(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LIV. Départ de la compagnie. Comment Sancho fit taire le curé. Aventures diverses arrivées à cet infortuné chevalier. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LIV. Départ de la compagnie. Comment Sancho fit taire le curé. Aventures diverses arrivées à cet infortuné chevalier. »

Chapitre LIV.
Départ de la compagnie. Comment Sancho fit taire le curé. Aventures diverses arrivées à cet infortuné chevalier.

On partit le lendemain pour aller au château du duc de Médoc, et avant que de monter en carrosse et à cheval on dîna. Le curé en fut, et comme cette fois-là il était instruit de la qualité de nos deux aventuriers, il ne se mit pas sur le pied d’avoir pour Sancho autant de considération qu’il en avait eu la veille. En effet il n’avait été empêché de le relancer que par la présence des ducs et des autres ; et parce que sur la foi de son habit il l’avait cru un homme de conséquence ; sans cela il n’aurait pas souffert si tranquillement ses brusqueries. Notre chevalier qui était à table, mangeait et buvait si vite et si dru, si j’ose me servir de ce terme, qu’un morceau n’attendait pas l’autre. Le curé fut choqué de sa gourmandise, et lui en dit quelque chose. Sancho lui répondit en glouton, et comme il était jour de jeûne, et que malgré lui il était à jeun, il n’en mangea ni plus modérément ni avec moins d’avidité. Le bon curé lui dit que ce n’était point jeûner que de se remplir comme il faisait ; qu’on ne devait jamais manger et boire que pour vivre ; mais qu’on devait les jours de jeûne se priver d’une partie de sa subsistance ordinaire, et non pas manger et boire dans un seul repas autant qu’on buvait et mangeait dans deux ; qu’en un mot, pour bien jeûner il fallait dérober quelque chose à la nature. Sancho, après avoir écouté en mangeant et buvant la morale du bon curé sans l’interrompre, prit la parole à son tour. — Doucement, Monsieur le curé, dit-il, personne ne court après nous. Il semble que vous me gardiez votre sermon comme des œufs après Pâques. Chacun a deux rangées de dents, et personne ne veut mâcher à vide. Je ne veux pas prendre le paradis par famine ; les austérités ne sont pas pressées ; il y a du temps pour tout ; ne précipitons rien, et n’usons point imprudemment la vie que Dieu nous a donnée. Il y a plus d’un jour à la semaine, et plus d’une semaine au mois. Peu manger et mal nourrir, font bientôt l’homme mourir. Tout bien compté et bien rabattu, je jeûne plus que ceux qui prêchent le jeûne aux autres. Il en est de cela comme des autres vertus chrétiennes ; les gens d’Eglise les prêchent, et en laissent la pratique aux autres ; témoin la charité, au diable le liard qu’ils donnent aux pauvres ; témoin la paix et l’union, on ne voit qu’eux plaider ; et pour les jeûnes, ne trouvent-ils pas toujours des prétextes pour s’en dispenser ? Tenez, poursuivit-il, je ne suis pas plus savant qu’un novice augustin ; mais ne réveillons point le chat qui dort ; les gens maigres comme des clous à crochet, n’entrent pas plus tôt dans le paradis que les autres, et je le sais de certitude ; car tous les chanoines que je connais, gens remplis de doctrine et de sagesse, sont pourtant tous gras à lard, les moines tout de même ; témoin le proverbe, il est gras comme un moine ; et ils ont raison puisque le paradis est un lieu de plaisir, où l’on ne doit voir que des visages contents, riants et fleuris, et non pas des faces décharnées et maigres, qui par leurs figures hideuses inspireraient de la tristesse aux autres. Pour moi, si je fais quelquefois bonne chère, il ne faut pas me le reprocher, cela ne m’est pas aussi ordinaire qu’aux gens d’Eglise, qui se nourrissent comme des poulets de grain, moi, qui le plus souvent couche et dors à la belle étoile, le ventre creux comme un tambour, après avoir mangé un morceau de pain bien dur, et bu de l’eau telle que je l’ai trouvée. Après tout, Monsieur le curé, ventre affamé n’a point d’oreilles ; il souvient toujours à Robin de ses flûtes ; ne remuez point ce qui est dans mon pot, l’odeur vous en ferait éternuer jusqu’aux larmes ; laissez-moi tel que je suis, et demeurez tel que vous êtes, à mon tour je prêcherais les prédicateurs, et chacun le sien ce n’est pas trop. Toute la compagnie riait de la colère et des proverbes de Sancho, et le curé qui ne s’attendait pas à tirer d’un fou une pareille réponse, ne jugea pas à propos de lui répliquer, crainte de lui faire dire encore d’autres sottises, et sitôt qu’on fut sorti de table, il prit congé de la compagnie, qui se disposait à partir.

