Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
1
2
3
4

 

Jacques Pradon. Tamerlan ou la Mort de Bajazet. Tragédie. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 27 sc. 215 répl. 5,9 l. 1 275 l. 1 275 l. 46 % 2 810 l. (100 %) 2,2 pers.
TAMERLAN 12 sc. 51 répl. 5,8 l. 539 l. (43 %) 294 l. (24 %) 55 % 1 284 l. (46 %) 2,4 pers.
BAJAZET 5 sc. 27 répl. 7,4 l. 317 l. (25 %) 201 l. (16 %) 64 % 732 l. (27 %) 2,3 pers.
ASTERIE 15 sc. 59 répl. 6,2 l. 738 l. (58 %) 366 l. (29 %) 50 % 1 768 l. (63 %) 2,4 pers.
ANDRONIC 15 sc. 59 répl. 5,5 l. 755 l. (60 %) 327 l. (26 %) 44 % 1 793 l. (64 %) 2,4 pers.
LEON 3 sc. 6 répl. 8,2 l. 163 l. (13 %) 49 l. (4 %) 31 % 325 l. (12 %) 2,0 pers.
TAMUR 1 sc. 3 répl. 4,6 l. 58 l. (5 %) 14 l. (2 %) 24 % 116 l. (5 %) 2,0 pers.
ZAIDE 4 sc. 10 répl. 2,4 l. 239 l. (19 %) 24 l. (2 %) 11 % 568 l. (21 %) 2,4 pers.
SUITE DE GARDES 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
Jacques Pradon. Tamerlan ou la Mort de Bajazet. Tragédie. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
TAMERLAN 10 l. (100 %) 1 répl. 9,3 l. 1 sc. 9 l. (1 %) 1,0 pers.
TAMERLAN
BAJAZET
29 l. (41 %) 6 répl. 4,8 l.
43 l. (60 %) 7 répl. 6,0 l.
2 sc. 71 l. (6 %) 2,9 pers.
TAMERLAN
ASTERIE
97 l. (61 %) 21 répl. 4,6 l.
65 l. (40 %) 18 répl. 3,6 l.
5 sc. 161 l. (13 %) 2,7 pers.
TAMERLAN
ANDRONIC
116 l. (61 %) 19 répl. 6,1 l.
77 l. (40 %) 20 répl. 3,8 l.
5 sc. 191 l. (15 %) 2,5 pers.
TAMERLAN
TAMUR
45 l. (77 %) 4 répl. 11,1 l.
14 l. (24 %) 3 répl. 4,6 l.
1 sc. 58 l. (5 %) 2,0 pers.
BAJAZET
ASTERIE
61 l. (59 %) 10 répl. 6,1 l.
44 l. (42 %) 7 répl. 6,3 l.
2 sc. 105 l. (9 %) 2,8 pers.
BAJAZET
ANDRONIC
98 l. (72 %) 10 répl. 9,8 l.
39 l. (29 %) 10 répl. 3,8 l.
3 sc. 136 l. (11 %) 2,5 pers.
ASTERIE 13 l. (100 %) 1 répl. 13,0 l. 1 sc. 13 l. (2 %) 1,0 pers.
ASTERIE
ANDRONIC
112 l. (58 %) 22 répl. 5,1 l.
83 l. (43 %) 19 répl. 4,3 l.
6 sc. 194 l. (16 %) 2,9 pers.
ASTERIE
LEON
6 l. (19 %) 1 répl. 5,1 l.
23 l. (82 %) 1 répl. 22,4 l.
1 sc. 27 l. (3 %) 2,0 pers.
ASTERIE
ZAIDE
128 l. (85 %) 10 répl. 12,8 l.
23 l. (16 %) 9 répl. 2,5 l.
3 sc. 151 l. (12 %) 2,0 pers.
ANDRONIC 21 l. (100 %) 2 répl. 10,4 l. 2 sc. 21 l. (2 %) 1,0 pers.
ANDRONIC
LEON
109 l. (80 %) 7 répl. 15,5 l.
28 l. (21 %) 5 répl. 5,4 l.
2 sc. 135 l. (11 %) 2,0 pers.
ANDRONIC
ZAIDE
1 l. (48 %) 1 répl. 1,0 l.
2 l. (53 %) 1 répl. 1,1 l.
1 sc. 2 l. (1 %) 3,0 pers.

Tamerlan ou la Mort de Bajazet. Tragédie

Jacques PradonGeorges ForestierMarine SouchierÉdition critique établie par Marine Souchier dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2007-2008)

Autres contributions

Amélie Canu : Édition XML/TEI.
Frédéric Glorieux : Informatique éditoriale.
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne)http://bibdramatique.paris-sorbonne.fr/pradon_tamerlan/teihtmltextepub
Tamerlan ou la Mort de Bajazet. Tragédie. par MrPRADON A PARIS, Chez JEAN RIBOU, au Palais, dans la Salle Royale, à l'Image S. Loüis. M. DC. LXXVI. AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Tragédie

TAMERLAN,
OU LA MORT
DE BAJAZET,
TRAGEDIE.

A MONSIEUR DESMARETZ,
CONSEILLER DU ROY EN TOUS SES CONSEILS*,
Et Maistre des Requestes ordinaire de son Hostel.

MONSIEUR,

Vous m’avez trop fait connoistre* que vous estiez ennemy des loüanges, pour vous en donner ; ainsi n’ayez plus de crainte d’une Epistre Dédicatoire. Je supprime dans celle-cy (puis que vous le voulez) jusques aux moindres choses qui pourroient allarmer vostre modestie. Cependant prenez garde, que pour éviter une affaire avec elle, vous ne m’en fassiez une avec la Verité. Mais, MONSIEUR, vous en répondrez et pour elle et pour moy ; j’aime mieux la condamner au silence, que de luy servir d’un foible Interprete : D’ailleurs vous faites assez connoistre* ce que vous valez, sans avoir besoin qu’un autre que vostre mérite en parle pour vous. Tout le monde sçait avec quelle assiduité vous vous acquitez des Emplois qui vous attachent incessamment aupres de MONSEIGNEUR vostre Oncle, et que vous donnez tout au travail et rien au plaisir, lors* que vous estes dans le plus bel âge de le prendre ; Mais, MONSIEUR, je voy que cecy pouroit encore vous déplaire, et j’aime mieux vous offrir TAMERLAN, qui vous épargnera la fatigue d’une Epistre plus longue. J’espere* que malgré le grand nombre d’Affaires qui vous environnent, vous donnerez quelques momens à la lecture de cet Ouvrage, et que vous me ferez la grace de le recevoir comme une marque du respect avec lequel je suis,

MONSIEUR,

Vostre tres-humble et tres-obeïssant Serviteur,

PRADON.

AU LECTEUR.

Je ne feray point icy l’Apologie de cette Piece ; Il suffit pour luy servir de sauvegarde contre la Critique la plus envenimée, qu’elle ait eu l’honneur de plaire au plus Grand Roy du Monde, et à la plus galante* et la plus spirituelle Cour de l’Europe ; Apres cela, je dois estre plus que content*, et me mettre fort peu en peine, lors* qu’elle a esté universellement approuvée de tous les honnestes* Gens, de la malice* et du chagrin* de quelques Particuliers : Ceux-cy ont fait tout leur possible, ou par eux, ou par leurs organes*, pour la décrier et pour la perdre*. A la vérité je ne croyois pas estre encor digne d’un si grand déchaînement, mais l’envie* m’a trop fait d’honneur, et m’a traité en plus grand Auteur que je ne suis. Si Thisbé n’avoit pas esté si loin, peut-estre qu’on eut laissé un libre cours à Tamerlan, et qu’on ne l’eût pas étoufé (comme on a fait) dans le plus fort de son succez. C’est le jugement que tous les Gens des-interessez, et qui n’agissent point par les ressorts de la Cabale*, ont fait de cette injustice, qui m’a esté plus glorieuse* dans le monde, qu’un plus ample succez. Cependant je ne doute pas qu’il n’y ait plusieurs fautes dans cet Ouvrage, je ne prétens pas estre infaillible ; et si nos Maistres du Theatre, qui y regnent avec tant d’empire* et de justice, sont exposez eux-mesmes à des Critiques qui leur ont donné tant d’émotion, pourquoy un jeune Auteur qui commence, et qui n’est encor qu’à sa seconde Piece, en seroit-il plus exempt qu’eux ? Il seroit seulement à souhaiter que ces Messieurs tinssent le mesme langage qu’ils font tenir à leurs Héros, qu’en faisant admirer leurs Ouvrages, ils fissent admirer en mesme temps leur procedé*, et que les sentimens de leur cœur fussent aussi genereux* et aussi grands que ceux de leur esprit : Ils ne s’abaisseroient point à crier quand on leur imite une syllabe sur des choses qui ne sont point de beauté, qui n’ont aucun brillant particulier, et dont tout le monde auroit esté contraint* de se servir necessairement, dans des Incidens* tirez des entrailles d’un Sujet, comme des 24. Lettres de l’Alphabet, qui doivent estre communes à tous ceux qui se meslent* d’écrire. D’ailleurs s’ils faisoient refléxion sur plusieurs de leurs Pieces, ils verroient, qu’ils sont eux-mesmes encor moins scrupuleux sur des imitations plus fortes, et on pourroit leur faire connoistre* qu’ils se souviennent aussi-bien des Modernes que des Anciens, et qu’ils possedent avec autant d’avantage les beautez de Tristan, de Mairet et de Rotrou, que celles d’Homere, de Sophocle et d’Euripide.

Au reste, je n’entreray point dans le détail de cet Ouvrage, je l’expose au Public afin qu’il en juge luy-mesme, sans tascher de le prévenir* inutilement. J’ay fait un honneste Homme de Tamerlan, contre l’opinion de certaines Gens, qui vouloient qu’il fut tout-à-fait brutal, et qu’il fit mourir jusques aux Gardes. J’ay tasché d’apporter un tempérament* à sa ferocité naturelle, et d’y mesler un caractere de grandeur et de genérosité*, qui est fondé dans l’Histoire, puis qu’il refusa l’Empire* des Grecs, et qu’il a esté un des plus grands Hommes du Monde : Cela se peut voir dans Calchondile, et sur tout dans une Traduction d’un Auteur Arabe, où la Vie de Tamerlan et ses grandes actions sont écrites tout au long. J’ay intitulé la Piece,Tamerlan, ou la Mort de Bajazet, puis que c’est la mort de Bajazet qui en fait la catastrophe*. Je ne diray rien de son caractere, l’Histoire nous marque assez que ce Prince fut intrépide, et méprisa Tamerlan et la vie, jusqu’au dernier soûpir. Voila tout ce que j’avois à dire sur cette Tragedie, peut-estre vivra-t-elle autant sur le papier; que certains Ouvrages qui ne tirent leur succez que de la Déclamation, dont les Auteurs sont les Maistres, et qui ne reüssit que pour eux. Je souhaite que si celuy-cy m’a attiré leurs mauvaises intentions, je me rende encor plus digne à l’avenir de leur chagrin*.

Le lecteur me fera assez de justice, pour ne me pas imputer quelques fautes qui se sont coulées dans l’Impression, et que j’ay marquées à la fin de la Piece.

ACTEURS.

  • TAMERLAN,Empereur des Tartares.
  • BAJAZET,Empereur des Turcs.
  • ASTERIE,Fille de Bajazet.
  • ANDRONIC,Prince Grec, refugié à la Cour de Tamerlan.
  • LEON,Confident d’Andronic.
  • TAMUR,Capitaine des Gardes de Tamerlan.
  • ZAIDE,Confidente d’Astérie.
  • SUITE DE GARDES.
La Scene est dans le Camp de Tamerlan.
[A, 1]

ACTE I.

SCENE PREMIERE.

ANDRONIC, LEON.

ANDRONIC.

Enfin, Leon, tu vois cette grande Journée
Qui doit de Tamerlan éclairer l’hymenée* ;
La Princesse Araxide est l’objet* de ses vœux*,
Elle arrive en ce Camp, et couronne ses feux* :
5 Ce superbe* Vainqueur, déja l’éfroy du Monde,
Unit à ses Etats celuy de Trébizonde ;
Araxide en hérite, et va faire trembler
Tant de Roys ses voisins qui vouloient l’accabler.
Auroit-on crû qu’un cœur si fier* et si sauvage*, [p. 2]
10 Qui n’avoit respiré que guerre et que carnage,
Pour un second hymen* soûpirât en ce jour,
Et voulut tout entier se livrer à l’amour :
Mais l’amour a rendu Tamerlan plus traitable,
Sur Bajazet il jette un regard pitoyable*,
15 Et son cœur moins farouche oubliant sa fierté*,
Il le laisse joüir de quelque liberté.
De pressantes raisons* sçauront bientost t’aprendre
Le secret intérest que mon cœur y doit prendre ;
Mais instruy-moy, Leon, que font les Byzantins ?
20 Sont-ils toûjours en bute aux fureurs* des Destins ?
Et nos Grecs revoltez, lassez de leurs miseres,
Verront-ils Andronic au Trône de ses Peres ?
Tu m’aprens que mon Frere en est abandonné,
Et tu crois que dans peu j’y seray couronné.

LEON.

25 Je l’espere*, Seigneur, la superbe* Byzance,
Apres tant de fureurs*, rentre en l’obeïssance ;
La prise de Sebaste, et tant d’autres combats
Où Tamerlan vainqueur employa vostre bras,
Et Bajazet captif, et l’Europe allarmée*,
30 La font trembler au bruit* de vostre renommée.
Nos Grecs ont député ; Phocas et Leontin
De l’Empire* à ses pieds ont soûmis le destin,
Et par ce coup* d’Etat prévenant* la tempeste,
Esperent* par sa main couronner vostre teste.

ANDRONIC.

35 Oüy, j’espere*et je crains ; tu connois* l’Empereur,
Sa libéralité* répond à son grand cœur*,
D’une main il attaque et prend une Couronne,
Et de l’autre souvent il la rend, ou la donne ;
Dans cet ofre Byzance a pris le bon party.
40 Mais que le cœur* des Grecs, Leon, s’est démenty* !
Ces Héros autrefois Arbitres* de la Terre, [p. 3]
Qui portoient en tous lieux la terreur et la guerre,
Qui devoient commander un jour à l’Univers,
Succombent sous le joug, et reçoivent des fers* ;
45 A nostre honte ils sont le joüet des Barbares,
La proye et le butin des Turcs et des Tartares ;
Et cet Empire* enfin* si beau, si florissant,
Tombe par ce débris* sans force, et languissant*.
Tu sçais qu’apres la mort de l’Empereur mon Pere,
50 Bajazet apuya le Party de mon Frere,
J’imploré le secours du bras de Tamerlan,
Implacable Ennemy du Monarque Otoman ;
Avec deux de ses fils j’exercé mon courage*,
Nous fismes de la guerre un noble aprentissage,
55 Avecque eux j’esperé* de vaincre Bajazet,
Et ma funeste* main leur servit en effet.
Helas ! pour mon malheur* j’en partagé la gloire* ;
Mais j’ay besoin encor de plus d’une victoire,
Je laisse à Tamerlan le soin de ma grandeur,
60 Un intérest plus cher occupe tout mon cœur,
Et je sens dans le trouble où ce cœur s’abandonne,
Que pour le rendre heureux* c’est peu qu’une Couronne.

