(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur de Terny, et de Mademoiselle de Bernay. »
/ 42
(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur de Terny, et de Mademoiselle de Bernay. »

Histoire de Monsieur de Terny, et de Mademoiselle de Bernay.

Je ne suis point de cette ville, mais j’y suis venu si jeune, que je me regarde comme un de vos compatriotes. Je suis d’une assez bonne maison d’une province fort éloignée. Mon nom est fort connu dans le lieu de ma naissance, mais peu ailleurs, si ce n’est par le moyen de quelques parents que j’ai eus, qui l’ont porté chez les voisins de la France, chez qui ils ont eu des emplois, et même des établissements. J’étais fort jeune lorsque mon père m’envoya ici apprendre mes exercices, les fortifications, et tout ce qui peut servir à un jeune homme qu’on destine aux armes. La France était dans un calme et dans une tranquillité profonde, dont ses voisins ne la laissèrent pas jouir longtemps. À peine savais-je monter à cheval, et peu d’autres choses convenables au parti que j’embrassais, que je suivis les autres plus âgés que moi. Nous allâmes en Flandres, je ne vous dirai point ce qui s’y passa, ce n’est point une relation que vous attendez de moi, c’est mon histoire particulière et celle de ma femme. Je fus blessé et me fis porter à Calais, tant pour être mieux soigné, que parce que j’avais des parents en Angleterre, dont je recevais des secours plus promptement que de chez moi. J’y trouvai un Parisien, officier blessé comme moi, un peu âgé. Nous y fîmes connaissance, et y liâmes une amitié qui n’a fini qu’avec sa vie. Il s’appelait de Bernay, et était fils d’un homme puissamment riche, voilà sa sœur, poursuivit-il, en montrant sa femme. Nous revînmes ensemble à Paris, je retournai à l’académie, et la campagne suivante j’entrai dans les Mousquetaires. Je revins encore passer l’hiver à Paris. J’y trouvai Bernay, notre amitié se redoubla. Je quittai les Mousquetaires, et pris une compagnie dans le même régiment que lui, et nous fîmes deux campagnes ensemble ; en un mot, nous étions inséparables. Son père même à qui j’eus le bonheur de ne pas déplaire, me témoigna autant d’amitié, que depuis il m’a témoigné de haine, c’est-à-dire le plus qu’il put.

Bernay devint amoureux d’une très belle femme, cela ne s’opposa point à notre amitié : au contraire il m’en aima davantage, parce que je lui devins nécessaire. Je me raillais quelquefois de lui et ne trouvais pas bon qu’il s’amusât à courir toute la nuit comme il faisait fort souvent. Il voulait me persuader que le seul plaisir de la vie était d’avoir une maîtresse, et d’en être aimé. Je me moquais de sa morale, et m’en serais moqué longtemps, si je n’avais pas vu sa sœur. J’avais dans ce temps-là vingt-six à vingt-sept ans. Il me dit un jour qu’il avait fait partie pour aller avec Madame d’Ornex sa sœur, voir deux cadettes qu’ils avaient pensionnaires dans un convent à quelques lieues de Paris, qu’ils iraient le lendemain et reviendraient le jour même, et que si je voulais être des leurs, je leur ferais plaisir. Je connaissais Madame d’Ornex, mais je n’avais point encore entendu parler de ses deux autres sœurs, et voulant connaître toute la famille de mon ami, je me mis volontiers de la partie avec d’autant plus de plaisir qu’il aimait l’aînée de ces deux filles que nous allions voir, parce qu’il en parlait avec feu.

Je n’avais jamais rien aimé, je la vis, j’en fus charmé, et en effet elle était dans ce temps-là parfaitement belle. Suis-je si changée, dit Madame de Temy en l’interrompant ? Si tu n’es pas changée aux yeux des autres, reprit-il, tu l’es aux miens ; surtout depuis environ deux mois que nous sommes mariés. Quoique ma femme soit laide à présent, continua-t-il en riant, elle me parut belle, et comme elle est changée il faut vous en faire le portrait. Nous voyons l’original, dit Madame de Contamine, venez au fait. J’aime dans une belle femme comme vous, Madame, reprit-il, cette charmante impatience, elle témoigne que vous êtes curieuse de la conclusion et des bons endroits. L’habit modeste qu’elle avait me la fit paraître un ange en habit noir. Elle portait le deuil de sa mère, j’eus compassion de son malheur. J’avais appris en venant que son père la destinait à être religieuse, aussi bien que son autre sœur. Ses yeux trop peu recueillis pour un couvent, et qui me paraissaient aller à la petite guerre, un air fin et éveillé, des manières dissipées, tout cela me mit en colère de voir si peu de disposition au parti qu’on la forçait de prendre. Je ne pus m’en taire.

Quoi, dis-je à Bernay, vous m’avez parlé en venant ici de vos deux sœurs, comme de deux filles qui n’étaient propres que dans un couvent ; et vous ne m’aviez pas dit que Mademoiselle est belle comme un ange ? Ce ne sont que les laides et les contrefaites qu’il faut séquestrer, poursuivis-je ; mais une fille belle, bien faite, et aussi spirituelle que Mademoiselle paraît l’être, c’est un sacrilège tout pur. Je ne conviens pas, Monsieur que je sois belle, reprit Clémence ; mais quand je la serais, je ne vois pas que ce fût un sacrilège, au contraire c’en est un de n’offrir à Dieu que le rebut du monde. Non, Mademoiselle, repris-je avec précipitation, ne vous flattez pas qu’on ne vous offre à Dieu, que parce que vous êtes belle, d’autres intérêts y ont part, et la piété n’y entre pas pour beaucoup. Ce n’est point à Dieu qu’on vous sacrifie, c’est à la fortune de Monsieur et de Madame, poursuivis-je en lui montrant Bernay et Madame d’Ornex, et si vous étiez née l’aînée des filles ou d’un autre sexe, le couvent ne vous serait jamais de rien, et ne vous sera même de rien, si vous en êtes crue, ou je suis mauvais physionomiste. Avouez-le de bonne foi, ajoutai-je, vous vous ferez religieuse, mais ce seront les vœux de votre famille que vous offrirez à Dieu, et non pas les vôtres. Ma sœur est trop raisonnable, reprit Madame d’Ornex fort scandalisée de mes paroles, pour embrasser un état où elle ne serait point appelée. Celui de religieuse veut de la vocation, et je ne crois pas que qui que ce soit voulût la violenter. Si Mademoiselle est maîtresse de ses actions, répliquai-je, elle sera religieuse comme vous, du moins si elle veut m’en croire. J’en croirai là-dessus la raison, dit-elle. J’avoue que j’ai eu quelque peine à me résoudre de passer ici ma vie ; mais enfin je m’y suis déterminée. Le peu que j’ai vu du monde, qui ne m’a pas trop plu et les religieuses qui m’en ont entretenue, m’ont si bien fait voir la différence qu’il y a de la tranquillité où elles vivent, aux désordres et aux embarras qu’on y voit, que j’en suis dégoûtée. Vous ont-elles fait voir aussi, vos religieuses, repris-je, la différence qu’il y a entre la douceur qu’une femme trouve dans les bras d’un honnête homme, et la piqûre de vos disciplines ? Ce que vous dites là n’est pas sage, reprit Madame d’Ornex, en rougissant de colère. Je m’en rapporte à vous Madame, lui répliquai-je. Je voudrais bien savoir si vous voudriez être à présent religieuse ? Oui, me dit-elle en soupirant, et je m’aperçus que ses yeux étaient humides. Je ne la pressai pas de me répondre, et Bernay me dit peu de jours après, le sujet de ses pleurs et de sa langueur continuelle.

Cette conversation fut poussée fort loin, et de telle sorte que je crus n’avoir pas fait ma cour à cette dame, et que j’avais dérangé une bonne partie des résolutions de Clémence. Pour mon ami il ne me parut pas y prendre beaucoup de part ; au contraire, il me dit en particulier qu’il n’approuvait point la tyrannie de son père, qui voulait cloîtrer une partie de ses enfants pour avantager les autres. Je restai au parloir le plus longtemps que je pus, et je m’aperçus que les yeux de Clémence me regardaient sans haine. Pendant le chemin de là à Paris, je tins à peu près le même style qu’au parloir, mais plus effrontément, parce que n’étant plus écouté que par un homme et une femme mariée, je ne craignais plus de blesser les oreilles chastes. Madame d’Ornex me dit que je ne ferais pas plaisir à son père de donner de pareilles leçons à ses sœurs. Je n’irai jamais à leur convent, répondis-je, (quoique je ne le pensasse pas de même, mais j’étais bien aise de donner le change à cette femme que je trouvais trop pénétrante) c’est à faire, poursuivis-je, à leurs directeurs de leur parler de dévotion, et à un homme comme moi de leur témoigner du regret de leur clôture. Suis-je d’un âge et de profession à être catéchiste ? Il me ferait beau voir parler d’extases, d’illuminations, de retraites, et d’autres termes de l’art que j’ignore, j’en laisse le soin aux autres, mais pour lui parler du monde, c’est mon fait. J’aurais parlé à une autre comme à elle, et encore mieux, car je n’aurais pas eu à ménager l’intérêt que vous avez tous deux dans la continuation de son dégoût pour le siècle. Je fis ce que je pus pour ôter de l’esprit de cette femme, toutes les impressions qu’elle pouvait avoir de m’avoir entendu parler avec tant de feu ; mais je ne réussis pas. Elle fut cause que je ne fus pas mis d’une autre partie qui se fit peu après.

Pour Bernay, je ne lui cachai rien de ce que je pensais. Je fus satisfait de sa réponse, où il me déclara tous les secrets de sa famille. Je ne suis point surpris, me dit-il, en m’embrassant, de la déclaration que vous me faites ; je m’y suis attendu dès que nous sommes sortis du couvent de ma sœur. Si je puis vous y rendre quelque service, je le ferai de tout mon cœur ; mais vous aurez de grands obstacles à surmonter, dont le plus considérable est la volonté absolue de mon père, qui veut qu’elles soient toutes deux religieuses, surtout elle, qu’il n’a jamais aimée, et que ma mère haïssait, parce qu’elle n’a jamais voulu se soumettre à mille complaisances qu’on voulait exiger d’elle. Je l’ai toujours fort aimée, et je suis sûr qu’elle m’aime bien ; mais que faire pour elle, puisque nous dépendons tous d’un père qui ne suit que son caprice, sans s’embarrasser de l’inclination de ses enfants ? Ma sœur, Madame d’Ornex, est mariée malgré elle, non pas qu’elle ne voulût point se marier ; mais elle ne voulait pas épouser d’Ornex, et mon père la fit choisir tout d’un coup entre lui et le couvent, pour le reste de ses jours. Elle est malheureuse avec lui : ce n’est qu’un brutal qui la traite très mal. Elle ne porte point de santé, et la pauvre femme n’a nul crédit ; au contraire père et mari la font désespérer, et la rendent garante de la résistance de ses cadettes à faire leurs vœux. Elles sont toutes deux dans le couvent d’aussi bon cœur qu’un oiseau sauvage est en cage ; et quoiqu’elles ne veuillent pas être religieuses de leur bon gré, il faut qu’elles le soient par nécessité : car mon père et ma mère pour marier Madame d’Ornex, l’ont tellement avantagée par son contrat de mariage, qu’elle et moi, qui me suis fait faire justice presque le pistolet à la main, et par une force majeure, pour n’être pas sacrifié comme nos cadettes, emporterons tout le bien de la famille. Ce n’est pas, poursuivit-il, que je ne me dépouillasse volontiers en votre faveur ; mais je ne vois pas qu’il y ait rien à espérer du vivant de mon père qui est l’homme du monde le plus entier et le plus emporté.