Avant que de la conduire au château du duc de Médoc, et de la mettre en chemin pour y aller, il est à propos de dire ce qui s’était passé à la Ribeyra, dont nos aventuriers n’avaient aucune connaissance, quoique cela ne regardât qu’eux. On a dit que le duc de Médoc était un fort honnête homme, aussi bien que le duc d’Albuquerque ; le comte Valerio et le comte du Chirou, et tous, comme on l’a vu, avaient obligation à Don Quichotte, tant par rapport à eux-mêmes, qu’à cause de leurs épouses, surtout le duc et la duchesse de Médoc, le comte de la Ribeyra, Eugénie son épouse et le comte du Chirou, qui tous lui devaient la vie, et les femmes leur honneur ; et comme la reconnaissance est le propre des bons cœurs, ils avaient résolu de faire paraître la leur dans toute son étendue, et de renvoyer notre héros chez lui dans un état à ne lui rien laisser à souhaiter pour la vie ; mais ils avaient résolu de lui faire recevoir leurs présents comme venant de la main d’un enchanteur, parce qu’ils étaient bien persuadés qu’il était trop généreux pour les accepter de main à main. Sur ce fondement ils avaient résolu de finir leurs enchantements, afin de faire évanouir les visions que le pauvre gentilhomme avait là-dessus, en ôtant la cause qui les produisait, et en tirant de lui tout le plaisir qu’ils en pourraient tirer, sans le jeter dans aucun danger, ni dans aucune raillerie visible, mais seulement en le traitant suivant ses idées chimériques, après quoi ils comptaient de lui remettre l’esprit peu à peu, en lui procurant la santé par tous les meilleurs aliments qu’on pourrait lui fournir, et de le renvoyer mourir chez lui en repos. En effet, ç’aurait été une chose digne de pitié, qu’un aussi honnête homme que notre héros fût mort dans ses imaginations ; mais avec ces favorables sentiments pour le maître, ils étaient bien résolus de fatiguer son malheureux écuyer de toutes manières, et d’en tirer tout le divertissement qu’un misérable paysan tel que lui, et avec cela fou à lier, peut donner à des gens de qualité.

Dans ce dessein le duc avait envoyé quérir le curé du village de Don Quichotte, le bachelier Samson Carasco, le barbier, la nièce et la gouvernante ; ils étaient tous venus, et avaient amené avec eux ce jeune officier neveu du curé, qui était chez son oncle lorsque nos aventuriers étaient partis de leur village, et qui s’y trouva encore quand on alla les prier de venir à la Ribeyra. Le capitaine Bracamon, ce Bohème qui avait le premier fait le personnage de Parafaragaramus, et qui déguisé en ermite, avait dérobé le cheval de Don Quichotte, et le lui avait renvoyé chez Basile, se trouva chez Valerio. Ces sortes de gens cherchent leur profit, et il avait espéré en trouver à la Ribeyra, où il avait appris qu’il y avait beaucoup de gens de qualité. Le hasard voulut que Ginès de Passamont, autrement Ginesille de Parapilla, ce fameux filou que Don Quichotte avait délivré des galères, avait été surpris en vol dans le château de Médoc, où on l’avait retenu, et on en avait averti le duc, qui avait envoyé ordre de le retenir jusqu’à son retour, étant bien persuadé qu’il lui serait utile dans ses desseins. Par le moyen du curé et de Samson Carasco, le duc avait découvert l’endroit où demeurait pour lors Alonza Lorenço, que Don Quichotte, sans lui avoir jamais parlé, avait fait dame de ses pensées, et maîtresse de son cœur, et qu’il avait rendue fameuse sous le nom de Dulcinée du Toboso, qu’il lui avait donné ; on l’avait envoyé quérir, et elle était venue avec son mari, qui, quoique assez fâcheux, n’était pas néanmoins fâché de trouver occasion de rire. La vérité est qu’elle était fort jolie, fort sage, et avait beaucoup d’esprit. Elle fut extrêmement surprise de la folie du pauvre gentilhomme, et ne voulait point se résoudre à faire ce qu’on voulait qu’elle fît ; mais tout le monde lui ayant représenté que c’était le seul moyen de lui rendre son bon sens, et son mari lui-même s’en mêlant, elle promit de faire ce qu’on voudrait, pourvu qu’elle le pût, et que ce fût selon les règles de la bienséance ; ce qu’on lui promit, et ce qu’elle fit aussi, comme on le verra par la suite.

