SCÈNE PREMIÈRE. Sébaste, Clarice.
SÉBASTE.
Vous pleurez un Grand Roi dont les heureuses armes,
Tenaient la Chypre en paix, et l’Asie en alarmes.
Les Peuples éloignés qu’il vous avait soumis,
Las d’être vos sujets seront vos ennemis.
5 Le trépas d’un Monarque ébranle ses conquêtes,
Et dans l’État plus calme excite des tempêtes ;
Le vôtre se divise en partis opposés ;
Et doit craindre le sort des États divisés ;
Mais du Roi qui n’est plus les restes adorables
10 Ces Astres de la Chypre aux amants redoutables ;
Perdant le Roi leur père ont-elles tout perdu ?
Leur refuseriez-vous le rang qui leur est dû ?
Seriez-vous leurs Tyrans, leurs vassaux que vous êtes ?
Ou des Filles d’un Roi feriez-vous les sujettes ?
CLARICE.
15 La Chypre a conservé constante dans la Foi,
Le respect qu’elle doit aux Filles de son Roi,
Et de l’une des deux se va faire une Reine.
CLARICE.
D’Élise... Jusqu’ici, la chose est incertaine,
Elle aura la couronne épousant Amintas.
SÉBASTE.
20 Et ne l’épousant point ?
CLARICE.
Et ne l’épousant point ? Elle ne l’aura pas.
SÉBASTE.
Et qui lui peut ravir un droit en la couronne.
Que sa vertu mérite, et que le sang lui donne ?
CLARICE.
Quand la mort qui confond les Rois, et leurs sujets,
De Pisandre eut fini la vie, et les projets,
25 On ne publia point sa volonté dernière,
Son frère Nicanor eut la puissance entière,
Et son fils Amintas la partage avec lui,
De l’État l’un, et l’autre, et la force, et l’appui :
Pisandre avant sa mort en paroles expresses,
30 Avait réglé le sort de nos belles Princesses,
Et cet ordre du Roi caché soigneusement,
Est manifeste à tous d’aujourd’hui seulement,
J’en garde une copie, et je puis vous la lire,
Si vous le souhaitez.
SÉBASTE.
Si vous le souhaitez. Je n’osais vous le dire.
CLARICE.
35 J’ordonne que ma fille Élise,
Règne en Chypre après mon trépas,
Et je veux aussi qu’elle élise,
Pour Époux le Prince Amintas.
Si méprisant ce que j’ordonne
40 Sur un Prince étranger elle jette les yeux,
Je veux que sa soeur Alcionne,
Épousant Amintas succède à ma Couronne ;
C’est mon dernier vouloir après celui des Dieux.
Élise ne s’est point sur son choix déclarée,
45 Encore qu’elle soit de ce Prince adorée,
Et ce fidèle amant de ce choix incertain,
Attendant son mauvais ou son heureux Destin,
Ne sait à qui des deux d’Élise ou d’Alcionne,
Il devra le bonheur d’une double Couronne ;
50 Chypre, et la Cilicie, où nous donnons des Lois,
Où Pisandre a vaincu le dernier de ses Rois
Et s’il eût eu du Ciel une plus longue vie,
Il eût poussé plus loin sa conquête en Asie.
SÉBASTE.
Des peuples asservis le zèle est toujours feint,
55 Et naturellement l’on hait ce que l’on craint,
Comme Cilicien je sais qu’en cette terre
Pisandre eût eu bientôt à soutenir la guerre.
CLARICE.
Son frère Nicanor politique et prudent :
Ferme dans ses desseins ; ambitieux ; ardent,
60 Chef d’un parti puissant ; absolu dans les villes,
Peut jeter cet État en des guerres civiles,
Si méprisant son fils, et les ordres du Roi,
Élise disposait du Royaume, et de soi.
Elle est incessamment de Nicanor pressée,
65 De découvrir enfin sa secrète pensée,
Et pour la découvrir elle a choisi ce jour,
En peu de mots, voilà l’État de notre Cour.
SÉBASTE.
Cet Hymen peut avoir sa raison politique ;
Élise peut aussi le trouver tyrannique,
70 Si cet objet forcé de son affection,
N’a jamais attiré que son aversion,
Ou si quelque autre amant règne en son coeur fidèle
Amintas pourrait-il être heureux avec elle ;
Et quand elle tiendrait son sceptre d’Amintas,
75 D’un époux qui déplaît les dons ne plaisent pas,
Contrainte en son amour, et contrainte en sa haine,
Amante malheureuse, et malheureuse Reine,
D’un choix violenté le souvenir cruel,
Lui ferait de son Trône un supplice éternel.