Vous me connaissez mal, lui dis-je, si vous croyez que la considération du bien m’empêche de rechercher votre sœur. Je suis, grâce à Dieu, assez riche pour elle et pour moi, et je dois l’être encore un jour davantage : ainsi je vous jure dès à présent de ne jamais vous faire de peine de ce côté-là, et de vous laisser la possession tranquille de tout le bien, y en eût-il vingt fois plus. Vous avez encore à combattre, reprit-il, l’esprit de ma sœur, qui est la fille du monde la plus fière, et la plus résolue ; rien n’est capable de la faire démordre. Elle est dans le couvent malgré elle. Il n’y a pas encore longtemps que mon père n’en voulait pas faire une religieuse. Il ne l’y laissait que parce qu’il ne voulait pas avoir de filles chez lui. Madame d’Ornex n’en est sortie que pour faire faire ses habits de noce, et pour recevoir avec plus de bienséance les visites qu’on lui rendait. Mon père voulait les marier toutes deux en même temps, son aînée se rendit, mais elle qui a une tête de diable, bien loin d’imiter sa sœur et d’obéir à mon père, le traita comme un tyran de ses enfants, et conclut par dire qu’elle voyait bien qu’elle était destinée à être malheureuse dans ce monde, soit en épousant un homme qui lui déplaisait, soit en restant dans le couvent malgré elle, et damnée par conséquent dans l’autre monde, n’ayant pas pu faire son salut dans celui-ci ; mais que du moins elle aurait la satisfaction de n’entrer pas toute vive dans les bras du démon. Ce fut ainsi qu’elle baptisa l’homme que mon père lui destinait, qui était en effet un très dégoûtant monsieur ; mais ma sœur est une sotte : outre que c’eût été un manteau, il pouvait mourir le premier, et la laisser veuve. Je perdis mes prières pour la faire changer de résolution. Elle fit encore pis, car elle ne voulut jamais dire adieu à mon père quand il s’en alla, et pour ma mère elle lui dit, que si le joli monsieur qu’elle voulait lui faire épouser lui plaisait tant, elle pouvait le garder ; qu’on n’en soupçonnerait jamais du mal, étant bâti d’une manière à mettre la réputation d’une femme à couvert de la médisance. Enfin elle porta son emportement et son manque de respect si loin, que mon père et ma mère sortirent dans une si grande colère contre elle, qu’ils l’ont presque déshéritée. Peut-être en enragera-t-elle, mais il n’est plus temps. Ma mère est morte il n’y a qu’un mois, elle a témoigné du regret à la mort de l’avoir si rudement traitée, aussi bien que d’avoir forcé l’aînée ; mais ce qui était fait ne pouvait pas se rétablir. Malheureuse pour malheureuse, je crois que Madame d’Ornex voudrait être encore dans le convent, et en avoir fait autant qu’elle ; ainsi je ne vois pas que rien se dispose en votre faveur. Si pourtant vous voulez tenter l’aventure, je vous donnerai tous les secours qui dépendront de moi.

J’acceptai ses offres et j’allai voir Clémence. Elle me répondit comme une fille mise dans le couvent de son bon gré aurait pu faire ; mais ses yeux me disaient le contraire. Je lui dis tout ce que je sentais pour elle ; je lui montrai mon désespoir de la voir renfermée ; et lui promis que pourvu qu’elle voulût y consentir, je trouverais les moyens de l’en tirer malgré grilles, serrures, murailles et parents. Elle me répondit toujours du même style, et me faisait des signes d’yeux que je ne comprenais pas. J’en étais surpris aussi bien que de ses réponses : mais je fus éclairci de tout ; car après m’avoir fait un dernier signe, s’être mordu la lèvre et levé ses yeux au ciel, elle me quitta brusquement, en me disant que je lui ferais plaisir de revenir l’après-midi quérir une lettre qu’elle allait écrire à son frère. Je vis sortir une soeur d’un coin qui avait entendu tout ce que j’avais dit, et dont la présence avait empêché la sincérité des réponses.

Je sortis pis qu’enragé, je revins l’après-midi, je lui donnai un billet par lequel je l’assurais d’un amour éternel ; et que j’étais préparé à tout événement pour la tirer d’où elle était. Je l’assurais que je viendrais dans trois jours quérir la réponse que je lui demandais, et la priais de m’indiquer les moyens qu’elle jugerait à propos que je prisse, pour la tirer de prison. Je l’instruisais en peu de mots de ce que son frère et moi avions dit. Elle me donna la lettre qu’elle avait écrite, qui fut pour son frère un galimatias. Elle le priait de ne souffrir plus que j’allasse la voir, parce que je lui avais tenu des propos indécents, dont la religieuse qui m’écoutait, était scandalisée. Qu’elle avait eu toutes les peines imaginables à l’empêcher de rapporter à la Supérieure ce qu’elle avait entendu. Qu’elle le lui avait pourtant promis, mais à condition qu’elle ne souffrirait plus mes visites. Que pour elle, elle n’avait rien trouvé à redire à mes discours, ayant pris son parti, mais qu’il n’en était pas de même de cette fille. Elle le priait de l’aller voir, comme il le lui avait promis.

Ce fut là ce qui nous fit connaître que cette lettre était pour moi, et qu’elle l’avait écrite devant cette sœur écoute, à qui elle l’avait montrée, et c’était en effet la vérité. Je le priai de n’en rien déclarer, il me le promit, et de me rendre tous les services qui dépendraient de lui, pourvu que cela ne lui fît point de tort auprès de son père, qui ne le lui pardonnerait jamais. J’acceptai les conditions qu’il voulut mettre dans le marché, résolu de pousser ma pointe, et de mettre plutôt le feu au convent que d’y laisser Clémence malgré elle. J’y retournai trois jours après, mais la sœur n’avait pas été secrète ; car lorsque j’allai la demander, cette fille vint au parloir, qui m’ayant reconnu, me dit sans façon, que je ne verrais assurément pas Clémence. Je reçus ce compliment comme un effet de ses soins, et je la remerciai si bien, qu’elle en fut scandalisée ; la Supérieure qui vint, ne fut pas mieux traitée, et me traita moi comme un démon, et fut prête à me faire jeter de l’eau bénite.

Je revins donc comme j’étais allé. Je priai mon ami d’y aller ou d’y envoyer. Il me dit qu’il ne pouvait pas quitter son père, et qu’il y envoierait un laquais quand je voudrais. Que je prisse garde à mes actions plus que jamais, parce que les religieuses lui avaient écrit qu’il avait été un homme du monde la voir, qui avait tâché de la dégoûter du couvent. Que cet homme était bien fait, et qu’il était à craindre qu’elle ne s’en laissât persuader. Que même depuis ses visites, elle paraissait avoir plus d’indévotion et des distractions plus fréquentes que jamais.

Il écrivit à sa sœur une lettre de créance en particulier pour le porteur, par laquelle il lui mandait, qu’elle pouvait lui donner tout ce qu’elle voudrait m’envoyer. J’y ajoutai un mot de ma main qui disait la même chose. Cette lettre-ci devait être secrète. Il en écrivit une autre, par laquelle il lui mandait qu’il était surpris des plaintes que son couvent faisait d’elle, qu’elle souffrait un homme avec scandale ; que cela n’était pas bien, qu’il ne savait qui était cet homme, et qu’il ne voulait point l’apprendre, parce qu’il en arriverait trop de malheur. Qu’il fallait que ce fût un homme de qualité, puisqu’il était assez hardi pour brusquer son père et lui, et s’exposer à leur ressentiment ; et qu’afin qu’il ne pût pas corrompre le laquais qu’il y envoierait, s’il se servait toujours du même, il lui envoierait toujours des visages nouveaux. Enfin il ne lui écrivit rien que d’un pédagogue, parce que ne doutant pas que cette lettre ne fût vue de son père, il n’était pas fâché de lui faire sa cour, et qu’outre cela, cette manière lui ouvrait mille moyens de nous servir.

Nous envoyâmes donc ce laquais, qui fut un des miens que je connaissais pour habile. Je l’instruisis, et lui ayant fait prendre un justaucorps des livrées de Bernay, il me rapporta réponse telle que je la souhaitais… On avance bien plus ses affaires d’amour avec une cloîtrée, qu’avec une fille du monde. La raison en est, que tous les hommes sont pour une renfermée matière à tentation, et outre cela, le papier ne rougissant pas, elles s’expliquent bien plus hardiment qu’elles ne parleraient, et s’engagent bien davantage. Elles se font même une espèce d’habitude des paroles de tendresse les plus expressives ; et lorsqu’après cela un amant les voit en particulier, il n’a que fort peu de peine à les faire soutenir par des effets, ce qu’elles ont promis par écrit. Je fus convaincu de cette vérité par la lettre que je reçus et que voici.

Madame de Terny voulut en cet endroit empêcher son époux de lire cette lettre, et n’en vint pas à bout. Au contraire elle ne fit qu’augmenter la curiosité de la compagnie ; et comme cette lettre était un peu forte et qu’elle avait honte d’en avoir tant écrit, elle se retira. Tant mieux, dit Terny, sa présence me gênait. J’en parlerai avec plus de liberté, et ne vous cacherai pas quelques circonstances que j’aurais tues devant elle. Je les ai apportées toutes sur moi, elles sont longues ; mais les religieuses n’épargnent ni le temps ni le papier, donnent carrière à leur passion, qui seule les occupe faute de dissipation. Et comme elles ne m’ont point ennuyé, je crois qu’elles ne vous ennuieront pas non plus. Tenez, Monsieur, poursuivit-il, en la présentant à Des Ronais, lisez-la. Il la prit, et lut ce qui suit.

