(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LIX. De ce qui se passa chez le duc de Médoc après le départ de Dulcinée, et comment Sancho reçut sa femme que la duchesse fit venir au château. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LIX. De ce qui se passa chez le duc de Médoc après le départ de Dulcinée, et comment Sancho reçut sa femme que la duchesse fit venir au château. »

Chapitre LIX.
De ce qui se passa chez le duc de Médoc après le départ de Dulcinée, et comment Sancho reçut sa femme que la duchesse fit venir au château.

Ce fut ainsi qu’en s’accommodant aux visions du chevalier on lui ôta de l’esprit l’idée de l’enchantement et de la conquête de l’imaginaire Dulcinée. Sitôt qu’elle et toute sa bande furent hors de vue, on ramena le triste Don Quichotte dans l’appartement des dames, où chacune le consola le mieux qu’elle put de la perte qu’il faisait d’une princesse si belle et si vertueuse. Il en soupira de douleur ; mais comme le mal était sans remède, il résolut de prendre patience, et de le souffrir constamment. On lui persuada de suivre les ordres de Parafaragaramus et de quitter les exercices de la Chevalerie errante. Le duc de Médoc lui dit qu’il s’estimait bienheureux que ce fût chez lui où le destin eût fixé sa demeure, et il lui offrit tout ce qui dépendait de lui pour le bien divertir. Don Quichotte accepta avec plaisir des offres si obligeantes, mais à condition seulement de payer sa dépense ou sa pension. Nous parlerons de cela une autre fois, lui dit le duc en riant ; Parafaragaramus n’en a point parlé, commençons par exécuter ses ordres et ne songeons qu’à nous divertir.

Cid Ruy Gomez s’interrompt ici lui-même, et dit qu’il est persuadé qu’il ne doit point donner au lecteur l’explication de tous les prodiges qu’on a lus au désenchantement de Dulcinée et des autres enchantés dans la caverne de Montésinos ; que l’explication qu’il a faite de ceux qui sont entrés dans la Ribeyra doit suffire à un lecteur intelligent, et que les esprits d’un ordre inférieur ne méritent pas qu’on se donne la peine de les tirer de l’obscurité de la matière dont ils sont formés. Il ajoute pourtant que le capitaine Bracamont qui avait conduit toutes les machines, avait été longtemps employé au service des théâtres de la comédie et de l’opéra à Venise et à Rome, et qu’ainsi il savait élever et abaisser perpendiculairement et obliquement toutes sortes de poids, conduire les vols de tout sens et contrefaire le tonnerre et les éclairs.

On jugea à propos de laisser passer encore un jour ou deux avant que de prévenir Don Quichotte et Sancho sur l’arrivée de leur curé, du neveu, de la nièce et de la gouvernante de Don Quichotte, du bachelier Samson Carasco, et de Thomas Cecial le barbier, parce que tous voulaient se donner le plaisir de voir ensemble ce spectacle, et particulièrement la réception que Sancho ferait à sa femme, qu’on avait envoyé quérir avec sa fille. Le duc d’Albuquerque et Dorothée son épouse en parlèrent les premiers à table en soupant, et toute la compagnie y ayant applaudi, la duchesse de Médoc en prit occasion de faire connaître à la compagnie l’empressement où elle était de voir sa bonne amie Thérèse. Don Quichotte ne s’opposa point au dessein de la troupe, et Sancho qui mourait d’envie de se faire voir luisant et brillant dans son village, s’offrit à les aller quérir lui-même. On s’y opposa, et on se contenta de l’obliger d’écrire à sa femme de venir et d’amener sa fille. Il le fit, et encore quelque chose qu’on n’attendait pas de lui, et qui prouve ce que dit Cid-Hamet-Benengely, que c’était un homme sans malice. Il donna à celui qui y allait vingt écus d’or, sans que personne en vît rien, et le pria de les donner à sa ménagère pour s’habiller elle et Sanchia. Peut-être que le bonhomme ne voulait pas que tant de gens de conséquence les vissent mal mises comme elles étaient. Mais Cid Ruy Gomez aime mieux croire charitablement que ce fut en bon père, et en bon mari plutôt que par vaine gloire. Quoi qu’il en soit, le duc, qui le dit tout haut après le départ du courrier, témoigna en être fort content, et toute la compagnie qui eut les mêmes sentiments, en fit des compliments à Sancho qui ne se sentait pas de joie. Don Quichotte écrivit au curé pour tous après avoir écrit pour Sancho. On fit partir un exprès le soir même pour la famille de Sancho, car pour les autres ils étaient à Médoc depuis longtemps.

