(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XXXVI. Suite de l’histoire de Silvie et de Sainville. »
/ 42
(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XXXVI. Suite de l’histoire de Silvie et de Sainville. »

Chapitre XXXVI.
Suite de l’histoire de Silvie et de Sainville.

J’en suis resté sur une partie de jeu, qui comme je vous ai dit, Madame, ne nous servait que de prétexte ; cette amie qui jouait avec nous, ne nous était point suspecte, parce qu’outre qu’elle savait les termes où nous en étions Silvie et moi, c’était la même Phénice, dont elle ne se défiait pas. Nous jouions fort tranquillement, en effet, nous ne regardions notre jeu que comme notre rendez-vous, n’y ayant d’autre application que celle de nous parler des yeux, et d’y remarquer toute la tendresse que nous avions l’un pour l’autre. Nous nous dîmes adieu Silvie et moi avec les plus tendres transports qui se puisse[nt] jamais ressentir : car, Madame, il faut enfin vous avouer tout, puisque vous m’avez défendu de vous rien déguiser, j’aimais Silvie plus encore que je ne m’en croyais aimé ; elle m’avait fait connaître que son plus ardent souhait était de passer sa vie avec moi, et que je ne la désobligerais pas d’en faire la proposition à sa mère. Je vous ai dit, Madame, que le parti était très avantageux ; ainsi voyant ma fortune tout à fait d’accord avec mon cœur, j’étais dans un ravissement que je ne comprenais pas moi-même, et qui me mettait hors de moi.

Nous avions quitté le jeu en même temps que les autres, et en sortant je demandai à Silvie un moment d’entretien particulier, afin de prendre ensemble des mesures justes pour faire en sorte que sa mère consentît à me rendre heureux ; et pour cela je la priai de me permettre de venir chez elle avant l’heure du jeu, et de se trouver seule dans son cabinet, où je me rendrais ; elle me le promit, avec une petite rougeur qui acheva de me charmer.

J’avais trop d’impatience pour y manquer. A peine eus-je dîné le lendemain, que j’allai à mon rendez-vous. Je trouvai Silvie à son clavecin ; figurez-vous tout ce que peuvent se dire deux personnes qui s’aiment, et qui n’ont point de temps à perdre. Je l’aimais trop pour lui manquer de respect ; en effet, on en conserve beaucoup plus pour une personne qu’on veut épouser, que pour une autre ; outre que je craignais de lui déplaire par un emportement que je me figurais qu’elle interpréterait mal. Nous nous dîmes cependant tout ce qu’on se peut dire pour s’assurer l’un et l’autre d’un amour réciproque et éternel, et nous nous fîmes toutes les caresses innocentes qui peuvent accompagner ces sortes d’assurances. Elle me rassura contre la peur que j’avais de l’avarice de sa mère, et me jura de n’être jamais qu’à moi. J’étais à ses pieds, et ne me relevai qu’au bruit que j’entendis dans la chambre ; elle m’embrassa, et m’ordonna de rester, ne voulant pas que l’on me vît sortir de son cabinet avec elle, après y avoir été si longtemps seul à seul. Je fis ce qu’elle voulut, et un moment après être sortie, elle revint, et m’ayant dit de revenir le lendemain prendre une lettre qu’elle laisserait pour moi sous la housse du dernier siège de la salle du côté du miroir, elle me fit sortir de son cabinet par l’entresol où couchait sa femme de chambre, qui répondait sur le grand escalier.

J’étais dans un tel transport de joie, que je craignis qu’on n’en découvrit l’excès, et de peur qu’il ne parût, je n’entrai point dans l’appartement où il y avait du monde ; je me retirai chez moi l’esprit rempli de mille idées agréables ; j’y passai le reste de la journée et toute la nuit entière à rêver à mon bonheur, qui ne fut pas de longue durée.

J’allai le lendemain chez Silvie pour prendre la lettre qu’elle avait promis de m’écrire ; sa mère ni elle n’étaient point au logis ; elles étaient allées dîner et passer l’après-midi chez cette dame dont je vous ai parlé, où elles allaient très souvent. Au lieu d’une lettre que j’espérais, je ne trouvai qu’un billet de deux lignes, qu’elle m’écrivait pour me faire excuse de ne m’avoir point tenu parole, sa mère ne l’ayant point quittée. Je ne m’en mis pas plus en peine, et la remerciai dans mon cœur de m’avoir du moins tiré d’inquiétude.

Je retournai chez elle le lendemain, et trois autres jours de suite, sans pouvoir lui parler, parce qu’on me dit qu’elle était malade ; mais je restai dans la dernière surprise, lorsque j’appris qu’elle n’était indisposée que pour moi. Je la vis enfin quelques jours après dans l’appartement de sa mère, où l’on jouait, mais elle ne fit pas semblant de me voir ; je la saluai néanmoins, et tâchai de lui dire un mot en particulier ; mais bien loin de vouloir concerter avec moi, elle me rebuta par des airs de mépris auxquels je n’étais point fait. Elle fit plus ; je m’aperçus qu’elle se faisait un plaisir de caresser Deshayes, et de lui faire des avances à mes yeux. Il me parut que ma présence ajoutait un nouveau lustre au sacrifice, et ne voyant là que des objets chagrinants, je n’en soutins pas longtemps la vue ; je pris le parti de me retirer, bien en peine de ce qui pouvait causer un si prompt changement. Je lui écrivis plusieurs fois ; elle me renvoya mes lettres cachetées sans les lire. J’allai trouver Phénice, pour savoir d’elle en quoi j’avais offensé son amie. Elle ne put, ou plutôt elle ne voulut me rien dire, et me promit seulement de s’en expliquer avec elle. J’y retournai pour savoir ce qu’elle en aurait pu apprendre ; elle me dit que Silvie n’avait jamais voulu s’expliquer sur ce qui me regardait, et qu’elle lui avait fait promettre de ne lui jamais parler de moi. J’appris de tous côtés que partout où elle se trouvait avec sa mère et ses tantes, elle me déchirait, et disait de moi tout ce qu’on peut dire d’un fourbe et d’un très malhonnête homme. Je n’en fus point surpris pour ce qui était de ses tantes, mais il n’en fut pas de même d’elle, dont le procédé me déconcerta. Enfin j’appris du bruit commun qu’elle allait épouser Deshayes, et que le contrat de mariage était signé.

Vous avouerai-je tout mon faible pour cette fille ? j’en fus au désespoir ; je me figurai qu’on l’avait ensorcelée ; je la plaignis de son aveuglement ; je me persuadai qu’on la trompait ; l’amour que j’avais pour elle la justifiait encore dans mon cœur ; je redoublai tous mes efforts pour la désabuser, et pour avoir un éclaircissement avec elle j’épuisai inutilement mon imagination ; je tentai toute sorte de moyens, mais son obstination fut plus forte que mes soins ; elle ne voulut jamais entendre parler de moi, ni lire mes lettres. Je n’avais plus d’autre moyen pour empêcher ce fatal mariage, que d’en venir aux mains avec Deshayes ; j’en cherchai les occasions ; je ne sais s’il s’en douta, mais il me fut impossible de le rencontrer dans un lieu commode. Enfin le chagrin, la fatigue, et surtout mon désespoir, me firent effectivement tomber malade.

Ma maladie fut longue, et l’abattement où elle me mit ayant tempéré les ardeurs de ma rage, j’appris sans désespoir, mais avec beaucoup de surprise et de douleur, qu’elle avait épousé Deshayes. J’accusai son inconstance ; je me persuadai qu’elle ne m’avait jamais aimé, et que l’amour que j’avais cru qu’elle avait pour moi, n’était qu’un de ces feux passagers si communs aux jeunes gens. Je crus que c’était un assez grand malheur pour elle d’avoir épousé Deshayes, pour me croire encore trop vengé de son infidélité ; ainsi je bornai toute ma vengeance à les laisser vivre ensemble, à les mépriser également tous deux, et surtout à ne lui parler de ma vie.

