SCÈNE I. Don Juan, Philipin.
PHILIPIN.
Philipin.Monseigneur.
DON JUAN.
Philipin. Monseigneur.Viendras-tu pas tantôt ?
Voici l’heure, et notre Ombre arrivera bientôt.
Dépêchons.
PHILIPIN.
Dépêchons.Tout est prêt, le souper est sur table,
Les verres sont lavés, le vin est délectable,
1320 Les mets sont savoureux.
DON JUAN.
Les mets sont savoureux.Notre Esprit invité,
Penses-tu qu’il en mange ?
PHILIPIN.
Penses-tu qu’il en mange ?Il serait bien gâté !
Mais si quelque démon affamé, d’aventure,
De ce fantôme affreux revêtait la figure,
Et qu’un mort, mort de faim, nous vint tout avaler...
DON JUAN.
1325 Sans perdre ici le temps à sottement parler,
Tu ferais beaucoup mieux de pourvoir à tout.
PHILIPIN.
Tu ferais beaucoup mieux de pourvoir à tout.Peste !
Vous êtes assuré que j’en aurai de reste,
Si ce que j’appréhende enfin n’arrive point.
Mais, Monsieur, regardons un peu de point en point
1330 Et ce que vous ferez ou ce qu’il faudra faire.
Moi qui ne me trouvai jamais à tel mystère,
Quand cet Esprit viendra, je voudrais bien savoir
Comment il faut agir pour le bien recevoir,
Car je crois qu’il faut bien avoir plus de faconde
1335 Avec les trépassés qu’avec ceux de ce monde.
DON JUAN.
Philipin, je verrai ce fantôme odieux
Avec le même front, avec les mêmes yeux,
Que quand, trop emporté de colère et de rage,
Il vint à ses dépens éprouver mon courage ;
1340 Je l’envisagerai de la même façon.
PHILIPIN.
Mais encore une fois, si c’était un démon
Qui d’abord de son souffle empoisonnât la viande,
Où diable en trouver d’autre ?
DON JUAN.
Où diable en trouver d’autre ?Agréable demande !
Conception vraiment digne de ton esprit !
1345 Ton sot raisonnement et me choque et m’aigrit.
Tais-toi.
PHILIPIN.
Tais-toi.Monsieur, souffrez que je parle à cette heure,
Car je ne soufflerai pas tantôt, ou je meure :
À propos, sommes-nous céans en sûreté ?
Car, Monsieur, pour ne pas celer la vérité,
1350 Dans un lieu découvert, si proche de la ville,
Il est presque impossible, ou du moins difficile,
D’y pouvoir demeurer longtemps sans être pris,
Et j’aimerais mieux être au pouvoir des Esprits
Qu’en celui du prévôt et de ses satellites,
1355 Ces valets de bourreau qui font les hypocrites,
Qui, vous ont-ils posé la main sur le collet,
En disant : «Je t’agrippe, adieu pauvre valet !»
Grippé, pris et conduit au haut de la potence,
Un petit saut sur rien au bout de la cadence,
1360 Voilà, si le hasard ne détourne ses coups,
Dans demain au plus tard comme on fera de nous.
DON JUAN.
Il faut bien te résoudre à trouver pis encore,
À me suivre partout, car demain dès l’aurore
Je veux être à Séville et voir mes ennemis.
1365 Oui, je veux, dans l’état où le destin m’a mis,
Les braver tous ensemble et leur faire connaître
Que Don Juan n’a point le visage d’un traître,
Et qu’il porte partout, sans craindre le danger,
Un coeur inébranlable et qui ne peut changer.
1370 Tu t’en iras devant annoncer ma venue.
PHILIPIN.
Vous rêvez tout de bon, vous avez la berlue ;
À Séville, Monsieur ?
DON JUAN.
À Séville, Monsieur ?À Séville, faquin.
PHILIPIN.
Et quand partir encor ?
DON JUAN.
Et quand partir encor ?Demain dès le matin.