Les Français, les Espagnols et ces nouveaux venus, qui n’avaient point paru aux yeux de nos aventuriers, tinrent conseil sur ce qu’ils avaient à faire pour parvenir aux fins qu’ils s’étaient proposées. Nos chevaliers, comme on voit, étaient en bonne main, surtout Sancho, qui était bien recommandé. Sitôt que tout fut résolu, le duc les fit partir pour son château, avec ordre de mettre tout en état de bien recevoir les aventuriers errants. Le duc de Médoc avait dit au curé les obligations que tous tant qu’ils étaient avaient à Don Quichotte, et lui avait fait récit de la bravoure qu’il avait fait paraître tant en la défense d’Eugénie et du comte du Chirou, qu’en la défaite des voleurs dans la forêt. Celui-ci n’en avait point été surpris, parce qu’il le connaissait pour un homme intrépide et tout à fait infatué de ses Chevaleries. Il avait pris prétexte de là de louer toutes ses bonnes qualités, et surtout son bon esprit, qui n’avait été gâté que par ses ridicules visions ; il s’était étendu sur sa probité et sur sa droiture, qui le faisait généralement estimer de tout le monde ; il avait poursuivi par le plaindre du ridicule où sa folie exposait un des plus honnêtes hommes d’Espagne, et sans faire semblant de vouloir taxer qui que ce soit, il avait fortement blâmé ceux qui l’entretenaient dans ses imaginations ; il avait fait entendre que c’était une action contraire à la charité de se divertir aux dépens d’un cerveau démonté, qu’on pouvait facilement remettre dans une assiette tranquille, en lui donnant du repos, au lieu d’entretenir et de fomenter ses égarements. Le duc et les autres voyant bien que la morale ne regardait qu’eux, avouèrent qu’au commencement ils l’avaient regardé comme un fou sans espérance de retour, mais qu’ensuite ayant eu de l’estime pour son esprit, et de l’admiration pour sa bravoure, cela avait attiré leur pitié, et que c’était pour lui faire prendre tout un autre train de vie qu’ils avaient imaginé ce qu’ils allaient exécuter, et que ce n’était qu’à ce dessein qu’ils l’avaient envoyé quérir lui, sa nièce, sa gouvernante et les autres ; et leur donnèrent parole à tous de ne se plus divertir de lui sitôt que ce qu’ils avaient concerté aurait été exécuté ; mais qu’il n’en était pas ainsi de Sancho, à qui bien loin de faire aucun quartier, on était au contraire fortement résolu de faire payer tant l’argent qu’il avait, que celui qu’on lui destinait encore. Tous lui passèrent condamnation sur cet article, surtout la gouvernante, qui les aurait incités à ce dessein si elle ne les y avait pas vus portés d’eux-mêmes. Après cela tous ces nouveaux venus prirent congé et allèrent au château de Médoc faire tout mettre en état pour la réception qu’on avait préméditée.

