courir à Cartage ?
Vous vous repentirez d’un si sanglant outrage,
Vous attaquez ma gloire empeschant mon retour,
Je vous pardonnerois si vous m’ostiez le jour.

SCENE II.

PRISCUS, REGULUS, LEPIDE.

PRISCUS.

1235 Seigneur, ayez pitié de la triste Fulvie,
Vostre cruel depart luy va couter la vie,
Un mortel desespoir sur son visage est peint,
Une sombre pâleur qui regne sur son teint
Nous fait trembler, Seigneur, & pour vous & pour elle.

REGULUS.

1240 Que dites-vous Priscus ?

PRISCUS.

            Que sa frayeur mortelle
Par des pleurs, des sanglots souvent entrecoupez,
Nous marque la douleur dont ses sens sont frapez,
Interdite*, tremblante, elle marche avec peine, [p. 65 F iiij]
Elle vous cherche.

REGULUS.

        Ah Dieux ! fuyons. Mais on l’ameine.
Lepide sort.

SCENE III.

FULVIE, FAUSTINE, REGULUS, PRISCUS.

FULVIE.

1245 Ne croyez pas, Seigneur, que pour vous attendrir,
Je pousse devant vous quelque indigne soupir ;
Je connois vostre cœur, vostre vertu* farouche,
Je sçay que les soupirs, les pleurs, rien ne vous touche,
Je viens vous aplaudir de vostre grand dessein ;
1250 Vous estes, il est vray, veritable Romain,
Je seray comme vous veritable Romaine ;
Partez, Seigneur, allez où la gloire vous mene,
Vous aurez à mes yeux un cœur prest à percer,
Et j’auray comme vous du sang prest à verser.

REGULUS.

1255 Dieux ! que me dites-vous ? je fremis, ah ! Madame,
Quel chemin prenez-vous pour ébranler mon ame,
N’estoit-ce pas assez.... [p. 66]

FULVIE.

            Non, j’ay pris mon party,
Et mon cœur à vos yeux ne s’est point démenty ;
Je marche sur vos pas, l’amour & la patrie
1260 Feront verser le sang de la triste Fulvie ;
Ce seul nœud vous retient sans doute, allez, Seigneur,
Je réponds de mon bras, je réponds de mon cœur.

REGULUS.

Et moy, je ne réponds de rien. Qu’allez-vous faire ?
Epargnez une vie, helas ! qui m’est si chere ;
1265 Pourquoy me cherchez-vous ? qui vous amene icy ?
Et que vous ay-je fait pour me traiter ainsi ?
Mais quoy ? consolez-vous, genereuse Fulvie,
Avant que d’estre à vous, je suis à ma patrie ;
J’ay donné ma parole, & je dois la tenir,
1270 Regardez d’un œil ferme un illustre avenir.

FULVIE.

Fidelle aux Africains, à Fulvie infidelle,
Vous osez la quiter, & vous brûlez pour elle ?
Vous m’abandonnez donc & gardez vostre foy
A nos fiers* ennemis, Seigneur, plutost qu’à moy.

REGULUS.

1275 Il falloit servir Rome, & je la sers, Madame,
Elle a dû l’emporter sur vous & sur ma flâme ;
Ne me regardez plus comme amant*, comme époux, [p. 67]
Un malheureux esclave est indigne de vous ;
Aujourd’huy cependant* envisagez* ma gloire
1280 Esclave, je remporte une grande victoire,
Et je mouray content en songeant que mes fers
Pouront aprés Cartage enchaîner l’Univers.
Mais, Madame, vos pleurs ébranlent ma constance,
Je tâchois d’éviter vos yeux, vostre presence,
1285 Je sens que ma vertu* dans le trouble où je suis
Pouroit....sortons ; mais Dieux ! l’on m’ameine mon fils :
Voila le dernier trait* que me gardoit Lepide.

SCENE IV.

Le jeune ATTILIUS, LEPIDE, REGULUS, PRISCUS, FULVIE, FAUSTINE.

Le jeune ATTILIUS.