LETTRE.

Je suis extrêmement embarrassée de la manière dont je dois vous répondre. Je crains de vous en dire trop pour mon honneur ; je crains de ne vous en pas dire assez pour exciter votre compassion. Je crains, si je refuse vos offres, de ne retrouver jamais les moyens de sortir d’ici ; outre que je voudrais bien ne devoir ma liberté qu’à vos soins. Mais si je les accepte, j’appréhende de me faire auprès de vous une mauvaise réputation. Je ne sais quel parti prendre ; je voudrais bien sortir d’ici ; je voudrais bien que vous fussiez persuadé que ce n’est qu’à cause de vous que j’en voudrais sortir ; mais je voudrais bien ne vous paraître pas si facile : car, à ce que j’ai ouï dire, les hommes ne mesurent le prix de leurs conquêtes qu’au plus ou moins de facilité qu’ils ont trouvé à les faire. Dès la première fois que vous m’avez vue, vous avez lu dans mes yeux toute l’aversion que j’ai pour le convent, n’y auriez-vous point vu aussi les troubles que votre présence excitait dans mon cœur ? Je n’ai aucune expérience du monde ; ce que je dis me paraît trop fort et trop hardi pour une fille : il me paraît en même temps trop faible et trop timide, pour bien exprimer ce que je sens. Je crains de ne pas compatir avec les embarras du monde, si ce qu’on m’en a dit est vrai ; mais je ne puis me résoudre à la retraite, parce que je ne vous verrais pas. Il faut pourtant que je renonce à vous voir, tout le couvent est scandalisé des propos que vous m’avez tenus. On vous regarde comme un démon que l’enfer a déchaîné pour me venir tenter. Il n’y a que moi qui approuve tout ce que je vous ai entendu dire. Mon cœur n’écoute que ses raisons, il vous justifie de sa propre autorité, et s’en tient à son jugement. Vous m’avez dit, et vous m’avez écrit que vous m’aimiez : je crois que vous dites aussi vrai que moi, quand je dis que je vous aime. Je n’accepte point vos offres, on ne me presse point de faire mes vœux. Tant qu’on ne me pressera pas de prendre un engagement, je resterai dans les termes où j’en suis ; mais si on veut me forcer, je vous ferai souvenir de votre parole. Ne souhaitez point qu’on me force, mes désirs peut-être s’accorderaient avec les vôtres, et ce serait trop de vouloir tous deux la même chose en même temps. Par quel dessein êtes-vous venu dans mon couvent ? Pourquoi prendre si généreusement mon parti ? Pourquoi me dégoûter de la clôture ? Je comptais sur tous les chagrins que ma famille m’a donnés, ils me faisaient regarder le convent comme l’unique port aux malheurs que je prévoyais dans le monde. L’amant qu’on m’avait offert, m’avait inspiré de l’horreur pour tous les autres. Je n’avais jamais vu que des gens d’Église trop âgés et trop dégoûtants pour inspirer de la tendresse. Ils ne me parlaient que des troubles de la vie. Je n’avais jamais rien vu qu’un père injuste et violent. Je n’avais jamais vu d’homme capable de se faire aimer que mon frère. La nature et le devoir m’avaient défendue contre lui. Tout cela m’avait fait trouver mon état supportable. Je vous ai vu, mes réflexions se sont évanouies. Le mariage infortuné de ma sœur ne me fait plus trembler. Mon couvent me paraît une prison affreuse ; et je ne crains plus les embarras du monde. Entretenez toujours l’amitié de mon frère ; elle ne nous sera pas inutile. Engagez-le à vous faire tenir mes lettres, et à me faire rendre les vôtres. Notre commerce est contre ses intérêts, peut-être suis-je folle pour croire qu’il y voudra prêter les mains ; cependant il est honnête homme, et je compte sur son amitié. Agissez à cet égard, avec prudence ; les occasions de nous voir ne dépendent point de moi. Si vous en tentez quelqu’une, vous me ferez resserrer plus que jamais, si vous n’en tentez point, vous me désespérerez, faites encore là-dessus ce qu’il vous plaira. N’envoyez ici que des laquais bien instruits, et toujours une lettre dévote, parce que je suis obligée de les faire voir à la Supérieure. Qu’on me donne les réponses de même. Adieu, je ne vois pas que je suis trop longue ; mais pardonnez cela à l’inutilité où je suis dans un couvent, peut-être à présent plus occupée que je ne voudrais des troubles de mon cœur, des espérances et des craintes qui m’agitent.

Je montrai cette lettre à Bernay. C’est aller bien vite, dit-il en riant ; et c’est en savoir beaucoup à dix-huit ans, sans avoir vu le monde : on appelle cela faire bien du chemin en peu de temps. Effectivement, poursuivit-il, les pères et les mères exposent terriblement la vertu de leurs enfants, lorsqu’ils les obligent d’embrasser une vie renfermée sans aucune vocation ! Mais dites-moi sincèrement à quelles démarches voulez-vous engager ma sœur ? Je vois bien qu’elle ne sera jamais religieuse ; je la connais, elle fera tout ce que vous voudrez, j’en suis persuadé ; mais que voudrez-vous qu’elle fasse ? Je ne veux pas, répondis-je, rien exiger d’elle qui puisse lui faire tort, ni devant Dieu, ni devant les hommes ; mais très assurément, j’empêcherai qu’elle soit religieuse. Je me soucie là-dessus de la colère de votre père, comme du vent qui soufflait il y a mille ans. Je ne demande qu’à l’épouser ; et pour cela je vous demande de ne nous être pas contraire. Écoutez, je m’engagerai, me dit-il, par tous les serments que vous voudriez exiger de moi, que je vous servirai en tout et partout, envers et contre tous, que je vous garderai un secret inviolable, que je faciliterai son enlèvement, s’il est nécessaire d’en venir jusque-là, pour vous la mettre entre les bras ; mais je veux que vous me juriez aussi de ne l’engager à rien sans ma participation ; car de l’humeur entreprenante comme elle est, si vous étiez assez fourbe pour la tromper, vous en viendriez facilement à bout (et cela ne se terminerait que par ma vie ou la vôtre.) Je lui jurai tout ce qu’il voulut, et nous nous engageâmes si bien l’un à l’autre, que depuis ce moment nous nous sommes regardés comme frères.

Il était attaché à Paris par une amourette, et moi par sa sœur. Nous aurions bien voulu y rester quelque temps ; mais le Roi ne nous consulta pas ; nous eûmes ordre de partir dès la fin de janvier, temps mal propre pour faire la guerre ; mais le Roi qui ne se ménageait pas plus que le moindre volontaire, avait insensiblement désaccoutumé les troupes d’attendre la saison ; il fallut donc se résoudre à partir. Je ne voulus pas faire la campagne sans voir Clémence. J’y allai avec son frère, il la vit et lui parla ; mais on me refusa la porte, quelque colère qu’il en montrât, le père qui avait été instruit de ce qui s’était passé, et qui avait enfin su que c’était moi, avait expressément défendu de la laisser voir à qui que ce fût, qui ne fût de sa famille. Mon ami m’en témoigna son chagrin, j’en fus au désespoir : mais je ne me rebutai pas, et je cherchai tant de moyens, qu’enfin j’en trouvai un tout à fait extraordinaire.

J’avais un valet de chambre nommé Gauthier, le même qui a tant donné de jalousie à Monsieur Des Ronais ; je l’ai encore, il sait un peu peindre : j’ai toujours eu de la confiance en lui. Je lui fis part de mon embarras, nous cherchâmes quelque invention pour me satisfaire, et nous nous arrêtâmes à celle de me déguiser si bien, qu’on ne pût pas me reconnaître. Je demandai à Bernay s’il n’irait plus voir sa sœur, il me dit que non, mais qu’il devait lui envoyer des livres qu’elle lui avait demandés. Je les pris avec un habit de ses livrées. Mon valet de chambre me peignit le visage avec une certaine composition, que les peintres nomment pastel ; et me changea tellement les traits et la couleur, que je ne me reconnus plus moi-même. J’allai voir mon ami ainsi déguisé, je lui donnai un billet de moi, par lequel je le priais de me faire réponse. J’avais pris un justaucorps d’un de mes gens, il ne me reconnut pas ; mais comme il connaissait tous mes domestiques, il me demanda depuis quand j’étais au service de Monsieur de Terny. Je ne pus m’empêcher de rire, et ma voix me découvrit. Il admira l’invention, et s’en servit le même jour, pour aller dire adieu à sa maîtresse, dont le mari jaloux avait découvert une partie de l’intrigue, et pensé faire un mauvais parti, depuis peu de temps, à l’un et à l’autre.

Vous riez, poursuivit de Terny, en s’interrompant soi-même, vous croyez que ce déguisement est un incident de roman purement inventé, il n’est pourtant rien de plus vrai, et j’en puis répondre, puisque c’est moi-même qui m’en suis servi. Ma femme et mon valet de chambre sont tous deux pleins de vie, et… Poursuivez, interrompit en riant Madame de Contamine, le pastel est venu fort à propos, les yeux et la voix ne tiennent point contre.

Je sois damné, reprit-il, si j’impose d’un mot. Ne craignant donc plus d’être découvert, je pris le chemin du couvent, et je demandai Clémence de la part de son frère. Il y avait une lettre de lui et une autre de moi, par laquelle je l’instruisais que j’en étais le porteur. Je lui donnai le tout, et déguisai ma voix le plus qu’il me fut possible. Je lui dis que je reviendrais l’après-midi quérir la réponse. Je ne restai qu’un moment crainte de donner du soupçon ; j’affectai même toutes les manières d’un idiot. Elle me parut abattue et changée, et sa sœur que je vis aussi, me parut bien plus propre à faire figure dans un bal que dans un couvent. Elle n’y a pas été longtemps, je croyais ne travailler que pour en faire sortir Clémence, et par succession de temps, j’ai été cause que la cadette en est sortie. Quoiqu’elle me haïsse de tout son petit cœur, elle m’a pourtant l’obligation d’être décloîtrée.

Je retournai dans ce couvent l’après-midi : les deux sœurs me donnèrent leurs lettres, et toujours avec mes airs de niais, nous nous dîmes Clémence et moi bien des choses que nous seuls entendions. J’en partis chargé de lettres et de compliments pour mon ami, et voici celle que Clémence m’écrivait ; lisez-la s’il vous plaît. Des Ronais la prit et lut ce qui suit.

LETTRE.