80 Le sceptre, et les trésors qu’apporte un hyménée
N’en fait point ici-bas l’heureuse Destinée,
On n’est pas moins captif pour l’être avec éclat,
Et les raisons d’amour ne le sont point d’État.
CLARICE.
Amintas est bien fait, généreux ; plein de gloire,
85 Son bras s’est signalé par plus d’une victoire,
Il est aimé du peuple, adoré de la Cour,
De moindres qualités donneraient de l’amour.
Mais la Princesse vient, retirez-vous ; possible
Vais-je la disposer à vous être visible.
SCÈNE IV. Clarice, Élise, Sébaste.
CLARICE.
Voici cet étranger.
ÉLISE.
Voici cet étranger. Que voulez-vous de moi ?
SÉBASTE.
Orosmane des mers le redoutable roi,
120 Qui sur mille vaisseaux portant partout la guerre,
Fait respecter son nom aux Maîtres de la terre,
Vous offre sa valeur contre vos ennemis,
Et vingt mille soldats à vos ordres soumis,
Quand vous l’ordonnerez, d’une puissante Armée,
125 Vous verrez à l’instant cette ville enfermée ;
Vous verrez les Tyrans qui vous donnent la loi,
La recevoir de vous, et trembler sous mon Roi.
ÉLISE.
On a mal informé votre vaillant corsaire,
Et son secours ici ne m’est point nécessaire ;
130 Mais d’où peuvent venir les soins officieux,
D’un homme si funeste à la paix de ces lieux,
Plus craint de nos vaisseaux que les plus grands orages,
Qui tient nos ports bloqués, désole nos rivages,
Et qui laissant en paix le reste des humains,
135 Nous choisit pour l’objet de ses faits inhumains.
SÉBASTE.
Orosmane n’est pas tout ce qu’il paraît être,
Et possible le temps le fera mieux connaître,
Mais troublât-il Chypre encor plus qu’il ne fait,
Il vous distingue fort de ces peuples qu’il hait,
140 Il n’est soin ni devoir qu’il ne veuille vous rendre,
Et de fortes raisons (que vous allez apprendre.)
Dans vos seuls intérêts l’engagent tellement,
Qu’il fait ses ennemis des vôtres seulement :
Un Prince incomparable, et dont l’illustre vie,
145 À vos yeux ses vainqueurs fut toujours asservie,
Et qui jusqu’au trépas constant en son Amour,
Ne regretta que vous quand il perdit le jour,
Eut longtemps la fortune à ses voeux favorable ;
Mais se fier en elle est bâtir sur le sable.
150 Ce Prince malheureux vit son Trône envahi,
Il fut de ses sujets abandonné, trahi,
Et réduit à la fin de quitter une Terre,
Où tout semblait d’accord à lui faire la guerre,
Il fonda sur les flots l’espoir de son salut,
155 N’ayant plus qu’un vaisseau de tant d’autres qu’il eût,
Sa galère en ces mers tombant dans notre Armée,
Se vit en un moment des nôtres enfermée,
Mais lui loin de céder à l’ennemi plus fort,
De vos meilleurs soldats se fit craindre d’abord,
160 Et fit seul contre nous en sa seule galère,
Ce que le Dieu de Thrace en sa place eût pu faire,
Repoussant plusieurs fois de son bord investi,
Les nombreux ennemis de son faible parti.
Orosmane ravi de sa rare vaillance,
165 Fait cesser le combat ; vers ce guerrier s’avance ;
Lui présente à la fois, et la paix, et la main,
Et ne reçoit de lui que fierté, que dédain,
Il offense Orosmane, il l’attaque, il le presse,
De tout ce qu’il lui reste ; et de force, et d’adresse ;
170 Irrite son courroux par son sang répandu :
Mais faible par celui qu’il a déjà perdu,
Enfin il tombe aux pieds d’Orosmane invincible,
Et trouva son vainqueur à son malheur sensible,
Il s’appelait Alcandre.
ÉLISE.
Il s’appelait Alcandre. Hélas ! Il est donc mort,
175 Alcandre ? Mon Alcandre.
SÉBASTE.
Alcandre ? Mon Alcandre. Il a changé de sort.
ÉLISE.
Et le fier Orosmane est meurtrier d’Alcandre ?
SÉBASTE.
Il se croirait heureux, s’il pouvait vous le rendre.