Seigneur, où courez-vous ? quel dessein parricide*
Vous fait fuir sans pitié, vous fait m’abandonner,
1290 Et chercher une mort que vous m’allez donner.
Avez-vous oublié pour moy vostre tendresse,
Et qui prendra le soin* d’élever ma jeunesse ?
Que ferais-je sans vous ? si je ne vous voy pas,
Qui sçaura donc m’instruire à marcher sur vos pas ?
1295 Qui poura me tracer le chemin de la gloire ? [p. 68]
Vous ne partirez point, non, je ne le puis croire
Mon pere... mais helas ! vous détournez les yeux,
Et j’attendois de vous de plus tendres adieux ;
Pourquoy me cachez-vous vostre auguste visage,
1300 Mon pere au nom des Dieux n’allez point à Cartage,
Vous refusez d’entendre une timide* voix,
Du moins embrassez-moy* pour la derniere fois.

REGULUS.

Eloignez cet enfant, Lepide, & qu’on me laisse,
Justes Dieux ! ah ! mon fils !

FULVIE.

                Seigneur, tant de tendresse
1305 Ne peut-elle toucher ?...
[p. 69]

SCENE V.

METELLUS, REGULUS, FULVIE, PRISCUS, LEPIDE, Le jeune ATTILIUS, FAUSTINE.

REGULUS.

            Ciel ! je voy Metellus,
Je respire, Seigneur, ne me retient-on plus,
L’artifice ?...

METELLUS.

        Ouy, Seigneur, & tout vous est propice,
Je vous rends à regret ce funeste service,
Vous pouvez retourner.

REGULUS.

            Ah ! que ne dois-je-pas
1310 A ces soins* genereux ? quel funeste embarras  ?
Un peu plus tard... ah Dieux ! auriez-vous pû le croire,
Vous me rendez la vie en me rendant la gloire,
Maîtresse*, fils, Romains je ne vous connois plus,
Et ne vois de Romain icy que Metellus.

Le jeune ATTILIUS.

[p. 70]
1315 Mon pere ?

FULVIE.

Vous partez.

REGULUS.

            Il en est temps Madame,
Il est temps de marquer la grandeur de vostre ame ;
Armez-vous de vertu*, sans plaindre Regulus,
Montrez-vous aujourd’huy fille de Metellus,
Imitez sa constance, & si je perds la vie,
1320 Songez qu’il me regarde avec des yeux d’envie
à son fils.
Mon fils, rassurez-vous, soyez digne de moy,
Faites-moy voir un cœur incapable d’éfroy,
Sans vous acoutumer à répandre des larmes,
Dissipez devant moy ces indignes allarmes*,
à Metellus.
1325 Je mets entre vos mains sa jeunesse, Seigneur,
Dés ce jour servez-luy de pere, de tuteur ;
Ce gage m’estoit cher, & je vous le confie,
Qu’il demeure toujours fidelle à sa patrie ;
Et qu’il songe avec vous, remplissant mes desseins,
1330 Bien moins à me vanger qu’à servir les Romains,
à son fils.
Respectez Metellus. Puissent les destinées
Vous accorder, mon fils, de plus longues années ;
Ou s’il les doit finir par quelque coup du sort,
Qu’il prenne pour modelle & ma vie & ma mort.
Il sort avec Priscus.

FULVIE.

[p. 71 G]
1335 Faustine, soûtiens-moy.

Le jeune ATTILIUS.

            Mon pere, il faut vous suivre,
Je vous perds pour jamais, pourais-je vous survivre.

METELLUS.

Lepide, retenez cet enfant dans ces lieux,
Demeurez, attendez la volonté des Dieux ;
Je ressens vivement ma douleur & la vôtre,
1340 Il court où son devoir l’appelle, & nous au nôtre.
Esperez cependant*, Priscus, moy, les Romains,
Nous allons l’arracher aux cruels Africains.
[p. 72]

SCENE VI.

FULVIE, FAUSTINE, Le jeune ATTILIUS, LEPIDE.