Après que nos aventuriers furent couchés, et lorsque Sancho allait éteindre la bougie, Parafaragaramus qui s’était caché derrière le rideau du lit, se présenta tout d’un coup à ses yeux. Don Quichotte, dit-il à notre chevalier, je viens te rendre la dernière visite que tu recevras de moi de ta vie. Je viens de la part de Pluton te dire qu’il est fort satisfait que tu aies reçu son présent, et que tu en aies déjà fait le troc. Tous les honnêtes gens de l’enfer sont réjouis que tu aies consenti à laisser partir Dulcinée, et disent que c’est la plus glorieuse victoire que tu aies jamais remportée sur toi ; persiste donc dans la résolution de te vaincre en cela, en ne songeant plus du tout à elle, ressouviens-toi des ordres du destin d’abandonner pour toujours la Chevalerie errante, et que c’est pour cela qu’au lieu de te rendre tes armes, on les a retenues dans le palais de Merlin ; demeure où tu es jusqu’à ce que tu t’y ennuies, et pour lors retire-toi dans ton domestique auprès de ta famille et de tes amis sans changer dorénavant ton train de vie ; observe la tranquillité que je t’ai recommandée, et le reste de ta vie tu seras heureux ; mais si tu en agis autrement, prépare-toi à mourir avec infamie et à succomber au malheur qui te suivra partout. Balerme et Durandar qui ont été mariés ce matin, n’ont pas pu te dire adieu, parce que je les ai tout d’un coup transportés chez eux avec Montésinos comme je t’ai transporté ici. Merlin se recommande à toi ; la caverne de Montésinos est bouchée, et qui que ce soit n’y sera jamais enchanté. Le méchant Freston gémit sous le poids de ses chaînes dans les horreurs d’un supplice qui ne doit jamais finir. Voilà tout ce que j’avais à te dire, il ne me reste qu’à te recommander de ne les pas oublier.

Pour toi, incrédule Sancho, continua-t-il s’adressant à lui, ton avarice te tiendra donc toujours ? Tu as douté des ordres de l’enfer, tu nous as traités de traîtres et de trompeurs ; mais ce mépris ne sera pas sans punition, tu la sentiras lorsque tu y songeras le moins ; tu reverras ta femme en peu de temps, songe à t’acquitter des promesses que tu m’as faites sitôt que tu la verras, ou prépare-toi à redevenir un misérable paysan. Adieu, je vais aussi prendre congé d’Eugénie dans la chambre de qui je veux entrer par la porte crainte d’épouvanter Valerio qui n’est point accoutumé à mes apparitions. En leur disant cet adieu il ouvrit la porte de leur chambre et sortit en leur défendant de le suivre et de faire aucun bruit. Nos aventuriers le laissèrent aller et reposèrent tranquillement le reste de la nuit.

Le lendemain le courrier revint, et rapporta que ceux qu’il était allé quérir allaient arriver, excepté la fille et la femme de Sancho qui ne viendraient que deux jours après, parce qu’elles étaient obligées d’aller auparavant à trois lieues de là. On se douta que c’était pour se faire habiller, comme en effet c’était la vérité. Il dit en particulier qu’il croyait qu’elles étaient devenues folles de joie, si elles ne l’étaient auparavant. Le curé et son neveu, la nièce de Don Quichotte et les autres, furent reçus comme s’ils n’eussent fait que d’arriver, et ne trouvèrent rien d’extraordinaire dans la personne de notre héros qu’un grand fond de tristesse, dont on se promit de le retirer avec le temps. Il les caressa néanmoins tous avec beaucoup de tendresse, et les reconnut parfaitement bien, dont ils tirèrent bon augure.

