(1913) Un fantôme de nuées « Un fantôme de nuées »
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(1913) Un fantôme de nuées « Un fantôme de nuées »

Un fantôme de nuées

Comme c’était la veille du quatorze juillet,
Vers les quatre heures de l’après-midi,
Je descendis dans la rue pour aller voir les saltimbanques.
Ces gens qui font des tours en plein air
Commencent à être rares à Paris.
Dans ma jeunesse on en voyait beaucoup plus qu’aujourd’hui.
Ils s’en sont allés presque tous en province.
Je pris le boulevard Saint-Germain
Et sur une petite place située entre Saint-Germain-des-Prés et la statue de Danton
Je rencontrai les saltimbanques.
La foule les entourait, muette et résignée à attendre.
Je me fis une place dans ce cercle afin de tout voir.
Poids formidables,
Villes de Belgique soulevées à bras tendu par un ouvrier russe de Longwy,
Haltères noirs et creux qui ont pour tige un fleuve figé,
Doigts roulant une cigarette amère et délicieuse comme la vie.
De nombreux tapis noirs couvraient le sol,
Tapis qui ont des plis qu’on ne défera pas,
Tapis qui sont presque entièrement couleur de la poussière
Et où quelques taches jaunes ou vertes ont persisté
Comme un air de musique qui vous poursuit.
Vois-tu le personnage maigre et sauvage ?
La cendre de ses pères lui sortait en barbe grisonnante.
Il portait ainsi toute son hérédité au visage.
Il semblait rêver à l’avenir
En tournant machinalement un orgue de Barbarie
Dont la lente voix se lamentait merveilleusement,
Les glouglous, les couacs et les sourds gémissements.
Les saltimbanques ne bougeaient pas.
Le plus vieux avait un maillot couleur de ce rose violâtre qu’ont aux joues certaines jeunes filles actives, mais près de la mort.
Ce rose-là se niche surtout dans les plis qui entourent souvent leur bouche,
Ou près des narines.
C’est un rose plein de traîtrise.
Cet homme portait-il ainsi sur le dos
La teinte ignoble de ses poumons.
Les bras, les bras, partout montaient la garde.
Le second saltimbanque
N’était vêtu que de son ombre.
Je le regardai longtemps.
Son visage m’échappe entièrement,
C’est un homme sans tête.
Un autre enfin avait l’air d’un voyou,
D’un apache bon et crapule à la fois.
Avec son pantalon bouffant et les accroche-chaussettes,
N’aurait-il pas eu l’apparence d’un maquereau à la Villette ?
La musique se tut et ce furent des pourparlers avec le public,
Qui sou à sou jeta sur le tapis la somme de deux francs cinquante
Au lieu des trois francs que le vieux avait fixés comme le prix des tours.
Mais, quand il fut clair que personne ne donnerait plus rien,
On se décida à commencer la séance.
De dessous l’orgue sortit un tout petit saltimbanque habillé de rose pulmonaire,
Avec de la fourrure aux poignets et aux chevilles.
Il poussait des cris brefs,
Et saluait en écartant gentiment les avant-bras
Mains ouvertes,
Une jambe en arrière, prête à la génuflexion.
Il salua ainsi aux quatre points cardinaux,
Et quand il marcha sur une boule,
Son corps mince devint une musique si délicate que nul parmi les spectateurs n’y fut insensible
Un petit esprit sans aucune humanité,
Pensa chacun.
Et cette musique des formes
Détruisit celle de l’orgue mécanique
Que moulait l’homme au visage couvert d’ancêtres.
Le petit saltimbanque fit la roue
Avec tant d’audacieuse harmonie
Que l’orgue cessa de jouer
Et que l’organiste se cacha le visage dans les mains
Aux doigts semblables aux descendants de son destin,
Fœtus minuscules qui lui sortaient de la barbe,
Nouveaux cris de Peau Rouge.
Musique angélique des arbres.
Disparition de l’enfant.
Les saltimbanques soulevèrent les gros haltères à bout de bras,
Ils jonglèrent avec les poids,

Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux.
Siècle, ô siècle des nuages.
Guillaume Apollinaire.