(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LVIII. Des tristes et agréables choses que Parafaragaramus apprit au chevalier de la Manche. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LVIII. Des tristes et agréables choses que Parafaragaramus apprit au chevalier de la Manche. »

Chapitre LVIII.
Des tristes et agréables choses que Parafaragaramus apprit au chevalier de la Manche.

Notre héros allait continuer son chemin et sa morale s’il n’avait pas été interrompu par Parafaragaramus, qui parut sortir du mur à ses yeux et devant lui. Tous se levèrent à l’aspect de ce sage enchanteur, qui était toujours vêtu de blanc, et tenait pour lors à la main un autre livre que celui qu’il avait coutume de porter. Il s’approcha de Don Quichotte avec un visage assez triste. J’ai beaucoup de choses à te dire, lui dit-il, dont quelques-unes te seront agréables, et les autres te chagrineront ; mais ton courage te les doit faire prendre d’un visage égal. Je commencerai par ce qui peut te plaire, et la princesse Dulcinée m’aidera dans le reste.

Voici un livre où toute ta destinée est écrite ; je viens de faire en sorte de l’avoir de Pluton, à qui le destin a bien voulu le prêter. Les souverains juges des enfers sont charmés de ce qu’il ne s’est présenté aucune accusation contre toi. Comme ils savent punir les crimes, ils savent aussi récompenser la vertu. Ils ne peuvent disposer de rien en ta faveur que de ce qu’ils ont eux-mêmes en leur pouvoir. Ils te font présent de toutes les richesses que tu vois sur ce buffet, et te recommandent seulement d’en garder quelques pièces pour te ressouvenir d’eux, et de troquer le reste contre le premier qui te le demandera, tu ne perdras rien au change ; assure-moi donc que tu les reçois, afin que j’en sois sûr moi-même.

Je n’ai jamais été attaché au bien, lui dit Don Quichotte, mais puisque cela m’est donné de si bonne part, je le reçois de bon cœur, et vous offre le tout pour reconnaissance de votre protection. — Je t’en rends grâce, lui répondit Parafaragaramus, parce que j’en ai autant et plus qu’il ne m’en faut ; reçois ce qui t’est donné de la main des puissances, infernales. Ils avaient résolu de te faire roi ; mais tes mœurs sont trop simples pour gouverner des hommes aussi corrompus qu’ils le sont à présent ; reste dans le premier endroit où tu te trouveras sur terre, et n’y pense qu’à te divertir, à te promener, et à te bien nourrir ; en un mot, vis dans un état tranquille, et abandonne pour toujours la Chevalerie errante, parce qu’elle te serait désormais infructueuse et déshonorable, et que tu verrais ternir l’éclat de tes grandes actions en périssant mal. Tel est l’ordre du destin que voilà écrit dans mon livre.

Voilà ce que j’ai à te dire qui peut te plaire ; le reste, qui ne sera pas de ton goût, doit t’être expliqué par la princesse du Toboso. Quoique tes grandes actions et tes glorieuses entreprises semblent te la devoir acquérir, elle ne peut cependant être à toi, pour les raisons qu’elle pourra t’en dire elle-même, afin que tu y ajoutes plus de foi.

A peine l’enchanteur eut achevé, que Dulcinée se jeta aux pieds du franc chevalier, qui la releva malgré les efforts qu’elle fit pour y rester. Parafaragaramus prit un siège le premier, et les obligea de s’asseoir. Seigneur Chevalier, lui dit Alonza Lorenço, les yeux tout humides, je sais ce que je vous dois pour tous les pénibles et glorieux travaux que vous avez entrepris pour m’acquérir ; je ne les méritais nullement, mais votre bon cœur a suppléé à mon peu de mérite ; vous n’avez paru à mes yeux que comme j’ai paru aux vôtres ; nous étions enchantés tous deux, vous pour moi, et moi pour vous. Plût à Dieu, poursuivit-elle, que je vous eusse parfaitement connu comme je vous connais à présent, je n’aurais jamais fait le vœu que les cruels traitements du méchant Freston m’ont arraché. Ce traître prenait si juste le temps de l’absence du sage Parafaragaramus pour me déchirer, qu’il m’a cent fois traînée parmi les ronces et les épines ; mon faible corps succombait sous ses coups, et n’attendant ma liberté que de Dieu, j’ai fait vœu pour sortir de ma captivité et de l’enchantement qui me retenait, de me faire religieuse sitôt que je serais retournée au monde. Pardonnez-moi ce vœu, que le désespoir m’a fait faire ; je suis mille fois plus à plaindre que vous ; vous ne perdez dans moi qu’une princesse malheureuse et infortunée, et je perds en vous la fleur de la Chevalerie, le miroir de la vraie valeur, le prototype de la fidélité, et un parfait modèle de toutes les vertus.

