(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LXI. Comment Don Quichotte et Sancho sortirent du château pour s’en retourner chez eux ; de ce qui leur arriva sur la route. Mort de Don Quichotte ; et ce qui s’ensuivit. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LXI. Comment Don Quichotte et Sancho sortirent du château pour s’en retourner chez eux ; de ce qui leur arriva sur la route. Mort de Don Quichotte ; et ce qui s’ensuivit. »

Chapitre LXI.
Comment Don Quichotte et Sancho sortirent du château pour s’en retourner chez eux ; de ce qui leur arriva sur la route. Mort de Don Quichotte ; et ce qui s’ensuivit.

Le chevalier Sancho parfaitement rétabli, continuait à divertir les dames par ses saillies et ses proverbes. Pour Don Quichotte, quelques égards que tout le monde eût pour lui dans le château, il ne pouvait sortir de la profonde mélancolie que lui causait la perte de sa princesse. La défense que Parafaragaramus lui avait faite de chercher de nouvelles aventures, avait aussi quelque part à sa tristesse. Il était dans cette disposition lorsqu’un matin Sancho à la sortie de l’office où le maître d’hôtel l’avait bien régalé, vint le trouver dans sa chambre avec sa gaie humeur, et lui dit en entrant : Bonjour, Seigneur Don Quichotte, je viens de mettre à fin une aventure qui m’a bien fait du plaisir, et ce qui m’en plaît davantage, c’est que je n’ai pas besoin de charpie. Le chevalier de la Manche à ces paroles sortit de la profonde rêverie où il était, pour demander ce que c’était que cette aventure. — Pardi, Monsieur, lui répondit Sancho, c’est un lapin que je viens de déchirer à belles dents dans les offices ; le maître d’hôtel qui est un bon vivant m’a fait manger tout mon saoul, et je n’ai pas fait un repas de chèvre, non ; car il m’a fait boire des rasades à la santé de toutes les dames qui sont ici et du seigneur Parafaragaramus, que le ciel veuille confondre plutôt que de souffrir qu’il m’arrive aucun des malheurs dont il m’a menacé.

Point d’imprécations contre cet enchanteur, répondit Don Quichotte, ne te déferas-tu jamais de la mauvaise habitude où tu es de maudire les personnes dont tu n’as pas sujet de te plaindre ? Mais que dis-je ? Parafaragaramus au contraire n’est-il pas le meilleur de nos amis ? C’est par l’intérêt qu’il prend à ma gloire qu’il m’a conseillé de renoncer à la Chevalerie errante ; il sait ce qui m’arriverait si j’exerçais plus longtemps cette profession ; il veut me dérober au déshonneur que je ne pourrais sans doute éviter si je suivais le penchant que j’ai pour les aventures. Il y a dans la vie des héros un terme de bonheur et de gloire où ils doivent s’arrêter, sans vouloir passer outre, de crainte qu’en voulant forcer, pour ainsi dire, les destinées, ils ne tombent dans des malheurs qui leur attirent le mépris des mêmes hommes dont ils auraient acquis toute l’estime. Pour prévenir un si triste sort, je suis résolu plus que jamais à passer le reste de mes jours dans la tranquillité. Mais au reste je t’avouerai que je commence à m’ennuyer dans ce château. Je sais bien que Madame la duchesse n’épargne rien pour m’en rendre le séjour agréable ; mais dans la situation où se trouve mon cœur et mon esprit, il me semble que le Toboso me convient mieux que tous les autres lieux du monde.

Sancho, qui se plaisait fort dans le château, fut très fâché d’entendre parler ainsi son maître. Eh, vive Dieu, Seigneur Don Quichotte, lui dit-il, où pouvez-vous aller pour être mieux ? Nous faisons ici bonne chère et beau feu ; on a autant de considération pour vous que si vous en valiez la peine ; car toutes les chimères de Chevaleries à part vous n’êtes qu’un simple gentilhomme, et vous mangez avec des ducs et des duchesses, vous riez tous ensemble et êtes camarades comme cochons. Si vous allez au Toboso, vous entendrez depuis le matin jusqu’au soir crier votre nièce et votre gouvernante, et vous n’aurez point d’autre compagnie que le barbier, maître Nicolas et Monsieur le curé, qui n’est bon qu’à faire des prônes et l’eau bénite. L’écuyer ajouta mille autres choses à cela ; mais il ne put persuader son maître, qui deux jours après pria la duchesse de Médoc de lui permettre de s’en retourner chez lui. Comme on ne voulait pas contraindre Don Quichotte, et que d’ailleurs on le connaissait pour un homme incapable d’aller contre les ordres de Parafaragaramus, on consentit à son départ.