Sa nièce qui n’avait appris qu’avec confusion les présents qu’on lui avait faits, parce qu’ils ne regardaient qu’elle qui était son héritière, ne laissa pas d’en être bien aise, en ce qu’ils lui donnèrent lieu d’espérer que cela lui ferait trouver un bon parti, ou plutôt attacherait plus fortement à elle un homme qui l’aimait et qu’elle ne haïssait pas. Cet homme était le neveu du curé qui était venu la consoler du départ de Don Quichotte, et dans les visites duquel elle avait trouvé beaucoup d’agréments, comme aussi lui avait pris beaucoup de plaisir à sa conversation. Elle était bien faite et d’un esprit fort doux et complaisant, ce qu’on doit principalement chercher dans une femme ; et ils auraient été le fait l’un de l’autre s’ils avaient eu plus de bien. Il avait volontiers suivi le curé son oncle chez le duc de Médoc pour ne le point quitter, dans l’espérance que se faisant connaître à lui et au duc d’Albu-querque, ils lui faciliteraient l’obtention de ce qu’il sollicitait à la Cour, surtout étant appuyé d’abondant du comte Valerio sous lequel il avait servi. Il ne se trompa pas, car sitôt qu’il fut connu de ces Messieurs, ils s’offrirent fort généreusement à lui rendre service. Il ne se cacha point d’eux dans les sentiments qu’il avait pour la nièce de Don Quichotte, et qu’il n’avait point déguisés à son oncle le curé, lequel connaissant la vertu et le mérite de cette fille ne s’y était point opposé. Ce bon prêtre s’était seulement contenté de lui représenter que la médiocrité de sa fortune ne lui permettait pas de suivre tout à fait les mouvements de son cœur ; mais voyant l’augmentation qui était arrivée au bien de Don Quichotte, il avait été le premier à lui dire qu’il ne pouvait mieux faire ; de sorte que pour conclure, il ne manquait plus que le consentement de l’oncle qu’il n’était pas difficile d’obtenir, et qu’on remit à lui demander lorsque sa santé serait un peu rétablie. En effet il l’accorda de fort bonne grâce, et ce fut la dernière action de sa vie, comme nous le dirons en son lieu.

Cependant le duc de Médoc avait reçu des nouvelles de Naples, qui lui apprirent que le marquis en était parti pour se rendre à Madrid suivant les ordres de la Cour. La duchesse à qui son frère avait écrit avait trouvé dans son paquet une lettre adressée à la marquise, qu’elle lui donna ; et celle-ci qui la reconnut pour être de son époux la lut avec empressement. Elle y trouva la confirmation de son départ pour l’Espagne avec bien des civilités et des remerciements pour la duchesse de Médoc des bons traitements qu’il avait reçus du vice-roi son frère, depuis qu’elle avait eu la bonté de lui écrire en sa faveur. Il chargeait son épouse d’en bien remercier cette dame et de rester auprès d’elle jusqu’à ce qu’il lui fît savoir son arrivée à Barcelone. Deux jours après le désenchantement de Dulcinée, elle en reçut une autre par laquelle son époux lui donnait rendez-vous à Madrid. Elle se disposa donc à partir avec les deux ducs espagnols et Valerio qui y étaient appelés, et avec le comte du Chirou qui ne voulait point quitter la belle Provençale sa parente. Sainville ne voulait pas non plus abandonner Silvie qui avait résolu de lui tenir compagnie, et toute cette belle troupe fixa son départ à quatre jours de là, n’étant pas dans la nécessité de faire une plus grande diligence. Dans la bonne volonté où ils se trouvaient tous pour notre héros, ils s’étaient préparés d’éloigner Sancho de lui, sitôt qu’ils auraient vu la réception que celui-ci aurait faite à sa femme. Ils cherchaient les moyens de le faire partir de son bon gré, afin d’ôter de devant les yeux du pauvre gentilhomme tout ce qui pouvait entretenir ou réveiller ses visions sur le fait de la Chevalerie errante ; ils étaient même résolus d’emmener avec eux son écuyer à Madrid, tant pour s’en divertir que pour ne pas le laisser auprès de son maître, à la santé de qui chacun tâchait de contribuer ; mais le destin en ordonna autrement ; comme on le verra bientôt.

Altisidore parut aux yeux de Sancho avec une confusion fort bien étudiée. Sitôt qu’il la vit, il se ressouvint des coups de fouet qu’il avait reçus, et du bain où il avait passé la nuit, et il ne la put regarder qu’avec horreur ; il ne lui dit pourtant rien de désobligeant ; mais quand il vit qu’elle recommençait ses poursuites, et qu’elle lui proposa un autre rendez-vous, il perdit toute patience et ne garda plus de mesure. Abrenuncio, abrenuncio, vade Satanas, lui dit-il, arrière de moi tison d’enfer, chat échaudé craint l’eau froide ; à quelque chose malheur est bon ; le dé en est jeté, et si vous voulez vivre longtemps, il faut que vous soyez plus saine de corps que vous n’êtes de la conscience ; je tomberais encore de la poêle au feu ; je ne suis pas d’humeur à vous flatter, tirez, tirez pays, et que je ne vous voie jamais. — Quoi traître, lui dit-elle avec colère, après m’avoir presque déshonorée tu me planteras là pour reverdir ? Il faut que je t’arrache les yeux et ce qui te reste de barbe, malotru de paysan, et gredin revêtu que tu es.