A peine Dulcinée put-elle achever cette triste harangue, et interrompue par tant de sanglots. Don Quichotte paraissait tout pensif ; mais Parafaragaramus le retira de ses rêveries en lui montrant son livre, et en le forçant à lire le décret du destin. Il le prit donc, et y lut qu’il était arrêté que cette princesse serait religieuse. Après quoi on lui montra le résultat du destin en cas qu’il n’y voulût pas consentir, et qui était conçu en ces termes : Et si le chevalier des Lions n’y consent pas, elle ne sera pourtant jamais à lui, parce qu’elle tombera morte à ses pieds devant le prêtre qui voudra les marier ; ainsi la vie et la mort de cette princesse seront entre ses mains. C’en est trop, dit-il en rendant le livre ; oui, belle Princesse, continua-t-il, c’en est trop, vous êtes libre de vos actions, et je vous encourage moi-même à soutenir votre vœu ; je n’ai rien fait pour vous que ce que tout autre que moi aurait pu faire, et sans doute plus heureusement et plus promptement ; je ne prétends avoir acquis aucun droit sur vous, ou j’y renonce pour vous rendre toute à vous-même.

A cette parole la musique recommença à célébrer les louanges du chevalier des Lions, qui s’était vaincu lui-même. Après quoi Dulcinée lui promit d’aller le remercier sur terre partout où il serait, et notre héros lui promit de la conduire dans tel endroit qu’elle voudrait se retirer.

Sancho plus qu’à demi ivre remercia l’enchanteur de lui avoir servi d’avocat en enfer, et le pria de lui dire aussi sa bonne aventure. Parafaragaramus s’en mit en colère, et lui demandant s’il le prenait pour un Bohème, lui dit : Ne sais-tu pas qu’il y a des choses à dire et d’autres à celer ? Vois-tu que j’aie dit quelque chose à ton maître touchant l’avenir ? Et crois-tu que Pluton s’intéresse autant à un malheureux pécheur comme toi, qu’à un aussi honnête homme que lui ? Tu sais bien ce qu’il t’en a coûté pour tes médisances, tes menteries et ton avarice ; et ce qu’il en doit coûter à ta femme, que tu dois payer sitôt que tu la verras, sous peine d’être étrillé encore en chien renfermé ; souviens-t’en bien ; on a sans doute oublié exprès la gloutonnie, mais prends-y garde, tu t’en sentiras dans peu de temps, si tu ne songes à te réformer. La robe blanche que tu portes prouve que tu es sorti innocent de l’enfer, pense donc à te corriger, ou bien compte que la seconde punition sera plus rude que la première. Mais toi, poursuivit-il, qui prétends m’interroger, qu’as-tu fait de ton argent ? — Je sais bien, lui dit Sancho, que les richesses sont dommageables aux uns et profitables aux autres, mais je n’en abuserai pas ; je ne suis pas homme à prêter à usure, et il n’y a point d’argent mieux employé qu’à un ange gardien ; dites-moi donc vous-même ce qu’il faut que j’en fasse ? — Voilà parler en honnête homme, lui répliqua Parafaragaramus ; eh bien, remets tout entre les mains du curé de ton village, sans en parler à ta femme ; il est homme d’honneur, et aura soin de marier ta fille, et de t’empêcher de jamais tomber en nécessité. — Pardi, reprit Sancho tout réjoui en se frappant de la main droite dans la gauche, tenez, nous aurions fait un pape, car nous sommes tous deux de même avis. Eh, non, non, ma mauricaude n’en saura rien ; un secret n’est plus secret quand une femme le sait, et une femme ne sait le secret de son mari que pour le trahir ; ce sont des importunes à demander et des diables à rendre. Thérèse n’en croquera que d’une dent ; la bonne pièce a fait de l’autre comme des choux de son jardin ; mais patience, à bon chat bon rat ; découvre ton trésor aux voleurs, et dors tranquillement si tu es une bête ; à bon entendeur salut ; chacun est maître à son tour, et qu’elle ne m’échauffe pas les oreilles, car je redoublerais la dose ; vous savez bien ce que je veux dire. Sancho aurait continué ses impertinences si Parafaragaramus ne se fût retourné vers Balerme et son amant Durandar.