Le héros de la Manche et son écuyer après avoir pris congé des dames, et avoir remercié la duchesse, prirent le chemin du Toboso, et couchèrent le premier jour dans une hôtellerie que Don Quichotte prit alors pour ce qu’elle était, et il ne leur arriva rien de particulier ; mais le lendemain s’étant remis en marche, et se trouvant sur le midi fatigués de la chaleur et du chemin qu’ils avaient fait, ils gagnèrent un bois fort épais qui pouvait être à trois cents pas du grand chemin. Ils descendirent tous deux de cheval, et entrèrent dans la forêt pour s’y reposer. A peine étaient-ils assis, qu’ils entendirent à quelques pas d’eux le bruit que faisait une source d’eau qui tombait du haut d’un rocher, et formait au bas un ruisseau qui allait en serpentant arroser une prairie émaillée de mille sortes de fleurs. Les chevaliers tournèrent la tête du côté qu’ils entendaient le murmure de l’eau, et eurent d’autant plus de joie d’apercevoir une fontaine, qu’ils se sentaient extraordinairement altérés. L’écuyer pressé par sa soif se préparait à la satisfaire sans façon ; mais Don Quichotte se mit en tête que cette source d’eau était la fontaine de Merlin. Arrête, Sancho, dit-il en retenant son écuyer, qui avait déjà ôté son bonnet pour boire dedans, arrête, mon ami, tu ne connais point la propriété de cette eau. Nous sommes ici, mon fils, dans la forêt des Ardennes, et la fontaine que tu vois est l’ouvrage du sage Merlin ; cet enchanteur l’a faite exprès pour guérir un chevalier de ses amis de la passion qu’il avait pour une princesse ; car il faut que tu saches que cette eau a la vertu de changer en haine le plus violent amour. — Quoi, Monsieur ! dit Sancho, un chevalier amoureux n’a qu’à boire de cette eau pour cesser d’aimer ? — Rien n’est plus certain, reprit Don Quichotte, et je suis tenté d’en boire pour perdre entièrement l’amour malheureux dont je ne puis me défaire ; après cela rien ne troublera plus le repos de ma vie, et mes jours ne seront composés que de moments heureux. Oui, j’en veux boire, continua-t-il en élevant la voix, je prétends m’affranchir d’un joug trop pesant. Puisque vous ne pouvez être à moi, adorable Dulcinée, puisqu’il faut me résoudre à me priver pour jamais de la vue de vos charmes, je vais éteindre en moi les feux dont je suis vainement consumé. En disant ces paroles il prit son casque, le remplit d’eau, et le vida jusqu’à la dernière goutte. Sancho suivit son exemple pour se désaltérer seulement, car il n’avait pas besoin, disait-il, de boire de cette eau pour haïr sa mauricaude. Comme l’eau était extrêmement froide, et qu’ils en burent tous deux beaucoup, Don Quichotte dont la tête s’échauffait à mesure que ses entrailles se rafraîchissaient, demeura plus persuadé qu’auparavant que c’était là la fontaine de Merlin ; il crut même éprouver sur-le-champ la vertu de l’eau, la princesse Dulcinée ne lui paraissant plus qu’une laide paysanne, et s’étonnant de l’avoir choisie pour l’objet de ses amours. Enfin elle lui sembla telle qu’Angélique parut à Renaud de Montauban, après que ce paladin eut bu dans les Ardennes de l’eau de la fontaine de Merlin. Sancho, qui de son côté n’était guère plus sage que son maître, s’imagina aussi qu’il en haïssait davantage sa Thérèse. Par la gerni, s’écria-t-il, je sens que l’eau opère dans mon gigier ; je hais ma femme comme tous les diables, et si elle était ici présentement, je lui casserais les dents devant vous à coups de poing. Les deux chevaliers, après avoir d’autant plus bu qu’ils s’imaginaient que chaque goutte ajoutait un nouveau degré de haine à leurs sentiments, se reposèrent sur l’herbe, et commencèrent à s’entretenir de la tranquillité qu’ils venaient de se procurer. Sur quoi le héros de la Manche fit un long discours moral, que Cid Ruy Gomez a fort sagement fait supprimer. S’ils se persuadèrent follement que l’eau avait changé leurs cœurs, elle ne laissa pas de produire réellement un fort mauvais effet, en leur causant une pleurésie dont ils ne tardèrent guère à sentir les atteintes ; car à peine se furent-ils remis en chemin, que Sancho se plaignit d’un grand mal de côté. — Tu n’en dois pas être surpris, ami Sancho, lui dit Don Quichotte, il est impossible que cette eau merveilleuse change la disposition du cœur sans que le corps s’en ressente ; j’ai comme toi des douleurs au côté, et de plus un très grand mal de tête, qui ne fait qu’augmenter de moment en moment. — Pour moi, répondit Sancho, je crois que l’eau ne me vaut rien, et que si j’avais bu autant de vin, je serais à présent plus gai qu’un pinson.

A mesure que la pleurésie se formait, nos héros se sentaient accablés de la violence du mal, et ils arrivèrent au Toboso avec une grande fièvre. D’abord on mit Don Quichotte au lit, et le barbier accourut à son secours. Dès ce temps-là la saignée était en usage pour les pleurésies, et maître Nicolas, malgré l’expérience, qui devait lui avoir appris que les fréquentes saignées emportent plus de pleurétiques qu’elles n’en sauvent, ouvrit la veine à Don Quichotte, et lui tira dès la première fois quatre bonnes palettes de sang. Cette saignée fut bientôt suivie de beaucoup d’autres, et accompagnées d’une tisane rafraîchissante, ce qui réduisit en peu de temps Don Quichotte à l’extrémité. A l’égard de Sancho, son instinct le porta d’abord à demander du vin, et il ne voulut jamais souffrir qu’on le saignât ; il but en arrivant deux ou trois pintes de vin presque tout d’une haleine, il se coucha et s’endormit, il continua le même remède, et se trouva parfaitement guéri au bout de trois jours, au lieu que Don Quichotte en suivant fort religieusement tous les avis du barbier, après huit saignées et grand nombre de bouteilles de tisanes, mourut entre les bras de son curé avec tous les sentiments d’un bon chrétien. Avant que d’expirer, il laissa tout son bien par testament à sa nièce, et consentit qu’elle épousât le neveu du curé, et ce jeune homme satisfait de sa fortune, cessa de solliciter à la Cour l’emploi qu’il voulait obtenir. On fit de superbes funérailles au héros de la Manche, et son écuyer reprit son premier métier, et passa commodément le reste de ses jours avec le bien qu’il avait mis en dépôt entre les mains du curé.