Courage, courage, repartit Sancho, injures de coureuse sont des bénédictions. — Comment, veillaque, répliqua-t-elle, tu m’appelles coureuse ! Je n’ai jamais couru que pour toi, et en vérité je suis entière et nette comme un beau petit denier ; viens, mon cœur, continua-t-elle en faisant semblant de s’apaiser et de pleurer, je te donnerai un habit tout neuf. — Eh non, non, j’ai été trop bien étrillé en enfer, j’aime mieux porter ma peau sur mon col en paradis comme saint Barthélémy, que d’aller en enfer bien chauffé et bien vêtu. Tenez, ajouta-t-il, Mademoiselle, vos douceurs et vos injures n’avanceront pas d’un clou, c’est frotter un caillou de beurre. — Eh bien, dit-elle, si tu es si scrupuleux, épouse-moi. Quand tu seras marié avec moi, tu seras bourgeois jusqu’aux oreilles, et marguillier prédestiné ; c’est une savonnette à vilain, il ne te manque que cela pour être honnête homme. — Pardi oui, répondit Sancho, je tomberais bien de fièvre en chaud mal ! Mort de ma vie, je n’ai qu’une femme qui me fait enrager ; ce serait bien le diable si j’en avais deux. Non, tout ce que vous pouvez dire, c’est de la pluie de la

Saint-Jean qui n’apporte pas un denier de profit. — Que je suis malheureuse, dit Altisidore en feignant de pleurer, j’ai sauté du maître au valet, j’ai bien changé mon cheval borgne dans un aveugle. Tu m’avais offert ton service, et tu t’en dédis, continua-t-elle avec fureur. Jour de Dieu, il faut que je t’étrangle ; et en même temps elle lui sauta au collet et déchira toute sa belle fraise.

Des gens du logis arrivèrent dans le moment qui empêchèrent Sancho de la rosser ; les dames parurent aussi et demandèrent d’où venait un si grand bruit. Altisidore voulut répondre, mais la duchesse lui imposa silence. — Bien ou mal il faut se taire, dit-elle en s’en allant, où la force commande justice n’a point de loi. — Eh oui, ma foi, de la justice ! dit Sancho en colère. — Qu’est-ce que c’est donc que vous avez eu à démêler ensemble ? lui demanda la duchesse. — Pardi, Madame, ne le voyez-vous pas bien ? Elle est éveillée comme une potée de souris, et croit qu’il n’y a qu’à se baisser et en prendre. Je l’ai envoyée filer, et à cause de cela elle jette foudres à poignée et écume comme un lion. Elle m’a une fois refusé, je l’ai refusée à mon tour, et n’est-il pas juste que qui peut et ne veut pas, veuille après et ne puisse pas ? Jarni, continua-t-il, vous ne devriez pas souffrir chez vous une créature si perdue, et capable de corrompre jusqu’au dernier marmiton. — Je la mettrai dehors, dit la duchesse. — C’est bien fait, répliqua Sancho ; mais retenez-lui sur ses gages la valeur de ma fraise. La duchesse lui promit, et chacun s’en alla en éclatant de rire.

