SCÈNE II. Polynice, l’épée à la main, au pied des murs de Thèbes ; deux capitaines grecs; Antigone, en haut des murs.
ANTIGONE.
Polynice, avancez, portez ici la vue ;
Souffrez qu’après un an votre soeur vous salue.
Malheureuse, eh ! Pourquoi ne le puis-je autrement ?
345 Quel destin entre nous met cet éloignement ?
Après un si long temps la soeur revoit son frère,
Et ne lui peut donner le salut ordinaire ;
Un seul embrassement ne vous est pas permis ;
Nous parlons séparés comme deux ennemis :
350 Eh ! Mon frère, à quoi bon cet appareil de guerre ?
À quoi ces pavillons sur votre propre terre ?
Contre quel ennemi vous êtes-vous armé ?
Ne trembleriez-vous pas si je l’avais nommé ?
Accordez quelque chose à la loi naturelle :
355 Le soleil s’est caché pour semblable querelle.
Vous vous plaignez, armez et frappez à la fois :
Est-ce de la façon qu’on demande ses droits ?
Était-il d’un bon frère et d’un prince modeste
De paraître d’abord en cet état funeste,
360 Et de fouler aux pieds, sur un simple refus,
Tout respect de nature et ne l’écouter plus ?
Mon frère, au nom des dieux protecteurs de la Grèce,
Car vers eux maintenant votre zèle s’adresse,
Et vous n’en gardez plus pour les dieux des Thébains ;
365 Au nom d’Argie encor, que j’aime et que le plains,
Voyant qu’on lui prépare un si proche veuvage :
Au nom d’Adraste enfin domptez ce grand courage ;
Ne vous acquérez pas, par votre dureté,
Un renom odieux à la postérité.
370 Ô nature, toi-même à toi-même contraire,
Vois que le fer en main un frère attend son frère.
Cruel, eh ! Quel effet prétend votre courroux ?
Du quel que le sang coule il coulera de vous ;
L’un ne le veut verser sans la perte de l’autre ;
375 En répandant le sien vous répandrez le vôtre ;
Il ne diffère point, ce n’est qu’un même sang
Que vous avez puisé dedans un même flanc.
POLYNICE.
C’est d’où nous vient aussi même droit à l’empire
Que son ambition prétend de m’interdire,
380 Et qui l’obligeait à me garder sa foi,
Comme digne action et d’un frère et d’un roi.
Pou vous, ma chère soeur, pieuse et sage fille,
Gloire du sang d’Oedipe, honneur de sa famille,
Croyez qu’il me déplaît, et très sensiblement,
385 De vous devoir dédire une fois seulement :
Mais, par cette amitié si parfaite et si tendre
Par où je connais bien que vous me voulez prendre,
Et pour qui j’aurais peine à vous rien refuser,
De moi-même aujourd’hui laissez-moi disposer :
390 Outre mon intérêt et celui de la Grèce,
Mon honneur, plus que tout, à ce devoir me presse :
J’arme pour le bon droit, lui pour la trahison ;
Il tient pour l’injustice, et moi pour la raison
ANTIGONE.
Voilà donc cette soeur qui vous était si chère,
395 Éconduite aujourd’hui d’une seule prière.
Eh quoi ! Cette amitié qui naquit avec nous,
De qui, non sans raison, Étéocle est jaloux,
Et par qui je vois bien que je lui suis suspecte,
Ne pouvant l’honorer comme je vous respecte ;
400 Cette tendre amitié reçoit donc un refus !
Elle a perdu son droit et ne vous touche plus !
Au moins si de si loin vous pourriez voir mes larmes,
Peut-être en leur faveur mettriez-vous bas les armes :
Car je n’oserais pas encore vous reprocher
405 Que vous soyez plus dur et plus sourd qu’un rocher.
Encore à la nature Étéocle défère ;
Il se laisse gagner par les plaintes de ma mère ;
Il n’a pas dépouillé tous sentiments humains,
Et le fer est tout prêt à tomber de ses mains :
410 Et vous, plus inhumain et plus inaccessible,
Conservez contre moi le titre d’invincible :
Moi dont le nom tout seul vous dût avoir touché,
Dont depuis votre exil les yeux n’ont point séché ;
Moi qui, sans vous mentir, trouverais trop aisée
415 Quelque mort qui pour vous pût m’être proposée ;
Moi malheureuse, enfin, qui vous prie à genoux,
Moins pour l’amour de moi que pour l’amour de vous.
POLYNICE.
