(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XLVII. Suites agréables de la victoire remportée par le chevalier Sancho, et du projet que forma Don Quichotte pour le faire repentir de son indiscrétion. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XLVII. Suites agréables de la victoire remportée par le chevalier Sancho, et du projet que forma Don Quichotte pour le faire repentir de son indiscrétion. »

Chapitre XLVII.
Suites agréables de la victoire remportée par le chevalier Sancho, et du projet que forma Don Quichotte pour le faire repentir de son indiscrétion.

Nous dirons une autre fois ce que c’était que ce prodige, car j’ai encore à m’en servir. Retournons à Sancho. Les ducs et le reste de la compagnie crièrent tous en même temps, que le charme avait cessé, qu’ils voyaient le cheval et les armes, et crièrent victoire au brave chevalier Sancho, qu’ils joignirent tout épouvanté d’avoir vu l’enfer ouvert, et bien persuadé qu’il s’était battu contre un démon. Don Quichotte voulut voir à quel endroit le faux enchanteur était disparu, mais un homme vêtu en satyre se présenta à lui, et lui défendit de la part de Parafaragaramus d’avancer davantage. Il revint donc à son écuyer qu’il trouva tout réjoui, non seulement de la fuite de l’enchanteur, qui lui avait laissé l’honneur du combat, mais aussi du recouvrement de son bon cheval et de ses armes. Tout le monde l’en félicita, on l’arma avec cérémonie ; et les dames y ayant mis la main lui firent plus d’honneur que jamais chevalier errant n’en avait eu. On le fit monter à cheval, où il parut comme un nouveau Mars.

On le ramenait en triomphe avec bien de la peine, parce qu’il n’en pouvait plus des parties qui portaient sur la selle. Et les contorsions qu’il faisait pour se tenir droit, faisaient mourir de rire les ducs et les autres qui le suivaient à pied. Comme ils sortaient de la forêt, le même satyre qui avait arrêté Don Quichotte, vint se présenter dans le chemin où il fit deux ou trois gambades et autant de fois la roue. Toute la compagnie fit semblant d’être étonnée de cette vision, excepté Eugénie qui les rassura en disant qu’elle le connaissait, et que c’était un des satyres de la forêt, qui servait de valet de pied à Parafaragaramus son bon ami. En disant cela elle alla à lui, et lui, en gambadant et sautant vint à elle, et la pria tout haut de la part du sage enchanteur, de vouloir bien déjeuner dans la forêt, elle et ceux qui l’accompagnaient.

Eh ! Pardi bon, dit Sancho, ce satyre-là m’a déjà porté bonheur, et je crois qu’on l’appelle Rebarbaran. —  Cela est vrai, reprit Eugénie ; d’où le connaissez-vous, reprit-elle, Seigneur chevalier Sancho ? —  Je vous le dirai, Madame, répondit-il ; mais déjeunons auparavant. Parafaragaramus a de bon vin et ne l’épargne pas, et dans l’état où je suis après un rude combat, j’ai besoin de repaître ; trois verres de vin avisent un homme, et quand j’en aurai bu dix j’en raisonnerai bien mieux, car le bon vin aiguise l’esprit.

On suivit le satyre, qui toujours en gambadant les mena environ quinze pas dans le bois, où ils virent un déjeuner fort propre sur l’herbe. Les dames et les cavaliers s’assirent sur des gazons. Nos aventuriers descendirent de cheval et en firent autant. Sancho fut mis entre les deux duchesses, quoiqu’il s’en défendît beaucoup ; mais ses fesses lui faisaient trop de mal pour demeurer assis sur son gazon. Il fut obligé de se mettre sur le ventre, et en mangeant avec son visage tout ridé et roussi, il ne ressemblait pas mal à un chien couvert de la peau d’un singe ; ce qui faisait rire tout le monde, surtout lorsqu’il buvait, comme il lui arrivait fort souvent, malgré la posture contrainte où il était ; parce que les dames qui avaient voulu absolument avoir l’honneur de le servir, n’attendaient pas qu’il en demandât.

