(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XXXIX. Du grand projet que forma le duc de Médoc, et dans lequel Don Quichotte entra avec plus de joie que Sancho. »
/ 42
(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XXXIX. Du grand projet que forma le duc de Médoc, et dans lequel Don Quichotte entra avec plus de joie que Sancho. »

Chapitre XXXIX.
Du grand projet que forma le duc de Médoc, et dans lequel Don Quichotte entra avec plus de joie que Sancho.

Cependant le duc de Médoc était dans une très grande impatience de savoir à fond le sujet pour lequel on l’avait prié de venir. Il avait été impossible de le satisfaire, parce que l’occasion ne s’en était pas présentée, et qu’on n’avait voulu rien dire en présence de Valerio : mais ce comte se trouvant beaucoup mieux, et s’étant fait porter dans la chambre de Sainville, le duc d’Albuquerque profita de ce temps-là pour emmener le duc de Médoc dans l’appartement qui lui avait été préparé, et fit avertir la comtesse et Don Quichotte de venir les y trouver.

Quelque lecteur a sans doute déjà trouvé à redire qu’on n’ait point parlé des civilités que notre chevalier avait faites à ce duc, et s’imagine peut-être qu’il ne lui en fit point. Lecteur mon ami, on t’a donné une trop belle idée de la civilité de Don Quichotte pour n’y avoir pas suppléé de toi-même.

Lorsqu’ils furent tous assemblés, c’est-à-dire les deux ducs, la duchesse Dorothée, la comtesse Eugénie, et Don Quichotte, Eugénie raconta au duc tout ce qu’elle avait dit au lieutenant et que le greffier avait écrit ; après cela Don Quichotte et le duc d’Albuquerque l’instruisirent de ce qu’ils avaient vu. Ce ne fut pas sans élever la valeur de notre chevalier au-dessus de celle de Roland et de Renaud. Le duc de Médoc étant instruit de tout rêva quelque temps, après quoi prenant la parole il leur dit qu’on ne voyait pas qu’on dût faire aucun mystère de l’aventure à Valerio ; qu’il convenait que le comte étant honnête homme, l’infâme personnage que ses frères y avaient joué lui ferait beaucoup de peine ; mais aussi qu’il en serait bientôt consolé, surtout lorsqu’on lui ferait comprendre que c’était un bonheur pour lui que tous deux y fussent restés, et qu’ils eussent péri par la main de la justice divine qui laissait le champ libre à mettre leur réputation à couvert devant les hommes, que pour cela il fallait absolument nettoyer la forêt des bandits qui désolaient le pays, et les faire tous périr de quelque manière que ce fût, et que cet article regardant ses devoirs, il s’en chargeait ; ajoutant que si on pouvait en prendre quelqu’un en vie, il fallait les remettre entre les mains du lieutenant, qu’il les enverrait avec Pedraria sécher sur les grands chemins, et qu’il se chargeait encore de faire supprimer des informations tout ce qui chargeait Octavio et Don Pedre pour sauver leur mémoire d’infamie, et de faire substituer à la place de ce qui serait supprimé un aveu des criminels qui les auraient assassinés eux-mêmes sans les connaître, ce qui ne tournerait nullement à la honte de Valerio, qui jouirait tranquillement de leurs biens sans appréhender que le fisc y mît la main.

Ce conseil du duc de Médoc fut trouvé parfaitement bon et généralement approuvé. Comme ce duc était un très hon-| nête homme, il voulut bien à la prière d’Eugénie se donner la peine et se charger de tout. Don Quichotte qui ne demandait qu’à se signaler, dit qu’il fallait aller dès le lendemain dans la forêt, et qu’il se faisait fort d’en venir à bout lui seul, sa profession étant de purger le monde de brigands. On arrêta sa fougue, et le duc, après l’avoir assuré qu’on ne ferait rien sans lui, lui fit promettre qu’il ne sortirait point du château ; ce qu’il jura foi de loyal chevalier. Cela ayant été résolu de la sorte chacun se retira dans son appartement, où on passa la nuit avec assez de tranquillité.

Le duc ne manqua pas d’envoyer le lendemain chercher le lieutenant avec ordre d’amener main-forte ; il envoya encore quérir plusieurs gens de justice pour voir tout d’un coup la fin de l’aventure. Ce lieutenant vint avec son greffier, et leur parla longtemps en particulier, après quoi il se fit rendre la déclaration qu’Eugénie avait faite, et leur ordonna d’en dresser une autre selon le sens qu’il leur prescrivit.