Votre visite m’expose aux risques de la pénitence du couvent, quoiqu’elle ne me cause qu’une joie imparfaite. Je n’ai point reconnu dans vous des traits si vivement gravés dans mon cœur. Votre déguisement me passe ; comment des indifférents vous auraient-ils reconnu, puisque je m’y suis trompée ? Venez me voir encore si vous pouvez, puisque vous partez demain, je ne m’y attends plus. Que vais-je devenir ? Ne vous ai-je vu que pour vous perdre ? Vous m’aviez promis de me tirer d’ici, vous partez et vous m’y laissez ! Ne deviez-vous pas me mettre dans la nécessité de vous suivre ; vous m’auriez déguisée près de vous, autant que vous l’avez été près de moi. Que dis-je ? Toute ma raison cède au désespoir où votre départ me jette ; je ne me connais plus ; quelle vie vais-je mener ! Et vous quelle sûreté me donnez-vous de ne me point oublier ? Dois-je en croire vos lettres et vos serments ? Votre départ ne les dément-il pas ? Quelle sûreté pour l’avenir ? Ou plutôt quelle certitude de votre peu de sincérité ? Je ne vous ressemble pas, je tiendrai mieux ce que je vous ai promis. Je ne vous oublierai jamais ; et dans toutes les amertumes qui vont empoisonner ma vie, vous serez le seul que je réclamerai. Hélas ! c’est à présent que je regarde mon couvent comme mon asile ! Quel plaisir ai-je à espérer dans le monde ? C’est assez pour vous de m’avoir tout à fait vaincue, vous méprisez votre victoire. J’ai refusé un homme qu’on m’offrait, celui à qui je me suis offerte m’abandonne ! Malheureuse ! J’abandonne tout à mon tour. Adieu Monsieur, votre départ m’apprend à ne plus compter sur vous, et tout le reste du monde ne m’est de rien. Ne vous opposez plus à la tranquillité de ma vie que je vais chercher. Mais non, je ne pourrai jamais calmer les troubles que votre seule idée conservera dans mon cœur. Votre lettre, votre déguisement me parlent en votre faveur. L’amour-propre me dit que vous m’aimez encore. Votre éloignement m’en veut désabuser, lequel croirai-je ? Je me rends à vos raisons. Je crois que vous m’aimez ; mais est-ce bien me le prouver, que d’aller de gaieté de cœur exposer votre vie pour des intérêts, où mon amour ne veut point prendre de part ? L’honneur vous l’ordonne, l’amour ne vous le défend-il pas ? Vous me sacrifiez à tout ; et moi je ne regarde plus rien que par rapport à vous. J’exécuterai vos ordres, je me conformerai à la nécessité où je suis de ne me plus faire d’ennemis. Je tâcherai de regagner la confiance de mon père, vous me l’ordonnez cela me suffit. Mais si l’on en vient jusques au point de m’obliger à renoncer tout à fait à vous, adieu le déguisement, je reviendrai moi-même. Je vous instruirai de tout ce qui m’arrivera, l’amour m’en donnera les moyens ; ce sera à vous d’y chercher du remède. Mais si vous ne me secourez pas, assurez-vous que la mort me délivrera de la nécessité de faire des vœux contraires à ceux que je fais d’être à vous de quelque manière que ce puisse être. Je sors des bornes que ma pudeur me devrait prescrire je le sens bien, mais ma passion m’accable et triomphe de ma raison. Adieu, ayez soin de mon frère, soyez toujours bons amis ; instruisez-moi de tout ce que vous ferez, et revenez le plus tôt qu’il vous sera possible.

Nous partîmes le lendemain, Bernay et moi, reprit Terny. Nous allâmes ensemble jusqu’à Fribourg. Je vins avec Monsieur de Turenne jusqu’à Strasbourg ; et lui, il fut d’un détachement commandé par Monsieur de Duras : je ne vous parlerai point d’une des plus glorieuses campagnes de ce grand homme que nous perdîmes peu après. Nous repoussâmes les Allemands, nous les poursuivîmes, et lorsque je crus aller me rejoindre à Bernay, j’appris qu’il avait été tué trois jours auparavant dans une rencontre proche d’Offembourg. Je ne vous dirai point quel regret j’eus de sa perte, elle me fut trop sensible pour en renouveler la douleur. J’eus des nouvelles de Paris toutes différentes, Clémence m’écrivit que Madame d’Ornex sa sœur était morte, maudissant père et mari, qu’elle n’avait jamais voulu voir qu’une heure avant sa mort, et qu’elle qu’on avait envoyé quérir dans son couvent, était chez son père. Je regrettai cette dame, parce qu’elle m’avait toujours paru fort vertueuse. J’espérai que Monsieur de Bernay frappé d’un exemple si récent et si funeste, ne contraindrait plus ni Clémence, ni sa sœur, qui étaient devenues deux riches héritières. J’espérai qu’il les laisserait maîtresses d’elles-mêmes, ou du moins qu’il ne les violenterait pas. Je m’abandonnai au plaisir de savoir que Clémence n’était plus renfermée. Je crus avoir tout lieu d’espérer qu’elle serait à moi du consentement même de son père, et je revins à Paris dans cette pensée qui me trompa.

Je trouvai sa fille chez lui, il était très malade, non pas du chagrin de la mort de ses enfants, il était trop dur pour en prendre, mais malade de la fatigue qu’il s’était donnée à faire enrager d’Ornex, pour retirer de lui la dot qu’il avait donnée à sa fille. Comme ces deux hommes sont de même pâte, leur union s’était rompue par le partage de leur intérêt. Le beau-père chicanait le gendre, qui de son côté ne l’épargnait pas, chacun ayant trouvé un homme capable de lui tenir tête, ce fut un plaisir de les voir plaider. Le procès, à force d’être civil, devint enfin criminel, ils s’accusaient l’un l’autre d’être la cause de la mort de la défunte. Le beau-père cita tous les mauvais traitements du gendre à sa femme, il les peignait de toutes les couleurs les plus touchantes. Son avocat l’avait cité de son caractère, et pour lui faire plaindre sa fille avec plus d’emphase, il le revêtait de toute la tendresse d’un bon père, et de la pitié la plus vive.

D’Ornex de son côté montrait la mauvaise foi de Bernay, et en déclarant qu’il avait épousé sa femme malgré elle, il se couvrait lui-même de confusion ; mais il voulait faire voir la dureté que son père avait eue pour elle, aussi bien que pour ses sœurs, dont le peu de vocation fut cité. Il déclamait contre lui, sur tout ce qu’il avait fait à sa fille, qu’il avait même frappée depuis son mariage. Enfin ces deux hommes donnèrent à rire à tout le monde. Leurs amis communs firent cesser ce scandale public en les accommodant peu de temps après ; mais le beau-père avait pris l’affaire tellement à cœur, et s’était tellement fatigué à la poursuivre, qu’il en était tombé malade, autant de l’esprit que du corps. J’espérais qu’il en mourrait, je demandais tous les jours à Dieu la fin de sa vie. Je ne fus point exaucé ; il revint de cette maladie, après avoir gardé le lit près de quatre mois, pendant lesquels je vis tous les jours Clémence, sans qu’il le sût ; car aussitôt qu’il avait su mon retour, il lui avait défendu de me voir et de me parler.

Il avait été instruit que ç’avait été moi qui avais si bien dégoûté sa fille du couvent. Je n’ai jamais su que ce seul endroit qui ait pu m’attirer sa haine, et je suis persuadé que si sa fille et moi ne nous fussions point aimés l’un l’autre, il aurait consenti à notre mariage. C’est son humeur, il ne peut voir sans chagrin l’union de personne, et pour lui plaire, il faut être dans un perpétuel désordre. Ne sachant point cette défense, j’allai chez lui ; il me reçut assez mal, je crus que c’était un effet de sa maladie. Je vis sa fille qui voulant se bien remettre dans son esprit, s’abaissait à des services indignes, non seulement d’une fille de naissance, mais même d’un domestique, à moins qu’il n’ait été pris exprès. Je n’ai jamais vu de malade plus brutal. Il eut assez peu de considération pour ma présence, pour la frapper devant moi, et lui jeter au visage un verre qu’elle lui avait donné pour boire. Ma visite fut courte, je souffrais trop pour la faire longue. Je sortis de sa chambre, et j’attendis sa fille à côté. Elle vint, nous descendîmes dans une salle. Ce fut là que nous nous fîmes toutes les caresses dont nous pûmes nous aviser, et que nous nous parlâmes pour la première fois seul à seul. Je la plaignis, elle me dit que je ne voyais pas tout ; et qu’il n’y avait pas de fille plus malheureuse qu’elle. Nous prîmes des mesures pour nous voir tous les jours. Comme aucun des domestiques n’approuvait la conduite dure et barbare du père, qui leur faisait horreur, et que chacun d’eux était fâché de voir leur jeune maîtresse traitée si cruellement, tous lui prêtaient la main et l’aimaient. Je la voyais donc tous les jours, et tous les jours j’apprenais quelque nouvelle extravagance de son père. Il faut que je lui rende la justice qui lui est due, quelque plainte qu’elle m’en fît, elle ne sortit jamais du respect qu’une fille doit à son père, tel soit-il. Elle me témoigna qu’elle aurait voulu être encore dans son couvent, et qu’elle ne restait chez lui qu’à cause de la facilité qu’elle avait à me voir.

Etant dans ces sentiments, je n’eus pas beaucoup de peine à la résoudre de se laisser enlever ; mais afin de donner prétexte à cette démarche, je la fis demander en mariage avec le consentement de mes parents, qui eurent assez de peine à me le donner, quoique j’eusse pu m’en passer. Je puis dire, sans ostentation, que par toutes sortes d’endroits Clémence ne pouvait pas mieux trouver que moi. Tous les gens à qui j’en parlai, crurent l’affaire faite, elle ni moi ne le crurent pas. Il savait que j’aimais sa fille, et qu’elle ne me haïssait pas, c’en fut assez pour me la refuser. Il répondit que sa fille n’était point pour moi, et que je ne lui plaisais pas. Il était vrai, on disait que j’étais honnête homme, c’était le moyen de n’être pas de ses amis. Il ne donna aucune raison de son ridicule refus, qu’il consentirait plutôt que sa fille épousât le diable que moi. Nous nous étions attendus à cette réponse qui ne nous surprit pas, et nous prîmes tout de bon le parti de l’enlèvement, et d’aller nous épouser hors de France, ce que nous ne pouvions pas faire à Paris incognito pour plusieurs raisons très considérables, dont la religion n’était pas la moindre ; car en ce temps-là j’étais encore du troupeau égaré, comme vous l’appelez, et que nous appelions nous le troupeau réformé. Cela n’avait point empêché que Clémence ne m’aimât, et que son frère n’eût été mon intime ami ; ce n’était point une des raisons du refus de son père, car il me croyait catholique comme lui.