LEON.

Je vous entens*, Seigneur ; ce cœur si genéreux*,
Qui n’aimoit que la gloire*, est peut-estre amoureux.

ANDRONIC.

65 Je l’avouë, il est vray, je ne l’ay que trop tendre*,
La Gloire* m’a parlé, l’Amour s’est fait entendre*,
Et les suivant tous deux, j’ay donné tour-à-tour
Tout mon sang à la Gloire*, et mon cœur à l’Amour.
Le Champ de Pruze a veu mes premieres allarmes*,
70 J’y repandis du sang, et j’y versé des larmes ;
Mon bras fust l’instrument des maux que j’ay soufers*, [p. 4]
Ce jour me vit donner et recevoir des fers* ;
Et si j’en accablé cette illustre* Famille,
Bajazet fust vangé par les yeux de sa Fille.
75 Oüy, dans le mesme instant que plein de ma fureur*
Mon cœur ne respiroit que carnage et qu’horreur ;
Que sortant tout sanglant des bras de la Victoire,
Je croyois arriver au comble de la Gloire*,
Un coup* d’œil m’arresta, je me sentis charmé*,
80 Ce cœur victorieux fust vaincu, desarmé,
Et vit sa liberté tremblante et fugitive,
S’enchaîner et se perdre* aux pieds de ma Captive.
Enfin j’en fus aimé ; que de soûpirs, de soins*,
Dont l’Amour et nous seuls ont esté les témoins !
85 Que d’ennuy*, de contrainte*, et que de violence
Ont serré les doux nœuds* de nostre intelligence* !
Tu connois* Bajazet, outré* de son malheur*
Il falloit l’arracher à sa propre fureur* :
Cet orgueuilleux Captif, qui sçait trop se connoître*,
90 Tout Esclave qu’il est, bravoit toûjours son Maître,
Et le fier* Tamerlan ne pouvant le soufrir*
Cent fois je l’ay veu prest à le faire périr.
Juge de nos douleurs : L’adorable* Astérie,
Qui voyoit que son Pere alloit perdre* la vie,
95 Me venoit toute en pleurs demander du secours ;
J’y volois en tremblant, j’en arrestois le cours,
Je tâchois de fléchir la fierté* de son Pere,
Et courois du Tartare adoucir la colere.
Voila les embarras* et les soins* douloureux
100 Qui sçeurent trop unir deux Amans* malheureux* ;
Nostre ame de nos feux* également atteinte,
A noury nostre amour de douleur et de crainte,
Et la foule des maux que je dois prévenir*,
Leon, me fait encor trembler pour l’avenir.

LEON.

[p. 5]
105 Seigneur, pour Bajazet vous n’avez rien à craindre,
Par vos soins* du Tartare il n’a plus à se plaindre ;
Sans-doute* l’Otoman le touche, et son malheur*
Fait naître un mouvement de pitié dans son cœur.

ANDRONIC.

Oüy, je vois Tamerlan d’une humeur triste*, et sombre ;
110 Et quand de son chagrin* je tâche à percer l’ombre,
Cette pitié me flate*, et j’y crois entrevoir
Pour Bajazet et nous quelque rayon d’espoir ;
Mais toûjours l’Ottoman me paroist plus farouche,
Sa Fille quelquefois et l’arreste et le touche.
115 Ah ! si pour Tamerlan il domptoit sa fierté*,
Je pourois ménager entre eux quelque Traité,
Je pourois quelque jour* les réünir* ensemble.
Helas ! dans ce projet si j’espere*, je tremble,
J’y voudrois conserver* l’intérest de mon cœur ;
120 J’en soûpire, et je crains ma prochaine* grandeur.

LEON.

Seigneur, à l’Empereur demandez la Princesse ;
Et tandis que son Camp est rempli* d’allégresse,
Que l’on croit que son cœur va goûter à son tour
Dans un second hymen* les douceurs de l’amour,
125 Que ses Fils sont allez au devant d’Araxide,
Faites que cet hymen* de vostre sort* décide ;
Ménagez Tamerlan, Bajazet trop heureux*
Consentira sans-doute* à l’honneur de vos feux*;

ANDRONIC.

Araxide, il est vray, m’est d’un heureux* présage,
130 Son arrivée au Camp m’est un grand avantage,
Je puis la faire agir aupres de l’Empereur,
C’est de luy que dépend ma vie et mon bonheur.
Bajazet vient, sondons cette ame si hautaine,
Et tâchons d’étoufer les restes de sa haine.
135 Laisse-nous.
[p. 6]

SCENE II.

BAJAZET, ANDRONIC.

BAJAZET.

C’est à vous sans-doute* à qui je dois
Ce peu de liberté, Seigneur, où je me vois.
Tamerlan par vos soins* a suspendu sa haine,
Et c’est vous, qui brisez la moitié de ma chaîne ;
Je m’en flate*, et mon cœur seroit au desespoir,
140 Si c’estoit au Tyran qu’il fallut le devoir.
Croit-il par le retour d’une feinte clémence,
Que j’oublie un moment ma haine et ma vangeance ?
S’il pense me fléchir, il se trompe, Seigneur,
Ses afronts sont gravez trop avant dans mon cœur ;
145 D’Ortobule égorgé la trop funeste* image
Renouvelle toûjours ma douleur et ma rage,
(Ce cher Fils qui parût incapable d’éfroy,
Et qui chargé de fers* lui parla comme moy.)
Je me retrace* encor la Sultane expirante,
150 Astérie à ses pieds éperduë et tremblante ;
Cette indigne* Prison, où je me vis enfin
La fable* et le joüet d’un insolent destin.
Je vois donc un Tyran me couvrir d’infamie,
Que tira du Néant ma fortune* ennemie,
155 Et qui sans le secours de ses grands changemens,
A peine auroit servy d’Esclave aux Otomans.

ANDRONIC.

Ah ! Seigneur, oubliez une vangeance vaine,
Tamerlan peut briser tout-à-fait vostre chaîne,
Il est Maistre, il peut tout, et j’entens* à regret…

BAJAZET.

[p. 7]
160 Pour estre son Captif, suis-je moins Bajazet ?
Oüy, quand il m’ofriroit le Sceptre, la Couronne,
La liberté, le jour, sa main les empoisonne ;
Il me laisse la vie et peut-estre aujourd’huy
Je la perdray*, Seigneur, pour n’avoir rien de luy.

ANDRONIC.

165 Quoy, Seigneur ? vostre cœur à vous-mesme barbare,
Et plus cruel* pour vous que ne fust le Tartare,
Va-t-il nous replonger dans les mesmes douleurs ?
Et quand vous pouvez voir la fin de vos malheurs*,
Que Tamerlan touché d’une pitié sincére…

BAJAZET.

170 Son indigne* pitié rallume ma colére ;
Mais Tamerlan peut-estre en mon funeste* sort*
Envîra quelque jour* la gloire* de ma mort.
Cette feinte pitié que marque le Tartare,
Aigrit* mon desespoir par sa douceur barbare ;
175 Et lors* qu’il voit la mort qui vient à mon secours,
Preste à briser mes fers* en terminant* mes jours,
Sa pitié politique*, et sa fatale* envie*,
Veulent malgré la mort m’enchaîner à la vie,
Et donner en spéctacle aux yeux de l’Univers
180 Un Empereur qui traîne et sa vie et ses fers*.
Ainsi je ne veux plus d’une vie importune,
J’ose m’ouvrir à vous ; car loin d’estre ennemis,
Je vous ay toûjours veu pour moy le cœur d’un Fils,
185 Seigneur, et j’eus pour vous depuis l’ame d’un Pere ;
Mais, le Ciel fist cette ame et trop grande et trop fiere*,
Pour soufrir* plus longtemps les injures* du Sort*;
Je veux sortir des fers*, ou courir à la mort.
Ce n’est point avec vous, Prince, que je dois feindre,
190 J’ay sçeu depuis longtemps me taire et me contraindre*,
Et je n’ay point voulu vous charger d’un secret* [p. 8]
Qui pût vous entraîner au sort* de Bajazet.
Je sçay que Tamerlan vous chérit, vous apuye,
Je respecte en vous deux l’amitié qui vous lie ;
195 Et pour mes intérests je ne fais point de vœux*
Qui tentent* la vertu* d’un Amy genéreux*.
Ainsi, j’ay bien voulu, Prince, vous faire entendre*
Que pour ma liberté je vay tout entreprendre,
Mais que tout mon espoir dans un si beau dessein
200 Est de mourir au moins les armes à la main.

ANDRONIC.

Ah ! que prétendez*-vous, Seigneur, qu’allez vous faire ?
Songez où vous expose un dessein teméraire ;
Que vous allez jetter par ce cruel* effort
Et vostre Fille et vous dans les bras de la Mort.
205 Si vous avez pour elle encor quelque tendresse*,
Ménageons un accord…

BAJAZET.

Vous sçavez ma foiblesse,
Ne la réveillez point dans mon cœur abatu,
Pour corrompre mon ame, et tenter* ma vertu*.
Je fuyrai, mais sans-doute* une fuite sanglante
210 Par une heureuse* mort remplira* mon attente ;
Et je veux dans l’espoir que mon cœur s’est promis,
Du moins sortir couvert du sang des Ennemis.
Tout est prest, l’heure est prise. Il me reste Astérie,
Je vous la recommande*, ayez soin de sa vie,
215 Pour son intérest seul je vous ouvre mon cœur :
Oüy, pour elle ayez soin d’apaiser l’Empereur,
Je me suis aperçeu qu’elle vous estoit chere ;
Que l’amour soit le sçeau du secret* de son Pere.
Vous essuyrez ses pleurs, si je meurs aujourd’huy ;
220 Ne l’abandonnez pas, et luy servez d’apuy.
Adieu, Seigneur.
[p. 9]

SCENE III.

ANDRONIC.

Ah Ciel ! que vient-il de m’aprendre ?
Et dans son desespoir que va-t-il entreprendre ?
Il faut en détourner l’orgueilleux Bajazet,
Etoufer, s’il se peut, son funeste* projet ;
225 Le Ciel me dictera ce que je dois luy dire…
Mais Tamerlan paroist, je tremble et je soûpire.

SCENE IV.

TAMERLAN, ANDRONIC, TAMURCapitaine des Gardes, Suite de Gardes.

TAMERLAN.

Prince, j’ai veu les Grecs, et leurs Ambassadeurs
Ont remis dans mes mains leur Empire* et leurs cœurs :
Mais quand pour tout objet* on regarde la gloire*,
230 Que l’on combat toûjours pour la seule victoire,
Et qu’on est l’ennemy, la terreur des Tyrans,
L’on n’abuse jamais du droit des Conquérans ;
Ce titre spécieux* n’a rien qui m’ébloüisse,
Il faut que de ses droits chaque Prince joüisse :
235 Je vous rends vostre Empire, et pour comble d’honneur, [p. 10]
Moy-mesme je vous veux déclarer Empereur.
Vous partirez dans peu, vous reverrez Byzance…

ANDRONIC.

Ah Seigneur ! permettez que ma reconnoissance
Réponde par mon trouble aux bontez que j’atends,
240 Mais pour les mériter donnez-moy quelque temps ;
Soufrez* qu’aupres d’un Bras qui maîtrise la Terre,
Je m’instruise à loisir du grand Art de la Guerre ;
Et vous pouvez, Seigneur, me faire un sort* plus doux,
En ne m’exilant pas si-tost d’aupres de vous.
245 Soufrez* qu’aupres de vous je combate, et j’espere*

TAMERLAN.

J’y consens, et de plus vous m’estes nécessaire,
Et je craignois déja que la soif de régner
Avec plaisir de moy ne vous fist éloigner ;
Mon cœur qui ne se peut ouvrir avecque un autre,
250 Est charmé* de se voir d’accord avec le vostre,
Puis que vous pouvez seul, lors* que tout m’est soûmis,
Vaincre le plus mortel de tous mes Ennemis.

ANDRONIC.

Quel est cet Ennemy, Seigneur, qui vous irrite ?
Le Persan, l’Indien, le Turc, le Moscovite,
255 Ont trop senty la force et le poids de vos coups.
Cependant quelqu’un d’eux s’arme-t-il contre vous ?
Seigneur, si tout mon sang…

TAMERLAN.

Il n’en faut point répandre
De sang, contre un Captif qui ne peut se défendre,
Dont l’orgueil cependant veut m’imposer la Loy :
260 Enfin*, c’est Bajazet qu’il faut vaincre pour moy.
Vous seul pouvez fléchir son courage* indomptable,
Adoucir sa fierté*, la rendre plus traitable ;
C’est aujourd’huy qu’il faut nous réünir* tous deux.

ANDRONIC.

[p. 11]
Vous réünir* ? Ah Ciel ! c’est l’objet* de mes vœux* ;
265 Soufrez* qu’à ce dessein, Seigneur, ma joye éclate,
Et quand pour Bajazet vostre pitié me flate*,
J’aprenne avec plaisir que sa juste douleur
Ait attendry vostre ame, et touché vostre cœur.

TAMERLAN.

Prince, vous le sçavez, trop jaloux de sa gloire*,
270 Des mains de Bajazet j’enlevé la victoire ;
Mais vous ne sçaviez pas qu’un Ennemy secret
Eût vaincu Tamerlan, et vangé Bajazet.
Bajazet dont le bras a desolé* la Terre,
Bajazet qui porta le foudre de la Guerre,
275 Fust terrassé luy-mesme, et gémit dans mes fers* :
J’ay du bruit* de sa chûte étonné* l’Univers,
Ce foudre cependant fixé dans sa Famille,
A passé* de ses mains dans les yeux de sa Fille.

ANDRONIC.

Quoy, Seigneur, vostre cœur en seroit-il épris ?

TAMERLAN.

