(1909) L'Obituaire « L’Obituaire »
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(1909) L'Obituaire « L’Obituaire »

L’Obituaire

S’étendant sur les côtés du cimetière,
L’obituaire l’encadrait comme un cloître.
A l’intérieur de ses vitrines
Pareilles à celles des boutiques de modes,
Au lieu de sourire debout,
Les mannequins grimaçaient pour l’éternité.
Arrivé à Munich depuis quinze ou vingt jours,
J’étais entré pour la première fois,
Et par hasard,
Dans ce cimetière presque désert,
Et je claquais des dents
Devant toute cette bourgeoisie
Exposée et vêtue le mieux possible
En attendant la sépulture.
Soudain,
Rapide comme ma mémoire,
Les yeux se rallumèrent
De cellule vitrée en cellule vitrée,
Le ciel se peupla d’une apocalypse
Vivace
Et la terre, plate à l’infini
Comme avant Galilée,
Se couvrit de mille mythologies immobiles.
Un ange en diamant brisa toutes les vitrines
Et les morts m’accostèrent
Avec des mines de l’autre monde.
Mais leur visage et leurs attitudes
Devinrent bientôt moins funèbres.
Le ciel et la terre perdirent
Leur aspect fantasmagorique.
Les morts se réjouissaient
De voir leurs corps trépassés entre eux et la lumière.
Ils riaient de leur ombre et l’observaient
Comme si véritablement
C’eût été leur vie passée.
Alors, je les dénombrai.
Ils étaient quarante-neuf hommes,
Femmes et enfants
Qui embellissaient à vue d’œil
Et me regardaient maintenant
Avec tant de cordialité,
Tant de tendresse même,
Que les prenant en amitié
Tout à coup,
Je les invitai à une promenade
Loin de l’obituaire.
Et tous bras dessus, bras dessous,
Fredonnant des airs militaires,
(Oui, tous vos péchés sont absous)
Nous quittâmes le cimetière.
Nous traversâmes la ville
Et rencontrions souvent
Des parents, des amis qui se joignaient
A la petite troupe des morts récents.
Tous étaient si gais,
Si charmants, si bien portants
Que bien malin qui aurait pu
Distinguer les morts des vivants.
Puis, dans la campagne,
On s’éparpilla.
Deux chevau-légers nous rejoignirent.
On leur fit fête.
Ils coupèrent du bois de viorne
Et de sureau
Dont ils firent des sifflets
Qu’ils distribuèrent aux enfants.
Plus tard, dans un bal champêtre,
Les couples mains sur les épaules,
Dansèrent au son aigre des cithares.
Ils n’avaient pas oublié la danse,
Ces morts et ces mortes !
On buvait aussi,
Et, de temps à autre, une cloche
Annonçait qu’un nouveau tonneau
Allait être mis en perce.
Une morte, assise sur un banc,
Près d’un buisson d’épine-vinette,
Laissait un étudiant,
Agenouillé à ses pieds,
Lui parler de fiançailles :
— Je vous attendrai
Dix ans, vingt ans, s’il le faut.
Votre volonté sera la mienne. —
— Je vous attendrai
Toute votre vie…
Répondait la morte.
Des enfants
De ce monde ou bien de l’autre
Chantaient de ces rondes
Aux paroles absurdes et lyriques
Qui, sans doute, sont les restes
Des plus anciens monuments
Poétiques
De l’humanité.
L’étudiant passa une bague
A l’annulaire de la jeune morte :
— Voici le gage de mon amour,
De nos fiançailles.
Ni le temps, ni l’absence
Ne nous feront oublier nos promesses.
Et un jour, nous aurons une belle noce,
Des touffes de myrte
A nos vêtements et dans vos cheveux,
Un beau sermon à l’église,
De longs discours après le banquet
Et de la musique,
De la musique. —
— Nos enfants, dit la fiancée,
Seront plus beaux, plus beaux encore,
Hélas ! la bague était brisée,
Que s’ils étaient d’argent ou d’or,
D’émeraude ou de diamant,
Seront plus clairs, plus clairs encore,
Que les astres du firmament,
Que la lumière de l’aurore,
Que vos regards mon fiancé,
Auront meilleure odeur encore,
Hélas ! la bague était brisée,
Que le lilas qui vient d’éclore,
Que le thym, la rose ou qu’un brin
De lavande ou de romarin.
Les musiciens s’en étant allés,
Nous continuâmes la promenade.
Au bord d’un lac,
On s’amusa à faire des ricochets,
Avec des cailloux plats,
Sur l’eau qui dansait à peine.
Des barques étaient amarrées
Dans un havre,
On les détacha
Après que toute la troupe se fût embarquée,
Et quelques morts ramaient
Avec autant de vigueur que les vivants.
A l’avant du bateau que je gouvernais,
Un mort parlait avec une jeune femme
Vêtue d’une robe jaune,
D’un corsage noir
Avec des rubans bleus et d’un chapeau gris
Orné d’une seule petite plume défrisée.
— Je vous aime, disait-il,
Comme le pigeon aime la colombe,
Comme l’insecte nocturne
Aime la lumière. —
— Trop tard, répondait la vivante.
Repoussez, repoussez cet amour défendu,
Je suis mariée.
Voyez l’anneau qui brille,
Mes mains tremblent,
Je pleure et je voudrais mourir.
Les barques étaient arrivées
A un endroit où les chevau-légers
Savaient qu’un écho répondait de la rive.
On ne se lassait point de l’interroger.
Il y eut des questions si extravagantes
Et des réponses tellement pleines d’à-propos
Que c’était à mourir de rire,
Et le mort disait à la vivante :
— Nous serions si heureux ensemble !
Sur nous l’eau se refermera,
Mais vous pleurez et vos mains tremblent,
Aucun de nous ne reviendra. —
On reprit terre et ce fut le retour.
Les amoureux s’entr’aimaient,
Et par couples aux belles bouches,
Marchaient à distances inégales.
Les morts avaient choisi les vivantes,
Et les vivants,
Des mortes.
Un genévrier, parfois,
Faisait l’effet d’un fantôme.
Les enfants déchiraient l’air
En soufflant, les joues creuses,
Dans leurs sifflets de viorne,
Ou de sureau,
Tandis que les militaires
Chantaient des tyroliennes
En se répondant comme on le fait
Dans la montagne.
Dans la ville,
Notre troupe diminua peu à peu.
On se disait au revoir,
A demain,
A bientôt.
Beaucoup entraient dans les brasseries.
Quelques-uns nous quittèrent
Devant une boucherie canine
Pour y acheter leur repas du soir.
Bientôt, je restai seul avec ces morts
Qui s’en allaient tout droit
Au cimetière
Où,
Dans l’obituaire,
Je les reconnus, couchés, immobiles,
Et bien vêtus,
Attendant la sépulture derrière les vitrines.
Ils ne se doutaient pas
De ce qui s’était passé,
Mais les vivants en gardaient le souvenir.
C’était un bonheur inespéré
Et si certain
Qu’ils ne craignaient point de le perdre.
Ils vivaient si noblement
Que ceux, qui, la veille encore,
Les regardaient comme leurs égaux
Ou même quelque chose de moins,
Admiraient maintenant
Leur puissance, leur richesse et leur génie.
Car, y a-t-il rien qui vous élève
Comme d’avoir aimé un mort ou une morte ?
On devient si pur qu’on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
A se confondre avec le souvenir.
On est fortifié pour la vie
Et l’on n’a plus besoin de personne.
GUILLAUME APOLLINAIRE