Quoi qu’il en soit, nous fîmes dessein de passer en Angleterre, où j’aurais trouvé de l’appui et de la protection. La vérité est que j’étais bon catholique dans l’âme, mais j’étais retenu de me déclarer à cause d’une vieille tante que j’avais, dont je devais hériter, et qui m’aurait exhérédé aussi bien qu’un de mes cousins. Son bien était très considérable, ainsi je me ménageais auprès d’elle, et je comptais sur son appui. Elle me l’avait promis, lorsque je lui avais mandé plus d’un an auparavant, que mon dessein était d’empêcher une fille d’être religieuse malgré elle. Elle m’avait répondu que c’était une action de charité, et s’était déchaînée d’une terrible manière contre les couvents. Je voudrais avoir sa lettre ici, pour avoir le plaisir de vous faire voir ses expressions. Elle pouvait, sans scandale, en dire tout ce que bon lui semblait. Les vœux de chasteté qu’on y pratique étaient pour elle des vœux horribles. Elle avait si peu aimé cette vertu, que la mort de son quatrième mari, dont elle était restée veuve à plus de cinquante-deux ans, lui en avait fait chercher un cinquième. Le bien qu’elle avait, lui en avait fait trouver ; mais le consistoire et les ministres s’étaient opposés à ce scandale. Je ne doutais pas qu’elle ne m’appuyât fortement, je lui écrivais dans ce sentiment, et pour l’engager à tout faire, je lui mandais que la fille en question, qui était la même dont je lui avais déjà écrit, était prête de passer avec moi en Angleterre, et d’y embrasser la religion réformée. Je la piquais de l’honneur de sauver une âme à Dieu en la retirant de la religion du pape ; en un mot, ma lettre était d’un véritable huguenot. Elle aurait assurément donné dedans, et vendu pour m’envoyer de l’argent, tout ce qu’elle aurait pu vendre ; mais grâce à Dieu, ma lettre n’arriva que deux jours après sa mort, et j’en reçus la nouvelle dans le temps que je préparais tout pour l’entreprise.

Je montrai ces nouvelles à Clémence ; je la priai de souffrir encore quelque temps la mauvaise humeur de son père. Je lui remontrai qu’il m’était de la dernière conséquence d’aller recueillir cette succession. Je lui promis d’être bientôt de retour avec tout l’argent comptant que je pourrais faire. Nous changeâmes le dessein que nous avions eu d’aller en Angleterre, en celui d’aller à Avignon sur les terres du pape, où j’espérais faire des connaissances, puisque j’allais m’en approcher. Je lui avais juré de me faire catholique, je lui tins parole, et j’allai faire mon abjuration chez Messieurs de l’Oratoire, l’un desquels avait beaucoup travaillé à mon instruction il y avait plus de quatre ans ; ainsi je satisfis en même temps ma conscience et ma maîtresse. Nous prîmes des mesures pour la sûreté de nos lettres, parce que son père était tout puissant auprès des directeurs de la poste, qui étaient de ses intimes.

Clémence connaissait Mademoiselle Dupuis de longue main. Elles avaient été fort longtemps pensionnaires et bonnes amies ensemble. Elle lui confia notre secret, et la pria de vouloir bien lui rendre toutes les lettres qui lui seraient écrites par moi sous le nom de Gauthier, et d’en faire tenir les réponses au même nom. Nous nous servîmes du nom de mon valet de chambre qui est du pays où j’allais, où son nom de famille est connu, et nullement son nom de guerre, qui n’est connu qu’ici. Je voudrais, poursuivit-il, parlant à Des Ronais, que Mademoiselle nous eût refusé son entremise, parce que votre brouillerie en provient, et que nous en sommes la cause innocente. Voilà le mystère ; mais vous en allez être encore mieux éclairci. Je partis de Paris le lendemain de mon abjuration. J’arrivai chez ma tante à Grenoble peu de temps après, parce que je pris la poste comme vous la prîtes ensuite. Mes parents furent étonnés de trouver dans moi un bon catholique au lieu d’un zélé huguenot ; mon changement de religion fit diligenter mes affaires. Je revins à Grenoble pour les terminer tout à fait. Ce fut là que je reçus une lettre de Clémence. Je vous prie de la lire, dit-il, en parlant à Des Ronais, c’est celle qui a donné lieu à la réponse que vous avez vue qui vous a tant chagriné.

LETTRE.

Je vous avais promis de souffrir jusqu’à votre retour tous les mauvais traitements de mon père ; depuis plus de deux mois qu’il sait que vous n’êtes point à Paris, il les a redoublés. Je ne vous dirai point ce qu’il m’a fait, vous savez de quoi il est capable. Il est étonnant qu’il m’ait regardée plutôt comme une servante que comme sa fille. Il ne pouvait souffrir que personne le servît que moi ; je mettais la main à tout ; je faisais tout ce qu’il voulait, et pour toute récompense j’en étais maltraitée. Je vous aurais pourtant tenu parole, je m’étais à votre considération insensiblement accoutumée à ses duretés, je les supportais assez patiemment ; mais je n’ai pu supporter qu’il ait voulu nous séparer. Une nouvelle persécution a commencé avec sa santé ; c’est celle de me marier à son choix. Il a mis en deux jours de temps les choses sur le pied d’épouser le troisième. Il m’a voulu obliger de signer un contrat de mariage, avec un homme d’armée, qui d’abord ne recherchait son alliance que pour le bien ; mais après m’avoir vue, l’amour s’en est mêlé, et la persécution a redoublé. Cet homme est de qualité ; mais assez malhonnête homme, pour vouloir m’épouser, après l’aveu sincère que je lui ai fait de l’état de mon cœur, je vous aime trop pour être infidèle. J’ai été deux jours enfermée, on voulait à force de rigueurs exiger de moi mon consentement, grâce à mon amour, j’ai tenu bon, bien résolue de mourir plutôt, que d’être jamais à un autre que vous. Le maître d’hôtel de mon père a eu pitié de l’état où j’étais réduite, il m’a donné les moyens d’en sortir. J’ai passé deux nuits chez Mademoiselle Dupuis, après quoi je me suis mise dans un couvent que mon père ignore, et non pas dans celui où j’étais, parce qu’il y a trop d’amis. J’ai déguisé mon nom, on ne m’y connaît pas, et je l’ai fait afin de pouvoir en sortir sitôt que vous serez de retour ; hâtez-vous de venir m’en retirer. Adressez toujours vos lettres à Mademoiselle Dupuis, tâchez pourtant de m’apporter la réponse de celle-ci. Ne mettez point d’enveloppe, le nom lui fera connaître à qui elles seront destinées : elle y mettra une enveloppe d’écriture de fille, et me les fera tenir. Je n’attends que vous, sitôt que vous serez arrivé, je me jetterai entre vos bras ; je suis prête à tout. Je rends la dureté de mon père responsable devant Dieu de toutes les démarches que mon désespoir peut me faire faire. Sa cruauté pour moi me dispense de lui demander, ni d’attendre aucun consentement de sa part. Je ne le regarde plus que comme mon bourreau et mon tyran. Le désespoir où je suis est tel, que si votre secours me manquait, je terminerais assurément par une mort volontaire et précipitée, tous les malheurs qui m’ont jusqu’ici poursuivie. Venez promptement, je ne puis m’empêcher de vous le répéter. Adieu, je suis votre fidèle

Clémence de Bernay.

A… le 14. etc.

Je revins à Paris, poursuivit Terny, le plus promptement qu’il me fut possible. J’allai descendre à mon auberge ordinaire. Bernay qui ne savait où était sa fille, et qui se douta que j’en serais informé, avait mis des gens en garde. Il fut averti de mon retour et me fit suivre. Ma première visite fut chez Mademoiselle Dupuis que je trouvai toute en pleurs, à cause de l’équivoque de ma lettre qu’elle me conta. J’en fus au désespoir, je voulus vous désabuser, vous n’étiez point à Paris, j’écrivis à Grenoble une lettre pour vous, qu’on m’a renvoyée, je n’ai pu vous joindre depuis, parce que je n’ai point resté à Paris, où il n’y a que trois jours que ma femme et moi sommes de retour.

Mademoiselle, poursuivit-il, montrant la belle Dupuis, m’ayant dit dans quel couvent Clémence s’était retirée, j’y allai. Je la trouvai plus résolue que je ne l’espérais ; et le jour fut pris pour en sortir, et partir le lendemain. Si je l’avais emmenée dans le moment, le rapt était avéré ; mais Dieu fait tout pour le mieux. Cela suffit Monsieur, interrompit Des Ronais, je suis très persuadé de l’innocence de ma belle maîtresse, et ce n’était point tant le dessein d’entendre votre histoire, et sa justification, qu’un véritable repentir qui m’a amené ici. Vous verrez bientôt la conclusion de nos amours, si elle le veut bien ; car pour celle des vôtres, je crois les voir à votre retour. Ce ne fut que près de six mois après, reprit-il, les plus rudes traverses n’étaient point essuyées. Pourrait-on les savoir, dit la belle Madame de Contamine, je vous avoue que j’en ai envie ; car je vois bien que vous n’avez jamais été marié du consentement de Monsieur de Bernay, qui est encore en vie, et que vous n’aimez guère, de la manière dont vous venez d’en parler. — Il est vrai, Madame, répondit Terny, que ç’a été malgré lui que nous nous sommes donnés l’un à l’autre, quoique ce fût en sa présence. Il n’est point encore de nos amis, je suis assez content qu’il ne nous chagrine point. Ma femme et moi ne l’avons pas vu depuis que nous sommes mari et femme ; si pourtant il voulait se réconcilier de bonne foi, nous y prêterions volontiers la main, nous irions même au-devant ; mais suivant toutes les apparences, nous n’aurons justice que de sa succession, ou il ne nous la rendra lui-même, que lorsqu’il sera prêt d’aller se présenter à celle de l’autre monde ; et encore serions-nous bienheureux, parce qu’il éviterait une source inépuisable de procès ; mais nous ne nous y attendons pas, lui qui se plaît dans la désunion, en laissera des semences après sa mort. Cependant puisque vous voulez savoir le reste, je vais vous satisfaire.

Il sut, en me faisant suivre, dans quel couvent était sa fille. Il y vint le lendemain matin, et la recommanda de bonne sorte : il se servit de mon nom pour parler à elle. Je vous laisse à penser ce qu’elle devint lorsqu’elle le vit, elle ne lui dit pas un mot, et se retira dans l’instant même, il eut donc tout le temps de parler à la Supérieure et d’empêcher la sortie de Clémence.