Il ne buvait jamais qu’il ne s’échauffât, et n’était jamais échauffé qu’il n’en dît de toute sorte. Les auditeurs, et surtout les Français, en riaient comme des fous, particulièrement Sainville et Silvie, qui étaient les inventeurs du tour qu’on venait de lui jouer. Il fut prié de dire où il avait fait connaissance avec le sage enchanteur Parafaragaramus, et d’où il connaissait le satyre Rebarbaran, et surtout de ne rien déguiser, parce que l’un et l’autre écoutaient. Il le fit en rejetant tout sur l’enchanteur et la force des enchantements, et se servit de termes si particuliers, et faisait des postures si plaisantes, que jamais ses auditeurs n’avaient ri de meilleur courage. Il n’osa pourtant pas assurer que ce fût Parafaragaramus lui-même avec qui il avait été dans l’hôtellerie, parce que ce sage enchanteur lui paraissait trop discret et trop honnête pour l’y avoir laissé dans une posture si indécente, et concluait par croire que c’était quelque autre qui avait usurpé son nom.

A propos, Seigneur chevalier, lui dit la belle La Bastide, il me reste un scrupule et un doute qui me paraissent fort bien fondés, et qui me font croire qu’il ne vous est rien arrivé que par votre faute. Vous venez de nous dire que vous vous êtes engagé à soutenir que la beauté de Madame la comtesse surpasse celle de toutes les dames de tous les chevaliers errants qu’il y a dans le monde, Mores, Indiens, Grecs et tout ce qu’il y a dans l’Andalousie et dans les Alpuchares. Vous aviez promis tout cela, Seigneur chevalier, vous en convenez vous-même, et pourtant vous n’en avez rien fait. Vous vous êtes engagé à une terrible aventure, parce que vous n’avez excepté de votre défi aucune dame telle qu’elle soit, d’aucun chevalier errant, vous n’en avez cependant pas encore vaincu aucun. Vous ne vous êtes pas même mis en état de les vaincre, puisque vous êtes toujours resté dans le château à vous délicater et à vous faire nourrir comme un poulet de grain. Parafaragaramus est comme vous voyez intime ami de Madame la comtesse ; il n’a pu souffrir que vous ne vous acquittassiez pas d’une promesse dont l’honneur devait lui revenir, et c’est assurément pour la venger et vous punir qu’il vous a abandonné à tous les accidents qui vous sont arrivés. Songez-y sérieusement et vous acquittez de votre promesse, car si vous y manquez, vous aurez peut-être d’autres risques à courir. La beauté de Madame la comtesse vous donnera la victoire sur tous les chevaliers comme elle l’a sur toutes leurs dames à ce que vous dites.

Il pourrait bien être, reprit Sancho, que tout ce que vous avez dit fût vrai, mais à chaque jour suffit son saint, et puis ce qui est différé n’est pas perdu. Une belle perle est toujours une belle perle dans une boîte aussi bien qu’ailleurs. Je veux dire que Madame la comtesse n’en est pas moins belle, quoique sa beauté ne fasse pas tant de bruit ni d’éclat qu’elle en fera, lorsque j’aurai tué trente ou quarante chevaliers errants. Viennent à présent que j’ai mes bonnes armes qui me garantiront de blessures tous les chevaliers errants du monde, viennent Mores, Sarrasins, Espagnols et enchanteurs même ; je les défie encore de nouveau, et pardi je les embrocherai dru comme mouches ; donnez-moi seulement le temps de me bien remettre à cheval, après cela vous verrez beau jeu ; je ne remets la partie qu’après demain matin, et laissez-moi faire. Toute la compagnie l’anima de telle sorte à son entreprise, que le pauvre homme n’aurait pu s’en dispenser quand il l’aurait voulu. La malicieuse Provençale, qui avait imaginé de concert avec le comte du Chirou le tour qui devait être joué le lendemain, avait à dessein tourné la conversation sur le défi de Sancho à tous les chevaliers errants, et afin que Don Quichotte en fût scandalisé, elle avait eu la malice de dire à son amant comme en secret, mais pourtant si haut que le héros de la Manche l’avait entendu : Le seigneur Sancho ne s’en dédit pas, et n’excepte pas même l’illustre princesse Dulcinée du Toboso.

Don Quichotte avait été frappé de cette réflexion, et avait aperçu tout d’un coup mille choses dont il n’avait pas voulu s’offenser ; il écouta toute la conversation sans rien dire, parce que le respect qu’il avait pour Eugénie l’empêcha de prendre le parti de la beauté de son imaginaire Dulcinée, que son écuyer mettait indifféremment avec les autres dans le mortier, pour faire du fard à cette comtesse. Il se résolut pourtant de faire dédire le téméraire écuyer, et pour cela de le combattre sous le nom d’un chevalier inconnu. Nous verrons ce qui en sera dans son temps ; il faut reconduire toute la bande au château, où tout le monde arriva fort content de la matinée, excepté Don Quichotte qui ne disait pas ce qu’il en pensait.