280 Je l’aime, (avec raison* vous en estes surpris,)
Mon cœur qui de la guerre avoit fait son étude,
N’eut point fait des soûpirs une indigne* habitude ;
Il ne connoissoit* point ces tendres* mouvemens,
Ce trouble, ces transports* si connus aux Amans*,
285 Mais Astérie et vous depuis avez fait naître
Ce trouble et ces transports* dont je ne suis plus maître.
Quand le fier* Bajazet insultoit* mon couroux,
Vous ameniez sa Fille en pleurs à mes genoux ;
Je ne pûs soûtenir l’éclat de tant de charmes*,
290 J’aperçeus trop de feux* au travers de ses larmes,
Et ses yeux si charmans*, armez de leur douleur,
Furent conduits par vous pour m’en percer le cœur.
Prince, de mon amour soyez dépositaire, [p. 12]
Préparez-y l’esprit de la Fille et du Pere,
295 Faites-luy de ma part espérer* un Traité
Qui luy rende aujourd’huy sa pleine liberté :
Allez, et luy portez cette grande nouvelle ;
Je veux par cet hymen* finir* nostre querelle,
Je suis Maître, et pourois l’y contraindre* en ce jour ;
300 Mais, Prince, je ne veux le devoir qu’à l’Amour.

ANDRONIC.

Mais vous souvenez-vous d’une illustre* Princesse,
Qui vous aporte un Sceptre avecque sa tendresse* ?
Araxide, Seigneur, qui malgré tant de Roys
Soûmet un grand Empire* et son cœur à vos Loix,
305 Dans peu vous l’attendez, elle arrive peut-estre ;
Et quand ce changement se fera reconnoistre*,
Songez à quel mépris vous allez l’exposer.
Vos refus…

TAMERLAN.

Mon dessein n’est pas de l’épouser,
J’en fais courir le bruit* pour donner jalousie
310 A tous ces petits Roys qui rampent dans l’Asie,
Et qui voulant agir avec moy comme égaux,
Ont osé s’honorer du nom de mes Rivaux.
Je leur veux enlever une si belle proye ;
Que je l’épouse, ou non, qu’importe qu’on le croye ?
315 Je sçauray de ma main luy choisir un Epous ;
Et si vous m’en croyez, Prince, ce sera vous.

ANDRONIC.

Moy, Seigneur, l’épouser ?

TAMERLAN.

Que pouriez-vous mieux faire ?
Son Frere est mort, d’un Trône elle est seule heritiere ;
Songez-y, vostre cœur en sera satisfait,
320 Mais sur tout, ménagez l’esprit de Bajazet,
Allez le voir ; pour moy, j’iray chez Astérie. [p. 13]
J’attens tout de vos soins*, Prince, et je m’y confie* ;
Et songez en ce jour, si je suis son Epous,
Que Byzance, Araxide, enfin*, tout est à vous.

SCENE V.

ANDRONIC.

325 Il adore* Astérie, et m’en fait confidence,
Il vient sur son Rival fonder son espérance ;
D’une main, il m’éleve et me fait Empereur ;
Et de l’autre, il m’accable et me perce le cœur.
Il va voir ma Princesse, et m’envoye à son Pere ;
330 Il attend tout de moy, lors* qu’il me desepere ;
Et pour comble d’horreur, il m’aprend que ses feux*
Sont accrus et nouris par mes soins* malheureux*.
Trop teméraire Amant*, devois-tu pas connoître*,
Que pour estre adorée* elle n’a qu’à paroître ?
335 Pouvois-je à Tamerlan l’amener sans éfroy ?
Et n’a-t-il pas un cœur et des yeux comme moy ?
Dans ce sombre chagrin* qui devoroit son ame,
Ne devois-je pas voir quelque éclat de sa flame ?
Et ses soûpirs, enfin sa funeste* pitié,
340 Ne m’en avoient-ils pas découvert* la moitié ?
Mais quoy, dans cet instant, que résoudre*? que faire ?
Allons voir Astérie, allons trouver son Pere ;
Dans le goufre et l’horreur des maux que je prévois,
O Ciel ! ferme mes yeux sur tout ce que je vois.

Fin du Premier Acte.

[p. 14]

ACTE II.

SCENE PREMIERE.

ASTERIE, ZAIDE.

ASTERIE.

345 Tu m’aprens que la Cour est pleine d’allégresse,
Que l’heureux* Andronic va régner dans la Gréce,
Qu’il sera couronné des mains de l’Empereur ;
Mais de quel œil voit-il sa nouvelle grandeur ?
Quand Tamerlan luy fait un si grand avantage,
350 Sans-doute* que la joye éclate en son visage :
Mais bien que pour son cœur le Trône ait des apas*,
Dis-moy, quelque chagrin* ne s’y mesle-t-il pas ?
Oüy, Zaïde, Andronic bientost nous abandonne,
Il retourne à Byzance, il court à sa Couronne :
355 Mais encor, penses-tu qu’il ait la dureté
De nous abandonner avec tranquilité ?

ZAIDE.

Il vient de me parler ; son desordre, Madame,
M’a fait connoître* assez le trouble de son ame ;
Il viendra vous trouver, il est triste*, inquiet, [p. 15]
360 Il a veu l’Empereur, et cherche Bajazet.

ASTERIE.

Il a veu l’Empereur, et va trouver mon Pere !
Ah sçais-tu quelle perte en luy nous allons faire ?
Aupres de Tamerlan il nous servoit d’apuy ;
Nous le perdrons*, Zaïde, et peut-estre aujourd’huy :
365 Un Empire* éclatant le rapelle en la Grèce,
Il laisse dans les fers* une triste* Princesse ;
Et s’il cherche mon Pere, et s’il vient en ce lieu,
Ce n’est peut estre helas ! que pour nous dire adieu.
Mais, Zaïde, il est temps que mon secret* éclate ;
370 Aprens donc que l’espoir n’a plus rien qui me flate* ;
Et si Bajazet perd* en ce Prince charmant*
Un véritable Amy, moy j’y pers un Amant*.

ZAIDE.

Vous, Madame, un Amant* ?

ASTERIE.

Connois* toute mon ame…
Mais quoy, mes tristes* yeux t’ont-ils caché ma flame ?
375 Les soûpirs d’Andronic ont-ils parlé si peu,
Et suis-je la premiere à t’en faire l’aveu ?
Je n’osois, il est vray, languissante*, abatuë,
T’avoüer sans rougir un amour qui me tuë ;
Et croyois qu’Andronic, mes yeux, et ma langueur*,
380 T’auroient apris pour moy le secret* de mon cœur.

ZAIDE.

Le respect m’empeschoit d’en percer le mystere,
Madame, et je n’osois…

ASTERIE.

Helas ! pourquoy le taire,
Quand mon cœur à tes yeux* prest à me déceler*
A soûpiré cent fois pour te faire parler ?
385 Te faut-il rappeller la fatale* Journée [p. 16]
Où le Ciel décida de nostre destinée,
Cette afreuse Bataille où le fier* Tamerlan
Donna le coup* mortel à l’Empire* Ottoman ?
Dans l’horreur du Combat tu pûs voir que ma Mere,
390 Incertaine du sort* de l’Empereur mon Pere,
Voulut sortir, le suivre, ou courir au trépas ;
Avec toy j’estois seule, et tombé dans tes bras,
Tremblante, desolée*, au comble des miseres,
Lors* qu’Andronic défit nos braves Janissaires,
395 Perça jusqu’à ma Tente, et l’Epée à la main,
S’avança, m’aperçeût, et s’arresta soudain ;
Je parus dans tes bras de pleurs toute trempée.
A ce triste* spéctacle il baissa son Epée,
Et ne trouvant qu’éfroy, qu’horreur de toutes parts,
400 Quand je tourné sur luy mes timides* regards,
(Peut-estre ma douleur eût pour luy quelques charmes*)
Je crûs voir ses yeux prests à répandre des larmes ;
Il m’aborda d’un air et d’un pas chancelant,
Et ne me rassura luy-mesme qu’en tremblant.

ZAIDE.

405 Je vis que vostre trouble au sien estoit semblable.

ASTERIE.

Jamais un Ennemy ne parût plus aimable ;
En vain je retraçois* à mes sens effrayez
Ce Vainqueur tout sanglant, il tomboit à mes pieds,
Zaïde ; et bien qu’il fust tout fumant de carnage,
410 Son repentir estoit dépeint sur son visage.
Te l’avoûray-je enfin ? lors* que je vis couler
Son sang qu’avec mes pleurs il venoit de mesler,
Que sa main de ce sang me parut toute teinte,
Je me sentis saisir d’une secrete crainte,
415 Et je vis qu’à travers mon trouble et mon ennuy* [p. 17, B]
Déja mon foible cœur s’intéressoit* pour luy.

ZAIDE.

Jamais deux Ennemis n’eurent si peu de haine,
Il vous traita bien moins en Esclave qu’en Reyne ;
Et depuis, ses respects, et les soins* assidus,
420 Qu’aupres de Tamerlan pour vous il a rendus,
Madame, font connoître*

ASTERIE.

Ecoute cette histoire,
Et connois* d’Andronic le triomphe et la gloire*.
Tu voyois qu’il venoit partager nos douleurs,
D’une main secourable il essuyoit nos pleurs,
425 Il tâchoit d’adoucir Tamerlan et mon Pere,
Et souvent, pour me voir, il venoit chez ma Mere,
Je ne l’y vis que trop, et je sentis un jour
Qu’Andronic me voulut déclarer son amour :
Mais helas ! son respect luy faisant violence,
430 Il se tust, et mon cœur entendit* son silence ;
Je connus* que j’avois partagé ses liens*,
Et les fers* de ce Prince adoucirent les miens.
Depuis nos cœurs brûlans d’une pareille flame,
En ont sçeu resserrer* le secret* dans nostre ame ;
435 J’ay contraint* devant toy mes pleurs et mes soûpirs,
Je t’ay caché mes feux* sous d’autres déplaisirs,
Et n’osant soûpirer du tourment qui me presse,
Mes malheurs* ont presté des pleurs à ma tendresse*.
C’est ainsi que mon cœur à l’amour destiné,
440 Se voit de tous les cœurs le plus infortuné* ;
Je vais perdre* Andronic, ce coup* me desespere,
Il quitte sans chagrin* et la Fille et le Pere,
Peut-estre avec plaisir il part ce mesme jour,
Et je demeureray seule avec mon amour.

ZAIDE.

445 Tamerlan vient icy, songez à vous, Madame, [p. 18]
Et cachez le desordre où se trouve vostre ame.

SCENE II.

TAMERLAN, ASTERIE, ZAIDE,Suite de Tamerlan.

TAMERLAN.

Madame, il n’est plus temps de cacher un secret*
Qui doit faire le sort* de vous, de Bajazet,
D’Andronic, de moy-mesme, et de toute l’Asie :
450 Vostre Pere verra sa liberté, sa vie,
Dépendre de vous seule, et vous allez enfin*,
En décidant de nous, terminer* son destin.
Oüy, je veux en ce jour étoufer nostre haine,
Finir* son Esclavage, et briser vostre chaîne,
455 Nous réünir* ensemble ; et pour nous accorder*,
Il faut…

ASTERIE.

A vos bontez, Seigneur, il faut céder,
Il faut leur rendre hommage, et vous laisser la gloire*
Que vous sçavez par tout remporter la victoire,
Et que seul vous pouviez vous vaincre à vostre tour.

TAMERLAN.

460 La victoire, Madame, en est dûë à l’Amour,
Luy seul a pû suspendre une juste colere ;
Andronic s’est chargé d’aprendre à vostre Pere…

ASTERIE.

Quoy ? Seigneur, Andronic est-il assez heureuse*
Pour vous faire aprouver…

TAMERLAN.

[p. 19]
Il sçait ce que je veux,
465 Luy-mesme à Bajazet en doit parler, Madame ;
Et tandis que je viens vous découvrir* mon ame,
Il le voit à cette heure, et le doit disposer,
Pour mieux nous réünir*, à vous faire épouser.

ASTERIE.

Qui, Seigneur ?

TAMERLAN.

Moy, Madame.

ASTERIE à part.

Ah Ciel !

TAMERLAN.

Oüy, je vous aime,
470 Je le dis, je l’avouë, il sufit. Mais vous-mesmes
Aprenez que vos yeux seuls ont eu l’ascendant
Sur la fierté* d’un cœur superbe*, indépendant.
Je n’avois respiré que le sang et la guerre,
Le nom de Tamerlan faisoit trembler la Terre ;
475 Cependant aujourd’huy desarmé, sans couroux,
Vous voyez Tamerlan soûmis aupres de vous.

ASTERIE.

Seigneur, un tel aveu me paroist incroyable ;
Qui fait trembler la Terre, a l’ame inébranlable ;
Et le grand Tamerlan, l’éfroy de l’Univers,
480 N’eût jamais le cœur propre à recevoir des fers*.
Mais quand il seroit vray que quelques foibles charmes*
Toûjours ensevelis sous un torrent de larmes,
Auroient touché vostre ame, hé pourois-je, Seigneur,
Répondre à cet amour qui doit me faire horreur ?
485 Peut-estre j’en dis trop, et devrois me contraindre*,
Mais le sang* Ottoman, Seigneur, ne sçauroit feindre,
Et pour prix de ce sang que vous fistes couler, [p. 20]
Vous ne voulez mon cœur que pour vous l’immoler.
L’on a veu vostre bras teint du sang de mon Frere,
490 Vous menacez souvent la teste de mon Pere,
La Sultane ma Mere est morte de douleur,
Vous fistes nostre chûte et tout nostre malheur*,
Vous nous faites encor gémir sous vostre chaîne,
Et l’amour pouroit-il naître de tant de haine ?

TAMERLAN.

495 Madame, à vos discours et vos yeux irritez,
Je connois* la fierté* du sang* dont vous sortez,
Et je ne voy que trop l’orgueilleux caractere
D’un Frere impétueux et d’un barbare Pere,
Qui malgré ma clemence à leur perte obstinez,
500 M’ont arraché les fers* que je leur ay donnez.
Ortobule, il est vray, d’une extréme insolence
S’attira malgré moy les traits de ma vangeance ;
Mais, Madame, en ce temps je ne vous voyois pas,
Et n’avois pas vos yeux pour arrester mon bras ;
505 Celle de Bajazet me fust encor plus vive,
Mais vos yeux ont tenu ma vangeance captive,
Et malgré sa fureur* et ses emportemens,
Vos larmes ont noyé tous mes ressentimens ;
Cependant je suis prest à briser vostre chaîne,
510 Il est temps que l’amour finisse* nostre haine,
Et contre Bajazet mon plus grand ennemy
N’allez pas réveiller mon couroux endormy.
Madame, vous sçavez qu’il me brave sans cesse,
Et par là voyez mieux l’excés de ma tendresse* ;
515 Mais si sa haine encor combatoit mon amour,
S’il refuse sa grace avant la fin du jour,
Quand je fais tout pour luy, s’il n’en fait pas de mesme,
Je pouray le haïr autant que je vous aime ;
Je ne répons de rien, et mon juste couroux [p. 21]
520 Pouroit… mais c’est à vous d’en prévenir* les coups*.

