(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XLVI. Pourquoi Sancho perdit ses armes enchantées, et du terrible combat qu’il eut à soutenir pour les recouvrer. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XLVI. Pourquoi Sancho perdit ses armes enchantées, et du terrible combat qu’il eut à soutenir pour les recouvrer. »

Chapitre XLVI.
Pourquoi Sancho perdit ses armes enchantées, et du terrible combat qu’il eut à soutenir pour les recouvrer.

La duchesse de Médoc qui l’avait souvent été voir, était très fâchée de son indisposition, parce qu’elle n’en pouvait pas tirer tout le plaisir qu’elle en aurait voulu ; mais elle comptait bien de s’en dédommager sitôt qu’il serait en état d’agir et de sortir ; ce qui arriva dès qu’il put ouvrir les yeux ; c’est-à-dire environ huit jours après que son accident lui fut arrivé. J’ai dit qu’il avait le visage grillé et brûlé, en sorte que lorsqu’il se releva il était affreux, sa peau ressemblant à du vieil parchemin ridé et enfumé ; mais comme il ne sentait pas grand mal, bien loin de faire compassion, il ne faisait qu’exciter l’envie de rire.

Valerio et Sainville qui commençaient à se mieux porter, et qui étaient en état de prendre l’air, étaient montés dans sa chambre avec le reste de la compagnie, et firent partie en sa présence pour aller le lendemain tous ensemble à l’entrée de la forêt, et se promener au même endroit où Eugénie avait été délivrée. Le duc d’Albuquerque avait paru en inspirer le dessein, afin de faire voir à la comtesse par l’inspection des lieux mêmes, les obligations qu’elle avait à Don Quichotte, et la confirmer dans la reconnaissance qu’elle lui devait. Cela avait attiré à notre héros des louanges excessives, dont sa modestie s’accommodait assez bien, quoiqu’il parût s’en défendre. Cette partie avait été faite et liée exprès devant Sancho, afin qu’il ne crût pas que ce fût un rendez-vous pris à dessein, pour être témoin de l’aventure qu’on lui préparait. Comme il se portait bien, il sortit de sa chambre et descendit pour aller se promener dans le parc, ou plutôt pour aller boire à l’office, comme il faisait avant son accident.

L’officier le laissa avec des gens capables de lui tenir tête à boire, et lui par un trou qui répondait du grenier à la chambre de nos aventuriers, ou plutôt par une planche du grenier qu’il enleva, il y descendit ; il attacha toutes les armes de Sancho pièce par pièce avec de la ficelle qui répondait au haut du plancher, qu’on pouvait ôter et remettre sans bruit, et afin que les armes n’en fissent point en les enlevant, il mit du coton où il en fallait pour les soutenir. Sancho s’étant retiré le soir, et voyant ses armes dans le même coin où il les avait mises, et n’y remarquant aucun changement, ne les visita pas plus qu’il avait accoutumé de les visiter, les laissa telles qu’elles étaient. Nos chevaliers fermaient toujours la porte de la chambre sur eux, en ôtaient la clef, et après cela se couchaient et dormaient, si les visions de Don Quichotte le leur permettaient. Sitôt que l’officier les crut endormis, il monta au grenier, et sans faire le moindre bruit, enleva les armes du chevalier Sancho. Ce coup étant fait, il alla avec les Espagnols et les Français, qui le suivirent au même endroit où il avait déjà fait le personnage de Parafaragaramus, et où il le contrefit encore de la même manière.