PHILIPIN.
Il faut donc en ma place avertir un trompette,
1375 Car par prédiction que l’on m’a tantôt faite,
Il est dit que je dois trépasser aujourd’hui.
Ainsi je ne crois pas pouvoir être celui
Qui doit dedans Séville annoncer...
DON JUAN.
Qui doit dedans Séville annoncer...Comment, traître !
Est-ce ainsi qu’un valet obéit à son maître ?
PHILIPIN.
1380 Un mage encore m’a dit, si j’ai bien entendu,
Si je sortais demain, que je serais pendu.
DON JUAN.
Tu te plais donc bien fort céans ?
PHILIPIN.
Mieux qu’à Séville.
DON JUAN.
Mieux qu’à Séville.L’air des champs...
PHILIPIN.
Mieux qu’à Séville. L’air des champs...Est plus doux que celui de la ville.
Mais ne voulez-vous pas manger ?
DON JUAN.
Mais ne voulez-vous pas manger ?Attends, gourmand,
1385 Notre Ombre doit venir bientôt, je crois.
PHILIPIN.
Notre Ombre doit venir bientôt, je crois.Comment !
S’il ne venait donc pas, nous aurions beau attendre !
DON JUAN.
Mais qui te presse tant ? Je ne m’en puis défendre,
Pour en avoir raison, il le faut contenter.
PHILIPIN.
Je me contenterai seulement d’en tâter.
DON JUAN.
1390 Mais quoi ! Mangeras-tu devant que l’Ombre mange ?
PHILIPIN, en voyant la table.
Ne mangerais-je point ? cela serait étrange !
Je veux manger devant ; car, dûssé-je enrager,
Je ne toucherai pas ce qu’il voudra manger.
DON JUAN.
Mange. Que diras-tu maintenant de ton maître ?
1395 Diras-tu point qu’il est...
PHILIPIN, à table.
Diras-tu point qu’il est...Le meilleur qui peut être.
DON JUAN.
Me serviras-tu bien dorénavant ?
PHILIPIN.
Me serviras-tu bien dorénavant ?Des mieux.
DON JUAN.
T’exposeras-tu pas pour moi ?
PHILIPIN.
T’exposeras-tu pas pour moi ?Jusques aux yeux.
DON JUAN.
Et s’il est question...
PHILIPIN.
Et s’il est question...Je ferai...
DON JUAN.
Et s’il est question... Je ferai...Quoi ?
PHILIPIN.
Et s’il est question... Je ferai... Quoi ?Merveilles.
Mais écoutons, un bruit a frappé mes oreilles.
1400 Quelqu’un heurte à la porte, obligez-moi de voir
Qui vient nous interrompre.
DON JUAN.
Qui vient nous interrompre.Allez, fat, le savoir.
PHILIPIN, à genoux.
Monsieur, puisque ma mort est chose indubitable,
De grâce, permettez que je meure à la table.
DON JUAN.
Prenez cette chandelle, et voyez...
PHILIPIN.
Prenez cette chandelle, et voyez...Ah, Monsieur !
1405 Quel plaisir aurez-vous quand je mourrai de peur ?
DON JUAN.
Quoi, poltron ! au besoin vous manquez de courage.
PHILIPIN.
J’en ai passablement, mais à présent j’enrage
D’être si négligent, et n’avoir pas le soin
D’en conserver assez pour servir au besoin.
SCÈNE II. L’Ombre, Don Juan, Philipin.
DON JUAN.
1410 Suis, suis, poltron, et vois avec quelle assurance...
PHILIPIN.
Ne me battra-t-il point pour mon irrévérence ?
Pardonne, grand Esprit, à l’incivilité
Qui m’a fait devant toi faire brèche au pâté.
Quelle démarche grave !
DON JUAN.
Quelle démarche grave !Ho, Philipin ! Un siège.
1415 Tu sois le bienvenu.
PHILIPIN, en mettant le siège sous l’Ombre.