Pendant qu’ils y travaillaient il entra dans la chambre de Valerio dont il fit sortir tout le monde, et étant resté seul avec lui, après l’avoir préparé à ce qu’il avait à lui dire par un discours fort moral sur les accidents de la vie, que l’Espagnol rapporte, et que je passe sous silence, il lui lut le papier qu’il avait apporté, et lui expliqua tout le reste de vive voix. Le comte demeura comme frappé de la foudre à ce discours ; mais le duc sut si bien le tourner et le convaincre, qu’il lui rendit sa tranquillité d’esprit, à la confusion près, d’être d’un sang qui avait pu produire de si mauvais garnements. Il l’obligea à regarder cet accident comme lui étant très favorable, et le fit même consentir qu’on allât enlever le corps de Don Pedre qui avait été tué par le valet de Deshayes, et qu’on le fît enterrer honorablement comme celui de son frère tué par des voleurs, ce qui fut fait le matin même, et Dorothée, Eugénie, le duc d’Albuquerque et Don Quichotte étant entrés dans la chambre en ce moment, n’eurent pas beaucoup de peine à le consoler, et ressortirent pour aller faire conduire les corps de Deshayes et de Don Pedre à leur dernière demeure.

Le duc qui avait amené beaucoup de gens avec lui, en attendait encore d’autres, qu’il ne doutait pas qu’ils n’arrivassent incessamment, et tous ces hommes étant joints à ceux que le lieutenant avait amenés, et aux autres que Valerio pouvait fournir, on résolut de parcourir la forêt dès le lendemain, et de commencer à la pointe du jour, ce qui mit notre héros dans la plus grande joie qu’il eût eu de sa vie. Le reste de la journée se passa dans le château avec assez de joie, par rapport à la situation où tout le monde était. La maîtresse de l’hôtellerie vint encore s’informer de la santé des Françaises, et surtout de celle de la nouvelle veuve. On dira une autre fois pourquoi elle le faisait.

Don Quichotte et Sancho Pança ne furent pas plutôt seuls dans leur chambre, que notre chevalier visita ses armes de tous côtés, et examina une nouvelle épée que Valerio lui avait donnée à la place de la sienne, qui s’était cassée, comme on a vu, en délivrant Eugénie. Ami Sancho, lui dit-il, ce sera demain le plus glorieux jour de notre vie, car nous y allons accomplir les ordres de la Chevalerie errante, en purgeant le monde de brigands et de voleurs. —  Ah pardi, Monsieur, répliqua Sancho, à qui ces préparatifs ne plaisaient guère, vous me la donnez bonne, et nous ne tombons pas mal de la poêle au feu. Nous allons justement faire les chiens de chasse du bourreau, en lui allant au péril de nos vies chercher du gibier, et encore contre des gens désespérés, qui se vendront plus qu’ils ne valent. —  Tant mieux, interrompit Don Quichotte, il y en aura plus de matière à exercer notre valeur. —  Et plus de horions à gagner, interrompit Sancho à son tour. Les diables d’enchanteurs n’ont qu’à se joindre à ces gens-là, poursuivit-il, et nous n’aurons pas besogne faite. —  Eh ! Ne te souvient-il pas, lui dit Don Quichotte, que j’ai défait moi seul les démons à la gueule de leur enfer ? —  Vraiment oui je m’en souviens, répondit Sancho, mais peut-être aussi que ces démons n’avaient pas de pouvoir sur votre vie ; mais ceux-ci sont des hommes de chair et d’os, qui vous accommoderont en chien renfermé, comme les Français, dont il y en a déjà un de mort. Pour moi, Dieu me préserve du baume de Fierabras.

Mais, ami Sancho, lui dit Don Quichotte, il me semble que tu n’y viennes qu’à contrecœur. —  Ma foi, Monsieur, répondit le sincère chevalier, je n’y vais pas de trop bon cœur ; si c’était des chevaliers, passe ; mais des gens que l’on veut faire pendre, cela me sent l’alguazil, et franchement c’est un vilain métier. —  Tu te trompes, ami Sancho, lui dit Don Quichotte, un chevalier et un sergent, ou un homme de justice, sont en tout différents ; l’un n’y va qu’attiré et poussé par la vue d’un gain sordide ; mais un chevalier errant n’y va qu’en vue de l’honneur, et pour délivrer les bons et les innocents des torts que ces bandits leur font. —  Eh bon, bon, reprit Sancho, dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. Tenez, Monsieur, ajouta-t-il, faites-en telle différence qu’il vous plaira, dans le fond c’est toujours le même métier, et les mêmes membres de justice qui y gagnent autant d’honneur que les chevaliers, ont encore du profit que les autres n’ont pas. Mais, Monsieur, il faut être demain matin de bonne heure sur pied, dormons, ou me laissez dormir, car le diable m’emporte si je réponds ; un bon payeur ne craint point de donner des gages. Don Quichotte voyant bien qu’il perdrait son temps de vouloir faire changer d’opinion à Sancho, ne dit plus mot.