(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XXXIII. Comment on a découvert ces nouvelles aventures qu’on donne au public. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XXXIII. Comment on a découvert ces nouvelles aventures qu’on donne au public. »

Chapitre XXXIII.
Comment on a découvert ces nouvelles aventures qu’on donne au public.

Cid Ruy Gomez, l’ami à qui Zulema, ou Henriquez de la Torre, avait confié ce qu’il avait pu ramasser de l’histoire admirable de Don Quichotte, et qu’il avait prié de la continuer, était un de ces hommes particuliers, qui ne sont bons que pour eux- mêmes, ou tout au plus pour quelques-uns de leurs amis, et qui ne comptent pour rien le reste du monde, surtout le public, qu’ils regardent, sinon avec mépris, du moins avec beaucoup d’indifférence. De sorte qu’Henriquez étant mort dans son voyage des Indes, Ruy Gomez, qui n’avait suivi Don Quichotte que pour rendre compte à son ami, ne se trouva pas d’humeur à faire part à qui que ce fût des découvertes qu’il avait faites. On dit même que son dessein était de tout jeter au feu, et qu’il n’en fut empêché que par la mort qui le surprit. Ses héritiers, gens plus attachés au commerce qu’à toute autre chose, songèrent à recueillir sa succession, et traitèrent les papiers qui regardaient les héritiers de la Manche, avec le plus grand mépris du monde.

Mais un valet, qui avait lu une partie de l’histoire, les ramassa ; et de celui-ci ils sont passés à un autre, qui vint avec son maître au-devant de Philippe V ci-devant duc d’Anjou, et à présent roi d’Espagne.

Un des Français qui avait suivi ce prince, se trouva dans un festin avec des Espagnols ; on y parla des héros des deux nations. Le Français nomma Don Quichotte, et demanda avec une simplicité de badaud, s’il avait véritablement vécu, et si les aventures qu’on en lisait lui étaient effectivement arrivées. Quelques Espagnols lui jurèrent l’affirmative, et le maître de celui qui avait la suite de l’histoire, dit au Français, que tout ce qu’on en avait écrit, et qui était devenu public, n’était que des bagatelles en comparaison du reste. Cela piqua la curiosité du Français, qui demanda avec empressement à voir la suite. Pour la lui faire trouver meilleure, on lui en fit mille difficultés ; et enfin le Français ardent comme un Français, offrit un si beau présent, que le valet espagnol le prit au mot, et crut assez gagner au change, en lui donnant en même temps les mémoires de Ruy Gomez et ceux d’Henriquez.

Quoique l’Espagnol crût avoir pris le Français pour dupe, celui- ci ne se crut point trompé ; et en effet, s’il l’a été, ce n’est pas de beaucoup ; du moins, supposé qu’il ait fait une folie, le public lui en aura obligation, étant très certain que sans lui les mémorables aventures de l’incomparable Don Quichotte, et celles du chevalier Sancho Pança, ci-devant son écuyer, seraient restées dans l’oubli, quoiqu’elles soient dignes de la curiosité des gens qui n’ont rien de meilleur à faire que d’employer leur temps à une lecture fort inutile, sans en excepter la morale du savant Don Quichotte, dont personne ne profite, ou du moins très peu de gens.

Comme l’idiome espagnol est devenu à la mode en France, et que tout le monde en veut savoir un peu, un de mes amis, qui l’apprend, m’a fait voir quelques endroits qu’il a traduits de la suite de Don Quichotte ; ce que j’en ai lu m’est resté dans la tête, et ne m’a pas déplu ; et, sans doute aussi fou que le Français qui l’a achetée, j’ai fait en sorte de l’avoir de ses mains, et comme je le lui ai promis, je l’ai traduite.