ASTERIE.

Seigneur, il faudra voir Andronic et mon Pere ;
Et puis qu’à vostre amour le Prince est nécessaire,
Il faut sçavoir de luy ce qu’ils ont résolu* :
Mon Pere a sur mon cœur un pouvoir absolu,
525 Et puis qu’Andronic parle…

TAMERLAN.

Oüy, ce Prince, Madame,
Par son propre intérest doit agir pour ma flame ;
Je luy rends son Empire, et pour charmer* son cœur,
Je luy donne Araxide.

ASTERIE.

Araxide, Seigneur !
Quoy ? Seigneur, la Princesse…

TAMERLAN.

Elle arrive à l’Armée,
530 Madame, elle a de quoy rendre une ame charmée*,
Peut-estre que sans vous j’aurois pû l’épouser,
Mais l’Amour autrement en a sçeu disposer.
S’il faut qu’à mon dessein son adresse réponde,
J’uniray ses Estats à ceux de Trébizonde ;
535 Araxide en est Reyne, et par son propre éclat
Elle unit cent Beautez à cent raisons* d’Estat.
Vous seule à nos desseins ne soyez pas contraire*,
Parlez avec le Prince, et gagnez* vostre Pere ;
Pourveu* que vostre main soit le prix du Traité,
540 Je luy laisse la vie avec la liberté.
Je vous laisse y penser, et vous quite, Madame,
Pour vous donner le temps d’y résoudre* vostre ame.
[p. 22]

SCENE III

ASTERIE, ZAIDE.

ASTERIE.

Qu’ay-je entendu*, Zaïde, et que m’a-t-il apris ?
Quel trouble, quelle horreur, glacent tous mes esprits ?
545 Pour Tamerlan j’aprens qu’Andronic s’intéresse*,
Que mon Amant* devient l’apuy de sa tendresse*,
Qu’il en parle à mon Pere, et par un coup* fatal*,
Qu’il est son Confident, et non pas son Rival.
S’il faut qu’à son dessein son adresse réponde,
550 Il unit ses Estats à ceux de Trébizonde ;
Araxide en est Reyne, et par raison* d’Estat
Il l’épouse… Ah raisons* propres pour un Ingrat*.
O Ciel ! quel intérest et quelle récompense !
Araxide est le prix de cette confidence ;
555 Oüy, je commence à voir l’excés de mon malheur*,
Pour deux Trônes sans-doute* il a vendu son cœur.
Quel revers pour le mien si tendre* et si timide* !
Je craignois son depart, et non pas Araxide,
Elle arrive bientost… un Empire* éclatant…
560 Ah ! que n’est-il party, Zaïde, en cet instant ?
Mais ne t’a-t-on jamais parlé de la Princesse ?
A-t-elle cet éclat qui surprend, intéresse* ?
Mes yeux, mes tristes* yeux tous pleins de ma langueur*
Pouront-ils d’Andronic me conserver* le cœur ?
565 Les siens sont-ils à craindre ? est-elle jeune, belle ?
Enfin*, est-elle propre à faire un Infidelle ?

ZAIDE.

[p. 23]
On a crû l’Empereur charmé* de sa beauté,
La vostre cependant a vaincu sa fierté* ;
Mais, Madame, Andronic poura mieux vous aprendre…

SCENE IV.

ANDRONIC, ASTERIE, ZAIDE,

ASTERIE.

570 He bien, Seigneur, de vous quel destin dois-je attendre ?
Et puis qu’à Tamerlan vous prestez vostre main
Pour me venir porter un poignard dans le sein,
Ma mort avec mon Pere est-elle résoluë* ?
J’y souscriray, Seigneur, si vous l’avez concluë*.

ANDRONIC.

575 Quoy ? pouriez-vous penser, Madame…

ASTERIE.

Non, Seigneur,
Je sçauray de mon sang payer vostre bonheur ;
Pour mon Pere et pour vous ma perte est légitime ;
Prononcez-en l’Arrest*, j’en seray la Victime,
Victime malheureuse*, et qui n’attendoit pas
580 De la main d’Andronic le coup* de son trépas.
Cependant de vos feux* l’ame préocupée,
Je ne m’attendois pas si-tost d’estre trompée ;
Mon cœur qui nourissoit d’inutiles desirs
Reposoit sur la foy* de vos tendres* soûpirs ;
585 Je croyois qu’Andronic dont la perte me touche,
A ce cruel* Arrest* dust refuser sa bouche ;
Mais puis qu’il en sera doublement couronné, [p. 24]
Deux Trônes valent mieux qu’un cœur infortuné*.

ANDRONIC.

Quand je viens vous chercher, le desepoir dans l’ame,
590 Tout plein de ma douleur, dans cet instant, Madame,
Que tout est contre moy, que je n’ay plus que vous,
Vous venez m’accabler de vos soupçons jaloux.
L’Empereur vous adore*, et je suis seul à plaindre ;
A mes yeux* son amour a trop sçeu se dépeindre ;
595 Pour prix de tant de sang que j’ay versé pour luy,
Tamerlan vous épouse, et je meurs aujourd’huy.
Contre un autre Rival au moins dans ma disgrace*
J’irois vanger mes feux*, punissant son audace,
Je percerois le cœur qui voudroit m’arracher
600 Celuy de ma Princesse, un cœur qui m’est si cher ;
Mais dans ce temps sa main barbare et liberale*
S’entend* avec son cœur pour m’estre plus fatale*,
Et pour fraper le mien du coup* le plus mortel,
Me couronne en Victime, et m’entraîne à l’Autel.
605 Mais vous allez vous-mesme aider au Sacrifice,
Je vous crains plus que luy, Madame, avec justice,
Vous allez prononcer l’Arrest* de mon trépas,
Peut-estre ma vertu* n’en murmurera* pas ;
Mais enfin, il vous faut découvrir* ce mystere,
610 Quand je tremble pour moy, je crains pour vostre Pere,
Il entreprend, il doit faire un dernier éfort,
Pour fuir, percer sa Garde, ou courir à la mort.

ASTERIE.

Ciel ! quel est son dessein ?

ANDRONIC.

Il me l’a dit luy-mesme ;
Il va pour se sauver, par une audace extréme,
615 Briser bientost sa chaîne, ou se perdre*.

ASTERIE.

[p. 25, C]
Ah ! Seigneur,
Etoufons ce projet dont je frémis d’horreur :
Il périroit ; ah Ciel ! mettons tout en usage,
Je feray tout ; Sortons, pour fléchir son courage*,
Courons sans balancer*, proposons cet accord…

ANDRONIC.

620 Hé bien, Madame, hé bien, c’est l’Arrest* de ma mort,
Je l’avois pressenty, mais elle est légitime ;
Vous voyez que c’est moy qui suis vostre Victime,
Et je m’estois douté qu’avant la fin du jour
La Nature à mes yeux* immoleroit l’Amour.

ASTERIE.

625 Ah ! Seigneur, voulez-vous que tremblante, éperduë,
Mon Pere tout sanglant se présente à ma veuë ?
Et quand je puis d’un mot luy donner du secours,
Me redonner la vie en rassurant ses jours,
Le verray-je égorger à mes yeux* ?

ANDRONIC.

Non, Madame,
630 Je sçay vostre devoir, connoissez* mieux mon ame,
Et vos yeux n’auront pas ce spéctacle aujourd’huy,
C’est moy qui dois périr et pour vous et pour luy,
Loin de vous détourner de cette juste envie*,
C’est moy qui vous y porte aux despens de ma vie ;
635 J’ay cherché Bajazet, et n’ay pû le trouver :
Hé bien, il faut me perdre*, afin de le sauver ;
Allons, sortons, Madame, et prévenons* la suite…

ASTERIE.

Mais, Seigneur, si mon Pere alloit prendre la fuite,
Et s’il se déroboit aux mains de l’Empereur ;
640 Si sans verser de sang il peut…

ANDRONIC.

C’est une erreur,
Madame, il n’en faut point flater* nostre espérance, [p. 26]
Craignez de Tamerlan la haine et la vangeance,
Et, s’il se peut, tâchons d’en détourner l’effet.
Mais Leon vient à nous. As-tu veu Bajazet ?

SCENE V.

LEON, ANDRONIC, ASTERIE, ZAIDE.

LEON.

645 Je viens d’estre témoin, Seigneur, de sa disgrace* ;
Jamais un si grand cœur* n’a fait voir tant d’audace :
Tout estoit préparé pour la prochaine* nuit ;
Depuis un mois les Turcs avoient creusé sans bruit*
Une Mine secrete, où flatant* leur attente,
650 Ils espéroient* d'aller percer jusqu’à sa Tente,
L’y prendre, l’enlever, ou mourir avec luy ;
Mais on les a trahis et vendus aujourd’huy :
Un Bataillon alors est venu les surprendre,
Bajazet découvert* a couru les défendre,
655 Il s’est mis à leur teste, et par un noble effort
Il n’a voulu chercher son salut qu’en sa mort ;
D’un des siens renversez il prend le Cimeterre,
Et son bras de Mourans couvre bientôt la terre ;
Il frape, il perce, tuë, et son cœur* furieux*
660 Cherche en vain une mort qu’il portoit en tous lieux.
Tamerlan à ce bruit* est accouru luy-mesme ;
Bajazet qui le voit, dans sa fureur* extréme,
Par un cry menaçant, suivy de coups afreux,
Le brave, et fait tomber les plus audacieux.
665 Cependant l’Empereur qui connoît* son envie*, [p. 27]
Commande à ses Soldats qu’on épargne sa vie ;
On l’enferme, on le presse, on trompe son dessein,
Son Cimeterre enfin se brise dans sa main,
Le nombre alors l’emporte, il succombe, on l’arreste,
670 Lassé de tant de Morts, c’est la mort qu’il regrete,
Heureux* ! s’il avoit sçeu dans ses vœux* irritez
Tourner sur luy les coups que son bras a portez.

ASTERIE.

Tout est perdu, Seigneur, je vais trouver mon Pere ;
Courez chez l’Empereur, apaisez sa colere,
675 Dites-luy que je puis… vous m’entendez*, Seigneur ;
Mais enfin* il est temps de calmer sa fureur*,
Faisons notre devoir dans un coup* si funeste*,
Sortons, et le Destin ordonnera* du reste.

Fin du Second Acte.

[p. 28]

ACTE III.

SCENE PREMIERE.

BAJAZET, ANDRONIC, Gardes.

BAJAZET en entrant.

Non, je n’écoute rien.

ANDRONIC.

Mais, Seigneur, modérez
680 D’inutiles transports*

BAJAZET.

Vous me deseperez,
Cruel*, quand vous voyez mon attente trompée ;
Vous m’osez cependant refuser vostre Epée.

ANDRONIC.

Oüy, Seigneur, malgré vous j’auray soin de vos jours,
Je veux en respecter et conserver* le cours,
685 Ecoutez un secret* que je dois vous aprendre,
Qui peut…

BAJAZET.

Non, ç’en est fait, je ne veux rien entendre*,
Et je n’écoute plus que la seule raison* [p. 29]
Que poura m’inspirer le fer*, ou le poison ;
Vous me les refusez, et vostre barbarie
690 Par un Arrest* mortel me condamne à la vie,
Prince, rougissez-en : Et vous Gardes, Soldats,
Ce triste* cœur n’a plus le secours de ce Bras,
Servez mieux Tamerlan qu’un Amy qui m’acable ;
Bajazet dans les fers* est-il si redoutable ?
695 L’ordre en est-il donné ? frapez, aprochez-vous,
J’enhardiray vos bras, et conduiray vos coups !
Mais quoy ? loin de remplir* cette juste espérance,
L’Amy, les Ennemis, tout est dans le silence.
Ah Ciel ! j’avois tantost* les armes à la main,
700 Et rien ne m’empeschoit de m’en percer le sein :
Helas ! où m’emportoit l’ardeur* infructueuse
Que je pouvois me rendre utile et glorieuse*,
Pour trop m’abandonner contre mes Ennemis ?
Je me suis perdu* seul, et je les ay servis,
705 Je me suis veu trahy deux fois par la Fortune*,
Je suis vaincu deux fois, et je ne meurs pas une,
Le Sort* m’atache aux fers* ; et moy, dans ce malheur*,
Je veux perdre* le jour, et tromper sa fureur*.

ANDRONIC.

Vous devez écouter cette funeste* envie*.
710 (Gardes, retirez-vous, j’auray soin de sa vie.)
Les Gardes se retirent.
Vivez, Seigneur, vivez, on va briser vos fers*,
Oubliez tous les maux que vous avez soufers*,
Aprenez un secret* dont l’aveu me déchire,
Je vous avois cherché tantost* pour vous le dire,
715 Mais il est temps encor de vous le déclarer ;
Je ne vous l’aprens pas, Seigneur, sans soûpirer,
Je sçay que cet aveu me coûtera la vie,
N’importe ; Tamerlan brûle pour Astérie,
Et pourveu* que sa main soit le prix du Traité, [p. 30]
720 Il vous donne la vie avec la liberté.

BAJAZET.

Il aimeroit ma Fille !

ANDRONIC.

Ou plutost il l’adore* ;
Il m’a trop découvert* le feu* qui le devore ;
Luy-mesme m’acablant de ce secret* fatal*,
A fait son Confident de son propre Rival ;
725 Malgré mes feux*, Seigneur, j’ay contraint* mon courage*,
Enfermant dans mon cœur une inutile rage ;
L’image d’Astérie, un reste de vertu*,
Vostre intérest, le sien, ont pour luy combatu,
La gloire*, le devoir, et la reconnoissance,
730 Ont malgré mon amour enchaîné ma vangeance.
Quel contretemps ! ô Ciel ! il vient me couronner,
Et ce n’est cependant que pour m’assassiner :
Mais si je n’avois craint, Seigneur, que pour ma vie,
Si je n’avois tremblé pour vous, pour Astérie,
735 J’aurois en me vangeant sçeu forcer l’avenir
A garder de mon Nom l’eternel souvenir.

BAJAZET.