A toi, invincible Chevalier des Lions, cria-t-il, je viens te remercier de ce que tu as fait pour la duchesse de Médoc, et pour la vengeance de la comtesse Eugénie. Tu t’es rendu digne des armes que je t’ai données, et je te les laisse ; mais pour le chevalier Sancho, je suis animé contre lui, pour avoir touché des armes infernales, qui souillent les mains d’un chevalier errant, et pour lesquelles tout ce qu’il y a de braves chevaliers, surtout ceux que je protège, doivent avoir de l’horreur. J’aurais bien pu le garantir de la brûlure si j’avais voulu ; mais il ne mérite pas mes soins, n’étant pas digne du nom même de chevalier. A toi donc, Sancho Pança, qui déshonores l’ordre de Chevalerie, je te déclare que j’emporte tes armes et ton cheval ; je ne te ferai point d’autre mal en faveur de ton bon maître, et je me contenterai de te regarder avec indifférence. Je te déclare pourtant, qu’il ne tiendra qu’à toi de regagner mon amitié et tes armes, pourvu que tu travailles à t’en rendre digne, et en ce cas, tu les retrouveras au même endroit où tu les as déjà trouvées. Elles y seront gardées par un enchanteur d’un ordre inférieur au mien, contre qui tu auras à combattre. Vois si tu te sens assez de cœur pour entreprendre l’aventure. Le seigneur Don Quichotte peut t’assister de ses conseils ; il peut même te favoriser de sa présence, mais je lui défends de te secourir, et même d’approcher de quinze pas de ses armes sous peine de perdre les siennes et d’acquérir ma haine pour toujours : vois, indigne Sancho, quel malheur ton imprudence t’attire ; souviens-toi que l’enchanteur qui garde ta dépouille, n’a point de temps à perdre, parce qu’il faut qu’il aille et revienne du Cathay avant le coucher du soleil ; il est levé, ainsi ton épée ne te servira de rien contre lui ; cours donc dès la pointe du jour à la conquête de tes armes, ou ne te présente jamais devant les braves gens, et renonce à la profession et aux espérances de devenir roi ou empereur de la Chine. N’y va pas, si tu ne te sens assez de cœur pour soutenir un rude combat, ou bien prépare-toi à être assommé de coups et accablé de honte en présence de tous les gens qui sont dans le château de la comtesse, et qui seront témoins de ta valeur ou de ta lâcheté.

Cid Ruy Gomez fait ici une grande digression sur l’état où se trouva Sancho après ces terribles menaces et sur l’inconstance des affaires du monde. Il dit que l’infortuné chevalier ne savait s’il était mort ou vif, tant il était épouvanté du combat qu’il avait à soutenir, ou désespéré de perdre des armes, qui le garantissaient de tout mal, et sous lesquelles, quoiqu’il n’en eût rien dit à son maître, il avait résolu de détrôner pour le moins l’hérétique reine d’Angleterre. Don Quichotte qui vit sa perplexité, tâcha de le consoler ; mais sa douleur était trop vive pour être soulagée. Il se leva, alla à l’endroit où il les avait mises, et ne les trouvant pas, sa douleur monta à son comble. Chères armes, dit-il, unique fondement de ma bravoure, vous, par qui j’espérais me faire roi, vous m’êtes enlevées, je vas donc devenir d’évêque meunier, et toutes mes espérances s’évanouiront en fumée comme du tabac ! —  Prends courage, mon enfant, lui dit Don Quichotte, tous ceux de notre profession ont toujours eu des traverses, et tu dois être bien aise que Parafaragaramus ne t’impose point d’autre peine que celle d’un combat. —  Mardi, Monsieur, lui répondit Sancho, vous parlez toujours le mieux du monde, vous n’avez rien à craindre, et vous ne voulez pas me laisser démanger où il me cuit ; que diable ferai-je contre un enchanteur, sur qui une épée ne fera rien, et qui me va percer de la sienne comme un crible ? Ah mes pauvres armes ! continua-t-il en pleurant. Pourquoi diable allais-je toucher à cette arme d’enfer ? Tenez, Monsieur, ajouta-t-il, c’est madame la duchesse qui m’attire tout ceci, car si je n’avais pas voulu tirer aussi bien que les autres pour lui faire plaisir, je n’aurais pas mis la main où je n’avais que faire ; oui mardi, c’est elle qui me cause tout ce beau ménage ; au diable les femmes, elles m’ont toujours porté guignon.

Là-dessus il s’emporta contre les femmes d’une manière terrible, et fit rire toute la compagnie qui l’écoutait, et surtout la duchesse qui n’en perdit pas un mot ; il fit contre elle mille invectives, et les aurait continuées avec la doléance de ses armes perdues, si on ne fût pas venu frapper à sa porte.

Il ouvrit, et vit l’écuyer de la comtesse, qui lui demanda fort froidement, s’il avait déjà pris son cheval à l’écurie, et par où il l’avait fait sortir, puisque la porte avait toujours été fermée, et qu’on ne l’y trouvait point, ni dans aucun endroit du château, quoiqu’on l’eût cherché partout, et qu’il n’en avait pas pu sortir, le pont-levis n’étant pas encore baissé.

La perte de son cheval renouvela toutes ses doléances et ses cris. Don Quichotte, qui avait honte que l’abattement de son écuyer parût à d’autres, se contenta de dire à cet écuyer, qu’ils savaient bien où il était, et qu’on le ramènerait en peu de temps ; et cet homme étant sorti, il revint à Sancho, et lui remit le cœur au ventre le mieux qu’il put, et le fit résoudre enfin à tenter l’aventure. Cid Ruy Gomez assure, que ce fut plutôt le désespoir de Sancho, qui le détermina à se faire assommer, que les exhortations de son maître, et qu’il voulait jouer à quitte ou à double ; et comme le temps s’avançait, il enfonça son chapeau dans sa tête, et sans dire une seule parole, sortit de la chambre dans une fureur que son maître ne lui avait point encore vue, et dont il tira un bon augure.

