(1902) L'Ermite « L’Ermite »
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(1902) L'Ermite « L’Ermite »

L’Ermite

Un ermite déchaux, près d’un crâne blanchi,
Cria : « Je vous maudis martyres et détresses,
Trop de tentations malgré moi me caressent.
Tentations de lune et de logomachies.
Trop d’étoiles s’enfuient quand je dis mes prières.
O chef de morte ! O vieil ivoire ! Orbites ! Trous
Des narines rongées ! J’ai faim ! Mes cris s’enrouent.
Voici donc pour mon jeûne un morceau de gruyère.
Tu es un crâne féminin, certainement,
Car le gruyère est fait avec du lait de vache,
O crâne dont j’ai peur en mon âme bravache !
O tête, j’ai baisé tes dents comme un amant.
Entendez-vous, Seigneur, quand d’horreur je l’écrase,
Craquer comme une noix le crâne féminin ?
Ayez pitié, Seigneur, de mes soupirs bénins.
Doux Seigneur, pardonnez au printemps qui viédaze.
Flagellez, flagellez les nuées du coucher
Qui tendent sans espoir de si jolis culs roses.
Et, c’est le soir, les fleurs de jour déjà se closent
Et les souris dans l’ombre incantent le plancher.
Les humains savent tant de jeux : l’amour, la mourre.
L’amour, jeu des nombrils ou jeu de la grande oie.
La mourre, jeu du nombre illusoire des doigts.
Seigneur, faites, Seigneur, qu’un jour je m’énamoure.
J’attends celle qui me tendra ses doigts menus.
Combien de signes blancs aux ongles ? Les paresses,
Les mensonges. Pourtant j’attends qu’elle les dresse
Ses mains enamourées devant moi, l’Inconnue.
Seigneur que t’ai-je fait ? Vois, je suis unicorne.
Pourtant, malgré son bel effroi concupiscent,
Comme un poupon chéri, mon sexe est innocent
D’être anxieux, seul et debout, comme une borne.
Seigneur, le Christ est nu. Jetez, jetez sur lui
La robe sans couture. Eteignez les ardeurs.
Au puits vont se noyer tant de tintements d’heures,
Quand isochrones, choient des gouttes d’eau de pluie.
J’ai veillé trente nuits sous les lauriers-roses.
As-tu sué du sang, Christ dans Gethsémani ?
Crucifié, réponds ! Dis non ! Moi, je le nie,
Car j’ai trop espéré en vain l’hématidrose.
J’écoutais à genoux toquer les battements
Du cœur. Le sang, toujours, roulait en ses artères
Qui sont de vieux coraux ou qui sont des clavaires,
Et je sentais l’aorte avare éperdument.
Une goutte tomba. Sueur ? et sa couleur ?
Lueur ! le sang est rouge ! et j’ai ri des damnés !
Puis enfin j’ai compris que je saignais du nez
À cause des parfums violents de mes fleurs.
Et j’ai ri du vieil ange qui n’est point venu
De vol très indolent me tendre un beau calice.
J’ai ri de l’aile grise et j’ôte mon cilice
Tissé de crins soyeux par de cruels canuts.
Vertuchou ! riotant des vulves des papesses,
Des saintes sans tétons. J’irai vers les cités
Et peut-être y mourir pour ma virginité,
Parmi les mains, les peaux, les mots et les promesses.
Malgré les autans bleus, je me dresse divin
Comme un rayon de lune adoré par la mer.
En vain, j’ai supplié tous les saints aémères,
Aucun n’a consacré mes doux pains sans levain.
Et je marche, je fuis, ô nuit, Lilith ulule
Et clame vainement et je vois de grands yeux
S’ouvrir tragiquement. O nuit, je vois tes cieux
L’étoiler calmement de splendides pilules.
Un squelette de reine innocente est pendu
À un long fil d’étoile en désespoir sévère.
La nuit, les bois sont noirs et se meurt l’espoir vert
Quand meurt le jour avec un râle inattendu.
Et je marche, je fuis. O jour, l’émoi de l’aube
Ferma le regard fixe et doux de vieux rubis
Des hiboux et voici le regard des brebis
Et des truies aux tétins roses comme des lobes.
Des corbeaux éployés comme des tildes font
Une ombre vaine aux pauvres champs de seigle mûr,
Non loin des bourgs où des chaumières sont impures
D’avoir des hiboux morts cloués à leur plafond.
Mes kilomètres longs, mes tristesses plénières,
Les squelettes de doigts terminant les sapins
Ont égaré ma route et mes rêves poupins
Souvent et j’ai dormi au sol des sapinières.
Enfin, ô soir pâmé, au bout de mes chemins
La ville m’apparut, très grave, au son des cloches,
Et ma luxure meurt à présent que j’approche.
En entrant j’ai béni les foules des deux mains.
Cité, j’ai ri de tes palais tels que des truffes
Blanches, au sol fouillé de clairières bleues.
Or, mes désirs s’en vont tous à la queue leu-leu.
Ma migraine pieuse a coiffé sa cucuphe.
Car toutes sont venues m’avouer leurs péchés,
Et, Seigneur, je suis saint par le vœu des amantes
Zélotide et Lorie, Louise et Diamante
Ont dit ; Tu peux savoir, ô toi, l’effarouché.
Ermite, absous nos fautes jamais vénielles,
O toi, le pur et le contrit que nous aimons,
Sache nos cœurs, sache les jeux que nous aimons
Et nos baisers quintessenciés comme du miel.
Or, j’absous les aveux pourpres comme leur sang
Des poétesses nues, des fées, des fornarines.
Aucun pauvre désir ne gonfle ma poitrine
Lorsque je vois, le soir, les couples s’enlaçant.
Et je ne veux plus rien, sinon laisser se clore
Mes yeux, couple lassé, au verger pantelant
Plein du râle pompeux des groseillers sanglants
Et de la sainte cruauté des passiflores. »
Guillaume Apollinaire