Je rends graces au Ciel, dans le sort* qui m’entraîne,
Que l’amour ait presté ce secours à ma haine ;
Je voudrois que ma Fille eût pour luy plus d’apas*,
740 Ses yeux nous vangeroient au defaut* de mon bras.
Que j’ay de son amour une sensible joye !
De mes plus fiers* mépris il se verra la proye,
Et du moins si nos jours dépendent d’un Vainqueur,
Elle et moy nous ferons le destin de son cœur ;
745 Par de nouveaux mépris j’aigriray* sa vangeance,
Rejetant sa fortune* avec son alliance ;
C’est là que ma fierté* de luy peut triompher,
L’amour me sera plus que la flame et le fer* ;
Portons-les dans son cœur par les yeux d’Astérie, [p. 31]
750 Et quand il m’ofriroit tous les Trônes d’Asie,
Ses Etats et les miens… reprenez de l’espoir,
C’est le moindre Rival que vous puissiez avoir.

ANDRONIC.

Mais, Seigneur, quand je voy que l’orage s’apreste,
Et qu’un simple refus vous peut coûter la teste,
755 Que le tonnerre gronde…

BAJAZET.

Et j’atens sans éfroy,
Qu’il éclate, qu’il tombe, et n’écrase que moy.
Si le fier* Tamerlan avoit rompu ma chaîne,
Il faudroit oublier ma vangeance, ma haine ;
Et lors* que je ne puis vivre que peu de jours,
760 Que je sens mes malheurs* en abreger le cours,
Ma vertu* va me faire un sort* digne d’envie*,
Je fais trop peu de cas de ce reste de vie,
Et je veux l’immoler pour avoir le plaisir
De braver Tamerlan jusqu’au dernier soûpir.

ANDRONIC.

765 Ah Seigneur ! le voicy, modérez-vous de grace,
Calmez…
[p. 32]

SCENE II.

TAMERLAN, TAMUR Capitaine des Gardes, BAJAZET, ANDRONIC, Suite de Tamerlan.

BAJAZET.

Hé bien, viens-tu joüir de ma disgrace* ?
As-tu fait immoler ce reste de Soldats
Dont j’avois animé la vangeance et le bras ?
Ce n’estoit pas pour toy d’assez nobles Victimes,
770 Il falloit dans ma perte ensevelir leurs crimes,
Il falloit que ton bras alors tournât sur moy
Tous les coups que le mien vouloit porter sur toy ;
J’ay tasché de te joindre*, et malgré mon envie*
Je n’ay pû. Trois des tiens l’ont payé de leur vie,
775 Qui recevant mes coups, pour toy-mesme éfrayez,
Sont tombez de ma main tous sanglans à tes pieds.

TAMERLAN.

Je voy qu’un peu trop loin vostre orgueil vous emporte,
Il sied mal dans les fers* d’éclater de la sorte,
Et dans ces vains transports* d’une aveugle fureur*,
780 Vous parlez en Captif, et j’écoute en Vainqueur ;
Vous étalez icy toute vostre foiblesse,
Oüy, cette grandeur d’ame en marque la bassesse,
Et lors* qu’en un malheur* on sçait trop s’émouvoir,
On fait voir sa vertu* moins que son desespoir.
785 Bajazet, modérez cette rage inutile,
Devant moy reprenez une ame plus tranquile,
Et bien qu’elle paroisse incapable d’éfroy,
Du moins, souvenez-vous que vous parlez à moy.

BAJAZET.

[p. 33]
Oüy je parle à Thémir, dont l’obscure naissance
790 Doit mettre entre nous deux un peu de différence ;
Et le Fils de Sangal, vil Pastre qu’autrefois
Le Destin par caprice arracha de ses Bois,
En doit, dans sa grandeur, reconnoistre* l’ouvrage,
Voir que de sa bassesse il repara l’outrage,
795 Et que le Sort* aveugle enflant sa vanité
Le tira du Néant et de l’obscurité.

TAMERLAN.

Et c’est là ce qui fait tout l’éclat de ma gloire*,
Cet éclat est tiré du sein de la Victoire,
Et ce mesme Destin, qui te fait murmurer*,
800 Ne m’arrache au Néant, que pour t’y faire entrer.
Cette vaste grandeur, cette extréme puissance,
N’est point, si tu le veux, un droit de ma naissance ;
Il est beau cependant de mettre aux fers* les Roys,
Quand la vertu* sur eux nous fait naître des droits ;
805 Mais ce n’est point icy que je dois me défendre,
J’ay pû monter au Trône, et t’en ay fait descendre ;
Je suis justifié. Ce Bras victorieux
Sçait ennoblir mon sang*, mon Pere, et mes Ayeux,
Et quelque orgueil enfin* que tu fasses paroître,
810 Bajazet est Esclave, et Tamerlan est Maître.

BAJAZET.

Des Captifs comme moy sçavent mal obeïr,
La fierté* de leur sang* ne sçait point les trahir,
Et si Thémir luy-mesme oubliant sa Famille,
Tout mon Maître qu’il est, soûpiroit pour ma Fille,
815 Il verroit Bajazet, ce Captif malheureux*,
Mépriser son amour, et rebuter ses vœux*.

TAMERLAN.

Obeïs avecque elle, ou pour punir ton crime, [p. 34]
A ses yeux* tu seras ma premiere Victime ;
C’est à toy d’y penser.

BAJAZET.

C’est ce que je prétens*,
820 D’un regard assuré c’est la mort que j’atens.
Déja dans deux Combats la Fortune* cruelle*
A conservé* ma vie à ta haine immortelle,
Pour servir ta fureur* elle a soin de mes jours ;
J’atens de ton amour un fidelle secours :
825 S’il est vray qu’Astérie ait pour toy quelques charmes*,
Contre toy, dans ses yeux j’iray chercher des armes,
Et quand je la refuse à ton Trône, à ta foy*,
Je suis malgré mes fers* plus Monarque que toy.
Je m’égare, m’emporte, et Bajazet peut-estre
830 Oublie en ce moment qu’il est devant son Maître,
Et qu’il doit s’aplaudir qu’un vil Chef de Brigans,
Thémir, enfin*, s’allie au sang* des Otomans.
Tu t’émeûs, je triomphe, et lis sur ton visage
Mon Arrest*; je l’atens.

TAMERLAN.

Il faut punir sa rage,
835 Tu seras satisfait. Qu’on l’éloigne de moy.

BAJAZET en sortant.

Si je meurs, je seray plus satisfait que toy.

SCENE III.

[p. 35]
ANDRONIC, TAMERLAN.

ANDRONIC.

Ah ! Seigneur, modérez ce couroux…

TAMERLAN.

Il me brave !
Il m’ose refuser sa Fille, mon Esclave !
Oüy, oüy, je l’abandonne, et dés ce mesme jour
840 Je me rends à la haine, et j’étoufe l’amour,
Je répandray son sang pour calmer sa furie*,
Bajazet périra mesme aux yeux* d’Astérie.

ANDRONIC.

Bajazet va périr ! ah ! Seigneur arrestez,
Et triomphez encor de luy par vos bontez ;
845 Vous verrez la Princesse, elle aura trop de charmes*,
Vostre cœur ne poura tenir contre ses larmes,
Pardonnez à son Pere, un Prince malheureux*,
Qui se voit acablé par un destin afreux,
Ennuyé* de sa honte, et plein de sa disgrace*,
850 Et qui ne joüit plus que d’un reste d’audace.

TAMERLAN.

Et c’est ce qui m’outrage ; il est devant mes yeux*
Toûjours fier*, intrépide, et toûjours furieux* ;
Il ose devant moy conserver* son audace,
Je le tiens dans mes fers*, et c’est moy qu’il menace,
855 Et vous pouvez le plaindre ? ah ! pleignez mon malheur*,
Je suis contraint* de voir la fierté* de son cœur,
Et je trouve en secret* son sort* digne d’envie*, [p. 36]
Il brave Tamerlan, et méprise la vie.
Mais enfin*, c’en est fait, oüy, je ne veux songer
860 Qu’à dompter Bajazet, sa Fille, ou m’en vanger.
Hé quoy ? ne puis-je pas quand son orgueil me brave,
Faire épouser sa Fille à mon dernier Esclave ?
Mais je veux…

ANDRONIC.

Ah ! Seigneur ! considérez son rang,
Le sang* des Ottomans est un illustre* sang* ;
865 Songez que la Princesse…

TAMERLAN.

Et qui vous intéresse*,
Prince, pour Bajazet, ou bien pour la Princesse ?

ANDRONIC.

Vostre gloire*, Seigneur.

TAMERLAN.

J’en auray soin sans vous,
Et feray ce que veut un trop juste couroux.
[p. 37]

SCENE IV.

ASTERIE, TAMERLAN, ANDRONIC.

ASTERIE.

Quoy ? Seigneur, à la mort entraîne-t-on mon Pere,
870 Et rien ne poura-t-il fléchir vostre colere ?
Je courois l’embrasser, mais enfin vos Soldats
Viennent cruellement m’arracher de ses bras ;
A peine il m’avoit jointe*, à peine ses caresses
Commençoient d’assurer* mes timides* tendresses*
875 Mais quels sombres regards ? ah Ciel ! je m’aperçois
Que j’ay veu Bajazet pour la derniere fois.

TAMERLAN.

Oüy, Madame, il est temps de punir son audace.

ASTERIE.

Ah ! Seigneur, à vos pieds je demande sa grace ;
Quoy, Bajazet ? ah ! Ciel, mon Pere va mourir,
880 Soufrez*-moy de le joindre*, ou de le secourir.
Que sçais-je ? en ce moment peut-estre qu‘on le tuë,
Voyez une Princesse à vos pieds éperduë,
Et par pitié du moins frapez des mesmes coups
Son cœur que vous voyez tremblant à vos genoux ;
885 Vous me flatiez* tantost* que je vous estoit chere,
Peut-on aimer la Fille, et condamner le Pere ?

TAMERLAN.

Je devrois le punir, et son cœur furieux*,
S’il vit encore, en doit rendre grace à vos yeux.
Profitez cependant du trouble de mon ame,
890 Bajazet va venir, qu’il souscrive à ma flame,
Portez-y vostre cœur aussi-bien que le sien, [p. 38]
Jusques-là, je pouray vous répondre du mien.
Vous, Prince, demeurez aupres de la Princesse
Pour peindre à Bajazet le péril qui le presse,
895 J’atendray sa réponse, elle fera son sort*,
C’est d’elle que dépend ou sa vie, ou sa mort.

SCENE V.

ANDRONIC, ASTERIE.

ANDRONIC.

Voicy l’afreux instant que nous avions à craindre,
Il faut, il faut parler, et ne plus vous contraindre* ;
Non, Madame, à ma mort n’ayez point de regret,
900 Il faut perdre* Andronic, et sauver Bajazet,
Vous rendrez sa grande ame et plus douce et plus tendre*,
Il verra vos soûpirs, ils se feront entendre*,
Vous vous acquiterez de ce triste* devoir,
Et vos larmes peut-estre auront trop de pouvoir.

ASTERIE.

905 Seigneur, n’accablez point une ame infortunée*,
Mais plaignez seulement sa triste* destinée,
Et sans nous atendrir dans de si grands malheurs*,
Cachons-nous, s’il se peut, nostre amour et nos pleurs,
A ma douleur, Seigneur, laissez-moy toute entiere,
910 J’atendray, je verray, je fléchiray mon Pere ;
Mais sans nous acabler de soûpirs superflus,
Si vous m’aimez, partez, et ne me voyez plus.

ANDRONIC.

Je ne vous verrois plus ! hé de grace, Madame…

ASTERIE.

[p. 39]
Hé du moins par pitié cachez-moi vostre flame,
915 Retirez-vous, Seigneur, Bajazet doit venir,
Pourois-je devant vous helas ! l’entretenir ?
Que sçay-je ? Si l’Amour trahissoit la Nature !
Il y va de sa vie.

ANDRONIC.

Hé je vous en conjure,
Permettez qu’avec vous je puisse encor le voir,
920 Malgré tout mon amour je feray mon devoir.

ASTERIE.

Et j’oublîray le mien, si vostre cœur soûpire.
Non, Seigneur, devant vous je ne pourois rien dire,
Andronic avec moy ne doit point se trouver,
Vous perdriez* mon Pere au lieu de le sauver,
925 Mes discours pres de vous auroient de foibles armes,
Vous lui déroberiez la moitié de mes larmes,
Je deviendrois muete, ou devant mon Amant*
Helas ! je ne pourois parler que foiblement.
On vient, retirez-vous, sortez.

ANDRONIC.

Adieu, Madame.
[p. 40]

SCENE VI.

BAJAZET, ASTERIE.

BAJAZET.

930 Ma Fille, il faut montrer la grandeur de ton ame,
L’on m’envoye à la mort sans-doute*, et je te vois
Et te parle aujourd’huy pour la derniere fois.
Mais quoy ? lors* que tu dois répondre à ma tendresse*,
Tu mesles à ma joye une indigne* tristesse,
935 Et lors* que ma vertu* cherche à te consoler,
Pour réponse je voy tes pleurs prests à couler.

ASTERIE.

Quoy ? d’un air si tranquile, et parmy tant d’allarmes*,
Vous étonnerez*-vous, Seigneur, de voir mes larmes ?
Puis-je avoir comme vous cette intrépidité
940 Qui vous fait voir la mort avec tant de fierté* ?
Vous y courez, Seigneur, et moy je vous arreste,
C’est moy qui peut défendre une si chere teste,
Je ne soufriray* point qu’on vous traîne à la mort,
Je vas, je cours pour vous faire un dernier éfort,
945 Je sçay le seul secret* de vous sauver la vie,
Laissez à Tamerlan épouser Astérie.

BAJAZET.

Epouser Tamerlan ! fais un plus noble éfort,
Oüy, perdons*-nous plutost, et courons à la mort ;
Astérie, est-ce ainsi qu’une servile crainte
950 Te peut faire subir une indigne* contrainte*,
Et dans quelque revers qui nous puisse acabler,
Le sang* de Bajazet doit-il jamais trembler ?
Ah ! si pour éviter la mort qui me menace, [p. 41, D]
J’achetois à ce prix et ma vie et ta grace,
955 Que je pusse aujourd’huy jusques-là me trahir,
Quand je l’ordonnerois, devrois-tu m’obeïr ?
Ma Fille, soûtiens mieux la fierté* de ton Pere,
Entens* la triste* voix d’Ortobule ton Frere,
Qui tout sanglant encore, et tout percé de coups,
960 Méprise Tamerlan, et brave son couroux :
Regarde, imite, suy ta Mere la Sultane,
Qui soûtint jusqu’au bout la grandeur Otomane,
Et qui nous donne à tous en ce funeste* sort*
L’exemple de braver le Tyran et la Mort.
965 Pour moy, tu le sçais bien, je suis trop las de vivre,
Mon malheureux* destin s’obstine à me poursuivre ;
J’avois tenté la fuite, il n’a pû le soufrir*,
Enfin*, j’avois voulu me sauver, ou mourir ;
Il m’a trahy, pour luy ma haine est implacable,
970 Je ne fais que gémir dans l’horreur qui m’acable,
La douceur et la paix par un coup* si mortel
Ont fait avec mon cœur un divorce eternel ;
Dans le comble des maux où ce revers me plonge,
Tu vois que le chagrin* me devore, me ronge,
975 Qu’il entretient ma rage, et que dans ma douleur
Je n’atens que la mort pour finir* mon malheur* ;
Mais je ne puis soufrir* qu’un hymen* si funeste*
M’immole tous tes jours pour le peu qui m’en reste.