J’arrivai avec un carrosse. Je tombai de mon haut, lorsque je vis le changement de scène. Nous n’étions pas assez bons amis lui et moi, pour nous faire bon visage. Nous nous regardâmes d’un air à faire peur. Tout père de ma maîtresse qu’il était, nous en fussions venus aux prises, s’il avait été de ma profession et de mon âge ; mais n’étant qu’un homme de plume, je me contentai de le traiter comme un scélérat. Il me répondit du même ton. Je levai ma canne, et assurément je me serais fait des affaires dont je me repentirais encore, si mon valet de chambre plus sage que moi, ne m’eût arrêté. Je reconnus ma faute, et je revins sur mes pas, sans avoir pu voir Clémence. Bernay revint aussi ; je sus qu’il avait voulu me faire un procès pour rapt, mais il ne pouvait le prouver, et la volonté ne se punit point : on ne le lui conseilla pas. Comme sa vengeance manquait de ce côté-là, il voulut se venger autrement par le moyen de son prétendu gendre, à quoi il réussit très mal.

Étant à Paris je revins voir Mademoiselle Dupuis. Je la consolai le mieux qu’il me fut possible, et je m’attristai avec elle. Je lui contai mon malheur, elle me plaignit, et heureusement le lendemain elle me donna une lettre de Clémence ; la voici encore, Des Ronais la prit et lut ces mots.

LETTRE.

N’admirez-vous point notre malheur, mon cher amant ? Vous auriez toujours été heureux si vous ne vous étiez point attaché à moi. Mes malheurs se répandent sur tout ce qui m’approche. Je suis plus gardée ici qu’une prisonnière, cependant il me sera permis de vous écrire, car pourvu que je n’entreprenne point de sortir du couvent, on ne me défend point le reste. Je me servirai toujours de la même voie de Mademoiselle Dupuis, pour vous faire tenir mes lettres, demandez-lui la continuation de ses bontés. Je suis au désespoir de ce qui lui en coûte, mais un simple éclaircissement guérira son amant. Nos malheurs sont bien plus cruels, l’amie qu’elle a ici m’a assurée d’un secret inviolable, servez-vous de la même voie. On m’assure que mon père ne sera pas le maître de me retirer d’ici, et j’y resterai malgré lui ; mais ayez tout à fait pitié d’une malheureuse, ma bourse est épuisée, payez ma pension vous-même, non seulement pour obliger le couvent à me retenir et à me considérer, mais aussi afin que je ne sois point obligée de rien demander à Monsieur de Bernay, que je ne regarde plus comme mon père. Quand je serai à vous, vous pourrez lui faire rendre compte de mon bien ; il ne peut plus m’ôter celui de ma mère. Jusqu’à ce temps-là, je ne vois rien à espérer, et ce bienheureux temps n’arrivera pas sitôt ; ce sont les plus belles années de ma vie que je passe dans les douleurs. Il n’importe, mon amour est à l’épreuve de tout. Tout ce que je crains, c’est que les chagrins et le temps ne vous rebutent, et ne ternissent l’éclat de beauté et de jeunesse que je vous ai vu vanter. Je crains de n’être pas toujours aimable à vos yeux, c’est le seul soin qui m’occupe. Pour le reste, je le tiens au-dessous de moi ; et si vous m’êtes fidèle, vous me verrez mépriser tout ce qui pourrait faire trembler un[e] autre. Si vous cessez de m’aimer, je finirai moi-même mes malheurs. Je me punirai du crime de mon père et du temps qui m’auront enlevé tout ce que vous aimiez. Je vais passer tout ce temps-là uniquement occupée de vous ; écrivez-moi le plus souvent que vous pourrez.

Je fis réponse à cette lettre et quoique je lui envoyasse bien plus d’argent qu’il ne lui en fallait, je ne lui en envoyai point assez pour un coup que vous saurez bientôt. Je me résolus donc d’attendre du temps, ou la mort de Bernay, ou la majorité de Clémence. Je lui promis une fidélité éternelle. Je ne songeais plus du tout à l’enlever, tous les moyens en étaient fermés. Je me préparais à prendre une charge dans la Maison du Roi, telle que celle où je vais me faire recevoir. Je traitai d’une, mais je n’eus pas le temps de conclure.

Je crois vous avoir dit que Bernay ne se plaisait que dans le désordre, et que son plus grand plaisir était de susciter des querelles, il ne l’oublia pas. Le gendre qu’il s’était choisi était effectivement un homme de guerre, qui avait acquis quelque réputation. Les biens de Bernay l’auraient fort accommodé pour rétablir sa maison ruinée ; outre cela Clémence avait trouvé sans le chercher, le secret de lui plaire. Il était enragé d’avoir manqué son coup. Il savait que j’en étais cause et me connaissait de nom. Bernay lui parla de moi comme d’un enfant à donner le fouet ; celui-ci le crut. Il eut envie de me faire querelle. Il me chercha, et comme je ne me cachais pas, il me trouva bientôt.

Il me parla devant quantité de monde sans dire son dessein ; mais d’un air à faire peur aux petits enfants. Il me demanda si je voulais que nous allassions nous promener quelque part ensemble. J’étais fort aise de le faire expliquer en bonne compagnie, ainsi je lui dis sans façon que j’avais des affaires qui demandaient ma présence en France, et que je ne voulais pas me mettre au hasard de quitter le royaume, ou de porter ma tête sur un échafaud. Il crut alors que ce que Bernay lui avait dit était vrai ; et que je n’avais recours à cette défaite que pour éviter d’en venir aux prises. Il se mit si fort en colère qu’il en perdit le sang-froid ; il me brutalisa, c’était ce que je demandais, afin de mettre les témoins de mon côté. Lorsque je vis qu’il avait tout à fait perdu les gonds, je vous supplie très humblement, Monsieur, lui dis-je fort doucement, de vouloir bien me laisser en repos, ou de vous défâcher ; car je commence à me fâcher moi ; et si nous sommes tous deux fâchés en même temps, l’un de nous deux n’en sera pas bien aise. L’air froid et tranquille dont je parlais fit rire les gens qui écoutaient. Mon rival en rougit de fureur et mit l’épée à la main ; et avant que j’eusse tiré la mienne il me pointa au bras. La vue de mon sang me mit en fureur à mon tour ; et quoi qu’on pût faire pour nous séparer, je lui portai deux coups dans le corps dont le dernier le terrassa.

Comme c’était un homme d’une maison puissante, il fallut songer à m’éloigner. On prit les dépositions des témoins qui tous m’étaient favorables. J’avais de bons amis à Paris qui se chargèrent de travailler pour moi. Je ne pris que le temps d’écrire à Clémence un mot, me remettant à lui écrire de plus loin ce qui s’était passé. Ces nouvelles la rendirent malade, je ne le sus qu’après mon éloignement, qui ne me fut pas fort sensible. Je la laissais en sûreté, et je me flattais que n’étant plus à Paris, son père la traiterait plus humainement. Je me trompais, il ne pouvait pas vivre sans faire de mal.

Je ne fus point poursuivi, je m’embarquai à Calais et passai en Angleterre auprès d’un parent assez proche qui fait une fort belle figure. J’y demeurai peu ; je repassai en Hollande pour me promener par ce beau pays, que j’avais envie de voir. Il faisait un froid si grand que toutes les eaux étaient glacées ; et qu’on allait partout à pied sec. J’écrivis de là à Clémence, et à des parents que j’avais qui sollicitaient ma grâce. La première réponse me fit revenir à Paris, où tout s’était passé à ma satisfaction. Je fis entériner mes lettres de grâce ; et j’y reçus des lettres de Clémence, qui me mandait que son père ne lui disait rien de fâcheux ; qu’elle s’était réconciliée avec lui ; qu’il venait souvent la voir, sans lui proposer aucun parti ; qu’elle lui avait inutilement parlé de moi : et qu’à cela près elle était assez tranquille. Je lui écrivis que je retournais en Angleterre passer une partie du temps qu’elle devait rester dans son couvent : je retournai en effet auprès de mon parent. J’y fus plus de trois mois sans avoir aucune de ses nouvelles. Cela m’inquiéta, et j’étais prêt de repasser en France pour savoir la cause d’un si long silence, lorsqu’un homme assez mal vêtu, mais en courrier, et que je reconnus pour avoir été de ma compagnie, m’en instruisit. Il me donna la lettre que voici ; mais avant que de la lire, il faut savoir ce qui s’était passé.

Sitôt après mon dernier départ, Bernay avait retiré Séraphine cadette de Clémence, du couvent où elle avait toujours été ; et parce qu’on la regardait comme fille unique, et que c’était en effet son dessein qu’elle devînt telle, il lui trouvait un grand parti. Elle n’est ni belle ni laide : elle a de l’agrément et est fort bien faite ; mais du reste le plus mauvais cœur de fille qu’on puisse voir, et l’esprit tourné comme celui de son père ; c’est-à-dire, qu’elle est fourbe et dissimulée, et plus intéressée qu’un juif. Bernay était venu au couvent de Clémence à qui il avait fait mille amitiés. La pauvre fille le croyait sincère. Il avait promis à la communauté de la faire bienfaitrice, si on pouvait l’obliger à se faire religieuse. Il avait offert pour elle une dot si forte, que ces bonnes dames pour ne pas laisser échapper un si grand fonds, l’avaient persécutée et enfin l’avaient obligée de prendre l’habit. Sa sœur qui n’attendait que ses vœux pour être mariée, et Bernay qui aurait déjà voulu que c’en eût été fait, lui avaient fait mille caresses.

On avait découvert qui était la religieuse qui facilitait notre commerce, on l’avait mise dans une chambre particulière. Clémence croyait, comme beaucoup d’autres que cette fille était sortie du couvent pour aller dans un autre, comme on en faisait courir le bruit. Il n’y avait que les vieilles qui fussent de la conspiration ; et cela s’était fait avec tant de promptitude et de secret qu’elle n’avait pas pu m’en informer par la voie de Mademoiselle Dupuis, qui alla pour la voir, et à qui on dit qu’elle était dans un autre couvent où son père l’avait menée : en un mot, on ne la laissait parler à personne du tout.

Elle se confia à une autre religieuse qui la trahit. On lui dit que j’étais marié en Angleterre où je m’étais retiré, elle ne le crut pas ; et cela joint à l’abandon général de tout le monde la fit douter de tout ; d’autant plus que père, sœur, religieuses, directeur et confesseur la persécutaient opiniâtrement de faire ses vœux : et de telle sorte, qu’ils voulurent lui faire signer une requête à Monseigneur l’archevêque, par laquelle elle suppliait sa charité paternelle de lui permettre de faire ses vœux trois mois après sa prise d’habit, attendu sa grande vocation, et qu’elle avait sucé les maximes du couvent, y ayant été élevée, et d’autres raisons qui ne me font rien, et toutes également fausses. Cette dernière attaque lui fit prendre un parti qui nous sauva.