Rien ne s’oppose à votre mariage, leur dit-il, et vous serez mariés quand vous voudrez. Là-dessus ils se donnèrent la main, et la joie recommença de plus belle. Merlin et Parafaragaramus y prirent part ; et comme on avait dessein de griser tout à fait Sancho pour le faire mieux dormir, et d’endormir aussi Don Quichotte, Merlin leur dit qu’avant que de sortir de son palais, il fallait solemniser les noces des amants. Là-dessus il se mit le premier à table, et convia tous les autres d’en faire autant ; en sorte que Sancho n’eut plus besoin que d’un lit. Pour son maître, comme il était extrêmement sobre, et qu’il ne buvait qu’en honnête homme, Dulcinée y perdit sa peine, et on fut obligé de mêler dans ce qu’il mangeait et dans son verre des compositions assoupissantes. Sitôt qu’on le vit bâiller on parla d’aller se reposer. La princesse Dulcinée fut conduite dans la chambre qui lui était destinée ; et Balerme, Durandar, Montésinos, Merlin et Parafaragaramus conduisirent nos aventuriers dans celle qu’on leur avait préparée, et qui était d’une magnificence achevée : l’or et l’argent y brillant partout ; les glaces, qui en faisaient la tenture, rendaient la lumière qu’elles recevaient de deux lustres d’argent, chargés de vingt-quatre bougies, dont la réflexion était si vive qu’il était impossible d’y jeter les yeux sans être ébloui ; deux lits de brocard d’or avec leurs housses traînantes jusqu’à terre, garnies d’une grosse frange d’or à campanes, en faisaient l’ornement, et étaient accompagnés de deux fauteuils dorés, garnis comme les lits, et d’une table qui paraissait d’argent massif, qui tout ensemble faisaient à la vue un effet tout agréable. Ils croyaient être dans le palais enchanté de Circé ou d’Alcine, ne leur semblant pas vraisemblable qu’un enchanteur dût être si curieux dans ses meubles. Ils en admirèrent la beauté, et remettaient à leur réveil à l’examiner de plus près ; mais leur étonnement fut extrême lorsqu’à ce réveil ils se trouvèrent dans la même chambre où ils couchaient ordinairement.

Le désolé Sancho malgré les douleurs qu’il ressentait dans tout son corps, crut que tout ce qui lui était arrivé n’était qu’un rêve. Il chercha au plus vite son trésor, et ne le trouvant pas sur lui, c’est-à-dire sur son estomac, où il l’avait mis : Eh oui, oui, s’écria-t-il, fiez-vous aux promesses des démons ? Notre curé a raison de dire que ce sont des trompeurs. Parafaragaramus ne vaut pas mieux que les autres ; autant fait celui qui tient le pied que celui qui écorche. Il se leva tout en jurant ; mais il aurait bien voulu retenir ses paroles à la surprise agréable qu’il eut de voir aux pieds de son lit ses armes en bon état, ses habits ordinaires, deux autres habits fort propres, sa robe blanche, et par-dessus le tout, un petit coffre d’ébène garni de lames d’argent, et la clef à la serrure. Il alla promptement l’ouvrir, et trouvant ses deux bourses dedans, et tout son argent, qu’il compta pièce à pièce, l’esprit acheva de lui en tourner de joie qu’il en eut.

Ah mon cher Maître ! cria-t-il en courant ouvrir les rideaux du lit à Don Quichotte, vivat, le diable n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme ; je ne me changerais pas pour l’archidiacre de Tolède ; j’ai mon pain gagné, au pis aller je n’aurai qu’à me faire moi-même, la pitance est assurée. Retournons à notre village, pierre remuée n’amasse point de mousse ; je ne mériterai rien que le bât du plus grand âne de la Manche, si je ne me fais suivre comme un barbet, à présent que j’ai le vent en poupe. Adieu, je m’en vas marier Sanchette, et trouver un gendre avec qui je ferai gaudeamus. — Qu’y a-t-il donc de nouveau ? lui dit Don Quichotte, qui n’avait encore rien vu, parce que les rideaux du pied de son lit étaient fermés, et cachaient les richesses qu’on lui avait données. — Levez-vous, levez-vous promptement, lui dit Sancho. Vive Dieu, vous êtes aussi riche que Crésus, et moi aussi à mon aise. Troussons nos bras jusqu’au coude, la huche est grande, et il y a suffisamment de la pâte pour faire des galettes et des miches ; on ne jouit de l’argent que lorsqu’on l’emploie ; nous n’avons qu’à vivre à gogo ; vie de cochon courte et bonne. Nous n’avons dans ce monde qu’aujourd’hui et demain, et le reste de notre vie ; l’habit ne fait pas le moine, ni la soutane l’habile homme, trois pas sur le pavé en découvrent la sottise ; un âne chargé d’or est toujours un âne ; mais n’importe, chacun lui ouvre la porte, il est bien reçu partout, et trouve des parents où il n’en cherchait pas ; nul n’a honte de parents vicieux pourvu qu’ils soient riches. Bref, tant y a que je veux m’en aller, car on pétrit de bon pain partout.

