(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LVII. Du repas magnifique où se trouva Don Quichotte, et du beau et long discours qu’il y tint. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LVII. Du repas magnifique où se trouva Don Quichotte, et du beau et long discours qu’il y tint. »

Chapitre LVII.
Du repas magnifique où se trouva Don Quichotte, et du beau et long discours qu’il y tint.

Durandar et Balerme, qui étaient des Bohémiens, dansèrent une sarabande ancienne au son de toutes sortes d’instruments, comme aussi Montésinos et les filles de Balerme, qui obligèrent Don Quichotte d’en faire autant. Ce devait être une belle figure qu’un homme armé de toutes pièces parmi des filles proprement mises, quoique à l’ancienne mode. Il voulut prendre Dulcinée ; mais elle le pria de l’en dispenser, et parut toujours extrêmement triste, surtout en le regardant. Il lui demanda le sujet de sa tristesse, et elle lui dit d’un air languissant qu’il ne le saurait que trop tôt pour l’un et pour l’autre. Dans ce moment les filles de Balerme vinrent le désarmer, ce qu’il ne souffrit qu’à la prière de Dulcinée. Après quoi elles fatiguèrent tellement son écuyer à danser, qu’elles le firent tomber à terre de lassitude. Il n’en pouvait plus, et ne savait comment se tirer de leurs mains ; mais Merlin le tira d’embarras en venant les prier tous de venir se mettre à table. Il n’était pas avec sa figure gigantesque, mais tel qu’il avait paru devant Pluton. Dulcinée prit la main de Don Quichotte, et les autres venant après eux, ils repassèrent dans la première salle, où Merlin avait paru en géant ; mais elle avait si bien changé de décoration, qu’il était impossible à nos aventuriers de la reconnaître, et ils n’y virent rien que de magnifique.

Ils virent à leurs yeux sortir de terre une table parfaitement bien couverte, et un buffet fort riche, dont les nappes traînaient plus bas que le plancher. Ils y trouvèrent avec abondance tout ce qui pouvait rassasier la faim et la soif, et crurent être encore servis par enchantement. Merlin, qui parut être le maître des cérémonies, fit mettre Don Quichotte et Dulcinée à côté l’un de l’autre dans des fauteuils si bien dorés, qu’ils paraissaient être d’or effectivement ; Durandar et Balerme furent mis vis-à-vis d’eux dans des sièges moins magnifiques, et Sancho et Montésinos furent mis, celui-ci entre Durandar et Don Quichotte, et Sancho entre Dulcinée et Balerme, et cela, parce que Dulcinée avait absolument voulu se placer entre nos deux aventuriers, et donner la droite à son chevalier. Les filles de Balerme et les deux de Dulcinée, qui étaient venues avec Merlin la rejoindre, et qui étaient toutes six des filles fort jeunes et fort aimables, les servaient au buffet ; deux donnaient largement à boire ; une rinçait les verres ; deux servaient et desservaient en changeant les couverts et les serviettes, et l’autre avait soin d’entretenir du feu, et de brûler des parfums exquis ; en un mot, Don Quichotte n’avait jamais rien lu dans ses romans qu’il ne vît et ne trouvât effectivement dans ce repas enchanté.

Durandar et Montésinos qui étaient deux Bohèmes du capitaine Bracamont, et qui buvaient comme des éponges, eurent bientôt gâté le cerveau de Sancho, qui fut rempli d’autres vapeurs que de celle des camouflets, en leur faisant raison. Il ne se souvenait plus des mauvais traitements qu’il venait de recevoir ; il mangeait et buvait mieux que jamais. et le trésor qu’il possédait lui mettant le cœur en joie, il en dit des meilleures ; mais Don Quichotte ne lui permit pas de s’étendre.