Les Français et les Espagnols qui s’étaient levés de meilleure heure qu’à leur ordinaire, ou plutôt qui n’avaient point du tout dormi la nuit, tant hommes que femmes, allèrent se reposer. On examinait par des trous toutes les actions de nos aventuriers. On vit que Sancho roué et moulu de coups et à moitié ivre se jeta sur son lit, où en peu de temps on l’entendit ronfler de tous ses poumons, et faire autant de bruit qu’un bœuf qui rumine. Don Quichotte, qui ne fit que se désarmer et s’appuyer sur la table dans une profonde rêverie, lorsqu’il vit que Sancho dormait profondément, se releva, prit ses armes et les noircit avec de la suie de cheminée et de l’huile qu’il trouva dans une fiole, et dont on se servait pour frotter le visage roussi de son écuyer. Après cette belle opération il les mit dans la cheminée et les cacha avec un morceau de natte et un grand tableau ; c’est pourquoi il fut examiné avec plus de soin que jamais.

Il sortit et alla seul se promener dans les jardins pour rêver aux moyens de tirer ses armes du château, sans que personne s’en aperçût, du moins ce qu’on lui entendit dire fit juger que c’était son intention. Il alla s’asseoir sur un banc de marbre, derrière lequel était un espalier fort épais, en sorte que celui qui l’espionnait entendit distinctement tout ce qu’il dit lorsqu’il se mit à dire : Illustre Dulcinée, votre beauté incomparable ayant été mise en comparaison, et même plus bas que celle d’une autre dame qui est assurément belle, mais qui n’approche pas de vous, c’est un déshonneur qu’on vous fait dont j’entreprends la vengeance. Traître, s’écria-t-il, est-ce là la récompense que je devais attendre de toi, après t’avoir armé chevalier, et mis dans le chemin de l’honneur et de la fortune ? Tu n’es qu’un serpent que j’ai réchauffé dans mon sein ; mais ta honte me vengera et t’apprendra à distinguer du commun la maîtresse de mon cœur et de mes pensées. Il en dit bien davantage, qu’on ne rapporte point, parce que c’était toujours la même chose en différents termes.

Il retourna dans sa chambre où il visita ses armes, et voyant qu’elles n’étaient pas assez noires à son gré, il en fut dans une peine terrible. Il trouva de l’encre et voulut s’en servir, mais elle ne prenait pas sur l’huile. Enfin il se ressouvint qu’il avait vu dans l’écurie du noir à noircir dont les cochers se servaient pour lustrer leur train ; il alla le prendre, et en ayant fait une pâte avec de la cire des bougies qui étaient sur sa table, il en frotta ses armes ; et voyant que cela lui réussissait assez bien, il se détermina à s’en servir le lendemain, ne le pouvant pas faire dans le moment, parce que Sancho, après un sommeil de huit heures, venait de se réveiller, et qu’on vint les quérir l’un et l’autre pour aller joindre la compagnie qui allait se mettre à table ; et comme en pareille occasion le civil chevalier ne se faisait point prier, aussi ne les fit-il point attendre.

On y exalta encore sa valeur, et surtout son intrépidité, d’avoir osé en venir aux prises et corps à corps avec un démon armé de massue, de serpents et de couleuvres. Don Quichotte enviait l’honneur qu’il y avait acquis, et aurait voulu qu’il lui en fût arrivé autant, quand il aurait dû être battu vingt fois plus que Sancho ne l’avait été ; il lui en donna néanmoins des louanges, mais plus modérément que la compagnie qui les outrait. Son écuyer n’en fut pas content, et voulut que du moins il le louât seul à seul, puisqu’il se taisait en public ; ainsi lorsqu’ils furent retirés, il lui demanda ce qu’il pensait du combat qu’il avait soutenu le matin contre le démon enchanteur à qui il avait fait quitter le champ de bataille et lui abandonner ses armes. Tout bien de toi, ami Sancho, lui répondit Don Quichotte, tu as le cœur aussi bon que la main ; mais ta langue va trop vite et bat trop de pays. Il voulait par là le taxer sur ce qu’il avait dit de la beauté de la comtesse, sans en excepter Dulcinée ; mais Sancho n’avait pas l’esprit assez fin pour s’imaginer une chose à quoi il ne croyait pas que son maître songeât, c’est pourquoi il lui répondit selon son sens : Ma foi, Monsieur, j’avoue que ma main et ma langue vont trop vite, mais il faut que le renard meure dans sa peau, à moins qu’on ne l’écorche en vie, et puis il ne peut sortir d’un sac que ce qu’on y a mis. Honni soit-il pourtant qui mal y pense. Je ne croyais pas offenser votre bon ami Parafaragaramus, lorsque j’ai porté la main à l’arme infernale qui m’a attiré tant d’affaires ; et pour ma langue, qui diable pourrait s’en choquer, puisque je ressemble à notre curé, qui ne sait pas lui-même ce qu’il veut dire quand il ouvre la bouche, et que je ne le sais pas non plus ?