Cette résolution rétablit ma santé. Je sortis environ un mois après leur mariage, et par cas fortuit, j’allai me promener à Luxembourg, où elle se trouva aussi. Je m’aperçus qu’elle me regardait avec attention, et même avec des yeux humides ; elle me parut fort changée et son teint extrêmement terni. Phénice était avec elle. Je ne sais si l’amour propre me fit voir les objets autrement qu’ils n’étaient, mais je crus m’apercevoir qu’elles auraient souhaité me parler ; je ne fis pas semblant de la voir, et je revins chez moi agité de mille différentes pensées. Depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis environ trois mois que Deshayes était allé à la campagne, ou qu’elle était maîtresse d’elle-même, elle est venue dans tous les lieux où elle sait que je vais d’ordinaire ; elle a toujours tâché de me parler, et je l’ai toujours évitée avec soin, sans affectation pourtant et sans incivilité. Enfin au retour de son mari, depuis environ un mois, elle s’est séparée d’avec lui, et leur divorce, dont la cause m’est inconnue, fait un fort grand ; éclat dans le monde ; et pour accomplir votre souhait, Madame, je vous dirai que c’est elle que j’ai sauvée, et à qui vous avez donné retraite, et que c’est son mari qui voulait la faire enlever, à ce que La Roque m’a dit en mourant. Je n’ai pu me dispenser de lui parler chez vous ; il m’a paru qu’elle se repent du change, du moins elle m’a assuré qu’elle m’a toujours aimé, et qu’elle avait été surprise par des impostures effroyables ; je les ignore, mais mon indignation pour elle est trop bien fondée pour renouer jamais aucun commerce avec elle. Voilà, Madame, ce que vous avez voulu savoir de moi, et je sais bien encore que vous seule pouvez me convaincre qu’il y a dans le monde des femmes sans faiblesses.

Je vous plains, mon pauvre Sainville, lui dit obligeamment la marquise après qu’il eut fini, et je vous plains d’autant plus que je vois bien que vous l’aimez encore. Je ne sais si c’est la seule curiosité qui m’occupe, ou si c’est l’intérêt que je prends dans votre commun malheur, mais il me semble que vous auriez dû vous instruire avec elle des impostures qu’elle dit vous avoir été faites, quand ce ne serait qu’afin de prendre des mesures pour l’avenir : car je suis fort trompée si l’aventure n’est poussée plus avant, et elle ne me paraît pas aux termes d’en demeurer où elle en est. —  Je le crains comme vous, lui répondit tristement Sainville. Deshayes sait que je l’ai aimée, et que je ne lui étais pas indifférent ; il aura su que c’est moi qui l’ai arrachée de ses mains, et cela aura redoublé son acharnement contre elle. Je vous avoue que quoiqu’elle n’ait que ce qu’elle mérite, je ne laisse pas d’être sensiblement touché de son infortune, et que je voudrais la voir plus heureuse. —  Elle sait vivre, reprit la marquise, et je ne doute pas qu’elle ne me rende visite, quand ce ne serait que pour me remercier de la retraite que je lui ai donnée. Lorsqu’elle sera ici, je l’obligerai à me parler de vous à fond, et je ne crois pas qu’elle me refuse de s’expliquer, surtout après m’avoir dit qu’elle avait mille choses à m’apprendre, qui ne peuvent, ou je serais trompée, regarder que vous, et je vous promets de vous redire tout ce qu’elle m’aura dit. Jusqu’à ce temps-là ne vous chagrinez point, songez que j’ai besoin de vous, et que votre tranquillité d’esprit m’est absolument nécessaire dans l’état où je suis.

Deux jours après cette conversation Silvie vint chez la marquise, où était Sainville, et qui en sortit après quelques civilités. La marquise voulait le rappeler, mais Silvie ne fit voir aucun dessein de le retenir ; la marquise ne s’obstina pas à le faire revenir, voyant d’ailleurs que sa présence donnait de la confusion à Silvie, qui était toute défaite. Elle lui fit donner un fauteuil, et la laissa remettre de son trouble. Après quelques moments de silence Silvie prit la parole la première. Elle remercia la marquise des bontés qu’elle avait eues pour elle ; et celle-ci qui avait son dessein, fit insensiblement tomber la conversation sur Sainville, et la pria de se souvenir de la parole qu’elle lui avait donnée.

Les larmes vinrent aux yeux de Silvie, et quoiqu’elle ne fût venue que dans le dessein de décharger son cœur, elle parut tout à coup dans un état digne de pitié. La marquise la consola du mieux qu’elle put. Le coup est là, Madame, lui dit Silvie, en mettant la main à l’endroit du cœur, mais du moins avant que de mourir, aurai-je la triste satisfaction d’inspirer à Sainville autant de pitié que de haine. —  Il ne vous hait point, Madame, lui dit la marquise. —  Quand il me haïrait, Madame, reprit tristement Silvie, sa haine m’est trop due pour m’en plaindre ; mais je puis dire qu’il y a dans mon procédé pour lui plus de faiblesse que d’inconstance et de malice ; on a surpris ma jeunesse ; on m’a inspiré une fierté hors de saison ; et de la plus heureuse de toutes les femmes que je serais à présent, si j’avais suivi les mouvements de mon cœur, on m’en a rendu la plus infortunée. Je vais, Madame, vous instruire de tout. L’estime que Sainville a pour vous, m’est un garant certain du secret que je vous demande pour tout autre que pour lui, et vous ne lui direz que ce [que] vous jugerez à propos qu’il sache de ce que vous allez apprendre. Je ne me suis point empressée de le retenir, parce que sa présence m’aurait gênée dans ce que j’ai dessein de vous dire, et qu’il m’a semblé qu’en n’avouant mes faiblesses qu’à une personne de mon sexe, elle aura plus d’indulgence pour tous mes égarements, et moi plus de liberté et moins de confusion à les expliquer.

Après un moment de silence elle reprit la parole en ces termes : Si jeune que j’ai été, j’ai aimé Sainville, et à peine me suis-je connue, que j’ai connu que je l’aimais plus que moi-même. J’ai été fort longtemps à lui faire des avances inutiles ; il ne les interprétait que comme des marques d’une amitié d’enfant. J’obligeais ma mère d’aller nous promener partout où je savais qu’il allait, et d’aller jouer chez les gens où je savais que nous le trouverions ; je l’y voyais avec plaisir, et quoiqu’il ne jouât seulement qu’un fort petit jeu, je prenais part à ses pertes, et le gain qu’il faisait me réjouissait.

Je sais, interrompit la marquise, tout ce qui vous est arrivé à l’un et à l’autre jusqu’au jour que vous lui donnâtes rendez-vous dans votre cabinet, et que vous promîtes de lui écrire ; je sais qu’il ne trouva pas votre lettre, mais seulement un billet, qui l’instruisait que vous n’aviez pas pu lui tenir parole, et qu’après cela vous ne voulûtes plus du tout entendre parler de lui, et que peu de temps après vous épousâtes Monsieur Deshayes ; et ce n’est que depuis deux jours qu’il m’en a fait le récit.