C’était après leur départ que Sancho s’était battu contre un enchanteur pour regagner ses armes, et que Don Quichotte avait été si maltraité de paroles par le méchant Fres-ton, après s’être battu contre Sancho à coups de poings. Tout étant disposé pour partir, Sancho chargea Rossinante et Flanquine de tout le bagage de son maître et du sien, et se chargeant lui de l’argent qu’il avait pris aux bandits, il attacha les deux chevaux de voiture au derrière d’un fourgon. Tout le monde monta en carrosse, excepté nos aventuriers, qui armés comme des Amadis, montèrent sur leurs bons chevaux. On avait mis de petits clous fort pointus sous les sangles de celui de Sancho, de sorte qu’il fit tant de bonds sous lui, que le pauvre écuyer ne put se tenir en selle. On lui fit croire qu’un nécromancien avait enchanté son cheval, et on lui conseilla d’en changer. Le malheureux qui avait le corps roué des saccades de sa monture, mit pied à terre du mieux qu’il put, transporta son bagage sur son bon cheval, et monta sur Flanquine, qu’on délia sitôt qu’il fut dessus. On avait laissé cette bête pendant deux jours au râtelier avec de l’avoine, et on ne l’avait point menée boire, de sorte qu’elle enrageait de soif. A peine son écuyer eut la bride en main, qu’elle prit à toutes jambes le chemin d’une petite rivière qui était tout proche, et où on avait coutume de la mener abreuver. Elle s’y jeta si promptement, et s’arrêta si court, que son cavalier sauta dans l’eau la tête la première, et par-dessus celle de sa monture, qui s’était baissée pour boire ; ainsi quoiqu’il n’y eût pas deux pieds d’eau, la peur et la chute l’avaient si bien étourdi, qu’il lui aurait été impossible de se lever, et qu’il se serait assurément noyé si l’on n’avait point été à son secours pour le retirer, après néanmoins l’avoir laissé boire un peu plus que sa soif. Entre ceux qui lui rendirent ce pieux office, fut un petit Bohème de la compagnie de Bracamont, qui s’était vêtu d’un justaucorps des livrées du duc, et qui passait pour un des valets de pied de la duchesse. Celui-ci, qui avait ses ordres, et qui n’avait été retenu que pour cela, fouilla Sancho, et lui prit son trésor avec tant de subtilité, que personne ne s’en aperçut, et qu’on crut qu’il avait manqué son coup. Il l’apporta au duc, qui le lui rendit, avec ordre d’aller les attendre de l’autre côté du même ruisseau, à un détour où il fallait encore passer, de se cacher derrière un arbre, d’attacher la bourse à une petite ficelle, et de la laisser en vue du côté où ils étaient, afin que Sancho la vît, et de la retirer lorsqu’il voudrait la reprendre. Ce qui fut exécuté de la manière qu’on va voir.

Sancho fut rapporté plus mort que vif ; et après avoir demeuré quelque temps sur le fourgon, il revint à lui, et son premier soin fut de chercher son argent. Il faudrait une plume plus éloquente que la mienne pour exprimer de quel désespoir il fut saisi quand il ne le trouva plus. Comme il s’était déshabillé pour faire sécher ses hardes, il les tourna et retourna de tous côtés, avec des cris et des regrets si perçants, qu’il en aurait attendri tout autre que ceux qui s’en divertissaient. Cid Ruy Gomez dit que la douleur acheva de le faire devenir fou, et que si l’effusion du sang ne lui avait pas fait peur, il se serait passé son épée dans le corps, mais qu’il n’avait différé sa mort que jusqu’à ce qu’il eût trouvé une corde et un arbre pour s’y pendre. Don Quichotte y perdit son latin, et toute la compagnie sa rhétorique, en le voulant consoler, et comme on lui voulut persuader qu’il l’avait laissé tomber dans la rivière, il se serait jeté dedans si on ne l’en eût empêché. Il pestait contre son bon cheval, contre Flanquine, et contre les magiciens qui les avaient enchantés. Il invoquait les saints les meilleurs et les plus fréquentés de son pays. Marchand qui perd ne peut rire, disait-il, toutes vos consolations sont de la moutarde après dîner ; les messes ne servent de rien aux damnés, quand le pape même y ferait l’office ; tout ce que vous dites est bon, mais mon argent valait mieux ; quand la bourse est lâche le cœur est serré ; de me venir dire des fariboles, c’est chercher magnificat à matines, et midi à quatorze heures. Hélas ! continuait-il en pleurant, pourquoi faut-il que je dise autant de gagné, autant de perdu ; il est entré par une porte et sorti par l’autre ; il n’était pas venu au son de la flûte, et pourtant il retourne au son du tambour. Il réclamait à haute voix le bon et le sage Parafaragaramus, et il criait avec plus de désolation qu’une mère qui aurait vu poignarder son enfant entre ses bras. La compagnie, et surtout la duchesse, n’avaient jamais ri de si bon cœur. Il aurait toujours continué si on ne fût venu dans un vallon où le même ruisseau faisait un coude bordé d’arbres des deux côtés.

La vue de ce ruisseau renouvela les douleurs de Sancho ; il y alla néanmoins, mais ce fut dans le dessein de lui chanter pouille, et de le bien battre avec un gros bâton, qu’il avait été chercher pour cet effet. Cid Ruy Gomez a avoué qu’il lui avait été impossible de peindre le désespoir de Sancho lorsqu’il s’aperçut de sa perte, non plus que les transports de sa joie lorsqu’il aperçut au bord de ce ruisseau la même bourse qu’il regrettait tant. Comme il voulut se jeter dessus à corps perdu, et qu’elle s’échappa de ses mains et sauta dans l’eau, il s’y jeta brusquement après elle ; mais ce fut inutilement, car l’agitation de l’eau lui en fit perdre la vue et la trace. Il la chercha et rechercha, et fut plus de deux heures à faire le plongeon à la vue de toute la compagnie, qui s’était assise sur l’herbe, et qui y faisait collation, avec le plus grand plaisir qui se puisse imaginer.