Pendant que Sancho s’épuisait en proverbes, son maître s’était levé, et vit toutes ces richesses sans aucune émotion. Je m’y étais bien attendu, ami Sancho, lui dit-il ; mais qu’est devenue l’illustre princesse Dulcinée du Toboso ? Ne l’ai-je retrouvée que pour la perdre ! Astres ennemis, s’écria-t-il, fallait-il me montrer cette merveille pour me l’ôter sitôt ! Il continua pendant une demi-heure toutes les imprécations qu’il avait lues dans ses romans ; et Cid Ruy Gomez dit qu’il les faisait de bon cœur, parce qu’il croyait avoir senti pour Alonza Lorenço une douceur de cœur et des émotions qui jusque-là lui avaient été inconnues.

Il est constant que cette femme était fort aimable, et l’art joint à la magnificence des habits ajoutant du lustre à la nature, il ne faut pas s’étonner si notre chevalier, qui n’avait jamais rien aimé, s’était trouvé sensible, surtout ayant le cœur préparé à l’amour par les sottises qu’il avait lues dans ses romans, et dont il avait encore la mémoire et la tête remplies.

Il pesta donc d’abord contre les astres et les destins, mais se ressouvenant qu’elle avait fait vœu d’être religieuse, et qu’il y avait consenti, il se calma aussitôt. Son écuyer l’obligea ensuite de faire la revue du présent qu’on lui avait fait, qu’il trouva d’une magnificence qui le surprit, aussi était-il effectivement très riche et digne des Espagnols et des Français qui le faisaient en commun, et qui s’étaient cotisés pour cela les uns et les autres. Les Français cependant qui n’avaient pas été fâchés de trouver une occasion de témoigner leur générosité, et de reconnaître en quelque façon les honnêtetés des Espagnols, y avaient contribué plus abondamment, sous prétexte de reconnaître les services que le héros de la Manche leur avait rendus, surtout le comte du Chirou qui était puissamment riche, et qui avouait qu’il lui devait la vie aussi bien que Valerio, Eugénie et la duchesse de Médoc. Don Quichotte trouva dans sa revue trois habits complets et superbes, du linge très beau et très fin, une grande bourse dans laquelle il y avait cinq cents pistoles d’or et pour plus de dix mille écus de vaisselle d’argent, mais il ne trouva point ses armes.

Quoiqu’il ne fût nullement taché d’avarice, il ne laissa pas d’avoir de la joie de se voir si riche en si peu de temps ; mais il est certain que cette joie fut celle d’un honnête homme, c’est-à-dire qu’elle fut modérée. Il en était occupé lorsque le duc de Médoc entra dans sa chambre, qui contrefaisant l’étonné d’y voir toute cette vaisselle étendue, et d’en admirer la fabrique et l’art, demanda à notre héros si c’était à lui, et qui la lui avait apportée. Don Quichotte se contenta de lui dire que tout lui appartenait, et la lui offrit. Il allait lui dire de quelle manière cela lui avait été donné lorsque le duc lui demanda s’il voulait troquer sa vaisselle contre son pesant d’argent monnayé et le dixième de plus pour la façon. Don Quichotte qui se souvenait de l’ordre qu’on lui avait donné accepta l’offre sur-le-champ, et excepta seulement une paire de flambeaux de vermeil qu’il voulait, disait-il, garder par des raisons qu’il lui dirait. Le troc fut fait dans le moment, et quelque instance que lui pût faire le duc, il ne voulut jamais être présent aux pesées, et s’en rapporta à la bonne foi de ceux qui voulurent s’en mêler. Il voulut de plus obliger les officiers du duc de recevoir de lui quelques présents ; mais comme ils avaient des ordres contraires ils le remercièrent, et pour l’empêcher de les en presser davantage, le duc fut obligé de lui dire, que le premier qui prendrait de lui la moindre chose ne resterait pas une heure à son service.