Elle offrit de signer cette requête, mais elle dit qu’elle devait beaucoup d’argent dans le monde qu’elle avait emprunté, et qu’elle voulait le payer avant que de se donner à Dieu. Elle demanda trois cents louis d’or. On lui dit qu’elle ne se mît en peine de rien, et qu’on paierait toutes ses dettes. Elle dit qu’elle ne voulait pas nommer ses créanciers, à qui elle voulait envoyer cet argent par son confesseur, ou tel autre qu’elle croirait secret ; et que même, afin d’être maîtresse de cet argent, et qu’on ne s’informât pas à qui, ni par qui elle l’envoierait, elle ne voulait signer que trois jours après l’avoir reçu, et qu’elle en eût disposé, crainte qu’on ne le lui ôtât, et qu’après elle signerait tout ce qu’on voudrait ; mais que si on tardait encore deux jours à lui donner cet argent, elle ne signerait rien du tout. On la connaissait pour un esprit ferme et entier dans ses volontés : on lui donna cet argent d’autant plus librement, qu’il n’y avait plus que trois semaines jusques au jour de l’échéance de ses vœux, et qu’on ne croyait pas qu’en si peu de temps je pusse recevoir de ses nouvelles et [y répondre, après toutes] les précautions qu’on avait prises pour rompre tout commerce entre elle et moi ; et en effet peu s’en fallut qu’elle ne fût la dupe du temps. Grâce à Dieu cela n’arriva pas. Voici ce qu’elle fit de cet argent par une résolution déterminée, digne de notre amour réciproque.

Il y avait dans ce couvent une tourière, ou sœur converse qui ne paraissait pas à Clémence avoir plus de vocation qu’elle. Ce fut à cette fille qu’elle se découvrit. Elle se jeta à ses pieds, lui promit de lui donner dans le monde autant qu’il lui faudrait pour être bien mariée, si elle pouvait me faire rendre une lettre, et pour arrhes de sa reconnaissance, elle lui donna le tiers de son bien. Celle-ci charmée de l’éclat de cent louis, et de l’espérance d’un mari, qui sont deux grands points pour une fille que la seule nécessité retient dans un couvent, se rendit et lui promit toute sorte d’assistance. Elle avait un frère artisan à Paris, elle alla le quérir, et lui promit monts et merveilles s’il voulait aller en Angleterre porter une lettre, et en rapporter la réponse. Le présent de deux cents louis que Clémence lui fit tout d’un coup, le persuada bien mieux que toutes les paroles. On l’instruisit de tout ce qu’il avait à me dire, et de l’endroit où il pourrait me trouver. Il eut ordre d’aller partout où on lui dirait que je serais, si je n’étais point à Londres. Il jura de ne point perdre de temps et partit en effet le même jour. Heureusement il avait été sergent dans ma compagnie, et comme il m’aimait, il agit de cœur ; mais n’étant pas grand courrier il ne fit pas grande diligence. Il arriva cependant, et me trouva chez mon parent, il me dit ce que je viens de vous dire en me donnant la lettre que je viens de vous mettre entre les mains, et que vous pouvez lire à présent.

LETTRE.

Je vous écris celle-ci, Monsieur, sans espérance de réponse. Je ne m’emporterai point contre vous dans des plaintes inutiles, le peu de soin que vous avez eu de moi depuis trois mois que vous ne m’avez pas même fait savoir de vos nouvelles, m’a jeté dans le désespoir où je suis. Je vous ai écrit plus de vingt lettres, on m’a assuré que vous les avez reçues, et que vous n’en avez fait aucun état. Je ne me flatte plus de vous être chère, tout est fini pour moi, où sont vos serments ? Dans la résolution où je suis de me percer le cœur, il faut que je me donne la triste consolation de vous éclaircir des derniers moments d’une vie, dont vous savez le malheureux commencement. Je n’ai vécu que pour vous. C’est vous qui m’avez fait prendre soin de ma vie, je ne l’ai considérée que parce que j’ai cru que vous y preniez intérêt. Vous n’y en prenez plus, je consens à l’arrêt que votre indifférence me prononce. Je le répète encore, tout est fini pour moi ! On m’a fait craindre votre infidélité, votre oubli m’en a convaincue. On m’a fait voir le peu de fondement que je devais faire sur les promesses des hommes. Le seul point qu’on n’a pas pu gagner sur moi est de vous haïr, on m’a seulement dégoûtée du monde. Ma sœur est dans la maison de mon père : elle m’est venue voir plusieurs fois. Elle dit qu’elle est malheureuse, peut-on l’être quand on a la liberté ? Je voudrais l’avoir cette liberté, j’irais vous reprocher votre inconstance. On a profité de ma faiblesse, on m’a fait faire ce qu’on a voulu, on m’a résolue d’être religieuse, on m’en a fait prendre l’habit, on a approché le temps de ma profession, j’ai donné les mains à tout. Mais non, je me trompe, on a voulu m’abuser, on en a trop fait pour me faire croire qu’on agissait sans passion. L’ardeur dont on a exigé de moi tant de consentements coup sur coup, m’a fait défier du reste. Je n’en doute plus, vous m’êtes toujours fidèle ; mais pourtant vous me perdrez. J’ai consenti à vous quitter, vous pouvez m’en punir. Il n’y a cependant que ma bouche et ma main qui sont criminelles, mon cœur ne vous a point trahi. J’étais obsédée de tous côtés par toutes les religieuses, qui s’intéressaient à ma perte. Je n’ai pu résister à leurs adulations et à leurs flatteries. Elles ne m’ont donné aucun relâche ; j’ai donné tout à leur importunité et à celle de ma famille. Je me suis engagée à tout ce qu’ils ont voulu exiger de moi ; leurs feintes caresses m’ont surprise. Tant d’obstination de tous côtés pour me faire faire des vœux que j’abhorre, m’[a] réveillée de ma léthargie, en me faisant voir un déchaînement général, j’ai résolu de les jouer à mon tour. Ils ont voulu me faire signer une requête aux puissances ecclésiastiques pour me faire faire ma profession trois mois après ma prise d’habit, à cause, disent-ils, de ma vocation. Quelle fourbe ! Mon père a dépouillé la peau de tigre pour revêtir celle d’agneau ; tigre déguisé mille fois plus à craindre. Il m’a fait mille caresses, ma sœur a renchéri par-dessus, les religieuses s’en sont mêlées. Que faire n’étant plus soutenue de vous, contre tant de tentations éternelles ? J’ai promis de signer cette requête, à condition de me donner l’argent que je leur ai demandé. Quelle peine pour l’avoir ! Je l’ai enfin, et je vais signer tout ce qu’on voudra. Je dois faire mes vœux le lendemain de la Trinité. Il n’y a pas un mois d’ici là. Je me suis flattée que mes lettres ne vous avaient point été rendues. Je me sers de cet argent pour vous envoyer un exprès qui je suis sûre vous donnera celle-ci en main propre. Voilà ce que j’ai fait, et voici ce que je ferai. Je vais jusques au jour de ma profession maudire l’heure de ma naissance, m’étudier au mépris de la vie, et à la cruauté contre moi-même, et me percer le cœur aux yeux de tous les assistants, et aux pieds de mon cruel père. J’ai un poignard tout prêt que je porte toujours sur moi, crainte qu’il ne soit découvert ailleurs. Je me sacrifierai à mon malheur, et ne ferai point le sacrilège d’offrir à Dieu une victime involontaire. Je vous ai dit que je ne me plaindrais point de vous, je ne m’en plains point ; je serais doublement malheureuse : au contraire, je ne veux que m’en louer, afin de vous faire connaître que ce n’est qu’à vous que je me sacrifie. Si je vous savais certainement infidèle, je vous accuserais de ma mort, et je veux pouvoir dire en mourant, que je ne meurs que parce que je ne puis vous appartenir. Hélas ! si le temps n’était point si court, je me flatterais de vous voir et de ne mourir pas ! Votre idée me donne vers le monde des retours qui flattent mon désespoir, sans le faire cesser. Mais non, le jour fatal est trop proche, on en prépare déjà les magnificences. Malheureuse ! À quoi bon tant d’apprêts et de faste, pour conduire à la mort une victime d’ambition et de haine. Je quitterai la vie sans chagrin, elle a été trop infortunée pour la regretter. La mort me mettra à couvert d’un orage de maux plus cruels qu’elle-même. Que ferais-je dans un couvent ? Suis-je digne d’être au nombre des épouses d’un Dieu pur, moi qui ne respire qu’un mortel ? La sainteté du lieu n’est-elle pas même profanée par ma présence ? Non, la véritable sainteté n’y règne pas. Je ne vois dans l’intérieur du couvent que de l’ambition, de l’avarice, et de l’envie. On me dit que n’ayant plus d’espérance de retourner au monde après mes vœux, je m’en détacherai tout à fait. Quelle philosophie ! N’est-il pas nécessaire pour être bonne religieuse, d’être au contraire tout à fait dégagée du monde, avant que d’y renoncer ? Et ne vaut-il pas mieux dire, qu’ayant été malheureuse, et étant née pour l’être toujours, il est plus généreux de finir moi-même tant de malheurs, que d’y rester davantage, et de les combattre plus longtemps sans espérance de les vaincre ? Adieu mon cher amant, conservez chèrement mon souvenir ; n’imitez point mon désespoir, conservez-vous, c’est la seule grâce que je vous demande.

Cette lettre et le récit qu’on m’avait fait, m’épouvantèrent, poursuivit Terny. Je n’avais plus que huit jours devant moi, je ne fis point d’adieux, je partis dans le moment même ; et pour surcroît à mon impatience, le vent trop fort et contraire, et la mer extrêmement émue, me retinrent trois jours à Douvres. Je passai enfin à Calais, et me rendis à Paris le jour de la Trinité même ; c’est-à-dire la veille que se devait faire la profession de Clémence, ou plutôt que se devait jouer le dernier acte de la comédie. Je n’allai point cette fois-ci descendre à mon auberge, je craignais les espions de Bernay ; je restai au faubourg Saint-Denis jusqu’à la brune. J’envoyai mon courrier que j’avais amené avec moi avertir sa sœur que j’étais arrivé. Je lui donnai un billet pour Clémence, par lequel je la priais de faire en sorte auprès de cette tourière que je pusse lui parler le soir même ; et je recommandai la même chose à mon agent auprès de sa sœur. Une bonne demi-heure après qu’il fut parti, je remontai sur un cheval frais, je pris le chemin du couvent, et attendis au lieu marqué la réponse qu’on devait me faire. Je la reçus de bouche telle que je la souhaitais. On me fit entrer dans la cour, et de là dans la chambre de la tourière avec qui je commençai par un présent fort honnête, et une assurance d’avoir soin d’elle toute sa vie. Clémence ne tarda pas à venir ; elle fut une demi-heure entre mes bras sans pouvoir ouvrir la bouche : enfin elle parla, et je vous laisse à penser ce que nous pûmes nous dire.