Si quelque sentiment demeure après la vie,
Que je vous saurais gré de me l’avoir ravie !
420 Plutôt, ma chère soeur, que de me commander
Ce que ma passion ne vous peut accorder,
Venez m’ôter ce fer, oui, venez ; mais sur l’heure
Plongez-le dans mon sein et faites que je meure ;
Pour vous ma déférence ira jusqu’au trépas ;
425 Mais je ne saurais vivre et ne me venger pas.
SCÈNE IV. Jocaste, Créon, Hémon, Deux capitaines, Étéocle, Polynice.
CRÉON.
450 Que veut hors de saison cette femme importune ?
HÉMON.
Détourner s’il se peut une étrange infortune.
Second CAPITAINE.
C’est leur mère. Ô nature ! Assiste son dessein.
JOCASTE.
Plongez, plongez, cruels, vos armes dans mon sein ;
Déployez contre moi votre aveugle colère,
455 Contre moi qui donnais des frères à leur père ;
Ou, si vous m’épargnez, ne versez pas le sang
Que vous avez puisé dans ce coupable flanc :
Accordez-le moi tout, ou ne m’en laissez goutte ;
Perdez-moi toute entière, ou conservez-moi toute.
460 Quoi ! Nul de vous encore n’a mis les armes bas ?
Je parle, et de vos mains elles ne tombent pas ?
Si quelque pitié règne chez vous encore,
Consentez à la paix que votre mère implore ;
Si le crime vous plaît, un plus grand s’offre à vous ;
465 Ce flanc dont vous sortez est en butte à vos coups.
Cessez donc cette guerre, ou cessez-en la trêve ;
Faites qu’elle s’éteigne, ou bien qu’elle s’achève ;
Ou n’allez pas plus outre, ou passez jusqu’au bout ;
Ne considérez rien, ou considérez tout.
470 Sus, voyons quel effet obtiendront mes prières,
Car mes commandements n’en obtiendront plus guère ;
Je n’avancerais rien en vous contredisant :
J’ordonnais autrefois, et je prie à présent.
À qui s’adresseront mes premières caresses ?
475 Tous deux également partagent mes tendresses :
Celui-là fut absent ; mais si le pacte tient,
Celui-là le sera, puisque l’autre revient.
Ainsi je perds l’espoir de vous revoir ensemble;
Si ce n’est que la guerre encore vous assemble ;
480 L4heur de vous entrevoir ne vous est pas permis :
Si vous ne vous fuyez, vous êtes ennemis :
Vous êtes divisés ou de coeur ou d’espace ;
La haine vous rapprochent et l’amitié vous chasse.
À Polynice.
Ça, mes premiers baisers s’adresseront à vous
485 Qu’une si longue absence a séparé de nous :
Venez les recevoir d’une approche civile,
Et déchargez vos mains de ce fais inutile.
Eh ! Quel est cet abord ? Qu’il est peu gracieux !
Pourquoi sur votre frère attachez-vous les yeux ?
490 Je vous couvrirai tout, et pour vous faire outrage
Il faudrait que par moi son fer se fit passage.
Chassez de votre esprit ce défiant souci;
Si ce n’est que ma foi soit suspecte aussi.
POLYNICE.
Ne désirez-vous point que je vous dissimule ?
495 Ma sûreté dépend de n’être plus crédule ;
La nature n’a plus d’inviolables droits ;
Et son propre intérêt chacun a fait des lois ;
Et l’épreuve m’apprend que du pu artifice
Nature, son contraire, aujourd’hui fait office :
500 Votre parole enfin m’est suspecte aussi;
Ma mère pourrait bien ce que mon frère a fait.
JOCASTE.
Soupçonnez votre mère ; oui, j’approuve qu’en elle
Vous redoutiez d’avoir une garde infidèle :
De cet indigne faix ne déchargez ce bras
505 Qu’après qu’en ma faveur le roi l’aura mis bas.
POLYNICE.
Le roi ? Quoi ! Le perfide exige encore ce titre
Durant ce différend dont le sort est arbitre ?
Vous et sa trahison l’avez donc couronné ?
ÉTÉOCLE.
Bientôt, bientôt les dieux en auront ordonné.
JOCASTE.
510 Hélas ! Qu’en la fureur dont votre âme est pressée
Vous venez tout d’un sens contraire à ma pensée !
Je ne viens pas ici pour aigrir vos débats ;
Je lui donne ce titre et ne vous l’ôte pas.
À Étéocle.
