(1912) Le Voyageur « Le Voyageur »
/ 345
(1912) Le Voyageur « Le Voyageur »

Le Voyageur

Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant !
La vie est variable aussi bien que l’Euripe.
Tu regardais le banc des nuages descendre
Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures,
Et de tous ces regrets, de tous ces repentirs
                     Te souviens-tu ?
Vagues, poissons arqués, fleurs surmarines !
Une nuit, c’était la mer
Et les fleuves s’y répandaient.
Je m’en souviens, je m’en souviens encore.
Un soir je descendis dans une auberge triste
Auprès de Luxembourg :
Dans le fond de la salle il s’envolait un Christ.
Quelqu’un avait un furet,
Un autre un hérisson,
L’on jouait aux cartes,
Et toi, tu m’avais oublié.
Te souviens-tu du long orphelinat des gares ?
Nous trouvâmes des villes qui tout le jour tournaient
Et vomissaient la nuit le soleil des journées.
O matelots, ô femmes sombres, et vous, mes compagnons
                             Souvenez-vous-en.
Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés,
Deux matelots qui ne s’étaient jamais parlé,
Le plus jeune en mourant tomba sur le côté.
                             Chers compagnons :
Sonneries électriques des gares, chant des moissonneurs
Traîneau d’un boucher, régiment des rues sans nombre
Cavalerie des ponts, nuits livides de l’alcool,
Les villes que j’ai vues vivaient comme des folles
Te souviens-tu des banlieues et du troupeau plaintif des paysages ?
Les cyprès projetaient sous la lune leurs ombres ;
J’écoutais cette nuit, au déclin de l’été,
Un oiseau langoureux et toujours irrité
Et le bruit éternel d’un fleuve large et sombre
Mais tandis que, mourants, roulaient vers l’estuaire
Tous les regards, tous les regards de tous les yeux
Les bords étaient déserts, herbus, silencieux
Et la montagne à l’autre rive était très claire.
Alors sans bruit, sans qu’on pût voir rien de vivant,
Contre le mont passèrent des ombres vivaces,
De profil ou soudain tournant leurs vagues faces
Et tenant l’ombre de leurs lances en avant.
Les ombres, contre le mont perpendiculaire,
Grandissaient ou parfois s’abaissaient brusquement,
Et ces ombres barbues pleuraient humainement
En glissant pas à pas sur la montagne claire.
Qui donc reconnais-tu sur ces vieilles photographies ?
Te souviens-tu du jour où une abeille tomba dans le feu ?
C’était, tu t’en souviens, à la fin de l’été.
Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés :
L’aîné portait au cou une chaîne de fer,
Le plus jeune mettait ses cheveux blonds en tresse.
Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant !
La vie est variable aussi bien que l’Euripe.