(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XLVIII. Du combat de Don Quichotte contre Sancho, et quelle en fut la fin. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XLVIII. Du combat de Don Quichotte contre Sancho, et quelle en fut la fin. »

Chapitre XLVIII.
Du combat de Don Quichotte contre Sancho, et quelle en fut la fin.

A peine le jour commençait à paraître, que Don Quichotte s’éveilla. Sancho qui se croyait invulnérable, et par conséquent invincible sous les armes que l’enchanteur lui avait données, et qu’il avait gagnées aux dépens des meurtrissures de son dos et des lieux circonvoisins, se leva promptement et s’arma avec beaucoup d’allégresse. Il ne craignait que la soif et la faim ; mais il se flatta que Parafaragaramus y pourvoirait, et sur cette croyance il sortit avec un air si délibéré qu’il fit croire à Don Quichotte qu’il y aurait de la peine à le vaincre ; il s’en réjouit néanmoins, parce qu’il se figura que la gloire en serait plus grande. Quoiqu’il sût où était son champ de bataille, il ne laissa pas de le suivre pour en être certain. Les ducs et les autres, Français et Espagnols, qui avaient voulu en avoir le plaisir, étaient déjà allés se cacher dans des endroits qu’ils avaient fait préparer, et qui tous avaient vue sur une pelouse que Sancho avait choisie pour le théâtre de sa gloire. Sitôt qu’il y fut, ils l’entendirent faire son défi de tous les quatre côtés du monde à tous les chevaliers errants, Maures, Arabes, Castillans et autres, et puis après se recommander à la bonne grâce de sa mauricaude et à celle de la comtesse Eugénie, qu’il suppliait de l’aider, puisqu’il ne s’exposait que pour son honneur. Après cela il se tint dans son poste immobile comme une statue. Laissons-l’y, il n’y demeurera pas longtemps sans rien faire.

Don Quichotte était retourné au château où le nouveau chevalier s’était fixé, et croyant, comme il n’entendait personne, quechacun était endormi, il prit sa lance sur son bon cheval après avoir mis dessus une grande housse rouge pour le déguiser, et sortit sans trouver personne. Il gagna la forêt, où il alla se couvrir de ses armes noircies, croyant être si bien déguisé que le diable lui-même l’aurait pris pour un autre. Après cela pour mettre son cheval en haleine, il prit au petit galop le chemin de l’endroit où Sancho était en sentinelle.

Celui-ci qui le vit venir s’affermit sur les étriers. Qui que tu sois, lui cria-t-il de loin, n’avance pas, ou avoue tout à l’heure que j’ai dit vérité, ou bien prépare-toi à t’éprouver contre moi. Don Quichotte qui avait cru prévenir Sancho, fut fâché de ce qu’il en était arrivé autrement, et choqué de cette avance de son écuyer, qui pourtant était selon le cérémonial de l’Ordre. —  Eh ! qui es-tu toi, lui répondit-il, pour m’arrêter dans mon chemin ? prépare-toi toi-même à la mort, ou à avouer une chose que je fais avouer à tous ceux que je rencontre. —  Chevalier, lui dit Sancho, puisque je suis ici, ce n’est que pour y combattre à outrance, préparez-vous-y, ou avouez que Madame la comtesse Eugénie est plus belle que toutes les dames des chevaliers errants qui sont dans le monde, de quelque pays et de quelque qualité qu’ils soient. —  Nous ne sommes pas prêts à nous accorder, répondit le chevalier aux armes noires, puisque je prétends te faire avouer qu’une dame, que je ne veux pas te nommer, est non seulement plus belle que toutes les dames que tu viens de dire, mais aussi plus belle que la plus belle de toutes les belles dames du monde. —  Chevalier, reprit Sancho, j’ai eu la courtoisie de vous nommer la dame pour qui je suis en champ, nommez-moi aussi la vôtre, s’il vous plaît. —  Tu verras son portrait sur mon cœur, lui répondit le chevalier aux armes noires ; mais pour son nom tu ne mérites pas de le savoir de ma bouche, quoiqu’il ne te soit pas inconnu. —  Discourtois chevalier, lui dit Sancho, vous n’êtes qu’un incivil, et ne savez pas les règles de la Chevalerie. —  Je les sais mieux que toi, veillaque, lui repartit le furieux Don Quichotte. —  C’est ce que nous allons voir, lui répliqua Sancho ; faisons les conditions de notre combat. —  Je n’en veux point avec toi que celle de la mort, répondit-il. Si je suis vaincu je t’abandonne ma vie ; et si je suis vainqueur, je ne prendrai d’autre vengeance de toi, que celle de te rouer de coups de bâton. —  Chevalier, lui repartit le brave Sancho, vous n’êtes assurément qu’un gavache, avec vos injures ; car mon maître qui jase comme un prédicateur, et qui est aussi savant qu’un pape, m’a dit que les injures sont les meilleures raisons des gens qui n’en ont point et des lâches. Don Quichotte était dans une colère terrible de s’entendre traiter de lâche et de gavache ; et comme il s’était bien résolu de venger Dulcinée et lui-même, et de battre tout de bon son téméraire écuyer, qui se disposait à le bien battre aussi : Prends du champ, dit-il à Sancho, nous allons voir ce qui en sera, et en même temps il tourna bride, et s’éloigna au petit galop.