SÉBASTE.
Hélas ! Alcandre donc ce Prince malheureux,
Expirant, conjura son vainqueur généreux,
180 Son vainqueur, qu’il voyait près de lui tout en larmes,
Maudire ; mais trop tard, ses trop heureuses Armes,
De vous offrir son bras, sa flotte, et son pouvoir,
Et d’apaiser par là son juste désespoir,
De voir ainsi finir son Amour, et sa vie,
185 Dans un temps où peut-être il vous aurait servie,
Et c’est d’où sont venus les soins officieux,
D’un guerrier sans pareil qui vous est odieux ;
Mais sur qui vous régnez ; en qui revit Alcandre,
Qui voudrait comme lui pour vous tout entreprendre,
190 Et de qui la valeur ne veut point d’autre prix,
Que la gloire d’avoir pour vous tout entrepris.
ÉLISE.
Ha plutôt qu’un Barbare ait part en mon estime,
Un corsaire Insolent qui me propose un crime,
Plutôt que d’attirer le reproche éternel,
195 D’armer en ma faveur un bras si criminel.
Que les plus grands malheurs que l’on craint sur la Terre,
Me fassent sans relâche une cruelle guerre,
Que ces mêmes Tyrans, dont trop officieux
Il m’offre d’abaisser l’orgueil ambitieux.
200 Exercent contre moi toute la violence,
Qu’inspire à des sujets une aveugle insolence ;
Hé que peut-il me rendre après m’avoir ôté,
Le seul bien qui manquait à ma félicité ?
SÉBASTE.
Orosmane sait bien que vous êtes gênée,
205 Dans la libre action du choix d’un hyménée,
Qu’il vous fait perdre Alcandre un amant généreux,
De qui le seul défaut fut d’être malheureux ;
Que tout son sang versé, toute sa flotte offerte,
Peut réparer à peine une si grande perte.
ÉLISE.
210 Et sait-il que mon coeur ne peut trop détester,
Celui qui m’ôte Alcandre, et s’en ose vanter ;
Veut-il du sang encore après celui d’Alcandre,
Et m’offre-t-il le fer qui vient de le répandre ?
ÉLISE.
Orosmane... Ôtez-vous étranger odieux,
215 Ce qui vient d’Orosmane est horrible à mes yeux.
Ha ne les ouvrons plus que pour verser des larmes,
Renonçons pour jamais aux objets pleins de charmes,
Donnons-nous toute entière à nos tristes ennuis,
Et faisons de nos jours des éternelles nuits.
220 C’était donc de nos feux la trompeuse espérance,
C’est donc ce que le Ciel gardait à sa constance,
Dans un temps où son bras secondant sa valeur,
Était prêt d’établir notre commun bonheur ;
De lui rendre un Royaume usurpé par mon père,
225 Et de me conserver la Chypre héréditaire ?
Ne viens donc plus espoir, de tes trompeurs appas,
Adoucir des tourments que tu ne guéris pas,
Puisque je pers Alcandre, et que je le veux suivre,
De quoi peux-tu servir à qui ne veut plus vivre ?
230 Oui bientôt dans le Ciel où tu vis loin de moi,
Je t’y joindrai bientôt pour n’être plus qu’à toi,
Belle âme qui quittas, et fis tout pour Élise,
Et seule eus le pouvoir d’asservir sa franchise.
SCÈNE V. Élise, Alcionne.
ÉLISE.
Ô ma soeur ! Vous voyez mes yeux mouillés de pleurs,
235 Ils ne sont point causés par nos communs malheurs.
J’ai pleuré comme vous une perte commune ;
Mais le Ciel ennemi me cause une infortune,
À moi seule funeste, à moi seule à pleurer,
Et que tout son pouvoir ne saurait réparer.
ALCIONNE.
240 Le sujet de vos pleurs ne se peut-il apprendre ;
Et le temps, et la part qu’une soeur y peut prendre,
Une soeur qui voudrait tous nos maux partager.
Ne pourront-ils du moins votre esprit soulager.
ÉLISE.
Le temps, et la raison quand on perd ce qu’on aime,
245 Servent de peu de chose en ce malheur extrême,
Et qui peut espérer de s’en voir soulagé,
A mérité le mal dont il est affligé.
ALCIONNE.
Hé quoi ma chère soeur avez-vous quelque affaire,
Ou quelque déplaisir que vous me deviez taire.
ÉLISE.