Tu sois le bienvenu.Justes Dieux ! que ferai-je ?
L’Ombre, ou moi, sentons mal.
DON JUAN.
L’Ombre, ou moi, sentons mal.Taisez-vous, Philipin.
Je t’attends de pied ferme, et ce petit festin
N’est pas, à dire vrai, comme je le souhaite.
Pour dire tout aussi, cette pauvre retraite
1420 Où tu vois que je suis fort mal commodément
Fait que je ne puis pas te traiter autrement.
L’OMBRE.
Ni tes mets plus exquis, ni ta meilleure chère,
N’est pas ce que de toi présentement j’espère.
Je viens voir, sur le point de ta punition,
1425 Si tu ne feras point quelque réflexion,
Si ta langue et ton coeur ne seront point capables
D’abjurer aujourd’hui des crimes détestables,
Qui sèment la frayeur partout en ces bas lieux,
Qui font cacher d’horreur les astres dans les Cieux
1430 Et qui ne veulent plus éclairer sur la terre,
Que tu ne sois vivant écrasé du tonnerre.
Songe, enfant misérable, à tout ce que tu fais,
Songe à l’énormité de tes moindres forfaits.
Repasse en ta mémoire, ô cruel homicide !
1435 Ce qu’est devant les dieux un sanglant parricide,
Un impie exécrable, et quel au Tribunal
Doit paraître à leurs yeux un enfant si brutal.
Songes-y mûrement, car ton terme s’approche,
Je le sens, et le bras de la Justice est proche,
1440 Qui doit en un seul coup punir tous tes forfaits,
Mais d’horribles tourments à ne finir jamais.
M’entends-tu ?
DON JUAN.
M’entends-tu ?Je t’entends, mais pour cela mon âme
S’épouvante aussi peu des horreurs de la flamme,
De tes tourments prédits, ni du fer, ni du feu ;
1445 En un mot, tout cela m’épouvante si peu,
Et je me sens si peu touché de ta menace,
Que je le serais plus du moindre vent qui passe.
Tu crois m’intimider à force de parler,
Mais apprends que mon coeur ne se peut ébranler.
L’OMBRE.
1450 Tu présumes peut être, et tu te persuades,
Que les esprits des morts sont des esprits malades
Qui, dépouillés des corps, le sont de la raison,
Mais apprends, ignorant, qu’il n’est point de saison
Où l’esprit d’un mortel ait plus de connaissances ;
1455 C’est là qu’il voit d’en haut les justes récompenses
Que l’on octroie aux bons, c’est là qu’il voit de quoi
L’on forge le supplice aux méchants comme toi.
Le tien est prêt, perfide, et mon âme affligée
Se verra dans ce jour et contente et vengée.
DON JUAN.
1460 Vengée ou non, mon coeur, après ce qu’il t’a dit,
Ne peut jamais souffrir ni remords ni dédit.
J’ai contenté mes sens, et pour ne te rien taire,
Je le ferais encore s’il était à refaire.
Mais supprimons ici toute animosité,
1465 Je vais prendre ce verre et boire à ta santé.
Ho, Philipin !
PHILIPIN.
Ho, Philipin !Monsieur.
DON JUAN.
Ho, Philipin ! Monsieur.À toi ! Je te la porte.
PHILIPIN.
Moi, je ne boirai plus, ou le Diable m’emporte.
DON JUAN.
Dis donc à notre Esprit qu’il me fasse raison.
PHILIPIN.
Vous vous moquez, Monsieur.
DON JUAN.
Vous vous moquez, Monsieur.Je parle tout de bon.
PHILIPIN.
1470 Oui ! Les morts boivent-ils ?
DON JUAN.
Oui ! Les morts boivent-ils ?Eh bien ! Dis-lui qu’il mange,
Et puis tu chanteras des vers à sa louange.
PHILIPIN.
Ah ! vous avez dessein de me faire enrager ?
A-t-on jamais vu mort ni boire ni manger ?
DON JUAN.