Pour vous la pitié peut-être a plus de charmes :
515 Approchez, Étéocle, et mettez bas les armes ;
Cachez à mes regards leur flamboyant acier :
Vous les fîtes lever, posez-les le premier.
Il met son épée à terre.
Vous vous craignez l’un l’autre, et moi tous deux ensemble ;
Mais tous deux pour tous deux c’est pour vous que je tremble.
À Polynice.
520 Mais votre défiance à la fin doit cesser.
Le voilà désarmé, puis-je vous embrasser ?
Faites ici, mes pleurs, l’office de ma langue.
Mes sanglots, mes soupirs, commencez ma harangue.
Enfin les dieux, mon fils, ont exaucé mes voeux ;
525 J’obtiens en ces baisers la faveur que je veux :
Mais fasse leur bonté, fassent mes destinées
Que ce bonheur me dure encore quelques années !
Vous, faites-le, mon fils, puisque vous le pouvez,
Car il me durera si vous vous conservez :
530 Les bruits nous ont appris avec allégresse
Et quel honnête accueil vous a reçu la Grèce :
Vous y vîtes Adraste et l’on dit qu’en sa cour
Vous avez fait un choix digne de votre amour.
Mais qui dans votre lit conduisit votre épouse ?
535 C’est un droit qu’on m’ôtait et dont je suis jalouse..
Vous songeâtes sans doute, en cette élection,
En quel lieu s’adressait votre inclination ;
Mais sûtes-vous juger que par cette alliance
Vous nous donniez sujet de juste défiance ?
540 Savez-vous sous quel joug cet hymen vous a mis ?
De nos plus enragés et mortels ennemis,
Qui ne vous ont ouvert ni leur bras ni leur terre
Que pour avoir prétexte à nous faire la guerre.
Sur ce simple douaire ils vous ont accordé
545 Ce funeste parti plus tôt que demandé :
Aussi portiez-vous trop, leur portant le semences
Des ces divisions et de ces violences :
Car quelle est cette guerre et quels sont ses objets ?
Vos parents, vos amis, vos pays, vos sujets :
550 C’est ce qu’on peut nomme votre parti contraire.
De ce funeste hymen nous sommes le douaire ;
Encor suis-je obligée à vos mauvais desseins ;
Et j’aime cette guerre autant que je la crains,
Puisqu’elle m’a rendu le bien de votre vue,
555 Et que cette faveur lui devait être due.
Tout un peuple ennemi marche dessus vos pas ;
Vous lui sacrifiez votre natale terre :
Enfin sans vous, mon fils, je n’aurais pas la guerre ;
Mais sans la guerre aussi je ne vous aurais pas.
POLYNICE.
560 Tout un peuple allié marche dessus mes pas
Pour me rendre mes droits et ma natale terre :
Il est vrai que sans moi vous n’auriez pas la guerre ;
Mais sans la guerre aussi je ne vous aurais pas.
ÉTÉOCLE.
Tout un peuple ennemi marche dessus vos pas
565 Et ne vous rendra point votre natale terre :
Il est vrai que sans vous Thèbes serait sans guerre ;
Mais elle aura la guerre et vous ne l’aurez pas.
JOCASTE.
Tout mon sang, de frayeur en mes veines se glace.
Ma prière, cruels, n’obtient donc point de grâce ?
570 Je n’ai pouvoir, crédit, autorité, ni rang,
Et ne puis accorder mon sang avec mon sang ?
POLYNICE.
Ne vous semble-t-il point que la gloire d’un prince
Soit d’errer vagabond de province en province ?
Chasse de mes pays, de mes biens, de ma cour,
575 De mon partage encor dois-je point de retour ?
Que pourrais-je avoir pis si j’étais le parjure,
Si j’avais violé les droits de la nature ?
Il faut qu’un traître règne, et que j’en sois banni !
Il sera coupable, et je serai puni !
580 Non, non ; le droit l’ordonne, en première maxime,
Le prix à l’innocence et le supplice au crime :
Je dois souhaiter l’une, et l’autre l’étouffer ;
Et le droit que je veux est au bout de ce fer.
ÉTÉOCLE.
Qu’un brave parle haut !
POLYNICE.
Qu’un brave parle haut !Qu’un traître tard se fâche !
ÉTÉOCLE.
585 Souvent tel brave tremble.
POLYNICE.
Souvent tel brave tremble.Et plus souvent un lâche.
ÉTÉOCLE.
Ce coeur si haut m’étonne.
POLYNICE.
Ce coeur si haut m’étonne.Et moi le tien si bas.
ÉTÉOCLE.