250 Ce jeune cavalier, ce vaillant étranger,
Qui secourut mon père en un mortel danger,
Dans ce fameux combat où d’un Prince rebelle,
Rhodes contre Pisandre entreprit la querelle,
Alcandre. Ah ! Ce beau nom est tout ce qui de lui,
255 Peut-être resterait sur la terre aujourd’hui,
S’il vivait encore en l’amoureuse idée,
Que pour ce cher amant ma mémoire a gardée.
ALCIONNE.
Et quoi le brave Alcandre ?...
ÉLISE.
Et quoi le brave Alcandre ?... Est le Prince charmant,
Que même après sa mort j’aime si tendrement,
260 Peut-être blâmez-vous ma faible résistance ;
Mais si jamais l’amour vous met sous sa puissance,
Si vous savez jamais ce que c’est que d’aimer,
Vous me plaindrez ma soeur, au lieu de me blâmer.
ALCIONNE.
Pour être sans amour, on n’est pas sans tendresse,
265 Et je n’ai jamais cru l’amour une faiblesse,
Mais ce vaillant Alcandre en Chypre parvenu,
Jusqu’où peut s’élever un mérite connu,
Et puisque vous l’aimiez d’une ardeur non commune,
Heureux dans son amour plus que dans sa fortune,
270 Pourquoi s’éloigna-t-il ? Et s’il vous fut si cher,
L’avez-vous dû souffrir ?
ÉLISE.
L’avez-vous dû souffrir ? J’eusse pu l’empêcher ;
Mais loin de m’opposer au voyage d’Alcandre,
Mon seul commandement le lui fit entreprendre.
Vous saurez les raisons de son éloignement,
275 Et de nos feux cachés le triste événement.
ALCIONNE.
Ne me différez pas cette faveur extrême.
ÉLISE.
Je ne refuse rien aux personnes que j’aime.
Mon Alcandre était donc un Prince malheureux,
Mais qui n’eut pas d’abord un destin rigoureux,
280 D’une illustre Princesse il reçut la naissance,
Et monta sur le Trône au sortir de l’enfance,
Sa mère eut de l’amour pour un Prince étranger,
Aimable ; mais ingrat ; infidèle, et léger,
Et dont elle se vit depuis abandonnée,
285 Bien qu’unie avec lui par un saint hyménée ;
Mais qui peut s’assurer d’un esprit inconstant ?
Ce Prince abandonna celle qui l’aimait tant,
Et lui laissant un fils, cher ; mais funeste gage,
Alla peut-être ailleurs offrir son coeur volage.
290 Elle espéra longtemps de le voir de retour,
Que n’espère-t-on point, quand on brûle d’amour ?
Mais de son vain espoir enfin désabusée,
Et d’un perfide époux se voyant méprisée,
Elle laissa tout faire à sa juste douleur,
295 Et prête de finir sa vie, et son malheur,
Assembla ses sujets, et leur fit reconnaître,
Le fils de son ingrat pour leur souverain Maître,
Elle meurt, et mourant cache même à son fils,
De son père inconstant le nom, et le pays,
300 Elle ne voulut pas qu’après sa foi faussée,
Un infidèle Époux d’une Reine laissée,
Sût qu’il en eût un fils ; que ce fils fût un Roi,
Et qu’il fît gloire ainsi d’avoir manqué de foi.
Son fils donc lui succède, et son adolescence,
305 Des Rois les plus prudents égale la prudence,
Il est brave, il est juste, et de son peuple aimé ;
Il est de ses voisins craint autant qu’estimé.
Mon malheureux portrait le ravit, et l’enflamme,
Il me fait demander à mon père pour femme,
310 Mon père le refuse, et même avec dédain,
Lui mande sur le bruit de son père incertain,
Qu’on peut lui reprocher que la Reine sa Mère,
Fut femme sans Époux, et qu’il est fils sans père,
Alcandre refusé, mais Alcandre amoureux,
315 Loin de se rebuter d’un refus rigoureux,
Vint en Chypre où l’amour me fit bientôt connaître,
Le feu que dans son coeur ma beauté faisait naître,
Vous vouliez tout savoir, et je vous ai tout dit.
ALCIONNE.
Je ne vous quitte pas d’un plus ample récit,
320 Je veux savoir comment vous eûtes connaissance,
Du secret important de sa haute naissance,
Mais ne serait-ce point aigrir votre douleur ?
ÉLISE.
Un malheureux se plaît à conter son malheur,
Il m’aimait donc ma soeur, et ne me l’osait dire ?