La profonde tristesse où Dulcinée lui paraissait ensevelie, lui faisait peine, et ne s’accordait point avec la gaieté de son écuyer ni des autres. Elle parut toute rêveuse, et pria notre chevalier de réserver leur conversation jusqu’après le souper, où il promit de lui dire bien des choses en présence de Durandar et de Montésinos. Notre héros s’enquit de la bataille de Roncevaux, et ils lui répétèrent tout ce qu’il en avait déjà lu dans ses romans, et eux s’enquirent à leur tour de ce qui était arrivé sur terre depuis leur enchantement. Don Quichotte qui savait l’histoire, le leur dit assez succinctement et assez juste, quoiqu’il y mêlât beaucoup de ses visions romanesques. Ce discours de guerre les fit tomber sur les armes qui étaient alors en usage : Durandar et Montésinos feignirent de ne savoir pas ce que c’était que des canons, des mousquets, de la poudre et d’autres instruments de guerre, et prièrent Don Quichotte de le leur expliquer. Lui qui n’en savait pas grand chose, fit ce qu’il put ; mais comme il ne pouvait par ses discours leur faire comprendre les choses, il tâcha de les leur faire entendre par les effets. Sancho se mêla de la conversation, et maudit mille fois ces armes diaboliques, dont il portait encore des marques. La suite de l’entretien les poussa toujours de plus en plus, et de telle sorte qu’ils firent presque un parallèle des mœurs des anciens et des modernes. L’intégrité de leurs jugements fut admirée ; la vénalité des charges, qui donnent à un homme le pouvoir de disposer de la vie et des biens de son prochain, fut détestée ; on y maudit le juge qui achetait en gros le droit de vendre à son choix l’injustice en détail ; le babil inutile des avocats, qui ne fait qu’obscurcir la vérité ; cette multiplication infinie de procédures et de chicanes, qui donne le tort dans les formes à un homme à qui le fond donne gain de cause ; tout cela fut blâmé ; on condamna les ambitieux ecclésiastiques qui recherchent et briguent les dignités de l’Eglise ; on se moqua de l’hypocrisie de ceux qui ne disent que des lèvres, Nolo episcopari l’avidité de ceux qui ont plusieurs bénéfices, dont un seul pourrait suffire aux besoins de la vie, et à faire leur salut, parut exécrable, aussi bien que le faste outré de ceux qui dissipent dans de vains plaisirs un bien qui n’a été destiné qu’aux pauvres, et dont ils ne sont que les économes et les dispensateurs, et non pas les propriétaires.