ASTERIE.

Mais, Seigneur, songez-vous dans ce fatal* instant,
980 Si nous n’obeïssons, que la mort vous atend ;
Ces Gardes, ces Soldats, cette funeste* Escorte,
Helas ! qu’attendent-ils rangez à cette Porte ?
Si vous sortez, peut-estre ils fondront tous sur vous,
Et peut-estre à mes yeux* vous perceront de coups ;
985 Je vous verray sanglant dans leurs mains vous debattre, [p. 42]
Par cent coups redoublez ils sçauront vous abatre,
Et cependant, d’un mot je puis les arrester ;
Je le prononceray, quoy qu’il puisse coûter,
Et vous ne verrez point l’infidelle Astérie
990 Par ses cruels* refus vous arracher la vie.
J’en tremble ; ah ! si pour vous vous n’avez point d’éfroy,
Ah ! Seigneur, ah ! mon Pere, au moins tremblez pour moy.
Et quand vous périrez par l’ordre du Tartare,
Seray-je moins en proye à sa fureur* barbare ?
995 Sans pouvoir vous ofrir à mon cœur éperdu,
Je demeureray seule, et j’auray tout perdu* ;
Je demande à vos pieds par toute ma tendresse*,
Que pour moy vous ayez un peu plus de foiblesse ;
D’une ame plus tranquile atendez vostre sort*,
1000 Ne courez point vous-mesme au devant de la mort,
Ortobule a péry, j’ai veu mourir ma Mere,
Je voy le mesme Bras qui menace mon Pere ;
Mais enfin malgré vous je doy vous secourir,
Ils sont morts, vous vivez, et vous allez mourir.

BAJAZET.

1005 Je vois avec plaisir la grandeur de ton ame,
Elle est digne de moy. Mais l’innocente flame
D’un Prince… Croyez-moy, ma Fille, et m’entendez*,
Vous craignez d’obtenir ce que vous demandez,
Et si je contentois* cette funeste* envie*

ASTERIE.

1010 Je ne veux obtenir de vous que vostre vie,
Ne vous informez point du trouble de mon cœur,
J’en rougis, mais soufrez* que je parte, Seigneur ;
Oüy, je vais de ce pas…

BAJAZET.

Epouser le Tartare,
Immoler Andronic, rendre heureux* un Barbare.

ASTERIE.

[p. 43]
1015 Ah ! ne m’exposez plus au trouble où je me voy,
Vous armez un Amant* contre vous, contre moy,
Ne me repetez point ce nom seul qui m’acable,
Et si j’obeïssois, vous en seriez coupable.

BAJAZET.

Ma Fille, obeïssez, je le veux, et je suis…

ASTERIE.

1020 Vous obeïr ? ah Ciel ! non, Seigneur, je ne puis.
Mon Pere, soufrez*-moy contre une injuste envie*
De vous desobeïr une fois en ma vie ;
Je vous quite, et je vas vous sauver malgré vous.
Elle sort.

BAJAZET.

Arrestez, je l’ordonne, et craignez mon couroux.
1025 Gardes, suivez vostre ordre, à la mort je m’apreste,
Et portez au Tyran mes refus et ma teste.

Fin du Troisiéme Acte.

[p. 44]

ACTE IV.

SCENE PREMIERE.

ANDRONIC, LEON.

ANDRONIC.

Que dit-on dans le Camp du sort* de Bajazet,
Leon ? et Tamerlan en est-il satisfait ?

LEON.

Sa fortune*, Seigneur, vient de changer de face,
1030 Sa Fille à l’Empereur a demandé sa grace,
Elle est venuë en pleurs tomber à ses genoux,
Et ses pleurs, du Tartare ont calmé le couroux ;
Si-tôt qu’elle a paru, son aimable présence
A banny de son cœur la haine et la vangeance,
1035 Mais toûjours Bajazet remply* de sa fureur*
Refuse avec mépris sa Fille à l’Empereur ;
Cependant Tamerlan pour le prix de sa vie
Va malgré luy peut-estre épouser Astérie.
Tout le Camp est surpris d’un si grand changement.

ANDRONIC.

1040 Croiras-tu ce retour* l’ouvrage d’un moment,
Leon ? peux-tu penser qu’aimé de ma Princesse, [p. 45]
Elle ait si-tost trahy ma flame et sa tendresse* ?
Pour un Pere, il est vray. Mais quoy ? sans l’ofenser,
Ne devoit-elle pas plus longtemps balancer* ?
1045 Elle devoit… helas ! elle pouvoit le faire,
Un Amant* peut-il pas estre aussi cher qu’un Pere ?
Tantost* mesme, à mes yeux* elle a veu Tamerlan
D’un œil plus engageant qu’on ne voit son Tyran ;
Devant luy sa tristesse a paru trop touchante ;
1050 Sa douleur n’a jamais esté plus éloquente ;
Son air, son port, ses pleurs parloient si tendrement*,
Enfin*, elle a parlé comme pour un Amant* ;
Mais voyant l’Empereur, que ne dois-je point croire ?
Que sçay-je ? si ses yeux ébloüis de sa gloire*,
1055 Charmez* de sa fortune*, et pleins de sa grandeur,
N’ont point esté gagnez* pour séduire son cœur ?
Et pour me consoler, Leon, dans ma misere,
Elle va peindre aux miens les périls de son Pere,
Sa crainte, ses transports*, ses soûpirs, ses douleurs,
1060 Et peut-estre, j’auray le reste de ses pleurs.
Mais avant qu’un Rival en ait fait sa conqueste,
J’iray sur les Autels ensanglanter la Feste ;
Pour réponse à ses pleurs j’ay du sang à verser,
J’iray… Mais elle vient, Ciel ! que dois-je penser ?
[p. 46]

SCENE II.

ASTERIE, ZAIDE, ANDRONIC,

ASTERIE.

1065 Me plaindrez-vous, Seigneur, dans ma triste* avanture ?
J’ay parlé pour mon Pere, et servy la Nature,
J’ay fait ce que j’ay dû, mais je viens à mon tour
Aux yeux* de mon Amant* satisfaire à* l’amour ;
Ma bouche a prononcé pour un devoir funeste*,
1070 Je ne m’en repens point : mon cœur fera le reste,
Il vient entre vos mains, tout plein de son malheur*,
Remettre ses soûpirs, mes pleurs et ma douleur…

ANDRONIC.

Ces soûpirs estoient dûs, Madame, à vostre Pere,
Vous n’avez que trop fait ce que vous deviez faire,
1075 Vostre triste* devoir vient de changer son sort*,
Enfin vous avez dû m’envoyer à la mort,
Je n’en murmure* point ; Tamerlan, un Empire,
Vostre devoir, un Pere, et si j’ose le dire,
Vostre peu de tendresse*

ASTERIE.

Ingrat*, que dites-vous ?
1080 Pouvez-vous me porter de si funestes* coups* ?
Quand à vos yeux* mon feu* ne peut plus se contraindre*,
Quand je viens devant vous soûpirer et me plaindre,
Que mon cœur vous fait voir ses vœux* desesperez,
C’est vous, cruel*, c’est vous qui me le déchirez ;
1085 Enfin, quand je m’apreste à finir* vos allarmes*,
Que bientost de mon sang je vay payer vos larmes,
Que quite envers mon Pere helas ! en ce moment [p. 47]
Je cherche à m’acquiter aupres de mon Amant*,
Il m’ose reprocher mon devoir et mon Pere,
1090 Ce que luy-mesme enfin* m’a contrainte* de faire,
Tout cela, dans l’instant que je viens en ce lieu
Le pleurer, et luy dire un eternel adieu.

ANDRONIC.

Un eternel adieu ! Que dites-vous, Madame ?
Quelle subite horreur frape et saisit mon ame ?

ASTERIE.

1095 Il n’est plus temps, Seigneur, de vous rien déguiser*,
En vain Tamerlan croit aujourd’huy m’épouser ;
D’abord, j’avois voulu, pour vanger ma disgrace*,
Fille de Bajazet, en soûtenir l’audace,
Et cachant un poignard, pour vanger mon malheur*,
1100 Luy donner une main qui luy perçât le cœur.
J’ay conçeu sans trembler ce dessein teméraire,
Mais quoy ? du mesme coup* j’aurois perdu* mon Pere,
Et ce triste* penser m’a donné de l’éfroy ;
Mais il faut le sauver, et ne perdre* que moy,
1105 Engager Tamerlan d’une foy* mutuelle,
Mourir, et vous prouver que je vous suis fidelle.

ANDRONIC.

Ah ! Madame, vivez, et me manquez de foy*,
Sauvez Bajazet, vous, et ne perdez* que moy,
Epousez Tamerlan, plutost que de répandre
1110 Un sang qui m’est si cher, et que je veux défendre,
Ce cœur que vous voulez… ah ! funeste* penser,
Est-il encore à vous ce cœur pour le percer ?
Je veux qu’il soit à moy dans ce péril extréme,
De grace épargnez-vous par pitié de moy-mesme,
1115 Et si vous le frapiez dans ce cruel* moment,
C’est le cœur d’Andronic, le cœur de vostre Amant*.

ASTERIE.

[p. 48]
Si Tamerlan m’épouse, helas ! ce cœur si tendre*,
Qu’Andronic malgré moy veut encore défendre,
Sera-t-il pas frapé du coup* le plus afreux…

ANDRONIC.

1120 Si vous vivez, mon sort* sera moins rigoureux* ;
Et quand je mourray seul…

ASTERIE.

Ciel ! que voulez-vous faire ?
Songez que vous perdez* et la Fille et le Pere ;
Et quand vous m’aprenez que vous voulez mourir,
Est-ce là le secret* de vous faire obeïr ?

ANDRONIC.

1125 Hé bien, obeïssez, je vivray, ma Princesse,
Peut-estre loin de vous je vaincray ma foiblesse,
J’en donneray l’exemple, et mon cœur abatu
Cherchera du secours aupres de sa vertu* ;
De puissantes raisons* vous forcent à le faire,
1130 Il y va de vos jours, de ceux de vostre Pere,
Tremblez pour eux, Madame, et leur servez d’apuy,
Si vous mouriez, helas ! Tamerlan aujourd’huy
Confus d’avoir perdu* le seul bien qu’il espere*,
Vangeroit vostre sang* en perdant* vostre Pere ;
1135 Bajazet périroit sans-doute*.

ASTERIE.

Hé voulez-vous
Encore un coup* me voir Tamerlan pour Epoux ?
Songez-vous à l’horreur où ce destin me livre ?

ANDRONIC.

J’oublîray tout, pourveu* que vous songiez à vivre,
De mon triste* destin je seray satisfait,
1140 Oubliez Andronic, songez à Bajazet.

ASTERIE.

[p. 49, E]
Quoy ? vous-mesme, Andronic, ordonne qu’Astérie
Etoufe son amour, l’abandonne, l’oublie ?
Oüy, puis que mon Amant* m’aprend sans s’émouvoir
Par de fortes raisons* mon funeste* devoir,
1145 Que luy seul d’un œil sec contemplant ma disgrace*
Me dit tranquilement ce qu’il faut que je fasse,
Je luy vas obeïr… Mais, Seigneur, entre nous,
Non, je n’atendois pas tant de force de vous,
J’atendois d’Andronic un peu plus de foiblesse,
1150 J’atendois de son cœur un peu plus de tendresse*,
J’atendois… mais que dis-je helas ! j’en dois rougir,
Seigneur, sans balancer* je vay vous obeïr,
Et je cours de ce pas épouser…

ANDRONIC.

Ah ! Madame,
Arrestez, et voyez la douleur de mon ame,
1155 Pour vous sauver je fais le plus cruel* effort,
Et ne voyez-vous pas que je cours à la mort ?

ASTERIE.

Vous m’arrestez ? pourquoy m’avez-vous convaincuë ?
Cette force, Seigneur, qu’est-elle devenuë ?
La Nature, mon Pere, Andronic, mon devoir,
1160 Et de plus vos raisons*

ANDRONIC.

Helas ! en puis-je avoir ?
Et si pour Andronic vostre cœur est si tendre*,
Madame, ces raisons* les devez-vous entendre* ?
Oüy, cruelle*, voyez un Prince à vos genoux,
Et mille fois plus foible et plus tendre* que vous,
1165 Qui la mort dans le cœur, n’eût jamais d’autre envie*
Que de vous conserver* un Pere et vostre vie,
Et qui vous la demande et pour vous et pour luy.

ASTERIE.

N’augmentez pas, Seigneur, mon trouble et mon ennuy*, [p. 50]
Mais plaignez seulement l’excés de ma misere,
1170 Il ne me souvient plus de vous pres de mon Pere,
Et lors* que je vous voy, dans ce triste* moment
J’oublie aussi mon Pere aupres de mon Amant* ;
Bajazet, Andronic, mon devoir, ma tendresse*,
Enfin* tout m’assassine.

ANDRONIC.

Ah ! divine Princesse,
1175 Perdez* plutost l’Amant*, et vivez.

ZAIDE.

Ah Seigneur,
J’entens* du bruit*, on vient, et je voy l’Empereur.

SCENE III.

TAMERLAN, ASTERIE, ANDRONIC, ZAIDE, TAMUR, Gardes.

TAMERLAN.

Enfin, Prince, l’amour termine* nostre haine,
Bajazet malgré luy verra briser sa chaîne,
La Princesse en répond, elle me l’a promis,
1180 Et par l’Hymen* dans peu nous serons réünis*.
Mais ne parliez-vous pas, Prince, de ma tendresse* ?
Vous pouviez en marquer l’excés à la Princesse ;
Vous l’avez veu, Madame, et ce cœur orgueilleux
Aprend à soûpirer, et l’aprend de vos yeux ;
1185 Ce n’est plus en vainqueur qu’il vient icy paroître,
Depuis qu’il est à vous il n’agit plus en Maître…
Mais quel chagrin*, Madame, occupe vostre esprit ? [p. 51]
Je vous vois étonnée*, et le Prince interdit,
Pour qui sont ces soûpirs, et ce regard si tendre* ?
1190 Répondez ?