Lorsqu’il crut être assez éloigné il tourna visage, se recommanda à son imaginaire Dulcinée, qu’il invoqua entre cuir et chair, et voulut mettre sa lance en arrêt, mais il la rompit. Jamais étonnement ne fut pareil au sien lorsqu’il se vit désarmé de la première arme de la Chevalerie. Il ne refusa pourtant pas le choc, et alla au-devant de Sancho, qui venait à lui avec beaucoup de fureur, après avoir fait aussi une invocation mentale à sa Thérèse et à la comtesse. Sitôt qu’il l’eut joint, il voulut lui porter sa lance à la visière, et il lui en arriva autant qu’à Don Quichotte, c’est-à-dire qu’elle se brisa jusque dans le poignet, avec autant de facilité que si elle eût été de verre. Don Quichotte n’en sentit pas même le coup. Ils fournirent tous deux leur carrière, parce qu’aucun n’avait arrêté son ennemi. Ils revinrent tous deux l’un sur l’autre en portant la main sur la garde de leurs épées ; mais tous deux furent également surpris de ne pouvoir pas la tirer du fourreau. Leur étonnement leur empêcha d’arrêter leurs chevaux, qui se connaissant, et n’étant plus poussés s’arrêtèrent d’eux-mêmes l’un auprès de l’autre.

C’était un spectacle risible de voir les efforts que faisaient nos deux champions chacun de son côté, sans se rien dire, et tous deux si proches, qu’ils se touchaient, pour mettre à l’air leurs invincibles et formidables épées. Cid Ruy Gomez dit qu’ils y restèrent plus d’un quart d’heure ; que Don Quichotte enrageait de toute son âme, et que Sancho s’en prenait déjà à sa femme et à la comtesse. Il ajoute, qu’après mille pensées tumultueuses, Don Quichotte fut le premier qui se rebuta. Chevalier, dit-il à Sancho, un enchanteur qui me persécute m’empêche de tirer mon épée. —  Et moi aussi, dit Sancho. —  Comment donc terminerons-nous notre combat ? demanda le chevalier aux armes noires. —  Vous n’avez qu’à avouer ce que je vous ai dit, répondit Sancho, et passer votre chemin. —  J’avouerais plutôt que je suis Turc, répondit Don Quichotte. —  Eh mardi ! tu l’avoueras, quand tous les diables d’enchanteurs s’en devraient mêler, lui répliqua Sancho, en lui baillant sur l’oreille un coup de poing de toute sa force.

Le chevalier aux armes noires qui savait bien que Sancho était plus robuste que lui, et savait mieux faire le coup de poing, aurait bien voulu combattre avec d’autres armes ; mais se sentant frappé le premier, lui qui avait coutume de prévenir les autres, il n’eut plus de considération, et risqua le tout pour le tout ; il rendit donc à Sancho son coup de poing le mieux qu’il put. Leurs spectateurs ne pouvaient respirer à force de rire à la vue du plus ridicule combat qu’on puisse se figurer, de deux hommes à cheval armés de toutes pièces, et l’épée au côté, qui se battaient comme des crocheteurs, et dont les trois quarts des coups ne frappaient que l’air par le mouvement de leurs chevaux qui étaient toujours dans l’agitation, parce qu’ils suivaient l’inclination de la bride, qui suivait celle de la main, que nos chevaliers ne pouvaient pas tenir ferme, à cause du mouvement de leurs corps. Leurs chevaux, qui n’étaient ni Rossinante ni Flanquine, étaient extrêmement vifs et forts, et avaient la bouche tendre ; et si les coups de poing qui portaient à faux faisaient faire des contorsions et des demi-tours à droit, leurs montures qui en sentaient le contrecoup par le mouvement de leurs corps qui entraînaient leur bride, leur faisaient faire des saccades de la manière du monde la plus plaisante et la plus risible.