FULVIE.

Quel espoir justes Dieux !

Le jeune ATTILIUS.

            Ah ! sans verser des larmes,
Le fils de Regulus doit recourir aux armes,
1345 Pourquoy m’arretez-vous ? un Romain, quoy qu’enfant,
Ne doit-il pas apprendre à combattre en naissant ?

LEPIDE.

Ah ! Seigneur.

Le jeune ATTILIUS.

        Est-ce ainsi que vous devez m’instruire,
Vous devez au combat vous-mesme me conduire,
Je suivray Metellus, marchant à son costé,
à Fulvie.
1350 Je combatray, Madame, en pleine seureté ;
Mais helas ! vous pleurez. Ah ! genereux Lepide,
Hé quoy ? n’est-il pas temps que la vertu* me guide ?
Et que mon pere enfin puisse voir aujourd’huy, [p. 73 G ij]
Qu’il laisse à sa patrie un fils digne de luy.

LEPIDE.

1355 Hé bien ? Seigneur, allons, il faut vous satisfaire,
Ah ! trop genereux fils d’un trop malheureux pere !

SCENE VII.

FULVIE, FAUSTINE.

FULVIE.

Mon pere & Regulus me quittent, quel effroy !
Il retourne à Cartage & luy garde sa foy,
Pour conserver à Rome une fatalle terre,
1360 Par le prix de sa vie il achete la guerre,
Et refusant la paix qu’il arrache à mon cœur,
De l’Afrique en mourant il veut estre vainqueur.

FAUSTINE.

Rassurez-vous, Madame, on va tout entreprendre,
Du bras de Metellus vous devez tout attendre ;
1365 Priscus & les Romains, le jeune Attilius,
Tous veulent s’immoler pour sauver Regulus,
Vous devez esperer....

FULVIE.

[p. 74]
            Que veux-tu que j’espere ?
Tu connois Regulus, & tu connois mon pere.

SCENE VIII.

MARCELLE, FULVIE, FAUSTINE.

MARCELLE.

Ah ! Madame, apprenez le plus grand des forfaits
1370 Que l’on vient de punir au gré de nos souhaits ;
Le traitre Mannius vouloit fuir dans Cartage,
On a vû son dessein sur son triste visage,
Et les yeux égarez, & le cœur agité
Il sortoit, nos soldats l’ont soudain arresté ;
1375 Voyant que son départ faisoit tout reconnoître,
Hé bien, leur a-t’il dit, venez punir un traître,
Par mon funeste amour j’ay trahy Regulus,
Et livré ce Heros au cruel Xantipus.

FULVIE.

Qu’entens-je ? justes Dieux ! Faustine, le perfide,
1380 A-t’il pû concevoir ce dessein parricide* ?

MARCELLE.

A ces mots mille bras luy servant de boureaux,
L’ont presque en un moment déchiré par morceaux,
Pour vanger Regulus chaque soldat avide [p. 75 G iij]
Vouloit teindre son bras du sang de ce perfide,
1385 Ils ont marqué leur joye & leur juste douleur,
De connoître le crime, & d’en punir l’autheur.

FULVIE.

Ce n’est point Mannius qui trahit sa patrie,
C’est le fatal amour de la triste Fulvie :
Ah ! Seigneur, qu’a-t’on fait ? & Regulus enfin....

SCENE DERNIERE.

PRISCUS, FULVIE, FAUSTINE, MARCELLE.

PRISCUS.