ASTERIE.

Moy, Seigneur ? que puis-je vous aprendre ?
Quels soûpirs ?… si ce n’est des soûpirs de couroux
Pour un Frere qui parle, et qui percé de coups,
Me reproche tout haut que vostre main sanglante
D’un sang qui m’est si cher paroît encor fumante ;
1195 Sa chere ombre sans cesse à mes yeux* se fait voir,
Qui me suit, qui m’arreste, et m’aprend mon devoir,
Et qui me retraçant* sa déplorable histoire,
Me dit, que j’ay vendu son sang* et sa mémoire,
Et que par vostre hymen* je trahis…

TAMERLAN.

C’est assez,
1200 Je lis dans vostre cœur mieux que vous ne pensez ;
Pour avoir écouté l’ombre de vostre Frere,
Madame, vous avez oublié vostre Pere,
Il suffit. Andronic, préparez vostre main
Pour l’hymen* d’Araxide, elle arrive demain,
1205 Dans une heure partez, allez au devant d’elle
Par de profonds respects luy marquer vostre zele,
Et tâchez par vos soins* de prévenir* son cœur,
De mon autorité j’apuiray vostre ardeur*.

ANDRONIC.

Seigneur, lors* qu’elle espere* un cœur comme le vostre,
1210 Voudra-t-elle des soins* et des respects d’un autre ?
Poura-t-elle écouter sans dédain d’autres vœux* ?
Et vos feux*

TAMERLAN.

Vous prenez trop de soin de mes feux*,
Araxide à vos yeux* ne sera point rebelle, [p. 52]
Répondez-moy de vous, et je vous répons d’elle,
1215 Maître de ses Estats je puis en disposer,
Et d’un mot Tamerlan vous la fait épouser.

ANDRONIC.

Puis-je espérer*, Seigneur, l’amour d’une Princesse
Qui ne me vit jamais, et de qui la tendresse*

TAMERLAN.

Prince, je vous entens* : Vous, Madame, je voy
1220 Que vous les entendez* ces raisons* mieux que moy,
Tamerlan à son tour commence à les connoître* ;
Vous, Prince, obeissez, je dois parler en Maître,
Je le veux, je l’ordonne, et ne voyez jamais…

ANDRONIC.

Seigneur, vous pouvez faire obeïr vos Sujets,
1225 Je suis indépendant, et ne connois* personne
Qui puisse me parler par je veux, ou j’ordonne ;
Je m’expose sans-doute* aux plus cruels* Destins,
Mais je n’en suis pas moins du sang* des Constantins,
Et tous ceux que le Ciel dans mon rang a fait naître
1230 N’obeïssent jamais quand on leur parle en Maître.

TAMERLAN à Astérie.

Luy dictez-vous, Madame, un discours si fatal* ?
Dois-je voir dans ses yeux les regards d’un Rival ?
Vos yeux l’ont-ils rendu teméraire, perfide* ?

ASTERIE.

Moy ? Seigneur… Andronic, allez voir Araxide,
1235 Allez, sans balancer*, obeïssez, partez.

TAMERLAN.

Madame, pour mon cœur, que d’afreuses clartez !
J’en frémis, mais enfin songez à quelle rage
Peut emporter l’amour contre qui nous outrage,
Et puis que cet amour sçait agir en Tyran,
1240 Malheur*! à qui sera Rival de Tamerlan !

ASTERIE.

[p. 53]
Auriez vous un Rival pour une infortunée*,
Languissante*, captive, aux pleurs abandonnée,
Qui fust longtemps en bute à vostre inimitié,
Rebut de la Fortune*, objet* de la pitié ?
1245 Ah ! Seigneur, qui voudroit dans ma fortune* afreuse
Prodiguer des soûpirs pour une malheureuse*,
Qui gémira toûjours des maux qu’elle a soufers*,
Et qui n’a pour tous biens que des pleurs et des fers* ?
Andronic a des yeux, Araxide est charmante*,
1250 Il la verra, son cœur remplira* vostre attente,
Oüy, Seigneur, j’en répons, il va vous obeïr.

ANDRONIC.

Madame, jusques-là pourois-je vous trahir ?
Non, non, il faut parler, il n’est plus temps de feindre,
Oüy, j’adore* Astérie, et je le dis sans craindre,
1255 Disposez de mon Trône et de mes jours, Seigneur,
Mais du moins laissez-moi disposer de mon cœur,
Il est à la Princesse.

TAMERLAN.

Ingrat*, pourquoi m’aprendre
Un secret* que mon cœur n’a sçeu que trop entendre* ?
Je te faisois l’honneur d’atendre tout de toy,
1260 Tu pouvois aujourd’huy tout espérer* de moy,
Je t’avois confié* mon cœur et ma tendresse*,
Je te donnois un Trône, une illustre* Princesse,
J’allois te couronner avecque tant d’éclat…

ANDRONIC.

Seigneur, vous n’auriez fait d’Andronic qu’un ingrat*,
1265 Ne me prodiguez plus un présent qui m’ofence,
Un Rival est mal propre à la reconnoissance,
N’en doutez point. Tantost* mon cœur en frémissant
A gemy sous le poids d’un bienfait accablant ;
Les Trônes, les grandeurs, je vous les abandonne, [p. 54]
1270 Laissez-moy ma Princesse, et prenez ma Couronne,
J’aime mieux partager avec elle les fers*,
Que sans elle avec vous partager l’Univers.

TAMERLAN.

Madame, vous voyez cette ardeur* qui l’entraîne,
Vous l’aimez, mais il doit demander vostre haine,
1275 Je perce le mystere, et voy que Bajazet
Avec luy de concert entreprit son projet,
Vous-mesme d’Andronic estiez la récompense,
Mais ils seront tous deux l’objet* de ma vangeance.

ANDRONIC.

Je ne crains point la mort, pour vous, pour vostre Etat,
1280 Seigneur, je l’ay cherchée avec assez d’éclat,
Sebaste qui me vit au pied de ses murailles
Connoît* trop qui je suis : J’ay donné deux Batailles,
Où de mon propre sang (blessé de plusieurs coups)
J’arrosay les Lauriers que je cueillois pour vous ;
1285 La plus afreuse mort n’a rien qui m’intimide*,
Frapez sans balancer* un Rival intrépide.

TAMERLAN.

Je sçauray contenter* un si juste desir.
Qu’on l’arreste Tamur, qu’on vienne le saisir.
à Tamerlan.

ASTERIE. à Andronic.

Ah ! Seigneur, arrestez ?… Prince, quelles allarmes* ?
1290 Au nom de nostre amour, et par toutes mes larmes…

ANDRONIC.

Et que puis-je, Madame ?

TAMERLAN.

Eloignez de mes yeux
Cet objet* insolent d’un Rival odieux.
[p. 55]

SCENE IV.

TAMERLAN, ASTERIE, ZAIDE.

TAMERLAN.

Madame, vous voyez à quel point il m’irrite,
C’est mon Rival, je suis pour luy Barbare, Scyte,
1295 Je répandray du sang, tout me sera permis,
Maîtresse*, Pere, Amant*, tous sont mes ennemis.
Il faut que de leur sort* vostre bouche décide,
Pour sauver Andronic, qu’il épouse Araxide,
Resolvez*-l’y vous-mesme, et rejetant ses vœux*,
1300 Pour sauver Bajazet satisfaites mes feux*.
Voilà le seul secret* d’apaiser ma colere,
Quitez, abandonnez l’Amant* pour vostre Pere ;
Si l’un et l’autre enfin ne subissent mes Loix,
Vous les verrez tous deux pour la derniere fois.

SCENE V.

ASTERIE, ZAIDE.

ASTERIE.

1305 Ah ! Seigneur… il me quite helas ! que vais-je faire ?
N’estoit-ce pas assez de trembler pour mon Pere ?
Et cependant je touche au funeste* moment
Où je verray périr mon Pere et mon Amant* ?
Quoy ? Zaïde, faut-il qu’à moy-mesme funeste*,
1310 En perdant* tout, je livre un Amant* qui me reste ?
Qu’à ma Rivale enfin*, j’abandonne son cœur, [p. 56]
Et que pour le sauver j’allume leur ardeur* ?
S’il faut perdre* ton cœur pour conserver* ta vie,
Cher Andronic, pardonne à la foible Astérie,
1315 Je te verrois plutôt… Zaïde, n’entens* pas
Les douloureux transports* d’un cruel* embaras*,
Ferme, ferme les yeux sur toute ma foiblesse,
Excuse ma douleur, pardonne à ma tendresse* ;
Bajazet, Andronic, Pere, Amant* malheureux*,
1320 Je sçauray périr seule, et vous sauver tous deux.

Fin du Quatriéme Acte.

[p. 57]

ACTE V.

SCENE PREMIERE.

ASTERIE, ZAIDE.

ASTERIE.

Ne m’abandonne point, tout est perdu, Zaïde,
As-tu veu comme moy la Princesse Araxide ?
Elle vient d’arriver, mon malheur* est certain,
Peut-estre qu’Andronic l’épousera demain,
1325 Aujourd’huy pour ma mort tout est d’intelligence*,
Avant ce prompt retour* j’avois quelque espérance ;
Loin d’Araxide helas ! et pres de mon Amant*
Je voyois mes malheurs* dans quelque éloignement ;
Mais j’ay veu de trop pres cette pompe* fatale*,
1330 Qui suivoit dans le Camp ma superbe* Rivale,
Ces Escadrons rangez, ce grand nombre de Chars,
Qui de l’Armée entiere attiroient les regards,
Ces Gardes, ces Soldats, cette Suite nombreuse,
Cette foule qu’entraîne une fortune* heureuse*,
1335 Ces cris de joye, en l’air redoublez tant de fois, [p. 58]
Cet apareil* qui marche à la suite des Roys,
Tout allarmoit* un cœur trop tendre* et trop timide*,
Et j’ay tremblé sur tout en voyant Araxide ;
Quand son Char a paru, mon cœur en a frémy,
1340 Dans le trouble où j’estois je l’ay veuë à demy ;
Mais il faut l’avoüer enfin malgré ma haine,
Ah ! Zaïde, elle est belle, et de plus elle est Reyne.

ZAIDE.

Ne craignez rien, Madame, Andronic est constant.

ASTERIE.

Un cœur ne peut-il pas changer en un instant ?
1345 Voy, d’Araxide, voy la grandeur importune,
Regarde avec pitié toute mon infortune*,
Sur le Trône elle brille aux yeux de l’Univers,
Moy, dans l’obscurité je languis* dans les fers*,
Un Sceptre peut tenter* une ame ambitieuse,
1350 Ma Rivale est charmante*, et je suis malheureuse*,
Andronic est sensible, il peut manquer de foy*,
Il m’aime, mais helas ! s’il s’aimoit plus que moy !

ZAIDE.

Madame, suspendez ces mortelles allarmes*,
Pour Tamerlan peut-estre Araxide a des charmes*,
1355 Son cœur ambitieux dans cet heureux* retour*
Pouroit à sa grandeur immoler son amour.
Trop de timidité* vous allarme* et vous trompe,
Eût-il fait sans dessein tant d’aprest, tant de pompe* ?
Cet éclat, ce triomphe a pû vous étonner*,
1360 Et sans doute* ce n’est que pour la couronner.
Dans ces cruels* soupçons, je ne voy rien à craindre,
En faveur d’Araxide il sçaura se contraindre*,
Et ce superbe* cœur politique* et jaloux
Doit par trop de raisons* se dégager de vous.

ASTERIE.

1365 S’il est ainsi, Zaïde, ah ! qu’elle ait mille charmes*, [p. 59]
Que ses yeux soient brillans, les miens couverts de larmes,
Que l’heureuse* Araxide allume avec éclat
Cet amour politique* et de raison* d’Etat !
Qu’elle soit mille fois plus belle et plus aimable,
1370 Qu’aux yeux* de Tamerlan je paroisse éfroyable,
Et s’il se peut helas ! dans mon sort* douloureux
Qu’Andronic ait pour moy toûjours les mesmes yeux !
Mais s’il falloit, Zaïde, à moy-mesme fatale*
Contraindre* mon Amant* d’adorer* ma Rivale,
1375 Que pour sauver ses jours il fallut le céder,
Quel discours emploiray-je à le persuader ?
On m’en a menacée, et tantost* le Tartare
Condamnoit ma tendresse* à cet effort barbare ;
Helas ! je me serois trahie à tous momens,
1380 Ciel ! que n’a-t-il quité ces cruels* sentimens ?
Mais il vient, ah fuyons, de crainte que ma vûë
Ne rallume en son cœur le poison qui me tuë.
Elle sort.

SCENE II.

TAMERLAN, TAMUR Capitaine des Gardes de Tamerlan.

TAMERLAN.

Tu dis que Bajazet rentre dans son devoir,
Tout superbe* qu’il est, qu’il demande à me voir,
1385 Il fait cette démarche, et cette ame si fiere*
Souhaite une entreveuë, et parle la premiere,
Te croiray-je, Tamur ? l’as-tu bien entendu* ? [p. 60]
Ne t’es-tu point trompé quand tu m’as répondu ?
Bajazet veut me voir ? quelle atteinte impréveuë
1390 A fléchy son orgueil ? quoy ! dans nostre entreveuë
Il demande sa Fille ? il n’en faut plus douter,
Tamur, son cœur se rend, et j’ay sçeu le dompter,
Parle, répete-moy ce qu’il vient de te dire.

TAMUR.

Seigneur, exactement je vay vous en instruire.
1395 Il m’a mandé luy-mesme, et j’ay couru soudain
Par vostre ordre, en entrant il m’a donné la main,
Un air plus satisfait brilloit sur son visage,
Qui sembloit en banir la fureur* et la rage,
La douceur et la paix y regnoient à leur tour :
1400 Je veux voir vostre Maître avant la fin du jour,
(M’a-t-il dit) je suis las de soufrir* tant de peine,
Il faut sortir des fers*, et finir* nostre haine,
Allez, et que je voye Astérie avec luy.

TAMERLAN.