L’effet le montrera.
POLYNICE.
L’effet le montrera.Tu ne te hâtes pas ?
JOCASTE.
Quelle gloire, bons dieux, ou plutôt quelle rage
À faillir le premier met le plus de courage ?
590 La valeur est honteuse en pareil différend,
Et la gloire appartient à celui qui se rend.
Je sais qu’à votre tête il faut une couronne ;
Mais que hors de chez vous votre main vous la donne.
Faut-il que d’un seul lien vos desseins soient bornés ?
595 Et ne saurais-je avoir deux enfants couronnés ?
Montez, le fer en main, les rochers de Tymole,
Soumettez-vous les lieux que dore le Pactole ;
Osez ce qu’ont osé tant d’autres conquérants ;
Tenez tout de vous seul, et rien de vos parents :
600 Encore en tiendrez-vous ce grand coeur en partage,
Ce coeur qui vous peut faire un si bel héritage,
Qui vous peut au besoin donner un si beau rang
Sans que vous le cherchiez dans votre propre sang.
POLYNICE.
Que Thèbes lui demeure, et que je me retire !
JOCASTE.
605 Thèbes, vous le savez, est un fatal empire,
Et son trône est un lieu funeste à son roi :
Les exemples de Laie et d’Oedipe en font foi.
POLYNICE.
Un autre encore bientôt le fera mieux paraître.
JOCASTE.
Cruel ! De votre frère ?
POLYNICE.
Cruel ! De votre frère ?Et de tous deux peut-être.
JOCASTE.
610 Quelle obstination. !
POLYNICE.
Quelle obstination. !Quelle infidélité !
JOCASTE.
Mais quoi ! Son règne plaît, le vôtre est redouté ;
Il a gagné les coeurs....
POLYNICE.
Il a gagné les coeurs....Et moi, moins populaire,
Je tiens indifférent d’être craint ou de plaire.
Qui règne aimé des siens en est moins absolu ;
615 Cet amour rompt souvent ce qu’il a résolu ;
Plus est permis aux rois à qui plus on s’oppose ;
Une lâche douleur au mépris les expose :
Le peuple, trop aisé, les lie en les aimant ;
Il faut pour être aimé régner trop mollement.
JOCASTE.
620 L’amour de ses sujets est une sûre garde.
POLYNICE.
Souvent qui trop se fie aussi trop se hasarde.
Mais ne m’opposez plus d’inutiles avis.
Parle, ma passion; les tiens seront suivis :
Passe au dernier excès que peut faire paraître
625 L4amour d’une couronne et la haine d’un traître.
Je ne puis d’aucun prix, tant fût-il infini,
Voir l’une trop payée et l’autre trop puni.
JOCASTE.
Bien, puisque ni sanglots, ni prières, ni larmes
Ne peuvent de vos mains faire tomber les armes,
630 Et qu’avecque raison je vous puis reprocher
Que vous partez un coeur aussi dur qu’un rocher,
Je conjure des dieux la puissance suprême
De me faire venger par votre refus même ;
Et vous souhaite encor quelque malheur plus grand
635 Que celui que promet ce mortel différend.
Une invincible ardeur en mes veines s’allume,
Qui d’un secret effort jusqu’aux os me consume ;
Ma constance est à bout, la nature se tait,
La fureur me possède, et ce malheur me plaît.
640 Adieu, non plus mes fils, mais odieuses pestes,
Et détestables fruits de meurtres et d’incestes :
Vous ne mourrez pas seuls, et je suivrai vos pas
Pour vous persécuter même jusqu’au trépas.
Elle sort furieuse.
Premier CAPITAINE.
Son entremise est vaine.
HÉMON.
Son entremise est vaine.Ô constance barbare !
CRÉON, à Étéocle.
645 Enfin le champ est libre, et rien ne vous sépare :
Qui ne presse faiblit l’effet de grands projets.
Vengez-vous, vengez-vous, et vengez vos sujets.
ÉTÉOCLE.
Votre intérêt, Créon, vous meut plus que ma gloire ;
Vous pressez le combat et craignez la victoire.
650 Vous savez qu’après nous le sceptre des Thébains,
Par ordre et droit de sang, doit passer en vos mains.
Mais les garde le ciel de votre tyrannie !
Voici par quoi sera votre attente bannie :
Choisissons ici près un champ plus spacieux
655 D’où l’un et l’autre camp nous considère mieux,
Et que le sort après conduise l’aventure.
HÉMON.
Faisons tôt.Ô journée honteuse à la nature !