Eh bien ! approche donc et me tiens compagnie.
PHILIPIN.
1475 À moi n’appartient pas tant tant de braverie.
Esprit, si vous vouliez un peu vous sustenter...
L’OMBRE.
Ah ! J’ai bien d’autres mets dont je m’en vais goûter ;
Ils seront éternels, mais ce bien périssable
Ne durera qu’autant que tu seras à table.
DON JUAN.
1480 Eh bien, à ce défaut, prends ton luth, Philipin.
PHILIPIN.
Mon luth n’est pas d’accord.
DON JUAN.
Mon luth n’est pas d’accord.Dépêchez-vous, faquin,
Il faut bien régaler l’Ombre de quelque chose.
PHILIPIN.
Dites-moi, chanterai-je en vers ou bien en prose ?
DON JUAN.
Dis ces vers que tu fis quand je me dérobai...
PHILIPIN.
1485 Ceux qui sont sur le chant de Pyrame et Thisbé :
Je le veux bien.
DON JUAN.
Je le veux bien.Surtout, chante-lui ma victoire,
Tu pourras à loisir, après, manger et boire.
PHILIPIN.
Ombre, écoutez, je veux chanter
Les amours de Don Juan mon maître.
1490 On l’a vu bien souvent monter
Par les grilles d’une fenêtre,
De là passer dans la maison,
Non sans armes, mais sans chandelle,
Où souvent de mainte pucelle
1495 Le drôle a bien eu la raison.
DON JUAN.
Ombre, qu’en dites-vous ? La chanson est gentille !
Chante un peu le combat gagné sur Amarille.
L’OMBRE, se relevant et se laissant rechoir.
Ah !
DON JUAN.
Ah !Quoi ! N’es-tu venu pour autre chose ici ?
Tu peux nous dire adieu bientôt, et grand merci.
PHILIPIN.
1500 Monsieur, c’est fort bien dit, qu’il aille à tous les diables.
L’OMBRE.
Misérable valet entre les misérables !
PHILIPIN, se mettant à genoux.
Hélas ! Monsieur l’Esprit, je ne vous ai rien fait ;
Ayez pitié de moi.
L’OMBRE.
Ayez pitié de moi.Malheureux, en effet,
De suivre aveuglément les débauches d’un maître.
PHILIPIN.
1505 Hélas ! Vous dites vrai.
L’OMBRE.
Hélas ! Vous dites vrai.Plus perfide et plus traître
Que tous les scélérats.
PHILIPIN.
Que tous les scélérats.Je lui dis tous les jours.
L’OMBRE.
Qui l’as toujours servi dans ses sales amours.
PHILIPIN.
Ombre, je vous supplie, apaisez ces reproches.
Il a le coeur plus dur mille fois que les roches ;
1510 J’ai voulu l’attendrir, mais jamais je n’ai pu ;
J’ai beau lui remontrer, c’est un esprit perdu
Qui rit de mes leçons.
DON JUAN.
Qui rit de mes leçons.Quoi ! sommes nous ensemble
Pour t’ouïr raisonner ?
PHILIPIN.
Pour t’ouïr raisonner ?Hélas ! Monsieur, je tremble,
Je ne raisonne pas.
DON JUAN.
Je ne raisonne pas.Toi qui fais le devin,
1515 Encore que je sois fort proche de ma fin,
Apprends que j’ai toujours, quelque mal qui m’accable,
Une âme inébranlable et de crainte incapable ;
Et quand je toucherais à mon dernier instant,
Je te crains aussi peu mort que j’ai fait vivant.
L’OMBRE.
1520 Puisque ton âme enfin est si bien résolue,
Que sans crainte tu pus attendre ma venue,
Je suis fort satisfait de ta réception ;
Mais pour te rendre grâce en pareille action,
Je te prie à souper.
DON JUAN.
Je te prie à souper.J’irai sans faute.
L’OMBRE.