Quoique la nuit approchât, Sancho ne se rebutait pas, et aurait passé toute sa vie dans cette recherche s’il n’avait pas été retiré de son embarras par la voix du sage Parafaragaramus, qui vint de l’autre côté du ruisseau lui faire une belle remontrance sur le peu d’attache qu’un honnête homme doit avoir pour les biens de ce monde, et surtout un chevalier errant. Quoique Sancho fût fort attentif à ce qu’on lui disait, la morale ne lui en plaisait nullement, et il ne l’écoutait même qu’avec chagrin, et n’en aurait pas tant laissé dire à l’enchanteur sans lui répondre, s’il ne l’eût accoutumé à un grand respect. Celui-ci lui rendit enfin sa joie en lui disant que la rivière où il avait perdu sa bourse, répondait aussi bien que le ruisseau où il était, à la caverne de Montésinos ; que c’était Freston qui la lui avait volée, et qu’il l’avait portée à Merlin, pour se payer de tout ce que la princesse Dulcinée lui devait ; que ce sage enchanteur n’avait point voulu se satisfaire de l’argent d’autrui, et qu’il avait promis de la rendre lorsque cette princesse serait désenchantée. Je l’ai prié, continua Parafaragaramus, de me la prêter uniquement pour te la faire voir, afin que tu ne soupçonnes plus qui que ce soit de la compagnie de te l’avoir volée ; mais comme il ne me l’avait confiée qu’à la condition de la lui rendre, je viens de la lui renvoyer. Reprends cœur, ajouta-t-il, elle te sera rendue en peu de temps, puisque le brave chevalier des Lions rompra dans quatre jours l’enchantement de son incomparable Dulcinée. Prépare-toi à cette aventure, qui sera pour toi la plus glorieuse et la plus laborieuse, mais aussi la plus lucrative de ta vie ; va reprendre tes armes et tes habits, et ne monte sur aucun cheval, parce que les tiens sont enchantés. Sancho tout remis et tout réjoui du gain qu’on lui promettait, ne se le fit pas répéter, et reprit son équipage, puis rejoignit la troupe. Qui perd pèche, dit-il, en demandant pardon de ses soupçons, me voilà gai comme Pierrot, un bon tien vaut mieux que deux tu l’auras ; mais ce qui est différé n’est pas perdu. Courage, mon Maître, dit-il à Don Quichotte, le diable n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme ; dans quatre jours vous aurez Dulcinée, et moi mon argent ; d’un échelon on vient à deux, et de deux au haut de l’arbre ; attendons seulement, et les alouettes nous tomberont toutes rôties dans la bouche ; nous n’aurons qu’à tirer, la vache est à nous ; le terme ne vaut pas l’argent ; quand j’y serai vous verrez de quel bois je me chauffe ; il ne faut pas jeter le manche après la cognée ; car quand on est mort on ne voit goutte ; n’est pas marchand qui toujours gagne ; mais le bon est qu’il n’y aura rien de perdu. On le félicita d’avoir eu une si bonne nouvelle, et on lui mit en main une bouteille, qu’il vida d’un seul trait ; cela acheva de le remettre en bonne humeur, et on se remit en chemin.

Comme on entendit un cor en arrivant au château, nos aventuriers crurent que c’était un nain qui en sonnait. Tout le domestique vint au-devant de la compagnie avec des flambeaux, et entre autres Altisidore, qui fit semblant de se pâmer à la vue de Don Quichotte, lequel poursuivant son chemin sans faire semblant de la voir, fut arrêté par les deux duchesses ; et comme la comtesse et les Françaises leur demandèrent ce que c’était que cet accident, la duchesse de Médoc leur dit que cette demoiselle mourait d’amour pour l’incomparable chevalier des Lions, dont elle n’avait pu ébranler la fidélité qu’il avait promise à la princesse Dulcinée. Elles plaignirent toutes cette pauvre fille, et blâmèrent la cruauté du chevalier. Pardi, dit effrontément Sancho, pourquoi aussi s’y obstine-t-elle ? Je lui ai offert mon service, et lui ai dit qu’elle trouverait en moi un coq qui chanterait autrement que mon maître. Altisidore, qui parut revenir dans ce moment, regarda Don Quichotte avec fureur, et Sancho d’un air tout attendri ; elle lui tendit la main, et il la prit sans façon de la sienne et la baisa. Elle lui serra celle qu’elle tenait, et le regarda languissamment, comme voulant lui dire quelque chose. Cela donna au brutal écuyer l’effronterie de lui dire tout bas des paroles qui la firent rougir, et ensuite elle le regarda en souriant.