Heureusement Don Quichotte le rappela et le pria de ne point sortir sans lui et d’attendre qu’il fût armé ; sans cela il aurait trouvé toute la compagnie qui écoutait à la porte. Elle se retira quand elle vit qu’il était résolu, et le devança ; de sorte que Don Quichotte et lui la trouvèrent qui allait à pied en se promenant. Notre héros était armé, et Sancho désarmé voulait passer sans rien dire ; mais la duchesse l’arrêta et lui demanda où il allait si vite. Il lui répondit en grondant, qu’elle était cause de l’aventure dangereuse qu’il était obligé d’entreprendre, et lui aurait peut-être dit des injures, si chacun ne l’avait questionné. On marchait toujours cependant, et enfin les ducs qui marchaient les premiers, s’arrêtèrent tout d’un coup en feignant une grande surprise d’être arrêtés sans voir par qui ni comment. Sainville et du Chirou qui les suivaient dirent qu’ils ne voyaient rien, et voulant avancer, ils s’arrêtèrent aussi tout court en s’écriant qu’on les retenait.

Les dames firent semblant de vouloir passer, et feignirent de trouver le même empêchement. Les gens qui les suivaient firent la même chose environ quinze pas des armes, et le firent si naturellement, que Don Quichotte crut qu’ils étaient enchantés, ou du moins retenus par la force de quelque enchantement : on le pria de tenter l’aventure, puisque ses armes le délivraient des enchantements. Il répondit qu’il lui était défendu d’approcher de quinze pas des armes qu’on voyait. Je ne vois rien, lui dit le duc. —  Ni nous non plus, dirent tous les autres presque en même temps. —  Quoi ! leur dit Don Quichotte, vous ne voyez pas les armes et le cheval du chevalier Sancho pendus à un arbre, et un enchanteur au pied qui les garde ? —  Nous ne voyons rien, répondirent-ils tous presque en même temps. —  Je les vois bien moi, dit Sancho, mort-non-diable, et il faut que je les aie. Il entra en même temps dans la lice, que tout le monde, maîtres et domestiques, entouraient environ à quinze pas en rond. Il était armé d’un gros bâton en forme de massue. Pardi, dit-il à son maître, si mon épée ne peut rien contre ce diable, ceci l’assommera, s’il me laisse faire. Il alla donc seul d’un pas précipité, sans s’apercevoir ni d’une ficelle qu’on avait mis en travers sur son chemin, ni d’un paquet qu’on lui avait attaché au derrière, pendant que la duchesse et les autres le questionnaient.

L’enchanteur qui gardait ces armes, était encore le maître d’hôtel même qui avait toujours joué le personnage de Parafaragaramus ; c’était un homme extrêmement grand, fort et robuste ; il était vêtu d’une grande simarre rouge, qui le prenait depuis le sommet de la tête jusques à la plante des pieds, ce qui le faisait paraître encore plus grand qu’il n’était. Il n’avait point de masque sur le visage, mais il se l’était rougi avec du vermillon, et sur ce rouge on lui avait peint une barbe noire en forme de poignard. Il avait sur les yeux des lunettes ou des bésicles, telles qu’on en met aux enfants qui louchent pour leur redresser la vue, et Sancho croyait que c’était ses yeux qui lui sortaient de la tête ; au lieu de cheveux tressés, il s’était mis des peaux d’anguilles pleines de son, que Don Quichotte prit aussi bien que son écuyer pour des couleuvres. Il s’était appuyé contre l’arbre où les armes étaient pendues, et n’avait point du tout branlé, que lorsqu’il vit Sancho venir à lui. Pour lors il fit une démarche de son côté, et parut s’appuyer sur une massue effective armée de pointes de fer, telle qu’on peint celle d’Hercule.