Le curé qui avait eu sa part de la comédie ne pouvait s’empêcher de rire. Il emmena Sancho dans la chambre de notre héros, à qui le bon écuyer fit le récit de ce qui venait de lui arriver. Don Quichotte le loua de sa continence et l’exhorta à persévérer. — Je n’aurai pas grande peine, lui répliqua Sancho, filles et femmes qui s’offrent perdent tout leur prix ; mais, Monsieur, c’est une diable d’affaire que l’amour dans le cœur d’une fille, il n’est qu’en dira-t-on qui tienne. Voyez la belle proposition ! que je l’épouse, dit-elle ; pardi bon, comme si je n’avais pas déjà trop d’une femme. O ma foi si j’avais le bonheur de devenir veuf, diable emporte si je ne laissais toutes les femmes pour ce qu’elles sont. On peut faire une fois la folie de se marier, mais c’est sottise de la faire une seconde ; et puis encore avec qui ? avec Altisidore qui a sauté de vous à moi, et qui pourrait bien sauter de moi à un autre. Non, non, ajouta-t-il en fureur, je n’ai que faire d’elle, et elle me paiera ma fraise, ou bien nous serons deux. — Madame la duchesse a promis de vous la faire payer, lui dit le curé, vous pouvez vous fier à sa parole. — Je le sais bien, dit Sancho, mais on ne court pas après son éteuf quand on le tient à la main. — Elle exécutera sa promesse, lui repartit le curé. — Dieu le veuille, répliqua Sancho. Pour moi puisque vous êtes ici, je vais en exécuter une. Tenez, Monsieur le curé, poursuivit-il, nous sommes riches Monseigneur Don Quichotte et moi, avec cette différence que ses richesses viennent de l’enfer et ne lui ont presque rien coûté, et que les miennes me coûtent bonne… Dieu vous sauve de la main des diables, Monsieur le curé ; je sais ce qu’en vaut l’aune ; mais n’importe, le mal passé réjouit quand on en a tiré du profit. Voici le mien, ajouta-t-il en apportant son trésor et en le donnant au curé, les écus sont beaux et de bon or, et non pas des feuilles de chêne, comme on dit que le diable en donne. Il n’y a que celui qui gagne de l’argent qui sache ce qu’il en coûte à gagner et qui l’épargne, et le sage enchanteur m’a conseillé de ne le pas donner à ma femme qui est une boute-tout-cuire ; vraiment si elle l’avait, elle en ferait passer la moitié par la vallée d’entonne, mais moi je prétends m’en servir à marier ma fille et à vivre paix et aise, et à ne rien faire, comme le seigneur de notre village. Tenez, Monsieur le curé, prenez-le et ne le lui donnez que quand il en sera temps ; je ne vous en demanderai que pour boire de temps en temps chopinette avec mes amis, car pour chez moi j’aurai du vin en cave ; taillez, rognez, tout ce que vous ferez sera bien fait ; pourvu que Sanchette soit mariée et que je ne manque de rien, je ne me soucie pas du reste. Le curé prit cet argent et se contenta de dire qu’il n’en donnerait pas un sol à personne sans son consentement. Après cela il emmena Don Quichotte promener dans le jardin, tant pour pouvoir l’entretenir en particulier et voir dans quelle situation était son esprit, que parce qu’il ne voulait pas être présent au spectacle qui se préparait, et qu’il n’était pas à propos non plus que Don Quichotte en vît ni entendît rien.

C’était Thérèse qui arrivait, à ce qu’on venait d’apprendre par celui qu’on avait mis en sentinelle sur le chemin. Toute la compagnie, et surtout la duchesse, était fort aise de parler à elle avant que Sancho la vît, et qu’il eût un peu de vin dans la tête. Le curé avait emmené Don Quichotte, comme nous avons dit, et l’officier qui avait ordre de bien faire boire Sancho l’avait séparé d’avec eux et l’avait emmené dans son office pour déjeuner, et là il lui avait fait répéter tout ce qui lui était arrivé en enfer ; et sous prétexte du secret que méritait une relation de si grande conséquence, il l’avait fait consentir à sortir du château et à en emporter de quoi déjeuner sur l’herbe à l’entrée de la forêt. Nous les y laisserons pour voir ce que fit Thérèse à son arrivée.