325 Mais sa langueur enfin découvrit son martyre,
Et les tristes soupirs de son coeur enflammé,
Le firent soupçonner d’aimer sans être aimé.
La pitié par l’estime est souvent excitée,
De son mal dangereux la Chypre est attristée ;
330 En lui l’État perdait un guerrier généreux,
Mon père lui devait plus d’un combat heureux,
Et la Cour autrefois pleine de barbarie,
Devait sa politesse à sa galanterie ;
Pour moi je lui devais des soins, et des respects,
335 Que sa condition ne rendait point suspects,
La pitié de son mal dans son mal m’intéresse,
Je veux savoir le nom de sa fière Maîtresse ;
Je le presse en secret de me le découvrir,
Si j’avais, me dit-il, quelque espoir de guérir,
340 Vous ne sauriez jamais que par la mort d’Alcandre
La cause de son mal que vous voulez apprendre.
Le malheureux vous aime ; à ce mot échappé,
Déjà de vos beaux yeux les foudres l’ont frappé,
Il voit d’un fier dédain s’armer votre visage,
345 Et dans ce fier dédain de sa mort le présage ;
Mais ayant obéi si vous l’en haïssez,
Daignez connaître au moins ce que vous punissez,
Il est Prince Madame, et les Rois de sa race,
N’ont point mis dans son coeur sa téméraire audace
350 Un feu respectueux, une immuable foi,
Font vivre son espoir plus que le nom de Roi ;
Mais si cet humble aveu de sa flamme insensée,
Paraît un nouveau crime à votre âme offensée,
Un regard menaçant de vos yeux en courroux,
355 Le feront à l’instant expirer devant vous
Lorsque j’allais punir ce discours téméraire,
Sa qualité de Roi suspendit ma colère,
Je la sentis s’éteindre au lieu de s’allumer,
Peut-on longtemps haïr ce que l’on doit aimer ;
360 L’union de deux coeurs dans le Ciel déjà faite,
Leur inspire à s’aimer une pente secrète ;
Elle prévient leur choix, et tel est son pouvoir,
Que l’on s’aime souvent avant que de se voir,
J’écoutai donc ma soeur tout ce qu’il voulu dire,
365 Il m’apprit que l’amour le mit sous mon Empire,
Sur mon simple portrait, sur le bruit de mon nom,
Que vous dirai-je encore ; il obtint son pardon.
ALCIONNE.
L’orgueil qu’un sang illustre à nos âmes inspire,
En vain malgré l’amour veut garder son Empire,
370 Les soupirs d’un amant agréable à nos yeux,
Triomphent tôt ou tard d’un coeur impérieux,
Et selon qu’un amant est capable de plaire,
Il se rend le destin favorable ou contraire.
ÉLISE.
Ha ma soeur ! Ce n’est pas ce qui nous rend heureux,
375 La fortune peut tout dans l’Empire amoureux,
Et souvent son caprice a fait des misérables,
Des plus rares beautés des aimants plus aimables,
Que le calme est à craindre aux plus heureux Amants !
Que leur sort est sujet à de grands changements !
380 Le Soleil a deux fois enrichi les campagnes,
Et deux fois a fondu la neige des montagnes,
Depuis qu’amour fait voir entre ce Prince, et moi,
Les plus rares effets d’une constante foi,
Hélas ! De quoi nous sert d’avoir été fidèles ?
385 En avons-nous moins eu de traverses cruelles ?
Un Prince que le Ciel avait fait si charmant,
Si constant à m’aimer, que j’aimai constamment,
Par un indigne sort, sous une main barbare,
Tombe, et me laisse aux maux que sa mort me prépare.
390 Ha ! Sa perte m’apprend que la fidélité,
Est une vertu vaine, et sans utilité,
Mais il temps, ma soeur, d’aller où nous appelle
De nos propres sujets, l’assemblée infidèle ;
Allons voir Nicanor, d’un prétexte pieux
395 Déguiser les desseins d’un coeur ambitieux ;
Et son fils Amintas qu’un même esprit inspire,
Couvrir de son amour son dessein pour l’Empire.
Mais leur ambition outre l’ordre du Roi,
Aura besoin encore, et de vous et de moi,
400 Si vous voulez ma soeur être d’intelligence,
Et comme moi contre eux vous armer de constance,
Nous les obligerons ces Tyrans odieux,
De recourir au crime, et d’offenser les Dieux,
Et peut-être le Ciel qu’irrite le Coupable,
405 D’ennemi qu’il nous est, deviendra favorable.