1390 Du plus grand des Heros aprenez le destin.
Voyant que tout le Camp luy fermoit le passage,
Metellus pour servir sa gloire & son courage
Vient par son ordre apprendre au soldat mutiné
Que Regulus enfin estoit empoisonné ;
1395 Qu’Asdrubal, Xantipus redoutant ce grand’homme
Pour le rendre inutile au service de Rome,
S’il manquoit une paix utile aux Africains,
Avoient d’un poison lent avancé ses destins,
Que leur zele par là demeuroit inutile ;
1400 Alors toute l’armée interdite*, immobile    
Par un triste silence accompagné de pleurs,
Promet en soupirant de vanger ses malheurs.
Regulus s’est servy de ce noble artifice, [p. 76]
D’un crime glorieux vostre pere complice,
1405 Trompe toute l’armée, & conduit Regulus
Jusqu’aux murs de Cartage auprés de Xantipus ;
A peine ce Heros a-t’il gagné leurs portes,
Que se tournant alors vers nos tristes cohortes,
J’ay dégagé ma foy, Romains, c’en est assez,
1410 Achevez les projets que je vous ay tracez,
(A-t’il dit) aussi-tost nous plantons des échelles
Chacun prend de l’ardeur & des forces nouvelles,
On saute sur les murs, & l’épée à la main
On presse, & l’on est prest de forcer l’Africain ;
1415 Le jeune Attilius amené par Lepide,
Porté par des soldats monstre un air intrepide,
Et pour sauver son pere, affrontant les hazards,
Sçait nous servir de Chef, d’aigles, & d’étendars ;
Mais Ciel ! Dans cet instant Xantipus l’ame émeuë,
1420 Presente Regulus mourant à nostre veuë ;
Il fait voir ce Heros déchiré, tout sanglant,
Tout le Camp est frapé d’un long saisissement ;
L’horreur & la pitié nous glace, nous arreste,
Nous ressentons les coups qui tombent sur sa teste,
1425 Et ces cruels lassez de le percer de coups,
Semblent dans leur fureur moins le fraper que nous ;
De nos tremblantes mains on voit tomber les armes,
Loin de verser du sang nous répandons des larmes ;
Cependant* ce grand homme en ces derniers momens
1430 Sembloit nous animer par ses regards mourans,
Et prodiguant pour Rome & sons sang & sa vie,
Il meurt tranquillement pour sa chere patrie.

FULVIE.

Hélas !

PRISCUS.

[p. 77]
    Dans cét instant tout le Camp des Romains
Pousse des cris affreux contre les Africains ;
1435 Les soldats animez par ce touchant spectacle,
A leur premier effort ne trouvent point d’obstacle,
Et du haut des rampars le cruel Xantipus
Est tombé sous les traits* du brave Metellus ;
Cartage est aux abois. Vostre pere, Madame,
1440 M’a confié le soin* de r’assurer vostre ame,
Craignant un desespoir.... Mais venez, qu’à vos yeux
Nous vangions Regulus à la face des Dieux.

FULVIE.

Hé bien ? cruel destin acheve ton ouvrage,
Je cours m’ensevelir sous les murs de Cartage ;
1445 La mort de Regulus luy poura coûter cher,
Qu’elle nous serve, au moins ! à tous deux de bucher ?

FIN.

[p. XV]

EXTRAIT DV PRIVILEGE du Roy.

Par Grace & Privilege du Roy, donné à le jour de 1688. Signé Par le Roy en son Conseil, Du Gono. Il est permis au Sieur Pradon, de faire imprimer, vendre & debiter par tel Imprimeur ou Libraire qu’il voudra choisir, une Piece de Theatre de sa composition, intitulée Regulus, Tragedie, pendant le temps de six années, à compter du jour que ladite Piece sera achevée d’imprimer pour la premiere fois : Pendant lequel temps faisons tres-expresse inhibition* & deffense à toute personnes , de quelque qualité & condition qu’elles soient, de faire imprimer, vendre & debiter par tous les lieux de nostre obeïssance d’autre Edition que celle du Sieur Pradon, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de trois mil livres d’amende payables sans deport par chacun des contrevenans, confiscation des Exemplaires contrefaits, & autres peines plus au long contenuës dans lesdites Lettres.

Registrésur le Livre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, le 1688. suivant l’Arrest du Parlement du 8. avril 1653. celuy du Conseil Privé du Roy, du 17. Fevrier 1665. & l’Edit de la sa Majesté donné à Versailles au mois d’Aoust 1686.

                            I. B. COIGNARD, Syndic.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 3. Mars 1688.