Il ne pouvait pas vous en dire davantage, Madame, reprit Silvie, lui-même ignore encore les fourberies qu’on nous a faites, et qui nous ont séparés. Je ne sais, continua-t-elle, s’il vous a dit que dans cette conversation nous nous dîmes tout ce qu’on se peut dire d’engageant l’un l’autre ; mais quoique je me fusse expliquée plus que je ne devais, il ne me parut pas lui en avoir assez dit. Il est vrai que je me sentais une espèce de confusion de lui dire de bouche ce que je voulais qu’il sût, et étant persuadée que le papier ne rougissait pas, je me fis un vrai plaisir de lui écrire, pour lui découvrir tout mon cœur. Je n’eus pas le front de lui donner ma lettre en main propre, la honte m’en empêcha, et je me contentai de lui indiquer l’endroit où il la trouverait le lendemain. Je l’y mis en effet, mais elle fut prise par une autre main que la sienne ; et le billet qu’il trouva n’était qu’un billet supposé, qu’il ne put pas reconnaître, parce qu’outre que je ne lui avais jamais écrit, il ne connaissait point mon écriture, n’en ayant jamais vu.

Puisque c’est cette fatale lettre qui a causé tous mes malheurs, il faut, Madame, que vous sachiez ce qu’elle contenait, afin que vous connaissiez parfaitement le désespoir où je devais être lorsque je crus qu’elle avait été sacrifiée. Pardonnez à ma jeunesse et à mon amour pour Sainville, la force des expressions ; mais plus elles sont vives, plus vous pénétrerez au fond de mon cœur. En voici une copie qui m’a été remise en main, et que je vous supplie de lire. La marquise la prit et lut.

Vous avez eu raison de me dire qu’il n’y a point de plaisir plus sensible dans le monde, que celui que goûtent deux cœurs unis. Vous ne sauriez concevoir la vivacité des transports agréables qui m’agitent depuis que vous m’avez persuadée que vous êtes tout à moi. Je le souhaite trop pour vouloir en clouter ; cette incertitude me donnerait la mort. Je crois votre tendresse pour moi telle que vous me l’avez figurée, et quoique j’aie fait les premières démarches de notre intelligence, je ne m’en repens point ; au contraire je me fais un plaisir en moi-même de ne devoir votre cœur qu’à mes soins. Il me semble que sur ce pied il doit être plus à moi, parce qu’outre le droit de tendresse que j’ai sur lui, j’ai encore celui de conquête. Mais, mon cher amant, mettez tout en œuvre pour achever d’unir deux cœurs qu’un penchant réciproque a déjà joints ; adressez-vous à Madame… elle peut tout sur l’esprit de ma mère, elle m’aime, et vous estime infiniment. Si vous pouvez la mettre dans nos intérêts, vous pouvez être sûr de votre conquête. Je ferai de mon côté tout ce qui me sera possible ; vous êtes trop honnête homme pour exiger de moi quelque démarche contraire à ce que je me dois à moi-même ; à cela près soyez certain que rien ne me sera impossible pour être à vous, ou du moins pour n’être de ma vie à qui que ce soit. Adieu, pressez le temps le plus que vous pourrez, et soyez bien persuadé qu’en avançant votre bonheur, si comme vous me l’avez juré, vous l’attachez à ma personne, vous avancerez aussi celui de

Silvie

Vous voyez, Madame, reprit Silvie, après que la marquise eut lu, qu’il m’était impossible d’écrire en termes plus forts ; cependant il est vrai que si j’en avais su de plus expressifs, je m’en serais servie sans scrupule. Mais, Madame, comme il vous est sans doute impossible de concevoir que le cœur d’une jeune fille puisse être rempli de tant d’amour, il vous est aussi impossible de concevoir le désespoir dont je fus saisie le lendemain, lorsque cette même lettre me fut rendue par une femme qui m’assura que Monsieur de Sainville la lui avait sacrifiée.

Cette femme était la baronne de… dont l’histoire a depuis peu fait trop de bruit dans le monde pour être ignorée de vous ; mais il n’est pas encore temps de vous dire la part que je fus obligée de prendre dans une des dernières aventures de sa vie. Sainville a dû vous parler d’elle comme d’une femme qu’on croyait en intrigue avec Deshayes.

Dès le lendemain que Sainville avait dû recevoir cette lettre, la baronne entra dans ma chambre, où je feignais d’être malade, pour m’épargner la honte de paraître si tôt devant lui, après lui en avoir tant écrit. Elle me pria d’abord de faire sortir ma femme de chambre, parce qu’elle avait quelque chose de très grande conséquence à me dire en particulier. Sitôt que nous fûmes seules, à ce que je croyais, elle commença par me plaindre du mauvais choix que je faisais des gens que j’honorais de ma confiance et de mon amour.

Elle vit que ce mot m’alarmait, et me pria d’écouter jusqu’au bout. Vous êtes jeune, Mademoiselle, poursuivit-elle ; c’est la plus belle qualité que puisse avoir une personne de notre sexe quand elle est jointe à autant de beauté et d’esprit que vous en avez ; mais c’est celle aussi qui donne plus de moyen de la tromper, parce qu’à cet âge, où l’expérience manque, on est rempli des illusions de l’amour propre qui persuade que tout est, et sera en effet comme on le désire. Vous avez cru être aimée de Sainville ; vous lui avez abandonné votre cœur tout entier. Il serait trop heureux s’il en connaissait le prix, et c’est un bonheur pour vous qu’il ne le connaisse pas, parce qu’il est tout à fait indigne de le posséder. Ne m’interrompez point, ajouta-t-elle, j’ai bien d’autres choses à vous dire de plus grande conséquence, et vous connaîtrez quand vous m’aurez entendue qu’il faut vous aimer autant que je vous aime pour vous donner le chagrin que je vous donne, en vous découvrant et vous prouvant par des témoins irréprochables, la vérité d’un secret que je voudrais pouvoir me cacher à moi-même.

Cette morale et ce préambule, que je n’attendais pas d’une femme qui ne passait ni pour pédagogue, ni pour un exemple de vertu, m’obligèrent à lui donner toute l’attention dont j’étais capable dans la surprise où j’étais. Il y a plus de deux ans, poursuivit-elle, que Sainville s’est attaché à moi avec une obstination d’autant plus forte qu’il la cache à tout le monde à cause du mépris que j’ai pour lui ; je sais tous les tours de fourbe qu’il a faits à d’autres femmes, dont lui-même s’est vanté à moi. Je ne le regarde que comme le plus dissimulé et le plus indigne de tous les hommes. Quelque bonne mine et quelques honnêtetés qu’il fasse à vos tantes, il n’y a rien d’injurieux qu’il ne m’en ait dit. Elles ont eu effectivement quelques affaires qui ont tourné à leur avantage. Il est certain que le bon droit était de leur côté, puisque la Justice a été pour elles ; mais il m’a mille fois dit qu’il n’y avait eu que la faveur qui leur avait fait gagner leur procès. Epargnez-moi, Madame, poursuivit Silvie en s’interrompant elle-même, le reste de la narration de la baronne qui regarde mes tantes, elle aurait mauvaise grâce dans ma bouche ; contentez-vous de savoir qu’elle me répéta tout ce qui avait été dit contre elles dans les tribunaux, à quoi elle ajouta mille histoires scandaleuses qui n’ont aucun fondement, mais dont elle faisait Sainville auteur pour le perdre dans l’esprit de mes tantes qui écoutaient ce qu’elle me disait ; cette perfide le savait, mais elle n’en faisait pas semblant : mes tantes ignoraient qu’elle sût qu’elles fussent présentes, et furent extrêmement surprises d’entendre ce qu’elles entendaient, surtout comme venant d’un homme qui n’avait jamais passé pour médisant. Elles ne se montrèrent pourtant pas, et voulurent voir à quoi aboutirait la harangue de la baronne, qui pour les rendre tout à fait irréconciliables avec Sainville les déchira sous son nom de la manière du monde la plus cruelle.