Lorsque la lassitude allait séparer les combattants, et que les spectateurs en eurent pris tout le plaisir qu’ils en pouvaient prendre, le duc fit partir son maître d’hôtel. Celui-ci qui était avec quatre valets de pied déguisés en satyres, auprès de l’arbre où le duc était monté, partit au premier signal, et marcha à nos aventuriers, qui à sa vue interrompirent leur ridicule combat. Cet officier s’était préparé à bien jouer son personnage. Il était vêtu tout de blanc, et une grande simarre le prenait comme une aube depuis le col jusqu’aux pieds, qu’elle couvrait. Il avait sur sa tête un turban tout blanc, avec une plume en aigrette au-dessus ; il s’était blanchi le visage, aussi bien que la barbe, qu’il portait longue d’un bon pied ; il avait en ses mains des gants aussi blancs que le reste, et portait un livre où il paraissait lire quelque chose. Il s’approcha au petit pas suivi des quatre satyres, entre lesquels Sancho reconnut Rebarbaran, qui lui fut d’un bon augure. Arrêtez-vous, leur cria-t-il sitôt qu’il fut à portée de la voix, indiscrets Chevaliers, tous deux également indignes de mon affection, et des peines que je me donne pour vous. Votre combat m’a retiré du doux repos dont je jouissais. Je suis Parafaragaramus votre protecteur et votre ami. C’est moi qui ai fait rompre vos lances dans vos mains ; c’est moi qui ai enchanté vos épées pour vous empêcher l’un et l’autre de répandre un sang que vous regretteriez avec amertume. Pour toi, Chevalier aux armes noires, qui ne veux pas être connu, continua-t-il en s’adressant à Don Quichotte, je t’assure de ma discrétion et du secret, mais ne t’avise pas une autre fois d’entreprendre une querelle sans fondement. Le chevalier que tu vois, n’a aucun dessein d’offenser ni toi ni personne à qui tu puisses prendre intérêt, il te servira dans les occasions où tu ne pourras pas te passer de lui ; je ne t’en dirai pas davantage ; éloigne-toi, je te l’ordonne par tout le pouvoir que j’ai sur toi, et va m’attendre un moment à l’entrée du bois du côté que tu m’as vu venir.

Don Quichotte ne se le fit pas répéter, et obéit avec une soumission profonde, et passa directement sous les arbres où les ducs et les autres étaient cachés, et sa confusion leur donna un nouveau sujet de rire.

Pour toi, Chevalier Sancho, poursuivit l’enchanteur après que le chevalier aux armes noires fut parti, tu n’as fait que ce que tu as dû faire, et je te pardonne avec plus de facilité qu’au chevalier qui s’en va ; assure-toi désormais de ma protection, et sois bien sûr qu’elle ne te manquera pas partout où mon pouvoir pourra s’étendre. Je t’avertis qu’il y a un méchant magicien enchanteur nommé Freston nouvellement sorti des chaînes où Pluton le retenait depuis trois ans, qui t’a juré une guerre éternelle, à cause qu’étant son ennemi, il voit que je te protège ; mais j’empêcherai qu’il ne te fasse aucun mal. Il te hait peut-être encore à cause de ton maître, qu’il veut perdre, et qu’il hait comme le diable, parce qu’il est écrit dans les destinées, que le grand Don Quichotte doit combattre et vaincre un jeune chevalier, qu’il protège, et que tous les démons croient son bâtard ; avertis-l’en, afin qu’il s’en donne de garde, et que vous vous prépariez tous deux à soutenir de rudes combats en peu de temps, et à soutenir les plus glorieuses aventures de votre vie, pour tirer la pauvre princesse Dulcinée du Toboso de l’enchantement où Merlin la retient comme une gredine dans la caverne de Montésinos. Mais pour te faire prendre cœur par avance, suis Rebarbaran, ce satyre que tu connais déjà, il va te mener dans un endroit où tu ne t’ennuieras pas.

Sancho suivit sans répondre le satyre Rebarbaran, qui le mena dans un coin du bois où il vit sur une table les apprêts d’un déjeuner, cette fois-là bien frugal, n’y ayant que du pain et de l’eau, sans assiette ni serviette, et personne pour le servir. Laissons-l’y, pour si peu de temps qu’il a à y rester.