Dès le soir même elle lui fit présent en cachette de deux chemises parfumées, de deux fraises et d’un bouquet de plumes pour mettre à son chapeau, et lui dit quelques douceurs. Sancho crut tout de bon que cette fille ne pouvant rien avancer auprès de son maître, se rabattait sur lui. Il eut le front de lui demander la permission d’aller la trouver seule dans sa chambre. Elle lui répondit qu’elle ne le pouvait pas cette nuit-là, parce qu’elle ne couchait pas seule ; mais que s’il voulait venir le lendemain dans une chambre qu’elle lui indiqua au bout du château, où elle irait coucher sans compagne, sous prétexte de maladie, elle le recevrait de son mieux, et qu’il lui ferait plaisir ; elle ajouta qu’elle pourrait y monter sitôt que tout le monde serait retiré ; ce qu’il connaîtrait lorsqu’elle ouvrirait sa jalousie, et lui recommanda surtout le secret, et de ne point faire de bruit. Le brutal qui brûlait dans son âme, la remercia, bien résolu de profiter de ses avances, et se mit le lendemain sur son propre, sans non plus songer aux aventures, que s’il n’avait point été chevalier errant.

Cyd Ruy Gomez dit qu’il eut assez de délicatesse pour attendre avec impatience l’heure du rendez-vous, et que quoiqu’il passât la journée à boire, il ne laissa pas de la trouver fort longue. Don Quichotte qui avait entendu que Parafaragaramus avait dit que dans quatre jours il délivrerait Dulcinée d’enchantement, était dans l’impatience de voir la fin du terme ; mais comme on n’avait pas encore tout préparé, il fallut malgré lui qu’il attendît. Les Français et les autres passèrent cette première journée à visiter le château du duc de Médoc, et à se promener dans son jardin. Il était beau et vaste, et ils n’eurent pas plus de temps qu’il ne leur en fallait pour le parcourir jusqu’au souper, pendant lequel on parla d’Alti-sidore, et après l’avoir plainte d’une passion si mal reconnue, la duchesse de Médoc ajouta, que cette pauvre fille s’était séparée de toute compagnie, et l’avait priée de souffrir qu’elle se retirât seule dans une chambre, pour y pleurer en repos son malheur, et qu’elle n’avait pas cru lui devoir refuser cette grâce. Je laisse à penser au lecteur quels étaient pour lors les sentiments du héros de la Manche et ceux de son écuyer.

Chacun s’étant retiré, Sancho qui avait la puce à l’oreille, laissa coucher son maître, et sortit de la chambre sitôt qu’il le vit endormi. Il alla se promener dans le parc jusqu’à l’heure du rendez-vous ; il voyait toujours de la lumière dans la chambre d’Altisidore, et comme il en vit enfin ouvrir la jalousie, il courut à ce signal ; mais il ne put le faire si doucement qu’il ne fût entendu de deux gros chiens qu’on avait lâchés exprès pour lui faire les premières civilités. Ceux-ci le saisirent aux fesses et aux jambes d’une cruelle manière : il commençait à se repentir de son incontinence, et allait crier au secours, si Altisidore, qui était descendue au-devant de lui, et qui était connue de ces chiens, ne leur avait fait lâcher prise, et ne l’eût prié de ne faire aucun bruit crainte d’exposer sa réputation. Il la suivit dans sa chambre, où il trouva qu’elle lui avait préparé une collation fort propre. Le brutal voulait d’abord venir à la conclusion ; mais la belle Altisidore lui dit que ce ne serait qu’après qu’il aurait bu et mangé. Il se mit donc à table, où il dit à Altisidore mille effronteries, et fit mille railleries de la sagesse de son maître qu’il traitait de ridicule et de bêtise. Enfin Altisidore se jeta sur son lit, et Sancho qui croyait de bonne foi y aller prendre sa place se mit en devoir de la suivre ; mais le lit fut tout d’un coup élevé au haut du plancher où il se perdit, et Sancho qui était à moitié dessus lorsqu’on l’avait enlevé avait été poussé à terre, où il avait fait une rude chute dont il fut relevé par quatre figures d’anges vêtus de blanc et de bleu, ayant des ailes de même couleur. Ils le lièrent comme un criminel, lui mirent un bâillon, après quoi ils lui ôtèrent de dessus le corps l’habit et la chemise, et à grands coups de verge dont ils le frappaient par mesure, ils le mirent en un moment tout en sang. Après l’avoir si bien étrillé, ils le portèrent dans les fossés du château, où après l’avoir assis sur une pierre, ils le lièrent à un pieu et le laissèrent dans l’eau jusques au col ; afin, lui dirent-ils, d’éteindre les feux de la concupiscence. Le malheureux pécheur y demeura jusqu’à ce que son maître réveillé par ses imaginations sortit pour prendre l’air à son ordinaire, et alla par hasard du côté où était son malheureux écuyer tout transi de froid. Il le reconnut, le délia, lui ôta le bâillon et lui demanda qui l’avait mis là, et lui avait si bien moucheté le corps et les épaules. Sancho plus mort que vif le prit quelque temps pour un fantôme, mais l’ayant enfin reconnu il se rassura, et avec des soupirs très vifs, ou plutôt un cliquetis de dents extraordinaire, il lui conta toute son aventure.