Après en avoir dit tout ce qu’on pouvait en dire de plus outrageant, elle retomba sur moi. Madame votre mère, continua-t-elle, n’est pas plus exempte que ses sœurs de la satire de Sainville ; ses airs de dévotion ne sont, à ce qu’il dit, que des hypocrisies ; mais c’est vous, Mademoiselle, qu’il attaque le plus fortement ; il m’a dit que vous aviez fait auprès de lui les démarches les plus basses et les plus honteuses du monde, qu’il avait feint de vous aimer pour voir jusques où vous pourriez vous porter ; que sans doute vous iriez encore plus loin que vos tantes dans le pays des aventures, qu’il vous faisait croire que son but était le mariage, mais qu’il avait trop d’horreur pour votre famille pour s’y allier, et pour vous trop de mépris, pour vous confier son honneur.

Je n’ai point voulu croire tout ce qu’il m’a dit de vous, Mademoiselle, ajouta-t-elle, je l’ai toujours traité comme un fourbe ; mais enfin il m’a convaincue. Il vint me dire avec empressement avant-hier au soir qu’il sortait de votre cabinet, où vous lui aviez donné rendez-vous, et où vous lui aviez paru la plus emportée de toutes les filles. Là-dessus, Madame, cette fourbe me rapporta mot pour mot la conversation que nous avions eue, Sainville et moi ; mais elle m’y attribuait des paroles et me faisait faire des actions qui ne me convenaient point : elle en fit un prétexte pour le mystère de la sortie par la chambre de la fille qui me sert. J’étais, Madame, dans un désordre et dans une confusion épouvantable, mais je n’étais pas au bout : l’état de compassion où j’étais ne fit qu’animer cette perfide, qui poursuivit en me disant qu’elle avait soutenu à Sainville que tout ce qu’il lui avait dit de moi était faux, mais que pour la convaincre qu’il ne lui avait rien dit que de vrai, il lui avait promis de lui apporter la lettre que je devais lui écrire, et qu’en effet il la lui avait apportée la veille. Que ce témoin convaincant l’avait surprise au dernier point, qu’elle s’était servie de toute son autorité sur l’esprit de Sainville, pour lui ôter cette lettre des mains, en lui promettant de la lui rendre ; mais qu’elle m’aimait trop pour lui laisser une preuve si forte de mon attachement pour lui.

Après cela, elle tira de son sein cette fatale lettre ; et comme elle voulait que mes tantes en fussent instruites, elle la voulut lire tout haut sous prétexte d’en admirer le style : c’est pourquoi la surprise où j’étais ne me permit pas de l’en empêcher. Imaginez-vous, Madame, ce que je devins à cette lecture ! il ne me resta de force que pour déchirer cette malheureuse lettre qu’elle me rendit ; je me levai toute nue, pour en aller jeter les morceaux dans le feu, et voulus ensuite regagner mon lit ; mais la vue de mes tantes que j’aperçus derrière mon paravent me fit tomber évanouie.

Je fus plus de trois heures sans connaissance, et lorsqu’elle me revint, je me trouvai entre deux draps entourée de ma mère, de mes tantes, et de cette perfide qui était restée.

Ma mère était instruite de tout ; le ressentiment de mes tantes était trop violent pour ne pas éclater dans le moment même. Figurez-vous ce qu’elles purent me dire : la confusion où j’étais ne me permit pas d’ouvrir la bouche, et je n’expliquai mon désespoir que par mes larmes et mes soupirs. La baronne me fit assurer par mes tantes qu’elle ne savait pas qu’elles fussent en ma chambre lorsqu’elle m’avait parlé, et je le crus d’autant plus que je ne me figurais pas que cette femme eût eu le front de parler d’elles comme elle en avait parlé si elle avait cru en être entendue. Je la remerciai du service qu’elle m’avait rendu en me rapportant ma lettre, et en me désabusant, et je fus la première à la prier de se trouver le lendemain matin dans ma chambre pour m’aider par ses lumières à prendre mon parti sur la manière dont je devais me gouverner avec Sainville après son infâme et indigne procédé.

Si on mourait de douleur je n’aurais pas assurément passé la nuit qui suivit cette malheureuse aventure sans expirer. Quelles réflexions ne fis-je point sur mon malheur ! L’amour que j’avais pour Sainville voulait prendre son parti dans mon cœur, parce qu’il me semblait que je voyais de la contrariété dans ce qu’il avait fait et dans ce qu’on m’avait dit, et que je n’y reconnaissais point ce caractère de droiture et de sincérité que j’avais toujours entendu louer dans lui ; mais je regardai ces apparences de retour vers lui comme une nouvelle trahison de ma tendresse, le sacrifice me paraissait certain, et c’est à quoi je m’arrêtais.

Il me fut impossible de fermer l’œil, et l’agitation de mon esprit ne fut divertie que par l’arrivée de ma mère et de mes tantes dans ma chambre, qui me trouvèrent dans un état digne de leur compassion ; aussi bien loin de redoubler leurs reproches, elles tâchèrent de me consoler. La baronne arriva un moment après, et suivant le conseil qu’elles avaient tenu toutes quatre le soir précédent, ce fut elle qui me porta la parole ; elle me parla dans les termes les plus obligeants du monde, et sur ce que je lui dis que mon dessein était d’aller cacher ma honte et mon désespoir dans le fond d’un couvent, elle entreprit de m’en détourner, et y réussit.

Elle me fit comprendre que ce serait encore redoubler la vanité de Sainville, et lui faire croire que ce serait le seul dépit qui me ferait prendre ce parti, qu’outre cela étant fille unique, ma mère ne consentirait pas à me voir religieuse ; qu’il fallait oublier Sainville et le mépriser encore plus qu’il ne me méprisait ; que ne pouvant rien prouver contre moi, puisque je ne lui avais jamais écrit que cette seule lettre, qui était brûlée, tout ce qu’il pourrait dire de notre intelligence passerait pour des impostures ; que le seul parti qu’il y avait à prendre était de me marier promptement, qu’elle avait un parti en main qui me convenait mieux que lui, puisqu’il était plus riche et mieux établi, que cet homme savait que j’avais quelques égards pour Sainville, mais qu’il les avait toujours regardés comme des amusements d’enfant, que la vertu et le devoir dissiperaient en un moment, qu’elle ne lui avait rien dit, et ne lui dirait jamais rien de la lettre que j’avais écrite à Sainville, et qu’elle m’avait rendue, ni de ces engagements où j’étais entrée ; que je pouvais compter sur un secret inviolable de sa part, et que de la sienne elle était certaine que Deshayes s’expliquerait dès qu’il saurait que j’aurais rompu avec Sainville.

Je vous ai dit, Madame, poursuivit Silvie, que ma mère et mes tantes avaient concerté ensemble le jour précédent ce qu’elles avaient à faire : ainsi la matière étant disposée, ma mère qui se laissait gouverner par ses sœurs, fut la première à donner sa parole pour Deshayes ; mes tantes la secondèrent, et je n’osai ni ne voulus les en dédire. Deshayes qui en fut averti, vint dès l’après-midi même me rendre visite. Il eut le privilège d’entrer malgré ma fièvre, et ce fut assez d’être autorisé de ma mère, pour s’en faire ouvrir la porte. Pendant huit jours que je restai au lit, et qu’il vint continuellement me voir, je tâchai d’oublier Sainville, et de m’accoutumer à voir et à aimer son rival : je crus avoir gagné ces deux points sur moi, et ma résolution étant prise, je n’eus plus d’autre impatience que celle d’être en état de sortir de ma chambre pour faire voir à Sainville tout le mépris que j’avais pour lui, et à Deshayes toute la complaisance qu’il pouvait exiger de moi dans les engagements où nous étions.

Je réussis ; Sainville me parut au désespoir des avances que je faisais en sa présence à son rival ; et comme je ne voulus point entrer avec lui dans aucune explication ni lire ses lettres, il s’adressa vainement à Phénice pour me faire demander en quoi il était coupable, je crus que c’était l’effet de ses trahisons qu’il continuait, et je fus la première à presser mon infortuné mariage.