Sitôt que la duchesse la vit, elle la reçut fort honnêtement, et celle-ci en entrant dans la salle fit une révérence à la paysanne. Sa fille voulut lui remontrer qu’elle ne s’y prenait pas bien. Chaque pays chaque guise, ma mère, lui dit-elle. — Tais-toi, sotte, lui dit la mère, ce n’est pas à toi à me montrer à marcher droit. Eh bien, Madame, me voilà venue, dit-elle à la duchesse ; je vous aurais apporté un présent si le gland avait été mûr, mais la saison n’est pas assez avancée : car à tous seigneurs tous honneurs. — Je vous en rends grâces, répondit la duchesse en riant ; Monsieur le duc vous a envoyé chercher, poursuivit-elle, pour participer à la fortune du seigneur Sancho qui est à présent fort riche. Vivez-vous bien ensemble ? — Oh Madame, répondit Thérèse, nous avons toujours bien vécu quoique avec beaucoup de peine, car on ne gagne guère ; nous n’avons pourtant pas demandé l’aumône, mais vingt-quatre heures font un jour, trente jours font un mois, et douze mois font un an ; et depuis que nous sommes mariés, chaque saint a amené sa fête, c’est-à-dire que nous avons trouvé de quoi nous nourrir jour par jour, et que nous ne sommes morts ni de faim ni de soif. Nous n’avons pas mangé de bons morceaux, mais un morceau de pain bis nourrit aussi bien que du pain blanc, et on dort aussi bien sur une gerbe de paille quand on a sommeil que dans un bon lit. — Cela est bien, lui dit la duchesse, mais votre mari est-il honnête homme, et vous traite-t-il bien ? — Hélas, Madame ! répondit Thérèse, il est bon comme le pain, il n’a ni os ni arête. — On dit pourtant que vous querellez souvent ensemble, et que vous êtes un peu têtue. — Eh mais, dit Thérèse embarrassée, pardi si on ne querellait quelquefois on n’aurait rien à se dire et le ménage serait trop uni, et puis au fond chacun a sa tête aussi bien comme une épingle en a une. — N’est-il pas un peu ivrogne, demanda la duchesse, et vous, ne buvez-vous pas un peu ? — En bonne foi, Madame, dit Thérèse, vous êtes bien instruite. Oui, il aime à boire, et moi aussi un peu ; mais j’y suis forcée, car lorsqu’il revient au logis, le ventre bien plein et les dents mêlées, nous ne nous entendrions pas l’un l’autre si j’étais à jeun. — Mais ne vous bat-il pas quelquefois ? — Jour de Dieu, Madame, répondit Thérèse, nous sommes deux, et quand il a une fois commencé, je tâche d’achever, et cela dérange un peu notre ménage, car nous cassons tout en nous le jetant à la tête. Mais ne sautons point de la messe au sermon, suivons notre pointe. Vous m’avez dit qu’il est riche, à la bonne heure ; mais dites-moi donc aussi où il est afin que j’aille l’embrasser. — Vous le verrez bientôt, répondit la duchesse. Cependant j’ai à vous dire qu’il veut marier sa fille. — Ah, ma mère ! reprit aussitôt la fille, me voilà comtesse ; n’allez rien dire du moins qui me fasse tort. — Tais-toi, sotte, encore une fois, lui dit sa mère ; ne sais-je pas bien qu’il ne faut parler de rien ? — Il se trouve ici un fort bon parti, continua la duchesse sans faire semblant d’avoir pris garde à ce que la mère et la fille s’étaient dit ; mais on dit que votre fille a une amourette et qu’un certain homme ou garçon nommé… — Non, non, Madame, interrompit la mère, jour de Dieu, Nicolas a sauté par la fenêtre avant jour sitôt qu’il m’a entendu(e], et personne n’en peut parler, puisque personne ne l’a vu, et que Sanchette couche à mes côtés. — On le sait pourtant, comme vous voyez, dit la duchesse d’Albuquerque. — Oh bien, Madame, répondit la fille en colère, qu’on le sache ou qu’on ne le sache pas, je n’y ai fait aucun mal ; honni soit qui mal y pense, bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. Il était entré chez nous sans que nous le sussions, et dans le fond, bonne conscience se moque de la médisance, s’il n’y a de la rime il y a de la raison. — Je le crois, dit la duchesse, vous me paraissez trop sage pour faire entrer votre amant dans votre chambre, mais vous ne sauriez empêcher le monde de parler. — Tenez, Madame, lui dit Sanchia, Nicolas est un animal qui y va tout à la bonne foi comme un âne qui pète ; il est maigre comme un pic et court comme un daiM. Il va me chercher de l’eau à la fontaine pour laver mon linge, et à cause de cela on en dit du mal dans le village. — Un aveugle veut voir clair dans les affaires d’autrui, reprit la mère ; c’est la grosse Marie qui fait courir tous ces bruits-là, à cause qu’il ne lui fait plus les doux yeux, et qu’il ne va plus dormir dans sa grange. Merci de ma vie je les ai une fois surpris tous deux. Tiens, Sanchette, je te tordrais le col si je te voyais de même. — Eh ma mère, reprit la fille, laissez-la parler ; ne savez-vous pas bien que les envieux meurent et non l’envie ; mais tenez que si je trouve un Monsieur qui me fasse Madame, vous verrez si je ne plante pas là Nicolas comme une borne, et si je me soucie plus de lui que des neiges de l’année passée.