C’est à cause de cela, dit Don Quichotte, que tu devrais être plus retenu, car tu dis très souvent des choses qui pourraient t’attirer bien des affaires. —  Eh bien, répondit hautement Sancho, qu’elles viennent à présent que j’ai mes armes, diable emporte qui les craint, ni personne du monde ; je les défie tous, et les enchanteurs les premiers, hormis Parafaragaramus. Don Quichotte commençait à s’échauffer, et allait assurément faire un défi dans les formes à son écuyer, si celui-ci lui en eût donné le temps. —  Mais, Monsieur, poursuivit-il en parlant de Parafaragaramus, d’oû vient qu’il est si fâché quand un chevalier touche un fusil ou une autre de ces maudites armes ? —  Hé ! ne le vois-tu pas bien, mon enfant, lui répondit notre héros en se radoucissant, ne sais-tu pas bien que la valeur et la bravoure dans le combat, sont les seuls moyens qu’on doit employer pour remporter la victoire ? que pour vaincre avec honneur il ne faut devoir son triomphe qu’à sa propre valeur, à son bras et à son épée ? qu’il faut pour cela avoir vu son ennemi seul à seul, s’être battu contre lui corps à corps, et avoir partagé le péril avec lui ? c’est par là que plus notre ennemi est couvert de gloire, pour en avoir vaincu plusieurs autres, plus aussi nous acquérons de l’honneur lorsque nous en venons à bout ? C’est là le fait des chevaliers errants qui doivent vivre dans les périls, et qui ne doivent rien devoir qu’à eux-mêmes, et ceux qui se servent de ces maudits bâtons à feu dont on tue son ennemi de loin, et souvent sans être vu, sont indignes d’être loués, et ne doivent passer que pour des lâches. N’est-il pas vrai, Sancho, et ne l’as-tu pas vu toi-même quand nous avons attaqué la caverne des voleurs, ni toi ni moi ne les voyions pas lorsqu’ils nous ont voulu tuer, comme ils auraient fait sans nos armes enchantées ? Tu vois bien par là que le plus lâche coquin du monde, bien caché et à couvert, peut terrasser le plus vaillant et le plus brave de tous les chevaliers ; mais qu’il est indigne d’en être loué, et ne doit pas s’applaudir d’une victoire qui ne lui coûte ni sang ni péril.

Pardi, Monsieur, répondit Sancho, vous parlez comme un théologal, et mille fois mieux que l’université de Salamanque. Que maudit soit de Dieu et de ses saints, ajouta-t-il, celui qui a inventé cette arme d’enfer. —  Ce n’est pas d’aujourd’hui, reprit Don Quichotte, que cette sorte d’arme a paru sur terre ; et il me souvient d’avoir entendu dire, qu’un malheureux magicien ou enchanteur du genre humain, ayant apporté des enfers les premières qu’on ait jamais vues, le brave chevalier Roland les jeta dans la mer, d’où elles ont été depuis retirées par un moine allemand.

Mort non de diable, dit Sancho en colère, ces moines se mêlent toujours de ce qui ne les regarde point ; s’ils disaient bien leur bréviaire le diable ne leur soufflerait pas tant aux oreilles, et j’ai toujours ouï dire, que pour faire une maison nette, il n’y faut souffrir ni moine ni pigeon, parce qu’ils fourrent leur nez partout, de sorte que rien n’est bien fait s’ils ne s’en mêlent ; et puis quand ils sont une fois ancrés quelque part, ce n’est plus que des ouï-dire, il a fait par-ci, il a dit par-là, et boute, et haïe, et tous les diables en un mot s’en mêlent. —  Cela ne te doit pas étonner, ami Sancho, lui dit Don Quichotte, ils sont seuls dans leur couvent nourris, comme dit le proverbe, comme des moines, sans affaires qui les embarrassent, et sans souci pour le lendemain. —  Ajoutez donc, Monsieur, interrompit Sancho, sans femmes qui les fassent enrager et sans enfants à nourrir. —  Comme tu voudras, reprit Don Quichotte, mais leur esprit voulant être occupé, ils sont presque forcés de l’employer au premier objet qui se présente à leur imagination. —  Et voilà justement ce qu’on ne devrait pas souffrir, dit Sancho, car ils ne doivent se mêler que de prier Dieu, et ne point tant s’embarrasser des affaires du monde, puisqu’ils y ont renoncé et qu’ils n’y sont nullement nécessaires, à ce que j’ai ouï dire par des docteurs de l’université d’Alcantara.