O l’heureux temps, continua Don Quichotte, où les veuves et les enfants n’étaient point pillés, et où chacun leur prêtait du secours ! La médiocrité et la pureté des mœurs ne permettait pas pour lors qu’on s’enrichît des dépouilles d’autrui ; les fortunes n’étaient point si subites ni si opulentes ; on ne voyait point tant de faste parmi des gens sortis de la lie du peuple, et aussi n’y voyait-on point tant de malheureux et d’oppressés. Les dignités étaient les récompenses des services et de la vertu, et ne s’acquéraient point à prix d’argent. Les arts étaient en vogue et en honneur ; l’ouvrier s’occupait et vivait du travail de ses mains, et on n’était point obligé d’acheter à prix d’argent la liberté de gagner sa vie ; les meilleurs ouvriers travaillaient le plus, parce qu’ils étaient les plus recherchés ; mais les autres n’étaient point obligés de travailler en cachette, ou de mendier leur pain. On n’était point accablé de tout ce fatras de lois qui se contredisent les unes les autres, et qu’on peut appliquer au pour et au contre ; elles sont filles de la corruption des mœurs, qui paraissant la vouloir réformer par la multiplicité, ne font que la fomenter. Les lois simples et intelligibles étaient interprétées par des chevaliers l’épée au côté, qui suivaient toujours les voies que la raison et l’équité leur suggéraient. Personne ne s’enrichissait à éterniser des procès ; les parties plaidaient leurs causes simplement et sur la vérité ; et comme on donnait dans le moment une sentence et un arrêt sans appel, on ne passait point par vingt tribunaux avant que d’arriver à celui qui décide souverainement. La vérité paraissait nue, et n’était point défigurée par mille fausses couvertures dont on tâche à présent de l’obscurcir, sous le faux prétexte de la rendre plus claire. Les gens à qui on confiait son bien sous la bonne foi, le rendaient de même, ou du moins montraient et prouvaient qu’ils avaient en même temps perdu le leur par des coups du ciel dont ils n’avaient pas été les maîtres, et qu’ils n’étaient point cause de sa perte ; à faute de quoi ils étaient punis comme des voleurs. On ne savait ce que c’était que de banqueroute ni banqueroutiers, ou bien on les punissait plus sévèrement que les voleurs de grands chemins, contre qui tout le monde est en garde, par la raison que les voleurs ne violent point la bonne foi, puisqu’on se méfie d’eux, au lieu que les autres font servir ce puissant et premier lien de la société civile pour voler impunément des gens dont ils trahissent la confiance. Le laboureur travaillait tranquillement, et nourrissait en même temps les peuples de son pays et les étrangers, en mangeant avec eux le pain qu’il recueillait ; le vigneron buvait une partie du vin dont il avait façonné la vigne, et du reste qu’il communiquait aux autres, en retirait sa subsistance ; le commerce fleurissait et rapportait des pays éloignés de quoi enrichir un peuple, qui ayant dans le sien surabondamment de tout ce qui est nécessaire à la vie, en faisait part à ces mêmes pays en échange de leurs trésors ; l’artisan y avait part en y envoyant les ouvrages qu’il avait travaillés de ses mains, et chacun vivait dans l’opulence, parce que chacun vivait dans l’innocence. On ne se ravissait point l’un à l’autre le fruit de son travail et de son industrie ; les maisons des particuliers étaient propres, mais modestes ; on n’y voyait rien qui choquât les bonnes mœurs ; les palais étaient magnifiques, et d’une architecture achevée ; mais on n’y voyait point de ces sculptures ou de ces peintures infâmes, qui par leur nudité bannissent la pudeur et soulèvent les sens ; leur magnificence n’approchait point de celle des églises et des temples ; Dieu était le mieux logé, contre la mauvaise coutume de notre siècle, où l’on place les hommes dans de vastes enceintes qui ont épuisé la nature et l’art, pendant que Dieu n’est placé que dans un simple petit réduit. Chacun mesurait son ambition à son état, et non pas son état à son ambition ; on ne voyait pas comme on voit aujourd’hui de malheureux publicains, dont l’opulence n’a tiré sa source que de l’usure et de la mauvaise foi, dans la levée des deniers du prince, faire réformer, et rendre plus vastes et plus magnifiques pour leur usage particulier, les mêmes palais dont peu de temps auparavant les princes s’étaient contentés. Les peuples n’étaient point épuisés pour fournir à la subsistance des gens de guerre, et à la fabrique de mille inventions que les démons ont inventées pour la destruction du genre humain. On n’y faisait point la guerre par le vide de l’air, les armes étaient simples et naturelles ; le nombre des combattants n’était point si grand, mais ils étaient plus braves ; on ne faisait point consister l’habileté d’un général d’armée dans la surprise qu’il peut faire à son ennemi ; elle consistait à bien ranger ses troupes dans un combat, à secourir à propos les endroits faibles, à rendre ses gens obéissants, et à les faire vivre partout avec discipline et modération, et à ne pas souffrir qu’ils fissent la guerre aux amis aussi bien qu’aux ennemis. On prenait une journée, chacun y amenait ses forces ; on combattait corps à corps, et la victoire finissant la guerre, était suivie de la paix. Les villes étaient mieux défendues par la valeur de leurs habitants, que par la force de leurs murailles. Dans la paix, chacun faisait son travail, et personne ne restait armé comme dans un temps de guerre ; les mêmes mains qui venaient de manier une lance et une épée, retournaient manier la charrue et la serpette, sans en être déshonorées. Les seuls chevaliers errants restaient armés, et allaient par le monde défaisant les torts, et réparant les dommages. Les femmes n’étaient servies que par des femmes ; le grand monde leur était inconnu ; leur domestique faisait toute leur occupation, et leur propre jardin bornait leur promenade ; assez parées de la seule nature, elles faisaient consister leur beauté dans leur vertu, et leur mérite dans leur attachement pour leurs époux, sans témoigner aucun empressement pour ces sortes de parures que la mode invente tous les jours ; leur honneur ne courait aucun risque ; armées de leur seule modestie et de leur pudeur, elles retenaient tout le monde dans le respect, et ôtaient la hardiesse de leur rien dire de malhonnête. Le service de Dieu se faisait avec plus de dévotion et plus de recueillement, parce qu’on le servait d’un cœur pur et véritablement contrit. Les gens d’Eglise n’étaient point dissipés ; ils étaient attachés et à leur office et à leurs fonctions. Les moines ne sortaient point de leur couvent pour courir parmi le monde, et s’y mêler de mille choses qui ne les regardent pas, surtout de mariages et de procès. Une seule abbaye suffisait à un abbé, et on aurait regardé celui qui en aurait eu plusieurs comme un homme qui aurait eu plusieurs femmes. Il n’était point permis à un évêque de quitter son église pour une autre, ou si cela se faisait, on était forcé de le faire par le besoin qu’avait un diocèse d’un pasteur dont on avait déjà éprouvé la vigilance et la doctrine. Il n’en est pas de même aujourd’hui, où l’on saute de l’un à l’autre uniquement parce que celui que l’on prend est plus riche que celui que l’on quitte ; cela aurait été regardé comme un homme qui aurait répudié une femme légitime à cause de sa pauvreté, pour s’attacher à une riche concubine, et vivre avec elle dans un adultère perpétuel.