(1903) Avenir « Avenir »
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(1903) Avenir « Avenir »

Avenir

Quand trembleront d’effroi les puissants. les ricombres,
Quand en signe de peur ils dresseront leurs mains,
Calmes devant le feu, les maisons qui s’effondrent,
Les cadavres tout nus couchés par les chemins,
Nous irons contempler le sourire des morts.
Nous marcherons très lentement, les yeux ravis,
Foulant aux pieds sous les gibets les mandragores
Sans songer aux blessés, sans regretter les vies.
Il y aura du sang et sur les rouges mares
Penchés, nous mirerons nos faces calmement
Et nous regarderons aux tragiques miroirs
La chute des maisons et la mort des amants.
Or, nous aurons bien soin de garder nos mains pures
Et nous admirerons, la nuit, comme Néron,
L’incendie des cités, l’écroulement des murs
Et comme lui, indolemment, nous chanterons.
Nous chanterons le feu, la noblesse des forges,
La force des grands gars, les gestes des larrons,
Et la mort des héros et la gloire des torches
Qui font une auréole autour de chaque front,
La beauté des printemps et les amours fécondes,
La douceur des yeux bleus que le sang assouvit,
Et l’aube qui va poindre et la fraîcheur des ondes,
Le bonheur des enfants et l’éternelle vie.
Mais nous ne dirons plus ni le mythe des veuves,
Ni l’honneur d’obéir, ni le son du canon,
Ni le passé, car les clartés de l’aube neuve
Ne feront plus vibrer la statue de Memnon.
Après, sous le soleil pourriront les cadavres
Et les hommes mourront, nombreux, en liberté.
— Le soleil et les morts aux terres qu’on emblave
Donnent la beauté blonde et la fécondité. —
Puis quand la peste aura purifié la terre,
Vivront en doux amour les bienheureux humains,
Paisibles et très purs car les lacs et les mers,
Suffiront bien à effacer le sang des mains.
Guillaume Apollinaire.