Notre héros qui était la continence même, ne le plaignit que fort peu, et lui dit au contraire qu’il n’avait que ce qu’il méritait, qu’il devait se souvenir de ce que leur avait attiré l’envie qui avait pris à Rossinante de faire l’amour, et de quelle manière les Yangois avaient châtié sur leurs personnes l’incontinence d’un cheval, et conjecturer par là que ce serait bien pis quand ils voudraient eux-mêmes se laisser aller aux tentations de la chair. Tu devais prendre exemple sur moi, ajouta-t-il, quand tu as vu avec quelle froideur j’ai rebuté les marques d’amour de cette fille. Ne sais-tu pas qu’un chevalier errant doit être chaste du corps et du cœur ? Mais, mon enfant, il faut prendre ton mal en patience, et ne faire semblant de rien, parce qu’on se moquerait de toi, et que Monsieur le duc et Madame la duchesse seraient choqués, s’ils savaient que tu eusses voulu souiller leur château par tes impuretés. Ne sais-tu pas bien qu’il y a des démons qui gardent tous les trésors, et devais-tu douter qu’il n’y en ait de commis à la garde de l’honneur d’Altisidore que tu voulais ravir ? Tu en es quitte pour des coups de verge et pour avoir été rafraîchi ; tout cela ne peut que te faire du bien, pourvu que tu en fasses un bon usage. Je te conseille seulement de te tenir couché pour toute la journée, sous prétexte d’indisposition, aussi bien ne vois-je pas que tu te portes trop bien.

Sancho qui n’en pouvait plus, et qui se repentait d’avoir voulu faire une mauvaise action, convenait par son silence que son maître avait raison, et contre son ordinaire n’osait ouvrir la bouche. Don Quichotte alla lui quérir du linge et son habit qui avait été rapporté dans sa chambre par art de nécromancie, et le ramena avec lui plus honteux qu’il n’avait été de sa vie. En entrant ils entendirent de grandes acclamations, et virent tous les gens du château qui firent les étonnés. Ils voulurent passer outre sans en demander la cause ; mais la duchesse les retint malgré eux. Ah, Seigneur chevalier, dit-elle au héros de la Manche, nous avons besoin de vous pour la pauvre Altisidore ; elle a été emportée cette nuit de son lit jusque dans l’étang du château où elle a pensé mourir de frayeur et de froid : les enchanteurs qui l’ont persécutée sans doute à cause qu’elle vous aime, l’ont traitée avec la dernière rigueur, elle est toute déchirée de coups de fouet, et on vient de la remettre dans sa première chambre plus morte que vive. Est-il possible que vous ne vengerez pas une fille qui vous aime tant ? — Madame, répondit Don Quichotte avec un air froid à glacer, et d’un ton tout magistral, si Altisidore avait été bien sage dans son cœur, les enchanteurs qui l’ont maltraitée auraient été ses défenseurs, et non pas ses bourreaux ; elle n’a que ce qu’elle mérite, et elle a tort de me demander vengeance d’eux, puisque j’aurais fait moi-même ce qu’ils ont fait ; Dieu bénit les bonnes intentions et punit toujours les mauvaises ; permettez-moi de ne vous en pas dire davantage ; elle peut s’expliquer elle-même. Notre chevalier passa outre après ce discours avec son triste écuyer, qui crut tout de bon qu’Altisidore avait eu le même sort que lui, dans la pensée qu’elle avait eu la même mauvaise intention.