Tenez, Monsieur, lui dit-il, bien du monde s’en plaint, et moi qui vous parle, je n’ai point de sujet de m’en louer, car une fois que j’avais grondé avec ma mauricaude, un moine se mêla de nous raccommoder ensemble, et puis après cela il venait nous voir tous les jours, afin de voir, disait-il, si nous vivions bien ensemble. Je le vis une fois un soir dans notre jardin… patience… je n’en dirai pas davantage ; mais si je n’avais pas eu peur de la sainte Inquisition, je l’aurais bien vite envoyé dire ses compliments ailleurs que chez moi. Depuis ce temps-là il a été cause que j’ai plus de vingt fois battu ma ménagère, car elle avait toujours quelque chose à lui dire, et bien loin qu’il ait mis depuis la paix dans notre ménage, mort de ma vie, il n’y a mis que la discorde. —  Il n’y pouvait pas mettre autre chose, ami Sancho, reprit Don Quichotte, je voudrais que tu eusses lu le divin Arioste, tu verrais que l’archange Gabriel ayant besoin de la discorde pour aller répandre son venin dans l’armée du roi Agraman qui assiégeait Paris, il ne la put jamais trouver pour lui faire exécuter l’ordre de Dieu, que dans un chapitre de moines où elle présidait. —  Eh ! l’en retira-t-il ? demanda Sancho. —  Vraiment oui, lui répondit Don Quichotte. —  Tant pis, reprit Sancho ; car depuis ce temps-là elle s’est fourrée partout, et surtout dans les familles et les ménages ; cependant elle n’a pas si bien oublié le chemin des couvents, qu’elle ne le retrouve bien quand elle veut.

Sancho était en train de jaser, et n’en serait assurément pas resté en si beau chemin, si Don Quichotte ne lui eût dit le premier, qu’il fallait dormir parce qu’il était tard. Sancho se tut, et en peu de temps notre héros l’entendit ronfler comme une pédale d’orgue. Il se leva et acheva de noircir ses armes, et s’étant couché il rêva au moyen de les emporter sans être aperçu, et il n’en trouva point de meilleur que de faire semblant d’aller dès le matin se promener et de les mettre sous sa robe de chambre. Il le fit, et celui qui avait ordre de le suivre, sut où il les avait déposées. La société qui en fut instruite, n’eut garde d’empêcher un combat qui devait la divertir. Tout ce qu’on fit, ce fut d’empêcher qu’il ne fût sanglant. On fit jeter de l’eau gommée dans le fourreau des épées de nos deux aventuriers, et on fit briser leurs lances si proprement, que la fracture ne paraissait pas ; mais si profondément pourtant, qu’elles ne pouvaient pas faire le moindre effort sans achever de se briser tout à fait.

Sancho passa encore toute la journée dans son lit où il but et mangea à son ordinaire, c’est-à-dire qu’il pensa se crever, en faisant raison le verre à la main à tous les gens du duc et du comte qui étaient venus le voir pendant la journée, si bien qu’il avait terriblement les dents mêlées le soir que toute la société vint le voir pour apprendre des nouvelles de sa santé. La belle Mademoiselle de la Bastide le fit souvenir de son défi pour le lendemain à tous les chevaliers, pour l’honneur de la comtesse, qui fit semblant de le prier de n’y point aller, et lui dit qu’elle lui avait assez d’obligation sans y ajouter celle-là, et qu’elle ne méritait pas qu’il s’exposât pour elle à de nouveaux dangers ; mais elle l’en pria d’une manière à l’y engager encore plus fortement ; aussi répondit-il qu’il ne manquerait pas à l’assignation. La Provençale qui avait fait disposer toutes choses, le flatta de sa victoire sur l’enchanteur qui lui avait abandonné ses armes, et lui insinua que cet endroit était heureux, et qu’après y avoir vaincu un démon, il n’y avait pas d’apparence que des chevaliers lui résistassent : enfin elle le tourna si bien, qu’elle le fit résoudre d’aller y porter son cartel, et de prendre ce même endroit pour le champ de sa gloire, et la défaite des chevaliers.