Je te prie à souper. J’irai sans faute.Espère
1525 Qu’un mort, quoique offensé, te fera bonne chère.
Je t’ai tenu parole en me trouvant ici,
Me tiendras tu la tienne ?
DON JUAN.
Me tiendras tu la tienne ?Oui, sans peur.
L’OMBRE.
Me tiendras tu la tienne ? Oui, sans peur.Grand merci.
DON JUAN.
Mais où vas-tu m’attendre ?
L’OMBRE.
Mais où vas-tu m’attendre ?Au plus tard dans une heure,
Sur mon propre tombeau.
DON JUAN.
Sur mon propre tombeau.Je m’y rends, ou je meure.
1530 Je veux, puisque le sort enfin me l’a permis,
Mettre la peur au sein de tous mes ennemis ;
Et ce festin à quoi ma parole m’engage,
Ne fait que d’un moment retarder mon voyage.
PHILIPIN.
Ah ! Monsieur, n’allons point, nous n’en reviendrons pas.
DON JUAN.
1535 S’il y fallait cent fois souffrir mille trépas,
J’irai, mais de façon à lui faire connaître
Que ni les Dieux ni lui...
PHILIPIN.
Que ni les Dieux ni lui...Hélas ! Mon pauvre maître,
Ah ! Que je vous serais maintenant obligé,
Si vous vouliez ici me donner mon congé !
DON JUAN.
1540 Suivez, suivez, poltron, je vous ferai paraître
Quel homme vous servez et quel est votre maître.
PHILIPIN.
J’en sers un où j’aurai bien longtemps attendu,
Ou pour aller au diable, ou pour être pendu :
Il faut pourtant songer à nous et prendre garde...
SCÈNE VI. Don Juan, Philipin.
PHILIPIN.
Vous pouvez bien chercher quelque trou pour vous mettre ;
Le prévôt, les archers et dix mille sergents,
Le Gouverneur, sa garde, et cent mille paysans,
Dans un petit moment s’en vont tous ici fondre ;
1605 Et comme en ce cas-là c’est à vous à répondre
Et que je sais fort bien que vous les tuerez tous,
Sans le secours d’autrui, je prends congé de vous.
DON JUAN.
Arrêtez là, poltron, il faut pousser l’affaire
Jusqu’au bout, et voir ce que le sort peut faire.
1610 Voici l’heure de voir notre Ombre et de savoir
Si le souper est prêt.
PHILIPIN.
Si le souper est prêt.Eh bien ! Allez-y voir.
DON JUAN.
Quoi ! tu ne viendras pas ?
PHILIPIN.
Quoi ! tu ne viendras pas ?Vous n’avez là que faire
De valet.
DON JUAN.
De valet.Insolent, je vous ferai bien taire.
PHILIPIN.
Les Diables seront là payés pour vous servir.
DON JUAN.
1615 Je m’en vais vous sonder les côtes à ravir,
Si vous contestez plus.
PHILIPIN.
Si vous contestez plus.Voilà ma prophétie ;
Je pensais me moquer, mais elle est réussie.
Hélas ! Je vais mourir dans un petit moment,
Pour suivre un malheureux qui perd le jugement.
DON JUAN.
1620 Approche ; est-ce pas là ?
PHILIPIN.
Approche ; est-ce pas là ?Moi, je n’en sais rien.
DON JUAN.
Approche ; est-ce pas là ? Moi, je n’en sais rien.Frappe.
PHILIPIN.
À quel propos frapper ? et si l’Esprit m’attrape...
PHILIPIN.
Frappe.Pourquoi ? l’Esprit ne me demande pas.
DON JUAN.
Frappe, c’est trop parler.
PHILIPIN.
Frappe, c’est trop parler.Ah ! Misérable, hélas !
Tu t’en vas, malheureux, en ce péril extrême,
1625 En dépit de la mort, chercher la mort toi-même.
La sépulture s’ouvre, et l’on voit la table garnie de crapauds, de serpents, et tout le service noir.
SCÈNE VII. L’Ombre, Don Juan, Philipin.
