(1905) L’Émigrant de Landor Road « L’Émigrant de Landor Road »
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(1905) L’Émigrant de Landor Road « L’Émigrant de Landor Road »

L’Émigrant de Landor Road

Le chapeau à la main, il entra, du pied droit
Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi.
Ce commerçant venait de couper quelques têtes
De mannequins vêtus comme il faut qu’on se vête.
La foule, en tous les sens, remuait en mêlant
Des ombres sans amour qui se traînaient par terre
Et des mains, vers le ciel plein de lacs de lumière,
S’envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs :
« Mon bateau partira demain pour l’Amérique
                       Et je ne reviendrai jamais,
Avec l’argent gagné dans les prairies lyriques,
Guider mon ombre aveugle en ces rues que j’aimais ;
Car revenir, c’est bon pour un soldat des Indes !
Les boursiers ont vendu tous mes crachats d’or fin ;
Mais, habillé de neuf, je veux dormir enfin
Sous des arbres pleins d’oiseaux muets et de singes. »
Les mannequins, pour lui, s’étant déshabillés,
Battirent leurs habits, puis les lui essayèrent.
Le vêtement d’un lord mort sans avoir payé,
Au rabais, l’habilla comme un millionnaire.
                             Au-dehors, les années
                             Regardaient la vitrine,
                             Les mannequins victimes,
                             Et passaient enchaînées.
Intercalées dans l’an, c’étaient les journées veuves,
Les vendredis sanglants et lents d’enterrements,
Des blancs et de tout noirs, vaincus des cieux qui pleuvent,
Quand la femme du diable a battu son amant.
Puis, dans un port d’automne aux feuilles indécises,
Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi,
Sur le pont du vaisseau, il posa sa valise,
                                 Et s’assit.
Les vents de l’Océan en soufflant leurs menaces,
Laissaient en ses cheveux de longs baisers mouillés.
Des émigrants tendaient, vers le port, leurs mains lasses
Et d’autres, en pleurant, s’étaient agenouillés.
Il regarda longtemps les rives qui moururent.
Seuls, des bateaux d’enfant tremblaient à l’horizon.
Un tout petit bouquet, flottant à l’aventure,
Couvrit l’Océan, d’une immense floraison.
Il aurait voulu ce bouquet, comme la gloire,
Jouer dans d’autres mers parmi tous les dauphins,
                    Et l’on tissait, en sa mémoire,
                    Une tapisserie sans fin
                    Qui figurait son histoire.
                    Mais pour noyer, comme des poux,
Ces tisseuses têtues qui, sans cesse, interrogent,
                    Il se maria comme un doge,
Aux cris d’une sirène moderne, sans époux.
Gonfle-toi vers la nuit, ô mer ! Les yeux des squales
Jusqu’à l’aube ont guetté, de loin, avidement,
Des cadavres de jours rongés par les étoiles,
Parmi le bruit des flots et les derniers serments.