(1905) Dans le palais de Rosemonde « Dans le Palais de Rosemonde »
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(1905) Dans le palais de Rosemonde « Dans le Palais de Rosemonde »

Dans le Palais de Rosemonde

On voit venir, au fond du jardin, mes pensées
Qui sourient du concert joué par les grenouilles.
Elles ont envie des cyprès, grandes quenouilles,
Et, le soleil, miroir des roses, s’est brisé..
Toc toc… « Entrez dans l’antichambre. Le jour baisse…
« La veilleuse dans l’ombre est un bijou d’or cuit.
« Pendez vos têtes aux patères par les tresses.
« Le ciel presque nocturne a des lueurs d’aiguilles. »
Sur les genoux pointus du monarque adultère,
Sur le mai de son âge et sur son trente et un.
Madame Rosemonde roule avec mystère.
Ses petits yeux tout ronds, pareils aux yeux des Huns.
On entra dans la salle à manger, les narines
Reniflaient une odeur de graisse et de graillon.
On eut vingt potages, dont trois couleurs d’urine,
Et, le roi prit deux œufs pochés dans du bouillon.
Puis, les marmitons apportèrent les viandes :
Des rôtis de pensées mortes dans mon cerveau,
Mes beaux rêves morts-nés en tranches bien saignantes,
Et, mes souvenirs faisandés en godiveaux.
Or, ces pensées mortes depuis des millénaires
Avaient le fade goût des grands mammouths gelés,
Les os ou songe-creux venaient des ossuaires
En danse macabre aux plis de mon cervelet.
Et, tous ces mets criaient des choses nonpareilles,
                              Mais, nom de Dieu !
                      Ventre affamé n’a pas d’oreilles,
Et, les convives mastiquaient à qui mieux mieux.
Ah, nom de Dieu ! qu’ont donc crié ces entrecôtes,
Ces grands pâtés, os à la moelle et mirotons ?
Langues de feu, où sont-elles, mes pentecôtes,
Pour mes pensées de tous pays, de tous les temps ?
Guillaume Apollinaire.