L’OMBRE.
Il ne faut point heurter, je t’ai bien entendu.
PHILIPIN, tombant par terre.
Ah ! je suis mort.
DON JUAN.
Ah ! je suis mort.Tu vois que je me suis rendu
À l’assignation, et tenu ma parole.
L’OMBRE.
Écoute donc la mienne, elle n’est pas frivole,
1630 Et sans doute elle doit t’imprimer dans le coeur
Des repentirs cuisants pour ton proche malheur.
Mais d’attendre de toi quelque résipiscence,
C’est une erreur insigne, une folle créance,
Un abus manifeste, et ton esprit pervers
1635 Détruirait, s’il pouvait, l’ordre de l’univers.
Mais apprends, malheureux, qu’aujourd’hui les supplices
Mettront fin à ta vie ainsi qu’à tous tes vices ;
Le terme en est fort proche, et le Ciel, qui te voit,
En marque le moment avec le bout du doigt.
DON JUAN.
1640 Est-ce là le festin que tu me voulais faire ?
Est-ce de la façon que tu me voulais plaire ?
Et n’as-tu souhaité de me voir en ces lieux
Que pour m’entretenir du pouvoir de tes dieux ?
Si tu veux conférer de chose plus plaisante,
1645 De matière agréable et plus divertissante,
Je demeure ; sinon je vais prendre congé :
À bien d’autres plaisirs je me suis engagé.
L’OMBRE.
Je sais bien que ton corps tient beaucoup à la terre,
Malheureux, mais bientôt les éclats du tonnerre
1650 Le vont réduire en poudre, et ton âme aux Enfers,
Au milieu des tourments, des flammes et des fers,
Maudira mille fois et mille la journée
De ton irrévocable et triste destinée.
C’est un décret du Ciel qui ne saurait changer ;
1655 Manges en attendant.
DON JUAN.
Manges en attendant.Et que diable manger ?
Quels mets me sers-tu là ?
L’OMBRE.
Quels mets me sers-tu là ?Nous n’en avons point d’autres.
Je sais très bien qu’ils sont fort différents des vôtres,
Mais je te donne ici ce qu’on sert chez les morts.
DON JUAN.
Monsieur.Eh bien ?
PHILIPIN.
Monsieur. Eh bien ?Quelqu’un m’appelle là dehors.
1660 Irai-je voir qui c’est ?
DON JUAN.
Irai-je voir qui c’est ?Nenni, poltron, demeure.
PHILIPIN.
Adieu donc, Philipin, dans un demi-quart d’heure.
DON JUAN.
Meurs, si tu veux ; pour moi, je ne veux pas mourir.
L’OMBRE.
Et qui crois-tu, méchant, qui te pût secourir ?
Tous les dieux ont juré ta perte inévitable,
1665 Tout l’univers la veut, elle est indubitable.
Dis-moi : de quel côté peux tu tourner tes pas,
Si la Terre et le Ciel demandent ton trépas ?
Vois, tous les éléments te déclarent la guerre,
Tu n’as pas pour retraite un seul pouce de terre ;
1670 C’est ici ton Plus Outre , et rien n’est plus certain
Que tu ne reverras jamais un lendemain.
PHILIPIN, en tombant par terre.
Miséricorde !
L’OMBRE.
Miséricorde !Au Ciel crois tu tant d’injustice,
Qu’il voulût d’un moment différer ton supplice ?
Quoi ! ton père meurtri, moi même assassiné,
1675 L’un traîtrement surpris, et l’autre empoisonné,
Celle ci violée, et cette autre enlevée,
L’une perdue, et l’autre à la mort réservée,
Après ces beaux effets de ta brutalité,
Tout cela se ferait avec impunité ?
1680 Ne le présume pas, ô coeur que rien ne touche,
C’est un arrêt du Ciel prononcé par ma bouche.
DON JUAN.
Auras-tu bientôt fait ? te veux-tu dépêcher ?