Cet objet terrible avait arrêté Sancho tout court. Ruy Gomez croit, mais il ne l’assure pas, que la peur lui avait ouvert les conduits par où la nature se décharge, du moins il est bien certain, qu’au lieu de son air furibond, il devint tout pâle et tremblant. Don Quichotte se ressouvint qu’il lui était permis de l’aider de ses conseils, c’est pourquoi il lui cria : Courage, ami Sancho, avance toujours, évite le premier coup, et la victoire est à toi. —  Hé ! contre qui l’animez-vous, Seigneur chevalier ? lui dit le duc. Nous ne voyons rien. —  Je l’anime, Monseigneur, répondit notre héros, contre un enchanteur qui est au pied de cet arbre, et qui est un géant monstrueux. Pour lors l’enchanteur vint à Sancho comme pour l’assommer avec sa massue qu’il releva : —  Ah, nous le voyons, crièrent en même temps tous les spectateurs ! Quelle horrible figure ! Seigneur chevalier Don Quichotte, au nom de l’illustre Dulcinée, ne nous abandonnez pas, dirent-ils, en feignant une terreur fort grande, et en s’approchant de lui comme pour se mettre à couvert sous son bras invincible ; mais en effet pour l’empêcher d’aller au secours de Sancho, s’il l’eût entrepris, et qu’il eût oublié les ordres de Parafara-garamus.

Cependant Sancho plus mort que vif, était presque prêt de fuir, et l’aurait peut-être fait, sans la ficelle qu’on avait mise à terre, et que des laquais cachés derrière des arbres tirèrent en même temps ; elle le prit par les jambes qui lui tremblaient déjà, et le fit tomber sur le cul et le dos, les pieds en l’air du côté de l’enchanteur. Relevez-vous, Chevalier, lui dit l’épouvantable figure ; je ne veux point avoir d’avantage sur vous. En disant cela, il vint à lui, et en faisant semblant de lui donner la main pour se relever, il mit le feu à la corde d’amorce des fusées qu’on avait attachées sous sa mandille, et se retira deux pas en arrière.

Toutes ces fusées éclatant tout d’un coup, firent faire à Sancho un second saut épouvantable, avec des hurlements effroyables. Ce fut là qu’il crut effectivement que tous les diables d’enfer étaient à ses trousses. Son maître ne cessait de l’animer de la voix, et la présence de tant de spectateurs lui remettant le cœur au ventre, et outre cela Parafaragaramus, qui avait ordre de se laisser vaincre, lui faisant beau jeu, Sancho se releva, et l’enchanteur lui donnant le temps de se jeter sur lui, il ne le perdit pas. Sancho le prit par le corps et le terrassa sans peine, parce qu’il ne se défendait pas. Ce devait être là la fin du combat, et l’officier allait céder la victoire, n’ayant pas ordre d’en faire davantage ; mais Sancho ne lui donna pas le temps de parler, et comme il avait le dessus, il commença à travailler sur lui à coups de poing le mieux qu’il put, faute d’autres armes, son bâton lui étant échappé dès sa première chute. L’enchanteur qui ne s’était point attendu à une pareille gourmade, se mit à son tour sur l’offensive, et comme il était bien plus robuste que Sancho, il le mit bientôt dessous, et lui rendit le change avec usure, et surtout avec une des peaux d’anguille qui lui servait de tresse, au bout de laquelle il y avait une balle de plomb, dont il lui accommoda le corps le plus joliment du monde.

Les ducs et tous les assistants prièrent notre héros d’aller délivrer le chevalier Sancho des mains de ce démon, mais il le refusa, leur disant que c’était un combat égal de corps à corps, et qu’outre les ordres de la Chevalerie, qui lui défendaient de le secourir, il lui avait aussi été défendu par Parafaragaramus de le faire. Sancho ne cria point, et quoique les coups lui tombassent sur le corps dru comme grêle, il se releva, et courut se saisir de la massue que l’enchanteur avait cachée, et il la levait pour la lui décharger sur la tête, s’il avait pu, mais il n’en eut pas le temps. L’enchanteur revint à lui, et le jeu lui plaisant, il lui donna de sa peau d’anguille un si grand coup au travers les reins, qu’il le rejeta encore une fois à terre, en frappant sur les fesses que Sancho découvrit pour se lever appuyé sur ses mains ; il lui fit plus de contusions sur cette partie, que le chevalier avait fort potelée et charnue, et en même temps plus de douleur que la dragée ne lui en avait jamais fait. Lorsqu’il fut las de frapper, et qu’il vit que le jeu avait été poussé assez avant, il se retira à grands pas. Sancho moulu de coups ne laissa pas de se lever et de le suivre la massue sur l’épaule ; mais à son grand étonnement il le vit tout d’un coup abîmé dans la terre et disparaître à ses yeux, ne laissant après lui qu’une grande flamme qui s’évanouit dans le moment, et qui fut suivie d’une noire et épaisse fumée qui sentait bien fort le soufre.