Cette conversation, qui plaisait infiniment à tous les auditeurs, fut assez longue pour donner le temps à Sancho de boire autant qu’il lui en fallait pour se mettre dans l’état où on le voulait. Nous l’avons laissé avec l’officier qui avait fait le personnage de Parafaragaramus, à qui il contait tout ce qui lui était arrivé en enfer, dans le palais de Merlin et dans la caverne de Montésinos ; cet officier contrefit si bien l’étonné que tout autre que Sancho en aurait été la dupe. Il lui disait que s’il était à sa place, il exécuterait au plus tôt les ordres de Pluton, qu’il remettrait tout l’argent entre les mains du curé, comme il l’avait promis, et qu’au lieu de six coups de bâton à sa mauricaude, il lui en donnerait plus de vingt, afin de n’avoir rien à se reprocher sur cet article, et de peur que les démons ne le fissent encore payer pour elle. — J’y suis bien résolu, disait Sancho, et si je ne me trompe au compte, ce ne sera que sur le plus, car pour le moins, j’y mettrai bon ordre.

Ils en étaient là, lorsque la compagnie, qui n’avait pas jugé à propos que la première scène d’entre Sancho et sa femme se passât dans le château, obligèrent insensiblement Thérèse à l’aller chercher, et le firent avertir lui qu’elle était arrivée. Elle courut au plus vite avec sa fille du côté de la forêt, où on lui avait dit qu’il était. Les Espagnols, la duchesse et les autres dames se mirent avec les Français aux fenêtres, pour se donner le plaisir de l’entrevue. Sancho ayant appris qu’elle venait au-devant de lui, coupa une branche d’arbre, et s’en fit un bâton de grosseur raisonnable, et puis il alla au-devant d’elle ; et comme on compassait leurs démarches, ils se trouvèrent face à face en dehors du château à l’entrée du pont-levis, à la vue de tous les spectateurs.

Thérèse voulut embrasser son mari, qui pour première honnêteté lui déchargea sur les épaules un coup de bâton, si furieux qu’il la jeta les quatre fers en l’air, et redoubla en comptant deux, trois, quatre… Thérèse qui n’avait pas accoutumé d’être si bien régalée, et qui ne s’était nullement attendue à ces caresses, se releva en fureur, et se jeta au visage de son mari, qu’elle égratigna de son mieux. Sanchette que l’étonnement avait rendue immobile, reprit ses esprits, et se jeta bravement entre les combattants. Toutes deux seraient venues à bout de Sancho s’il s’était laissé prendre au corps ; mais en faisant tourner son bâton comme un bâton à deux bouts, et en reculant, il les empêchait de le joindre. Il donna encore un bon coup à sa Thérèse en criant cinq, et disant : Ne dis mot, femme, il n’en faut plus qu’un. Bien loin de se taire, la mère et la fille commencèrent à lui chanter goguette, et à lui reprocher tous ses péchés, et ramassant des pierres, lui en envoyèrent une grêle.

Les gens du château, qui n’en pouvaient plus de rire, vinrent enfin les séparer ; mais les parties étaient trop échauffées, et Sancho qui était tout en sang, s’était mis en colère tout de bon ; mais ayant trouvé le moyen de donner encore à Thérèse un coup en traître, il s’apaisa, et se mit à crier : C’est à ce coup-là, ma Thérèse, qu’il faut nous réconcilier et demeurer bons amis, car voilà qui est fait. Les ducs, les comtes et les dames arrivèrent en ce moment, et la duchesse d’Albuquerque remontrant à Sancho qu’il était indigne d’un chevalier de battre sa femme, que cela était infâme à un honnête homme, et qu’à peine le pardonnait-on à un crocheteur, et que Monsieur le duc était en droit de s’en offenser, cela s’étant passé dans son château et à ses yeux, celui-ci lui répondit qu’il n’avait fait que ce qui lui avait été commandé par les juges d’enfer, et par le sage Parafaragaramus, et de plus, qu’entre le bois et l’écorce il n’y faut pas mettre le doigt.

