(1905) Le Mendiant « Le Mendiant »
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(1905) Le Mendiant « Le Mendiant »

Le Mendiant

Passant, tu chercheras dans l’ombre cimmérienne
Mon fantôme pareil à la réalité,
Mais le passeur aura voué mon corps aux chiennes,
Mon spectre juste aux gueules du tricapité
Et me tenant au bord du fleuve sur qui volent
Les obscures migrations des oiseaux blancs
Je me lamenterai faute de ton obole
Au passage des riches comme moi tremblants.
Sois-tu maudit ! rien n’est tombé dans ma sébile.
Va-t’en vers le spectacle où des acteurs feront
Gémir les femmes grâce aux grimaces flébiles.
Je n’ai que ma douleur pour émouvoir Caron
Et vivant je mendie de chaque aube à la brune
Et je cesse ma plainte quand le jour s’éteint ;
Je reviendrai demain avec mon infortune
Voir flamber l’aurore, l’électre du matin.
Tu méprises ma peine et la tienne peut-être ;
Ta douleur de toujours, mon malheur de jamais.
Nous pleurâmes ; c’était quand nous venions de naître
Et les yeux secs j’attends. Si Thanatos m’aimait !
Puisque tu veux nier la douleur positive
Adapte un masque hilare et drape l’oripeau.
Va. L’histrion tire la langue aux attentives.
J’attends que passe Thanatos et son troupeau.
[Guillaume Apollinaire.]