Le contrat en fut signé sitôt que je fus en état de recevoir des visites avec bienséance. Je n’appris plus rien de Sainville ni je ne le vis plus : son indifférence apparente m’anima encore contre lui ; j’avais néanmoins tort, Madame, parce que j’ai appris depuis qu’il était malade ; mais dans la situation où j’étais à son égard, j’aurais tourné contre lui tout ce qu’il aurait pu faire. Ses soins à me faire expliquer la quantité de lettres qu’il m’avait écrites, et qu’on m’avait dit qu’il était de mon honneur de lui renvoyer toutes cachetées, et que je lui renvoyai en effet, me paraissaient des suites de ses trahisons, et son absence me parut la confirmation du mépris et de l’indifférence qu’on m’avait persuadée qu’il avait pour moi.

Que puis-je vous dire de plus, Madame ? Le dépit et le désespoir m’ont jetée entre les bras de Deshayes ; je crus me venger de Sainville, et je n’ai fait que le venger sur moi-même de ma facilité à croire ce qu’on me disait de lui, malgré mon cœur qui le justifiait. Quoique ce soit le plus grand des malheurs qui puisse arriver à une femme qui a de la vertu que de se voir entre les bras d’un homme, le cœur tout rempli d’un autre, mon infortune ne s’y est pas bornée. A peine ai-je été mariée que les manières de Deshayes, si opposées à la politesse de Sainville, ont commencé à me dégoûter de lui. Je ne lui en ai pourtant jamais rien témoigné, et j’aurais supporté avec constance le malheur où je m’étais moi-même précipitée, si je n’avais en même temps appris la justification de Sainville, et qu’outre les fourberies que Deshayes m’avait faites, il était absolument indigne de moi. J’avoue, Madame, que les termes sont forts, et qu’ils ne s’accordent pas avec le respect qu’une honnête femme doit à son époux tel qu’il soit ; mais, Madame, suspendez votre jugement, et ne me condamnez pas d’outrer les choses que vous n’ayez entendu ce qui me reste à vous dire.

La baronne était presque toujours chez moi ; c’était ma confidente et mon oracle. La tristesse dans laquelle j’étais abîmée ne me permettait pas de voir d’autre compagnie ; je la regardais comme une parfaitement honnête femme, et sur ce pied-là je fus extrêmement surprise d’apprendre qu’elle venait d’être arrêtée à ma porte et conduite à la Conciergerie, sans qu’on en sût le sujet. J’étais à table dans ce moment avec Deshayes, à qui cette nouvelle causa une prodigieuse inquiétude. Comme il me parut dans une appréhension terrible, je fis tous mes efforts pour le rassurer ; mais il quitta brusquement la table, et sans dire un seul mot il monta à cheval sur-le-champ, quelques efforts que je fisse pour l’en empêcher. Quoique j’aie dit qu’il était à une maison de campagne, il est pourtant vrai que je n’ai jamais su où il était allé. Je fus à la Conciergerie pour parler à la baronne, mais on refusa de me la faire voir.

L’emprisonnement de cette femme, le secret du motif, la défense de la laisser parler à qui que ce fût, et le prompt départ de Deshayes me causèrent une terrible peine d’esprit, qui fut encore augmentée le lendemain au soir que je reçus de sa part le billet que voici ; elle tira en même temps un billet qu’elle donna à la marquise qui le lut.

Mon départ a dû vous surprendre, mais quand vous en saurez le sujet vous jugerez bien que j’ai dû vous le taire. Ayez soin de la baronne, et lui rendez tous les services que vous pourrez ; ne vous informez point où je suis, et si on vous le demande, dites que je suis à une de mes terres en province. Adieu, je suis tout à vous.

Deshayes

Tant d’incidents coup sur coup, reprit Silvie, et qui semblaient avoir quelque rapport ensemble, redoublèrent mon étonnement et mes soupçons, et je n’en fus retirée que trois jours après par d’autres sujets d’inquiétude et de chagrin. Je reçus un billet de la baronne qui me priait d’aller la voir seule, et qu’elle avait de grands secrets à me communiquer. Je volai à sa prison, j’entrai où elle était, et nous fûmes enfermées à la clef. Quoique je ne me sentisse coupable en rien, j’avoue, Madame, que ces clefs et ces serrures m’épouvantèrent. La baronne me remit autant qu’elle put en me disant que c’était la coutume de ces lieux-là, et en m’obligeant, pour me raffermir le cœur, à prendre un peu de biscuit et de vin d’Espagne.

Je vis bien qu’elle était faite à ces sortes d’aventures, mais je ne lui en dis mot, et outre cela j’avais trop d’impatience d’en être dehors pour lui faire des compliments. Je me contentai de l’assurer de mes services, et j’ajoutai que je n’étais venue que dans la seule intention de savoir en quoi je pouvais lui être utile. Je lui appris que mon mari n’était point à Paris, et lui dis en même temps qu’il me l’avait recommandée. —  Il a eu tort, dit-elle, de craindre ma langue, mais il a eu raison de me recommander à vous, puisqu’en effet mes intérêts sont les siens. En un mot, Madame, poursuivit-elle, ma vie est en danger ; et si je la perds, la sienne n’est pas en sûreté.

Imaginez-vous, Madame, la surprise que ces terribles paroles me causèrent ; elle est au-dessus de mes expressions. Ne vous effarouchez pas, Madame, continua-t-elle, je n’ai besoin que de protection ; on ne m’a arrêtée que sur des ouï-dire et de faibles conjectures ; j’ai été interrogée, et j’ai répondu juste ; mais si on m’interroge encore, peut-être me couperai-je. En ce cas il est certain que je périrai, mais je ne périrai pas seule, et votre époux me tiendra compagnie ; c’est à vous à voir si vous voulez m’abandonner à mon malheur, ou si vous voulez faire agir vos amis. C’est Monsieur… qui m’a interrogée, et qui est mon rapporteur, et c’est Monsieur le Président… qui est mon juge. Ils sont tous deux parents et intimes amis de Sainville ; il peut tout sur eux, et vous pouvez tout sur lui.

Moi, Madame, lui dis-je toute étonnée, je ne puis rien sur Sainville ; vous savez qu’il ne m’a jamais aimée, et de votre propre confession il vous aime jusqu’à la fureur, ainsi mon intercession ne vous est nullement nécessaire auprès de lui. Il suffit que vous lui fassiez savoir l’état où vous êtes pour qu’il vous en tire ; du moins sur ce que vous m’en avez dit je suis certaine qu’il fera tout pour vous sauver.

Il n’est plus temps de feindre, Madame, répliqua-t-elle ; il n’est pas nécessaire que vous sachiez ce qui me retient ici ; mais vous allez savoir autre chose que la crainte de la mort m’oblige de vous dire, et qu’il est de votre intérêt de savoir.

J’admirais la hardiesse, ou plutôt l’effronterie de cette femme qui sur le point de souffrir une mort infâme parlait avec tant d’audace et d’assurance. Ce qu’elle me fit voir m’a parfaitement convaincue, que les gens à qui le crime ne fait point d’horreur, ont le secret de se faire un front incapable de rougir. Elle m’avoua avec une sincérité effrontée tout ce qu’elle avait fait avec Deshayes avant mon mariage, et j’appris qu’ils avaient ensemble un commerce criminel depuis longtemps. Dispensez-moi, Madame, de vous dire jusques à quel point ils avaient poussé leur intrigue ; contentez-vous de savoir que la justice humaine les en aurait punis l’un et l’autre, si le fond et l’excès lui en avaient été connus.