Quoy ? donc j’auroy vaincu Bajazet aujourd’huy ?
1405 Non, je ne puis le croire, et sa haine invincible
Aux périls, à la mort, ne fust jamais sensible,
J’admirois son courage*, et malgré sa fureur*
Ce mépris de la mort qui marque un si grand cœur*,
Cette ame inébranlâble, et si noble et si fiere*,
1410 Ont pour luy mille fois suspendu ma colere ;
Nous sommes ennemis, je le hais, il me hait,
Mais j’aurois jusqu’icy fait tout ce qu’il a fait.
Ainsi, de ce retour* j’ay trop d’incertitude,
De tous costez, Tamur, j’ay de l’inquiétude ;
1415 Si Bajazet se rend du party de mon cœur,
Araxide et ma gloire* arrestent mon bonheur ;
Je sçay bien que ma bouche est ingrate*, perfide*,
Qu’elle a donné parole à l’aimable Araxide,
Mais j’adore* Astérie, et mon cœur à son tour [p. 61]
1420 S’est malgré mon orgueil donné tout à l’amour.
J’ay regardé l’amour dans les yeux d’Astérie
Comme un fier* Ennemy né de mon Ennemie,
Et pour mieux me vanger d’elle et de mon Vainqueur,
J’ay voulu le forcer dans le fonds de son cœur.

TAMUR.

1425 Mais, Seigneur, Andronic épousant Araxide,
Vous n’auriez plus le nom d’ingrat* et de perfide*,
Ce Prince…

TAMERLAN.

C’est de quoy je veux l’entretenir,
Et mon ordre est donné pour le faire venir.
à ses Gardes.
Que l’on amene aussi la Princesse Astérie ?
1430 Bajazet veut la voir, contentons* son envie* ;
Que je m’aplaudirois d’un peu de cruauté,
Si par là j’avois sçeu vaincre tant de fierté* !
Car enfin*, je ne puis soufrir* qu’il la soûtienne,
La grandeur de son ame est égale à la mienne,
1435 Il faut que je l’abaisse, et que d’un air soûmis
Il veüille entrer luy-mesme au rang de mes Amis,
Je serois satisfait si le péril qui presse
Coûtoit à son grand cœur* cette heureuse* foiblesse,
Et si j’en triomphois ayant pû le dompter,
1440 Peut-estre que le mien sçaura se surmonter.
Cependant de leur sort* il faut que je décide,
Bajazet, Astérie, Andronic, Araxide,
Dans mes mains, il est vray, je tiens vostre destin,
Et cependant le mien en est plus incertain.
1445 Andronic mon Rival est un Rival que j’aime,
Il m’a servy sans-doute*, Araxide elle-mesme
Doit s’unir avecque eux dans ce commun éfroy,
Et je seray peut-estre avecque eux contre moy,
Mais sur tout Bajazet, Tamur, le puis-je croire, [p. 62]
1450 Que la crainte ait donné quelque atteinte à sa gloire* ?

TAMUR.

N’en doutez point, Seigneur, Bajazet étonné*
Se lasse de se voir captif, infortuné* ;
Pour sauver le débris* de sa triste* Famille,
Il veut sortir des fers* en vous donnant sa Fille ;
1455 N’a-t-il pas fait entendre* un si juste projet ?
Lors* que…

TAMERLAN.

Sa Fille vient. Fais venir Bajazet.

SCENE III.

ASTERIE, ZAIDE, TAMERLAN.

TAMERLAN.

Vostre Pere a changé son superbe* langage,
Madame, il a quité cette fierté* sauvage*,
Il demande à me voir, et je vous fais venir
1460 Pour nous voir tous ensemble, et pour nous réünir*.
Luy-mesme a souhaité que vous fussiez présente
A cet acord si doux qui faisoit vostre atente,
Vous nous verrez tous deux bientost nous embrasser…
Mais ce discours commence à vous embarrasser,
1465 Et je voy…

ASTERIE.

Quoy ? Seigneur, est-il vray que mon Pere ?…

TAMERLAN.

Il est vray qu’il viendra bientôt me satisfaire,
Et sans plus écouter une aveugle fureur*,
Qu’il a soin de sa vie et de vostre grandeur.

ASTERIE à part.

[p. 63]
Ah Ciel !

TAMERLAN.

Nous finirons* une haine mortelle,
1470 Elle va faire place à la foy* mutuelle
Qui nous liant tous deux, vous couronne…

ASTERIE.

Ah ! Seigneur
Les Couronnes n’ont rien de touchant pour mon cœur ;
Depuis que dans les fers* je suis acoûtumée,
Seigneur, de la grandeur je ne suis plus charmée*.
1475 Araxide avec vous remplira* mieux que moy
Un rang que vous devez à son cœur, à sa foy*,
Oubliez Astérie, Esclave infortunée*,
Je ne mérite point d’estre icy couronnée,
Et si mon Pere enfin plus soûmis et plus doux,
1480 Vouloit se réünir*, Seigneur, avecque vous,
Si d’un esprit moins fier*… Ah Ciel, est-il possible ?
Bajazet qui parust toûjours ferme, infléxible,
Luy qui brava toûjours… tantost* mesme, Seigneur,
Mes larmes, mes soûpirs, n’ont pû toucher son cœur,
1485 J’ay fait ce que j’ay pû pour attendrir son ame,
Toûjours inéxorable, intrépide…

TAMERLAN.

Ah ! Madame,
Vostre cœur a paru charmé* de ses refus,
Cependant, croyez-moy, ne les souhaitez plus,
Si vous l’aimez, pour luy devenez plus timide*,
1490 Et rendez sa grande ame un peu moins intrépide,
Et puis que ses refus le pouroient accabler,
Son intrépidité vous doit faire trembler.

ASTERIE.

Quoy ? Seigneur, auriez-vous l’ame assez inhumaine…

TAMERLAN.

[p. 64]
Non, Madame, au contraire, on va briser sa chaîne,
1495 Et Bajazet et moy, dans nos embrassemens,
Nous allons étoufer tous nos ressentimens.

SCENE IV.

ANDRONIC, Un Garde, TAMERLAN, ASTERIE, ZAIDE.

ANDRONIC à Astérie.

Ah ! Madame, est-il vray ce qu’on vient de m’aprendre ?
Bajazet obeït, son grand cœur* sçait se rendre,
Il vous immole, ah Ciel ! quel honteux changement !
1500 Ce cœur* qui fust si ferme à la fin se dément*,
Luy que j’ay veu cent fois par une juste envie*
Demander un poignard pour s’arracher la vie ?
Qui cherchoit avec soin le secours du poison,
Et qui le cherchoit mesme avec tant de raison* ?
à Tamerlan.
1505 Il tremble ; et dans vos mains il remet Astérie,
Mais pour la conserver* prenez encor ma vie,
Il vous la faut, Seigneur, perdant ce que je pers*
Je voudrois dans ma chûte entraîner l’Univers,
Oüy, perdez* un Rival dont la fureur* extréme
1510 Pouroit vous perdre* un jour en se perdant* luy-mesme,
Et qui n’ayant pour luy plus rien à ménager,
Ne cherche qu’à mourir, enfin*, ou se vanger.

TAMERLAN.

[p. 65]
J’excuse d’Andronic la fureur* et l’audace,
Je luy pardonne mesme une telle menace,
1515 Son desepoir luy dicte un discours emporté
Que pour son intérest je n’ay pas écouté.

ANDRONIC.

Pour vostre intérest seul vous devriez l’entendre*,
L’excés de ma douleur, Seigneur, doit vous l’aprendre,
Oüy, perdez* un Rival…

ASTERIE.

Que dites-vous, Seigneur ?
1520 Pourquoy donner encor ce comble à mon malheur* ?
Et n’ay-je pas assez de mortelles disgraces*
Sans qu’il y faille encor ajoûter vos menaces ?
Tout retombe sur moy ? voulez-vous en mourant
Faire à mes tristes* yeux un spéctacle sanglant ?
1525 Et faudra-t-il périr, pour croistre ma misere,
De la main d’un Amant* et de celle d’un Pere ?
J’en seray la Victime, et je dois obeïr,
Mais je n’ignore pas quand il faudra mourir.
Il vient. Ah Ciel !
[p. 66]

SCENE V.

BAJAZET, TAMUR, TAMERLAN, ANDRONIC, ASTERIE, ZAIDE, Suite de Gardes.

BAJAZET.

Ma Fille, il faut que je t’embrasse,
1530 La fureur* du Destin aujourd’huy me fait grace,
Vien partager ma joye, essuye enfin tes pleurs,
Bajazet a vaincu son sort* et ses malheurs*.

ASTERIE.

A ce nouveau bonheur immolez Astérie,
Je n’en murmure* point, qu’il me coûte la vie,
1535 Dois-je pas vous la rendre ? il n’importe, Seigneur,
Finissez* vostre haine, embrassez l’Empereur,
Reünissez* deux cœurs…

BAJAZET.

Que je me réünisse*
Avec mon Ennemy ? par quel honteux caprice
Me donner un conseil* qui me remplit* d’horreur ?
1540 Mais enfin, Tamerlan, je connois* son erreur,
Si j’ay voulu te voir, ce n’est que pour t’aprendre
Que sur moy tu n’as plus aucun droit à prétendre*,
Et que brisant mes fers* peut-estre devant toy,
Tu me verras dans peu libre et maistre de moy.

TAMERLAN.

1545 Bajazet, j’avois crû qu’un conseil* salutaire
Remetoit au devoir et la Fille et le Pere,
Mais ne me contrains* plus à la juste rigueur, [p. 67]
Qui malgré mes bontez puniroit ta fureur*.

BAJAZET.

Tu peux intimider* un malheureux* Esclave,
1550 J’écoute sans aigreur un Vainqueur qui me brave,
Tu sçais bien que la mort ne m’a point fait d’éfroy,
Et quand je l’ay cherchée elle a fuy devant moy ;
Mais je t’ay prevenu*, j’ai remply* mon envie*,
Je quite avec plaisir le fardeau de la vie,
1555 Je sens que ma fureur* s’éteint avec mes jours,
Je cede, et suis tranquile en finissant* leur cours,
Et puis que je vais perdre* une vie importune,
Je me reconcilie avecque la Fortune*,
Je luy pardonne tout. Ma Fille est dans tes fers*,
1560 Elle attache sur toy les yeux de l’Univers,
Si la vertu* t’est chere ah ! je te la confie*,
Et ta gloire* aujourd’huy me répond d’Astérie,
Je l’en charge, il suffit. Ma Fille, c’est à toy
De vivre, ou s’il le faut, de mourir comme moy.

ASTERIE.

1565 Seigneur, que dites-vous, et quel triste* présage…
Mais Ciel ! à chaque instant vous changez de visage,
Mon Pere, qu’avez-vous ? quel afreux changement ?

BAJAZET.

Ce mal se doit passer*, ma Fille, en un moment,
Ce n’est rien.

ASTERIE à Andronic.

Mais que vois-je ? ah Seigneur il chancelle,
1570 Je tremble.

ANDRONIC.

Quoy, Seigneur ?…

BAJAZET.

Vostre amitié cruelle*
Me refusa cent fois un poignard pour mourir,
Seigneur, mais un Esclave a sçeu me secourir,
Et je me suis rendu par son adresse extréme [p. 68]
Maître de mon destin malgré le Destin mesme,
1575 C’est ainsi que j’ay pris le trop heureuse* poison
Qui des fureurs* du Sort* m’a sçeu faire raison*.

ASTERIE.

Juste Ciel !

TAMERLAN.

Quoy ? veux-tu me dérober la gloire*
D’emporter sur mon cœur une entiere victoire ?
Qu’on cherche du secours !

BAJAZET.

Il n’est plus de secours,
1580 Qui puisse retarder de si malheureux* jours,
Je sens déja la mort et secourable et promte,
Qui m’enleve à la vie, et m’arrache à la honte,
Console-toy, ma Fille, et malgré ta douleur
Souvien-toy que ton Pere expire en Empereur.

TAMERLAN.

1585 Qu’on l’emporte, Tamur !

ASTERIE.

Seigneur, je veux vous suivre,
Et je ne pouray pas un moment vous survivre.

TAMERLAN.

Madame, demeurez, et dans un tel malheur*

ASTERIE.

Ah ! laisse-moy, Tyran, expirer de douleur !
Tu pers tout aujoud’huy, malheureuse* Astérie,
1590 Et pour dernier malheur* il te reste la vie.
Elle sort.
[p. 69]

SCENE DERNIERE.

ANDRONIC, TAMERLAN.

ANDRONIC veut suivre Astérie.

Si vous l’aimez, Seigneur, craignons son desespoir,
Et soufrez*

TAMERLAN.

Demeurez, c’est à moy d’y pourvoir.
Hola, Gardes, Tamur, veillez sur la Princesse,
Qu’on la suive, et sur tout qu’on l’observe sans cesse.
1595 C’en est fait, on verra si je suis un Tyran,
Il faut que l’Univers connoisse* Tamerlan.
Bajazet de sa Fille ose charger ma gloire*,
Oüy, Prince, elle en répond, et vous l’en devez croire,
Il triomphe du Sort*, et je veux aujourd’huy,
1600 En triomphant de moy, faire encor plus que luy.
Ainsi, Prince, je veux oublier vos caprices,
Et ne me souvenir que de tous vos services,
Et quand Bajazet meurt, pour triomphe nouveau,
Enfermer mon amour dans le mesme tombeau.
1605 Allez voir la Princesse, apaisez ses allarmes*,
Quand elle aura donné quelque tréve à ses larmes,
Elle peut à son gré terminer* vostre sort*,
Araxide et ma gloire* exigent cet effort,
Je l’épouse, et je pars.

ANDRONIC.

[p. 70]
Quelle reconnoissance,
1610 Seigneur, pour des bontez qui passent* l’espérance...
Ciel ! pouvois-je espérer* en ce funeste* jour
Que la Gloire* vangeât la Nature et l’Amour ?

FIN.

Extrait du Privilege du Roy.

Par Grace et Privilege du Roy, donné à Saint Germain en Laye le 16. Janvier 1676. Signé, Par le Roy en son Conseil, Desvieux : Il est permis au Sieur PRADON de faire imprimer, vendre et debiter par tel Imprimeur ou Libraire qu’il voudra choisir, une Piece de Theatre de sa composition, intitulée Tamerlan, ou La Mort de Bajazet, pendant le temps et espace de huit années, à commencer du jour qu’elle sera achevée d’imprimer pour la premiere fois ; avec defenses à toutes Personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’en imprimer, ou faire imprimer, vendre et distribuer, en tous les Lieux du Royaume et Terres de l’obeïssance, d’autre Edition que de celle dudit Sieur de Pradon, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de trois mille livres d’amende, payable sans déport par chacun des contrevenans, confiscation des Exemplaires contrefaits, et autres peines plus au long contenues dans lesdites Lettres.

Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs, Signé THIERRY, Syndic.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 30. Janvier 1676.