Thérèse était cependant dans une colère épouvantable, et voulait avoir sa revanche ; mais la duchesse de Médoc la prit, et lui raconta le sujet du traitement que son mari lui avait fait. — Bon, bon, dit-elle, railleries de grands seigneurs, qui ne plaisent qu’à ceux qui les font. Jour de Dieu, je ne veux pas être battue, ou bien je veux me défendre. Tout en parlant ils étaient entrés au château, et pour faire leur paix, on les fit entrer dans la salle, où le couvert était mis. Malheureusement la gouvernante de Don Quichotte s’y trouva, soit que le hasard l’y eût conduite, ou que par un coup de malice, les Espagnols et les Français, qui savaient qu’elle haïssait Sancho, ne l’y eussent introduite. Quoi qu’il en soit, elle s’y trouva, et le traita Dieu sait comment. Celui-ci lui rendit son change le mieux qu’il put, et elle offensée et piquée au vif, voulut lui donner par la tête d’un pot qu’elle tenait ; mais lui se reculant, tomba à la renverse, et sa femme se servit de ce temps-là pour se venger. Il y avait sur un siège un jeune chat qui jouait sans prendre part à la querelle. Thérèse le prit par les pieds de derrière, et brisa de la tête le visage de son mari. Comme il est naturel à tout animal de vouloir se retenir à quelque chose, et surtout à un chat, celui-ci étendit ses griffes, et les appliqua sur le visage de Sancho d’une manière qu’il le mit tout en sang. La douleur qu’il en sentit achevant de le mettre tout de bon en colère, il se jeta sur sa femme de bonne guerre, et la rossa tant qu’il put, et qu’on lui en donna le temps.

Les spectateurs riaient à n’en pouvoir plus. Les hommes suivirent Sancho en lui parlant toujours sans qu’il pût répondre à personne, tant il était outré. Enfin la duchesse de Médoc arriva, qui lui fit un beau sermon, et lui dit qu’il ne devait se prendre qu’à lui-même de ce qui lui était arrivé.

Oui, Madame, lui répondit-il, vous avez raison ; mais vous savez pourquoi je l’ai fait, et avec tous vos beaux discours les hommes seraient heureux s’ils ressemblaient aux linottes, dont il n’y a que le mâle qui chante : car franchement vous me faites enrager en me traitant avec vos raisons comme si j’avais tort. Ma femme est un diable, comme vous voyez bien. Je l’ai battue, n’ai-je pas bien fait ? Avec les gens sans raison n’est-il pas juste qu’un bâton tienne lieu de rhétorique ? Cette créature qui aura sa part de l’argent, ne devrait-elle pas aussi prendre sa part de la peine que j’ai eu à le gagner ? Cependant elle jure comme un diable dans un bénitier et fait la moue d’un pied de long, et de deux de large.

D’un autre côté Thérèse se faisait tenir à quatre, et vomissait feu et flammes, et disait entre autres choses, que puisqu’on la traitait si mal, elle voulait s’en retourner dans le moment. — Eh bien, va-t’en, lui dit Sancho, qui était retourné sur ses pas, diable emporte si je cours après toi ; celui-là est un fou qui court après sa femme quand elle veut s’en aller. — Eh mais, ami Sancho, lui dit la duchesse, que tout ce tintamarre divertissait extrêmement, il ne faut pas renvoyer votre femme, car vous savez bien vous-même qu’une femme est un mal nécessaire. — Je ne le sais que trop, reprit-il en colère, et pour mon malheur, cela tient comme glu ; et puis voilà Madame la gouvernante qui vient mêler son museau où elle n’a que faire. N’est-ce pas assez que ma femme me fasse enrager, sans que les autres, qui ne me sont de rien, viennent encore à la charge ? Mardi, poursuivit-il, votre château m’a toujours porté guignon ; j’y ai reçu plus de taloches et d’horions en un jour, que je n’en ai reçu ailleurs en un an. Gardez Thérèse si vous voulez, je vous la donne, puisque le diable n’en veut point, et si je ne vous demande rien de retour. Pour moi je m’en vais ; on cuit de bon pain partout, et l’herbe sera bien courte si je ne trouve à paître. En disant cela il se retira promptement dans sa chambre, où s’étant armé, il descendit à l’écurie, accommoda lui-même son cheval, et sortit dans la résolution de prendre le premier écuyer qu’il trouverait, et de revenir quérir Flanquine, son bagage et de l’argent. Il rencontra Don Quichotte, et le curé, qui lui demandèrent où il allait. — Pardi, leur dit-il, je m’en vais chercher les aventures. Je n’ai point d’argent ; mais n’importe, quitte pour jeûner, et je ne serai pas longtemps. Le point d’hôte est un point de misère ; la bouche donne et le cœur refuse. Il semble que tous les diables soient déguisés en femmes pour me faire enrager dans ce maudit château-là. En même temps sans attendre leur réponse, il se mit à piquer des deux, quoiqu’ils le rappelassent.