Ceci fut encore une nouvelle matière de sermon, que le triste et fustigé Sancho écoutait avec plus de docilité qu’il n’avait fait de sa vie ; mais enfin son maître ayant cessé de parler, parce qu’il n’en pouvait plus de la gorge, Sancho reprit la parole et avoua qu’il avait tort d’avoir tenté Altisidore, qu’il savait bien qu’il suffisait pour perdre une fille de lui dire une fois qu’on l’aime, parce qu’après cela le diable le lui répète sans cesse ; et ma foi, Monsieur, poursuivit-il, toutes les filles et les femmes en sont là logées ; elles font toutes là-dessus les saintes mitouches ; mais les brebis du bon Dieu ont beau être gardées et comptées, le diable trouve toujours le secret d’en tondre quelqu’une s’il ne l’emporte pas tout à fait ; en un mot une étincelle fait un grand brasier, et fille qui jase avec un amant enfile la mère Gaudichon, comme un aveugle son oraison ; mais le jeu n’en vaut pas la chandelle, et s’il ne faut qu’un petit caillou pour faire verser une charrette, un fromage n’est pas longtemps entier quand on le laisse guigner au chat, et de nuit tous chats sont gris. — Tu seras toujours farci de proverbes, lui dit son maître. — Oh bien, reprit Sancho, je consens d’aller rôtir des châtaignes en enfer si j’ai jamais rien de commun avec aucune fille ni femme que la mienne, et je recevrai Altisidore en fille de bonne maison, si elle me vient davantage rompre la tête.

Son maître le laissa ; et comme il avait passé une fort mauvaise nuit après avoir bien mangé et bien bu, il se mit dans son lit et s’endormit aussi tranquillement que s’il ne lui fut rien arrivé. Les prétendus esprits qui l’avaient si bien régalé étaient le bachelier Samson Carasco, le barbier, le capitaine Bracamont et Ginès de Passamont, qui avaient inventé la manière d’enlever le lit d’Altisidore. Sancho se leva le soir et vint souper avec toute la compagnie qui le questionna sur son absence ; mais il n’eut garde de rien dire, et on ne parla pas plus d’Altisidore que si elle n’avait jamais été au monde. Notre héros, qui profondément enseveli dans ses rêveries ne disait pas un mot, en fut retiré par les félicitations qu’on lui adressa sur le désenchantement de la princesse Dulcinée, et sur le plaisir qu’il aurait de rendre au jour une personne si belle et si parfaite. Le duc dit qu’il en voulait faire les noces, et que pour cet effet il ferait publier un tournoi avec le plus de magnificence qu’il se pourrait, tant pour rendre la fête plus belle, que pour honorer en même temps une beauté incomparable, la fleur et l’élite de toute la Chevalerie errante. Tout le monde lui applaudit, et chacun le pria de donner les ordres pour l’accomplissement d’un hyménée si illustre. Notre héros ne se sentait pas d’aise, et Sancho qui avait toujours sa bourse en tête, dit qu’il voudrait que la chose fût déjà faite et avoir rattrapé son argent. On passa la soirée fort agréablement ; après quoi nos deux chevaliers se retirèrent dans leur appartement, non pour dormir, car ils ne purent fermer l’œil de toute la nuit, mais pour s’entretenir des grandes choses qui devaient bientôt arriver. Le lendemain ils sortirent avec les autres pour aller à la chasse. On leur demanda à quel dessein ils s’étaient armés, puisqu’ils n’allaient faire la guerre qu’à des perdrix et à des lapins. Don Quichotte répondit pour tous deux, que des gens de leur profession devaient toujours être en état de mettre à fin les aventures, et que peut-être l’enchanteur Freston était là autour, qui ne cherchait qu’à leur faire pièce. On ne leur en demanda pas davantage, et toute la compagnie, c’est-à-dire les ducs et le comte espagnols, et les deux Français prirent le chemin de la plaine ; on chassa tout le matin avec assez de bonheur, et le soleil commençant à être ardent, on prit le chemin d’un petit bois pour se mettre à l’ombre.