Vous voyez présentement, Madame, poursuivit-elle, qu’il est de l’intérêt de votre époux que ma vie soit en sûreté ; cependant vous ne savez pas encore tout, et ce qui me reste à vous apprendre va mettre votre vertu à une des plus rudes épreuves où celle d’une femme puisse être jamais mise. Il faut que vous sauviez un homme non seulement criminel à l’égard du public, mais que vous sachiez encore qu’il est criminel envers vous de la plus lâche et de la plus cruelle des trahisons. Je ne vous dirai rien, ajouta-t-elle, pour me justifier de vous avoir trahie ; je suis certaine que vous êtes trop bien née pour dégénérer jamais de la vertu de vos ancêtres. Il n’en est pas de même de ceux qui comme Deshayes et moi ont franchi les bornes de l’honneur et de l’innocence ; un crime leur en fait faire un autre, et l’intérêt réciproque qu’ils ont à se ménager fait qu’ils épousent aveuglément leurs passions mutuelles, et que toutes leurs mauvaises actions leur deviennent communes.

Le bien de Deshayes autrefois fort ample est tout à fait dissipé par ses débauches et par son jeu. Nous nous étions promis de nous épouser ; mais comme il ne me cache rien de toutes ses affaires, et qu’il sait toutes les miennes, nous nous sommes rendus notre parole sans cesser notre commerce. En effet qu’aurions-nous fait ensemble que nous craindre et nous haïr éternellement ? Une union qui n’est fondée que sur le crime ne coûte que des remords et une confusion d’enfer, et il n’y a que l’innocence qui puisse y faire trouver la tranquillité. Ainsi, Madame, toute réflexion faite, nous avons résolu ensemble de lui trouver un bon parti avant que le désordre de ses affaires parût, tant pour rétablir sa maison que pour fournir à nos plaisirs, car nous n’avons point pour cela renoncé l’un à l’autre.

Comme vous êtes jeune et héritière d’un gros bien, nous avons cru ne pouvoir jeter les yeux sur d’autres que sur vous pour l’accomplissement de nos desseins. Toute la difficulté était de vous brouiller avec Monsieur de Sainville pour qui nous avons connu le penchant que vous avez toujours eu ; nous en avons longtemps cherché le moyen, et nous commencions à désespérer de le trouver lorsque l’occasion me l’offrit. Il vous pria un soir en me quittant de lui accorder un rendez-vous le lendemain dans votre cabinet ; vous le lui promîtes, et quoique vous parlassiez fort bas, je ne perdis pas un mot de vos paroles, parce que je vous examinais avec soin. J’en informai Deshayes et lui fis comprendre qu’avant toutes choses il était nécessaire de savoir ce que vous résoudriez ensemble, et les termes où vous en étiez ; et après avoir consulté ce qu’il pouvait faire pour vous entendre et vous voir dans votre tête à tête, nous nous arrêtâmes à ce qu’il fit.

Il alla chez vous le lendemain et prit pour cela l’heure que vous étiez à table avec Madame votre mère. Il s’adressa à votre femme de chambre, et lui dit qu’il avait passé toute la nuit à jouer, qu’il était accablé de sommeil, et qu’en voulant rentrer chez lui il avait vu à sa porte deux carrosses de ses amis qui l’attendaient, et qu’il avait évités, parce que c’était encore pour faire la débauche. Il la pria de souffrir qu’il se jetât une heure ou deux sur son lit, et cette fille qui n’y entendait aucune finesse lui ouvrit librement sa chambre, qui, comme vous savez, n’était séparée de votre cabinet que par une cloison fort mince ; il la pria de fermer la fenêtre et sa porte, mais en emportant la clef ne la point fermer à double tour, afin qu’il pût sortir quand il voudrait. Lorsque cette fille fut sortie, il entra dans votre cabinet par la porte de communication, fit joindre votre tapisserie à la cloison, et y fit un trou par où il pouvait de la chambre de cette fille voir tout ce que vous feriez et entendre tout ce que vous diriez.

A peine avait-il achevé que vous entrâtes, et vous mîtes à votre clavecin. Sainville ne vous fit pas longtemps attendre. Vous savez ce que vous dîtes ensemble ; car pour ce qui est de ce que vous fîtes, Deshayes m’a dit qu’il n’y pouvait rien avoir de plus sage entre des gens qui s’aiment, et que vous ne sortîtes point des bornes de la modestie. Vous promîtes de lui écrire, et lui dîtes l’endroit où vous mettriez votre lettre, et vous le fîtes sortir par la même chambre où était Deshayes, que vous n’aperçûtes point tant à cause de l’obscurité, que parce qu’il s’était caché sous le rideau du lit.

Deshayes au désespoir de voir une si forte intelligence entre vous et Sainville, vint me dire tout ce qu’il avait entendu. Je le rassurai, et nous jetâmes notre plomb sur cette lettre que je me chargeai de prendre. Je mis le lendemain un laquais en sentinelle pour savoir quand vous seriez sortie, afin d’aller aussitôt chez vous, où sous prétexte d’accommoder quelque chose à ma coiffure, j’approchai du miroir pour prendre votre lettre, et y mis le billet que Sainville a dû y trouver. Comme par votre conversation Deshayes avait appris qu’il ne connaissait point votre écriture, il nous fut aisé de le tromper.

Je redoublai son chagrin en la lui faisant voir, et il me promit dix mille écus si je pouvais venir à bout de rompre votre commerce, et de vous mettre entre ses bras. Vous savez ce que je fis le lendemain que j’allai vous trouver, mais vous ignorez que je savais que vos tantes écoutaient ce que je vous disais, que Deshayes et moi avions résolu de perdre Sainville dans votre esprit et le leur, et de vous attirer à vous la colère de toute votre famille, si vous ne vous rendiez pas de vous-même, et que c’était dans ce dessein que nous avions gardé une copie de votre lettre, que voilà, et que je vous rends. Nous avions encore résolu Deshayes et moi, qu’il ne ferait pas semblant de rien savoir de votre lettre ni de votre engagement de parole, afin que vous n’eussiez ni répugnance ni mépris pour un homme qui voulait vous épouser malgré la certitude où il était que vous en aimiez un autre.

Après vous avoir dit tout ce que je vous dis, qui avait été concerté entre Deshayes et moi, et sur ses mémoires, Madame votre mère, vos tantes et moi, tînmes une espèce de conseil, où je les tournai si bien, qu’elles me prièrent les premières de proposer Deshayes. Vous savez sur cela ce qui s’est passé, et comment enfin il est devenu votre époux. C’est à vous à voir à présent s’il vous est plus avantageux d’être bientôt veuve d’un mari mort avec infamie, que de porter longtemps le nom d’un homme d’avec qui vous pouvez vous séparer quand vous voudrez. Vous voyez que Sainville est pour vous le même qu’il a été, c’est pourquoi la moindre avance de votre part le regagnera, parce que vous pouvez tout sur lui. C’est à vous à vous consulter, vous savez tous mes crimes, mais vous connaissez mon complice.

L’étonnement où j’étais de ce que je venais d’entendre, n’était égalé que par l’indignation que j’avais de voir devant moi une si méchante créature, et de voir son effronterie à me tout avouer avec si peu de retenue. Je demeurai du temps immobile ; mais enfin quoique Dieu m’ait fait naître d’une humeur assez douce, je fus saisie d’une telle fureur, que si j’avais trouvé de quoi armer ma main, je me serais sacrifié cette misérable dans le moment. Perfide, lui dis-je, de quel front osez-vous m’avouer que vous êtes la cause de tous les malheurs qui me sont arrivés, et qui m’arriveront encore ! Je lui dis tout ce que la colère me mit à la bouche, et mon emportement s’étant fait entendre par toute la prison, on vint m’ouvrir. Je sortis toute baignée de pleurs, sans ouvrir davantage la bouche, et je revins chez moi plus agitée que cette malheureuse ne l’était elle-même.

