(1908) Fiançailles « Fiançailles »
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(1908) Fiançailles « Fiançailles »

Fiançailles

[« Le printemps laisse errer les fiancés parjures »]

Le printemps laisse errer les fiancés parjures,
Et laisse feuilloler longtemps les plumes bleues,
Que secoue le cyprès où niche l’oiseau bleu.

Une Madone, à l’aube, a pris les églantines ;
Elle viendra, demain, cueillir les giroflées
Pour mettre aux nids des colombes qu’elle destine
Au pigeon qui ce soir semblait le Paraclet.

Au petit bois de citronniers, s’énamourèrent,
D’amour que nous aimons les dernières venues.
Les villages lointains sont comme leurs paupières,
Et parmi les citrons leurs cœurs sont suspendus.
*
*  *

[« Mes amis m’ont enfin avoué leur mépris »]

Mes amis m’ont enfin avoué leur mépris.
Je buvais à pleins verres les étoiles,
Un ange a exterminé, pendant que je dormais,
Les agneaux, les pasteurs des tristes bergeries.
De faux centurions emportaient le vinaigre,
Et les gueux mal blessés par l’épurge dansaient.
Etoiles de l’éveil ! je n’en connais aucune.
Les becs de gaz pissaient leur flamme au clair de lune,
Des croque-morts avec des bocks tintaient des glas.
A la clarté des bougies tombaient, vaille que vaille,
Des faux-cols sur des flots de jupes mal brossées,
Des accouchées masquées fêtaient leurs relevailles.
La ville, cette nuit, semblait un archipel,
Des femmes demandaient l’amour et la dulie,
Et sombre, sombre fleuve, je me rappelle
Les ombres qui passaient n’étaient jamais jolies.
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*  *

[« Je n’ai plus même pitié de moi »]

Je n’ai plus même pitié de moi,
Et ne puis exprimer mon tourment de silence.
Tous les mots que j’avais à dire se sont changés en étoiles.
Un Icare tente de s’élever jusqu’à chacun de mes yeux,
Et porteur de soleils, je brûle au centre de deux nébuleuses.
Qu’ai-je fait aux bêtes théologales de l’intelligence ?
Jadis, les morts sont revenus pour m’adorer,
Et j’espérais la fin du monde,
Mais la mienne arrive en sifflant comme un ouragan.
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*  *

[« J’ai eu le courage de regarder en arrière »]

J’ai eu le courage de regarder en arrière
Les cadavres de mes jours
Marquent ma route et je les pleure.
Les uns pourrissent dans les églises italiennes,
Ou bien dans de petits bois de citronniers
Qui fleurissent et fructifient
En même temps et en toute saison.
D’autres jours ont pleuré avant de mourir dans des tavernes,
Où d’ardents bouquets rouaient,
Aux yeux d’une mûlatresse qui inventait la poésie,
Et les roses de l’électricité s’ouvrent encore
Dans le jardin de ma mémoire.

Pardonnez-moi mon ignorance ;
Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers.
Je ne sais plus rien et j’aime uniquement ;
Mais les fleurs, à mes yeux, redeviennent des flammes.
Je médite divinement.
Et je souris des êtres que je n’ai pas créés.
Mais si le temps venait, où l’ombre enfin solide
Se multipliait en réalisant la diversité formelle de mon amour,
J’admirerais mon ouvrage.
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[« J’observe le repos du dimanche »]

J’observe le repos du dimanche
Et je loue la paresse.
Comment, comment réduire
L’infiniment petite science
Que m’imposent mes sens.
L’un est pareil aux montagnes, au ciel,
Aux villes, à mon amour.
Il ressemble aux saisons,
Il vit décapité, sa tête est le soleil
Et la lune, son cou tranché.
Je voudrais éprouver une ardeur infinie.
Monstre de mon ouïe, tu rugis et tu pleures ;
Le tonnerre te sert de chevelure
Et tes griffes répètent le chant des oiseaux.
Le toucher monstrueux m’a pénétré, m’empoisonne,
Mes yeux nagent loin de moi,
Et les astres intacts sont mes maîtres sans épreuve.
La bête des fumées a la tête fleurie ;
Et le monstre le plus beau,
Ayant la saveur du laurier, se désole.
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[« A la fin, les mensonges ne me font plus peur »]

A la fin, les mensonges ne me font plus peur.
C’est la lune qui cuit comme un œuf sur le plat.
Ce collier de gouttes d’eau va parer la noyée.
Voici mon bouquet de fleurs de la passion,
Qui offrent tendrement deux couronnes d’épines.
Les rues sont mouillées de la pluie de naguère.
Des anges diligents travaillent pour moi à la maison.
La lune et la tristesse disparaîtront pendant
Toute la sainte journée.
Toute la sainte journée, j’ai marché en chantant,
Une dame, penchée à sa fenêtre, m’a regardé longtemps,
M’éloigner en chantant.
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[« Au tournant d’une rue, je vis des matelots »]

Au tournant d’une rue, je vis des matelots
Qui dansaient, le cou nu, au son d’un accordéon.
J’ai tout donné au soleil,
Tout, sauf mon ombre.
Les dragues, les ballots, les sirènes mi-mortes !
A l’horizon brumeux s’enfonçaient les trois-mâts.
Les vents ont expiré couronnés d’anémones,
O Vierge, signe pur du troisième mois.
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[« Templiers flamboyants, je brûle parmi vous »]

Templiers flamboyants, je brûle parmi vous.
Prophétisons ensemble, ô grands maîtres, je suis
Le désirable feu qui pour vous se dévoue,
Et la girande tourne, ô belle, ô belle nuit.
Liens déliés par une libre flamme, ardeur
Que mon souffle éteindra, ô morts, à quarantaine.
Je mire de ma mort la gloire et le malheur.
Comme si je visais l’oiseau de la quintaine.
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[« Incertitude, oiseau feint, peint, quand vous tombiez »]

Incertitude, oiseau feint, peint, quand vous tombiez,
Le soleil et l’amour dansaient dans le village.
Et tes enfants galants, bien ou mal habillés,
Ont bâti ce bûcher, le nid de mon courage.
Guillaume Apollinaire.