Certes ! je suis bien las de t’entendre prêcher ;
Trop ennuyeux Esprit, aussi bien qu’hypocrite,
1685 À quoi bon entasser redite sur redite ?
Ne t’ai je pas fait voir quels sont mes sentiments ?
Penses tu, par tes vains et sots raisonnements,
Que Don Juan soit jamais capable de faiblesse
Et qu’il se laisse aller à la moindre bassesse ?
1690 Non, non, ce parler grave, et cet air et ce ton,
Ne sont bons qu’à prêcher les Esprits de Pluton.
Apprends, apprends, Esprit ignorant et timide,
Que le feu, le viol, le fer, le parricide,
Et tout ce dont tu m’as si bien entretenu,
1695 Passe dans mon esprit comme non advenu.
S’il en reste, ce n’est qu’une idée agréable.
Quiconque vit ainsi ne peut être blâmable,
Il suit les sentiments de la Nature ; enfin,
Soit que je sois ou loin ou proche de ma fin,
1700 Sache que ni l’Enfer, ni le Ciel ne me touche,
Et que c’est un arrêt prononcé par ma bouche.
L’OMBRE.
C’en est trop, exécrable, et le Ciel irrité
Va prescrire le terme à ton impiété,
Et ton âme exposée aux tourments légitimes
1705 S’en va dans les Enfers expier tous tes crimes,
Et ton corps malheureux aura pour ses bourreaux
Et les loups dévorants, les chiens et les corbeaux.
Trébuche, malheureux, dans la nuit éternelle.
Ici l’on entend un grand coup de tonnerre, et des éclairs, qui foudroient Don Juan.
PHILIPIN, tombant du coup de tonnerre.
Ah, grands Dieux ! je suis mort.
SCÈNE DERNIÈRE. Philémon, Macette, Philipin.
PHILÉMON.
Ah, grands Dieux ! je suis mort.Enfilons la venelle,
1710 Macette, dépêchons.
MACETTE.
Macette, dépêchons.Regagnons la maison.
Quel temps prodigieux, et contre la saison !
PHILIPIN.
Ah, Ciel ! qu’ai-je entendu ? quel éclat de tonnerre
M’engloutit tout vivant au centre de la terre !
PHILÉMON.
Mais quel homme paraît tout étendu là-bas ?
1715 Approchons-nous, Macette.
PHILIPIN.
Approchons-nous, Macette.Ah, la tête ! Ah, les bras !
MACETTE.
Ah, Ciel ! Que voyons-nous ? C’est le valet du traître.
PHILIPIN.
Hélas ! je n’ai rien fait, chers Esprits, c’est mon maître.
Ayez pitié de moi, je suis pauvre garçon.
Madame Proserpine, et vous, Monsieur Pluton,
1720 Le pauvre Philipin humblement vous conjure
D’avoir pitié de lui dans cette conjoncture.
MACETTE.
Rappelle tes esprits et nous dis promptement
Qu’est devenu ton maître, et sans déguisement.
PHILIPIN.
Hélas ! il est au diable, et le seigneur Don Pierre,
1725 Qu’il avait massacré, non pas à coups de pierre,
Mais d’un grand coup d’estoc tout au travers du corps,
L’est venu prendre ici, l’a mené chez les morts.
Il l’a fait trébucher d’un saut épouvantable,
Après l’avoir prié de manger à sa table,
1730 Et moi qui n’ai rien fait, qui n’ai mangé, ni bu,
Le tonnerre d’un coup aussi m’a confondu.
MACETTE.
La mort enfin nous rend les plus heureux du monde.
PHILIPIN.
Moi, je souffre une perte à nulle autre seconde.
Que je suis malheureux ! ah, pauvre Philipin !
1735 Voilà, voilà l’effet de ton cruel destin.
Enfants qui maudissez souvent et père et mère,
Regardez ce que c’est de bien vivre et bien faire ;
N’imitez pas Don Juan, nous vous en prions tous,
Car voici, sans mentir, un beau miroir pour vous.