J’envoyai chercher Phénice, et lui demandai pardon d’avoir refusé son entremise pour m’éclaircir avec Sainville. J’ai une parfaite confiance dans cette fille, et m’étant impossible de ne pas répandre mes douleurs dans le sein de quelque amie fidèle, je lui appris tout ce que je viens de vous dire. Elle en frémit, mais en même temps elle me fit comprendre que je n’étais point en état de perdre inutilement le temps à pleurer et à me plaindre, qu’il fallait payer de force d’esprit, et agir, et surtout ne me fier pas à toute sorte de gens, et ne prendre conseil que de personnes extrêmement secrètes, et absolument dans mes intérêts.

Je fus surprise d’une grosse fièvre, et me mis au lit dans le moment, encore plus accablée de chagrin que de fatigue. J’envoyai prier ma mère de venir chez moi, où étant arrivée, elle fut toute étonnée de me trouver si malade ; et elle-même se trouva très mal lorsqu’elle en apprit le sujet. Je la fis déshabiller et mettre dans mon lit, où nous passâmes ensemble la plus cruelle nuit que j’aie passée de ma vie. Tout le conseil qu’elle me donna ce fut de n’avoir jamais de commerce avec Deshayes, et de ne rien dire de ses actions à personne, pas même à mes tantes, dont elle appréhendait l’indiscrétion. Du reste elle me dit de faire tout ce que je jugerais à propos ; qu’elle n’avait rien à me prescrire, et que pourvu que je ne m’éloignasse pas de la vertu, toutes les autres démarches m’étaient permises dans l’état violent où j’étais.

Je n’eus donc, Madame, d’autre conseillère que moi-même. Je me bornai à ne me confier qu’à Sainville ; ce fut à quoi je me déterminai ; mais quoique sa probité me fût connue, une timidité naturelle et ma pudeur ne me permirent pas d’aller chez lui. C’est pourquoi je le fis épier, et on vint me dire deux jours après qu’il était à Luxembourg. Quoique j’eusse une fièvre très forte, je sortis avec Phénice, qui ne me quittait point, pour l’aller chercher, et l’ayant trouvé j’allai vers lui. Aussitôt qu’il nous eut aperçues, il s’en alla sans faire semblant de nous voir. J’étais si faible qu’il me fut impossible de le joindre, et je ne fus pas assez hardie pour l’appeler.

Ce mépris fut un nouveau coup de poignard pour moi ; mais comme je me rendais justice, je ne me rebutai point. Je continuai pendant plus de quinze jours à le chercher partout pour lui parler, et sauver en même temps les apparences ; mais il m’évitait avec soin, quoique sans affectation. Je n’avais point sujet de me plaindre de lui ; sa fuite n’avait rien de méprisant, et il conservait toujours pour moi ces dehors de civilité qui siéent si bien à un honnête homme pour notre sexe ; il n’y avait que Phénice et moi qui reconnussions son indifférence.

Enfin rebutée de mes peines infructueuses, je cherchai d’autres moyens d’avoir accès auprès de lui ; je connaissais de réputation un homme vertueux, son intime ami, qui depuis peu s’était retiré du monde. J’allai le trouver, et sans lui dire que Deshayes eût rien de commun avec la baronne, je la lui recommandai comme la meilleure de mes amies, et comme une dame de qualité digne de pitié et accusée à tort, et le suppliai d’employer en sa faveur tout ce qu’il avait d’amis.

Cet homme de vertu n’envisagea là-dedans que la charité de secourir une dame innocente, et me promit d’aller la voir pour savoir d’elle-même ce qu’il pouvait faire pour son service. Je le prévins, et malgré ma répugnance et mon horreur pour cette indigne créature, je retournai la voir, et l’instruisis de ce que j’avais fait pour elle.

Les honnêtes gens seront toujours la dupe des fourbes, comme ils l’ont toujours été. Elle se fit si blanche aux yeux de cet homme vertueux, qu’il alla la voir le même jour qu’il entreprit de la tirer d’affaire. Il remua pour cet effet tant de ressorts, et fit agir ses amis avec tant de vivacité, et Sainville lui-même, qui ne savait pas qu’il travaillait pour sa plus mortelle ennemie, que cette malheureuse sortit de prison environ six semaines après y être entrée. Elle ne porta pourtant pas loin l’impunité de ses crimes ; car environ quinze jours après être sortie de prison, elle fut trouvée morte dans son lit, avec beaucoup d’apparence d’avoir été empoisonnée la veille, dans un endroit où elle avait soupé, et qu’on ignore encore.

J’avais oublié de vous dire, Madame, que sitôt que ma santé me l’avait pu permettre, je m’étais retirée chez ma mère. Deshayes qui revint à Paris trois ou quatre jours après la mort de la baronne, vint m’y trouver ; mais ayant fortement résolu de n’avoir jamais de commerce avec un si méchant homme, je refusai non seulement de retourner avec lui, mais même de lui parler et de le voir. Vous ne sauriez croire jusqu’à quel excès il a porté ses violences contre ma mère, qu’il accuse de mettre le divorce entre nous. J’ai cependant encore eu assez de considération pour lui pour empêcher ma mère de porter ses plaintes en Justice des insultes qu’elle en a reçues. Mes tantes qui ne savent point les raisons de l’obstination de ma mère ni de la mienne, s’en étonnent, et si je puis le dire, le public en est surpris.

Deshayes, à qui notre discrétion donne gain de cause, et qui peut-être ignore que je sache toute sa vie, et les sujets que j’ai de me plaindre de lui, est avoué de tout ce qu’il fait contre nous ; et voyant que les voies de la douceur lui ont été jusqu’ici inutiles, il a recours à la violence. Il entreprit l’autre jour de me faire arrêter, et sans le secours de Sainville, et la retraite que vous eûtes la bonté de me donner, je serais présentement à sa disposition partout où il aurait voulu me mener, et peut-être au hasard de ma vie avec le plus violent de tous les hommes. Mais, Madame, ce n’est pas là ce qui m’épouvante le plus, puisque je suis résolue à mourir mille fois plutôt qu’à me revoir jamais dans ses bras ; mais c’est la mort de ma mère que je crains, parce que cette nouvelle persécution de Deshayes ne manquera pas de la mettre aux abois. Je vais rester sans appui et sans secours ; ainsi pour ne pas voir dans le monde tant d’objets d’horreur, j’emporte mes pierreries et quelque argent, dans le dessein de me jeter dans un couvent inconnu à Deshayes, où je puisse pleurer à jamais mes malheurs et mes infidélités pour Sainville, qui en sont la seule source.

Silvie ne finit son triste récit que les larmes aux yeux, et la marquise ne put refuser les siennes à l’état où elle la voyait ; elle la consola du mieux qu’elle put, et lui voyant l’esprit un peu plus tranquille, elle lui demanda quel couvent elle avait choisi. Silvie lui répondit qu’elle n’avait encore jeté les yeux sur aucun ; et pour lors la marquise lui offrit une retraite auprès d’une de ses sœurs abbesse d’un couvent fort éloigné de Paris. Silvie accepta son offre sur-le-champ, et la marquise lui ayant donné une lettre de recommandation pour cette sœur, à qui elle écrivit dans le moment, elles se séparèrent après s’être promis une correspondance secrète, et s’être fait l’une à l’autre mille amitiés. Silvie partit le lendemain à la pointe du jour, sans dire à personne qu’à sa mère l’endroit où elle allait, n’emmenant avec elle pour toute compagnie qu’une fille pour la servir, et Madame sa tante, que sa mère a prié de l’accompagner, qui en partant de Paris ne savait pas elle-même où sa nièce allait, ni où elle la laisserait.