Pendant qu’on avait fait le troc, Don Quichotte avait été habillé par les officiers du duc qui leur en avait donné ordre, sans que notre héros s’y opposât, parce qu’espérant que Dulcinée viendrait lui rendre visite, et qu’il était naturel de vouloir plaire à ce qu’on aime, il s’était laissé accommoder plus magnifiquement qu’il n’avait jamais été. Sancho lui-même, qui se comptait un gros seigneur, s’était mis sur son propre, et commençant à se donner des airs de conséquence, il eut l’effronterie de dire aux gens du duc en présence de leur maître, et en leur montrant les richesses de Don Quichotte et les siennes : Tenez, Messieurs, quand vous viendrez ici faites comme dans un jardin où il est permis d’avoir des yeux, mais point des mains. Le chevalier le regarda de travers à cette insolence ; mais Sancho soutenant la gageure : Un bon aventurier en vaut deux, dit-il. Le duc qui ne voulait plus donner à notre héros aucun sujet de se fâcher, ne fit pas semblant de prendre garde à ce que Sancho disait, et l’ayant pris par la main, il l’emmena dîner où tout le reste de la compagnie les attendait, et Sancho les suivit.

Ce fut là qu’ils furent questionnés sur ce qu’ils étaient devenus la veille et sur ce qui leur était arrivé. Don Quichotte le raconta sans en oublier la moindre circonstance, et Sancho le certifia par des preuves incontestables d’une manière à faire étouffer de rire. On feignit de ne pas croire que Dulcinée fût effectivement désenchantée : car, disait-on, elle serait déjà venue vous voir pour vous remercier. Ils allèrent après le dîner faire un tour dans les jardins du château, où après avoir continué longtemps la même conversation, tout le monde s’éloigna insensiblement de Don Quichotte, qui de sa part ne fut pas fâché d’aller seul entretenir ses rêveries environ une heure, après quoi les deux ducs, le comte Valerio et les deux Français allèrent le trouver avec beaucoup d’empressement en apparence.

Ah, Seigneur chevalier ! lui dit le duc de Médoc en l’abordant, il vient d’arriver au château une dame qui paraît d’une qualité éminente, tant par sa personne que par son train ; et qui est la plus belle créature que j’aie jamais vue. Elle n’a point voulu dire qui elle est, mais elle a promis qu’on le saurait en votre présence, et elle vous demande avec beaucoup d’impatience. Je l’ai conduite dans l’appartement de la duchesse mon épouse, où Madame d’Albuquerque et les autres dames lui tiennent compagnie et l’admirent. Don Quichotte qui avait l’idée remplie de sa Dulcinée ne douta pas un moment que ce ne fût elle, et suivit le duc et les autres qui l’emmenaient comme en triomphe, en publiant la beauté de cette dame inconnue.

Sitôt qu’ils parurent, Dulcinée (car c’était en effet elle-même) alla au-devant d’eux, et voulut encore se jeter aux pieds du tendre chevalier, qui l’en empêcha, et qui ne put voir la perte qu’il faisait d’une si belle personne sans répandre des larmes. Elle le remercia encore de la liberté qu’il lui avait procurée, et le pria de trouver bon qu’elle allât accomplir son vœu. Le chevalier consentit à tout ce qu’elle voulut, et lui dit qu’il était prêt de la conduire partout où elle avait dessein d’aller. — Non, Seigneur, répondit-elle en faisant semblant de pleurer, les sentiments que j’ai pour vous ne cadrent point avec les vœux que je vais faire ; n’entretenons point une blessure que nous devons l’un et l’autre tâcher de fermer, notre séparation en est le seul moyen. Si je vous voyais plus longtemps je ne ferais que me rendre malheureuse, ainsi permettez-moi de prendre de vous un congé éternel. Les chemins sont sûrs, et mon équipage est assez grand pour me garantir de toute mauvaise aventure ; gardez cette bague pour l’amour de moi, je vous la donne. Et en même temps elle lui présenta un fort beau diamant. Le chevalier le prit après quelque difficulté en lui baisant la main et en mettant un genou à terre. Après cela Dulcinée embrassa toutes les dames et se couvrit le visage en passant devant Don Quichotte comme pour lui cacher ses pleurs. Le duc de Médoc lui présenta la main et la conduisit jusqu’à son carrosse, d’où elle regarda encore le désolé chevalier et lui défendit de la suivre. Il la vit partir dans son carrosse traîné par six chevaux, et plus de vingt cavaliers la suivaient. C’était ceux qui avaient si bien fait les juges d’enfer, les enchanteurs et les démons, tous de la bande de Bracamont et de Ginès de Passamont, qui s’en retournaient fort bien récompensés du divertissement qu’ils s’étaient donné à eux-mêmes. Elle avait fort bien joué son personnage, et son mari qui avait fait celui de Merlin s’en était aussi bien acquitté.