Sainville vint le soir même chez la marquise, qui ne lui cacha rien de tout ce qu’elle avait appris, ni de ce qu’elle avait fait ; ce qui lui fit changer en pitié le ressentiment qu’il avait contre Madame Deshayes. Il avoua ingénument à la marquise qu’il s’était intéressé dans le procès de la baronne uniquement pour faire plaisir à cette dame qu’il savait y prendre intérêt.

L’agréable Française interrompit elle-même sa narration dans cet endroit, pour faire connaître à ses auditeurs qui était la marquise, et le péril où était son époux à Naples, et la reprit pour dire que dans le temps même que Sainville était avec elle il lui mandait qu’on l’avait de nouveau resserré, et qu’il n’y avait point de temps à perdre pour le tirer du danger où il était. Cette nouvelle, continua-t-elle, obligea la marquise de partir la nuit même avec Sainville, pour aller à Saint-Germain où était la Cour. Elle y resta deux jours sans satisfaction, et enfin elle vit bien que le seul parti qu’elle avait à prendre, était de partir pour l’Espagne avec les recommandations qu’on lui offrait. Elle s’y résolut, et pria Sainville de ne la point abandonner, et lui qui n’avait rien à faire à Paris, dont ses chagrins lui rendirent même le séjour odieux, s’offrit avec plaisir à l’accompagner. Ils revinrent à Paris pour faire de l’argent et mettre ordre à leurs affaires ; et la marquise, dont j’ai l’honneur d’être parente de fort proche, m’ayant fait connaître qu’elle souhaitait que je fusse de la partie, et y ayant consenti, nous montâmes en carrosse quatre de compagnie, c’est-à-dire la marquise, Sainville, une femme de chambre et moi, et nous partîmes quatre jours après le départ de Silvie.

Cependant Deshayes sut que son épouse était sortie de Paris ; mais suivant les apparences, il n’apprit pas sitôt quelle route elle avait tenue ; cela l’obligea d’avoir recours à l’autorité du Roi pour se la faire rendre, ou pour la reprendre partout où il la trouverait. Il demanda pour cet effet une lettre de cachet, et les amis qu’il avait en Cour, qui ignoraient les justes sujets que Silvie avait de s’en séparer, la sollicitèrent si vivement, qu’il l’obtint trois jours après le départ de sa femme, et la veille du nôtre. Nous en fûmes avertis une heure avant notre départ de Saint-Germain, par un commis du Conseil qui dînait avec nous, et qui nous le dit comme une nouvelle indifférente par manière de conversation.

La marquise ne dit rien à Sainville de ce qu’elle voulait faire ; mais sitôt qu’elle fut à Paris, elle écrivit à sa sœur", et la pria d’avertir une dame qui lui rendrait une lettre de sa part, que l’asile qu’elle lui avait promis auprès d’elle, n’était pas sûr par les raisons qu’elle lui manda. Elle écrivit aussi à Silvie que Deshayes avait obtenu une lettre de cachet, qui lui donnant pouvoir de la suivre ou de la faire suivre partout, il pourrait arriver par quelque contretemps que toute la prudence humaine ne peut pas prévoir, qu’il découvrirait sa retraite, et qu’étant muni des ordres du Prince, le tort lui serait toujours donné à elle seule, à quelque violence que cet homme se portât contre elle ; et qu’ainsi elle n’avait qu’un seul conseil à lui donner, qui était de sortir du royaume, et que si elle voulait passer en Espagne avec elle, elle lui offrait une retraite certaine, auquel cas elle pouvait la venir joindre à Toulouse dans une hôtellerie qu’elle lui marqua. Silvie reçut cette nouvelle le jour même qu’elle arriva à ce couvent, et au lieu d’y entrer, elle reprit sur la main droite, et se rendit à Toulouse, où nous arrivâmes le lendemain.

Jamais homme ne fut plus étonné que le fut Sainville lorsqu’il vit Silvie et sa tante ; mais sa surprise fut encore de beaucoup augmentée quand la marquise lui dit ce qu’elle avait fait, et la résolution qu’elles avaient prise de faire tout le voyage ensemble.

Nous résolûmes de prendre la route de Madrid dès le lendemain ; et afin de faire plus de diligence, nous changeâmes les deux petits carrosses contre un grand, où nous pouvions tenir tous, afin de nous épargner le trop grand nombre de chevaux de relais ; cependant comme il nous en fallait tous les jours six, et quatre chevaux de main pour Sainville, son valet de chambre et deux hommes d’escorte, nous perdîmes bien du temps, qui donna à Deshayes celui de nous joindre. Nous ne savons point par quel moyen il a su la route que prenait son épouse, mais enfin il l’a su, puisqu’il l’a suivie et trouvée.

Il arriva hier au soir environ une heure après nous dans l’hôtellerie où nous étions. Silvie en pensa mourir de frayeur ; mais on la remit, en lui faisant connaître que nous étions dans un pays à couvert de ses violences, et outre cela en état de nous défendre contre lui. Nos conducteurs eurent ordre de se tenir sur leur garde, aussi bien que les laquais tous bien armés. Nous fîmes semblant de vouloir passer la nuit dans l’hôtellerie ; en effet nous nous couchâmes, et sitôt que nous crûmes que Deshayes était endormi, nous nous remîmes en chemin. Cependant Silvie ne voulant pas que Deshayes qui la suivait, la trouvât dans la compagnie de Sainville, la marquise et elle l’ont forcé de prendre une autre route pour aller nous attendre à Madrid, et ç’a été notre bonheur.

Pour nous, nous faisions le plus de diligence qu’il nous était possible afin de pouvoir aller réclamer l’autorité de Monsieur le duc de Médoc, gouverneur de cette province, contre les entreprises de Deshayes. On nous avait dit que nous n’avions que pour quatre bonnes heures de chemin, et que nos chevaux les feraient bien sans repaître ; mais à deux lieues d’ici, nous avons trouvé des bandits qui ont obligé notre cocher et notre postillon de se détourner et d’entrer dans la forêt. Lorsqu’ils se sont vus assez avant, ils ont voulu en venir aux dernières violences, et sans doute nous nous serions vues les victimes de leur avarice et de leur brutalité, si Sainville, qui heureusement avait pris un chemin détourné, ne fût venu à nos cris, et n’eût ramené à notre secours nos deux hommes d’escorte et nos laquais que la peur avait écartés. Nous avons vu commencer leur combat, et notre postillon profitant du temps pour nous mettre en sûreté, a poussé ses chevaux à toute bride, et nous a menés proche de votre château où les coupe-jarrets nous ont laissés, n’ayant pas osé passer plus loin. J’ai su qu’outre que Sainville est bien blessé, son valet de chambre a été tué en combattant vaillamment à côté de son maître, qu’un des hommes de notre escorte a été encore bien blessé aussi bien qu’un laquais de la marquise que nous avons laissé dans l’hôtellerie d’où vous avez eu la générosité de nous retirer.

Vous savez, Monsieur, continua-t-elle en parlant toujours au duc d’Albuquerque, que j’ai été assez hardie pour vous demander votre protection contre les bandits dont nous pouvons encore être insultés, mais Silvie en a encore bien plus de besoin contre les persécutions de son époux qui est celui qu’on apportait lorsque nous sortions de l’hôtellerie, et qui est à présent dans ce château aussi bien que nous. Il a aussi apparemment été trouvé et maltraité des bandits qui l’ont mis hors d’état d’inquiéter Silvie de quelque temps ; mais comme il peut en revenir, trouvez bon que je vous prévienne en faveur de son épouse qui n’est pas seule à réclamer votre crédit. La marquise qui est avec elle est une dame d’un vrai mérite, de très grande qualité, et en un mot digne de vos soins. Elle vous les demande, Monsieur, et l’honneur de votre appui à la Cour en faveur de son époux que le vice-roi de Naples retient en prison avec beaucoup de dureté et fort peu de justice.