Bernay a été assez scélérat pour dire que sa fille était devenue ma femme dès ce soir-là, et que nous avions profané le couvent. La tourière qui est à présent sa fille de chambre, ne la quitta pas. Clémence était émue, et ce n’était pas un plaisir d’un moment que j’étais venu chercher. Ce fut en effet à quoi nous ne songeâmes seulement pas : nous songeâmes à quelque chose de plus sérieux ; ce fut aux mesures pour exécuter ce que nous résolûmes de faire le lendemain. Je sortis de ce couvent bien résolu d’en enlever Clémence, malgré tout le monde, à la barbe de son père, de sa sœur, de son amant, de toute sa famille et des religieuses. Si j’avais voulu la croire, je l’aurais emmenée dès le moment même, mais la tourière s’y opposa ; et je lui fis comprendre, qu’il valait mieux, pour éviter mille accidents et des procès, qu’elle se donnât publiquement à moi, que de sortir seul à seul comme elle le voulait. Elle eut de la peine à s’y résoudre, mais elle se rendit à mes prières. Voici de quelle manière le tout se passa.

Au sortir du couvent je remontai à cheval et j’allai à toutes jambes chez Monsieur le duc de Lutry à cinq grandes lieues de là. J’avais l’honneur d’être son parent et d’en être fort considéré. Quoiqu’il ne fût que deux heures du matin, je me fis introduire dans sa chambre. Je lui contai mon aventure et mon dessein, et le priai de me donner asile. Il me l’accorda, et fit même plus ; car il me promit d’aller dans ce couvent avec des gens capables de me prêter main forte si j’en avais besoin. Il y vint en effet sous prétexte d’entendre la messe en passant, et d’y rester pour la cérémonie. Cela fait, je revins sur mes pas à Paris, je m’assurai d’un carrosse avec huit bons chevaux, et j’y mis un cocher et un postillon sur qui je me fiais. Je connaissais de fort braves gens capables de me rendre service en cas d’occasion, j’allai les voir, ils me jurèrent de se sacrifier pour moi. Je les menai dans l’endroit où était le carrosse ; je leur déclarai là mon secret, et leur donnai des chevaux pour aller à ce couvent ; leur allégresse à me suivre, me répondit du succès de l’entreprise.

Nous prîmes un chemin écarté de celui qu’il fallait tenir pour aller de Paris à ce couvent, afin de n’être point découverts, et nous arrêtâmes à cinq cents pas. Il n’était pas plus de huit heures du matin lorsque nous y arrivâmes, et il ne nous parut pas que personne nous eût prévenus. Je n’avais pas perdu de temps, comme vous voyez. J’étais si las et si fatigué, que je ne pouvais me soutenir ; mais la colère et la passion me donnaient des forces. Nous déjeunâmes gaillardement en attendant le moment de l’exécution, qui n’arriva qu’à près de midi ; et nous restâmes cachés tout ce temps-là. J’avais envoyé Gauthier, le seul des miens que j’avais ramené d’Angleterre, dans l’église de ce couvent, afin de m’avertir lorsqu’il serait temps de paraître. Il s’était si bien déguisé que le diable l’aurait pris pour un autre, et outre cela il était vêtu en pauvre ; pour être sûr de tout, j’avais envoyé huit hommes de résolution et bien armés dans cette église avec ordre d’empêcher que Clémence ne rentrât dans le cloître, quand elle en serait une fois sortie, bien sûr que le reste de la troupe leur prêterait main forte au moindre bruit. Le reste de mes amis voltigeait autour de ce couvent, pour se saisir de la porte au premier signal, bien résolus de faire main basse sur quiconque ferait résistance, sans exception.

Les choses étant ainsi disposées, j’attendis le moment de paraître. Gauthier m’avertit dans le temps qu’il le fallait ; c’est-à-dire peu de temps avant celui des grands mots. Je fis avancer le carrosse, et les chevaux de mes amis, et ceux d’eux qui étaient dehors montèrent à cheval, se saisirent de la porte et empêchèrent que qui que ce fût n’entrât après moi. On remarqua que Clémence fut toujours triste et pensive jusqu’à mon arrivée ; mais elle changea de couleur au bruit que je fis. Je parus en courrier, c’est-à-dire avec le même habit que j’avais apporté de Londres, plus crotté que si je m’étais vautré dans un bourbier, botté, éperonné, une perruque nouée, une barbe de huit jours, et un fouet de postillon à la main. Le bruit que je fis en marchant fit tourner tête. Je fus reconnu par Bernay, qui vit bien que la cérémonie ne se passerait pas si tranquillement qu’elle avait commencé, puisque j’en étais sans qu’il m’en eût prié ; mais elle était trop avancée pour la rompre : outre cela j’étais en état de faire expliquer sa fille devant toute l’assemblée, et nous avions pris de[s] mesures elle et moi, pour empêcher qu’on ne la remît à un autre jour.

Je fendis la presse. Monsieur le duc de Lutry qui m’avait tenu parole et qui y était dans une place distinguée, qui n’était séparée de Clémence que par un espace vuide, me fit l’honneur de m’embrasser comme s’il y avait eu longtemps qu’il ne m’eût vu et me fit mettre à côté de lui vers ma maîtresse. Je ne restai qu’un moment à genoux, je me relevai, et sans regarder toute la digne assemblée, je saluai fort bas la prétendue religieuse qui ne branla pas, et ne leva pas même ses yeux. Le vermillon de ses joues, et un certain air content qui se répandit en un moment sur toute sa personne, fut remarqué par Monsieur de Lutry, qui me dit à l’oreille en riant, qu’elle n’avait pas été toujours de même, et qu’il croyait qu’elle m’avait déjà accusé plus d’une fois entre cuir et chair de négligence et de crainte. Je ne pus m’empêcher de rire, Bernay qui s’en aperçut, rougit, et autant que je pus m’y connaître, il enrageait de tout son cœur. La cérémonie fut poursuivie ; j’y pris trop peu de part pour vous en faire le récit. Je ne songeais et je ne regardais que Clémence, qui lorsqu’on lui demanda ce qu’elle voulait, répondit fort résolument, comme nous en étions convenus, je demande Monsieur le comte de Terny pour mon époux, s’il veut bien de moi pour sa femme, et en même temps elle se jeta à corps perdu dans mes bras, mes amis et les gens de Monsieur de Lutry qui avaient apparemment l’ordre, nous entourèrent et écartèrent la presse.

Le père, la fille, le prétendu gendre et toute l’honorable assemblée furent extrêmement étonnés de cette réponse, à laquelle ils ne s’attendaient pas. Les religieuses en furent terriblement scandalisées, et tout le clergé surpris. Il se fit un murmure très grand et très peu respectueux devant le Saint Sacrement qui était exposé. J’avais reçu Clémence entre mes bras, je l’avais baisée et embrassée devant tout le monde en pleine église. Le prêtre qui faisait la cérémonie était tellement étonné, qu’il ne pouvait pas dire un mot. Il nous regardait avec de grands yeux, et la bouche ouverte sans branler. Il paraissait immobile ou en extase ; dans un autre temps sa figure m’aurait fait rire, mais j’avais autre chose à faire.

Le murmure continuant toujours, l’impatience me prit ; je m’adressai à Bernay d’une voix assez haute pour être entendu de tout le monde. À peine eus-je prononcé la première parole, que chacun me prêta silence. Monsieur, lui dis-je, Dieu ne veut que des hosties volontaires, et vous profanez ici sa présence par un sacrilège. Il n’a pas voulu que votre crime fût consommé, parce que des innocents en auraient souffert. Il s’est réservé la connaissance du secret des cœurs, et c’est à vous à voir ce qui se passe dans le vôtre, et à faire pénitence de votre mauvaise intention. Voilà votre fille que j’accepte pour ma femme en présence de Dieu même, qui repose dans le plus auguste de nos sacrements. Je la prends pour telle devant toute l’assemblée. M’acceptez-vous pour votre époux, Mademoiselle, continuai-je parlant à elle ? Oui, Monsieur, me répondit-elle. Parlez haut, lui dis-je, que personne n’en doute. Oui, Monsieur, reprit-elle, je vous accepte pour mon époux. Je vous épouse Mademoiselle, poursuivis-je, en lui mettant une bague au doigt, et l’embrassant une seconde fois devant tout le monde ; après quoi sans cesser de parler, et adressant toujours la parole à Bernay : vous voyez, Monsieur, lui dis-je, que la volonté de Mademoiselle votre fille n’est ni forcée, ni contrainte, votre opposition serait inutile. Vous tombez d’accord qu’elle est en âge de disposer d’elle pour le reste de ses jours, puisque vous consentez qu’elle en dispose pour le couvent. Je suis d’une maison à vous faire honneur, elle se donne à moi sans s’arrêter à votre choix ; elle me fait plaisir, je ne me soucie pas qu’elle ne vous en fasse point. Je ne vous demande rien pour sa dot, je serais en droit pourtant de vous demander tout au moins ce que vous vouliez donner au couvent ; mais ce sont des intérêts dont nous parlerons dans un autre temps. Elle, ni moi ne renonçons pas à ce qui lui appartient du côté de sa mère ; du reste, Monsieur, nous espérons que quand vous serez prêt d’aller rendre compte à Dieu de vos actions, vous rendrez à votre fille la part qui lui reviendra de votre héritage, si vous voulez que Dieu ne vous prive pas du sien. Voulez-vous nous donner la bénédiction de mariage, Monsieur, continuai-je, en parlant à celui qui faisait la cérémonie, si vous le voulez-vous nous ferez plaisir ; sinon nous protestons, Mademoiselle et moi, de nous en passer. Parlez, Monsieur, ajoutai-je, n’hésitez pas. Non Monsieur, me répondit-il, je ne le puis pas. Nous nous en passerons, repris-je. Allons, Mademoiselle, continuai-je, m’adressant à Clémence, prenez congé de la compagnie. Elle le fit par une fort grande révérence. Je veux la baiser, dit le duc de Lutry, en lui prenant la main. Très volontiers, lui dis-je en riant. Il la baisa, et lui dit à l’oreille qu’il lui savait bon gré de son action, qu’elle allât hardiment, et qu’il saurait bien empêcher qu’on ne nous troublât.

Elle vint d’un pas assuré et ferme, et l’agitation et la chaleur de l’action la faisaient paraître à tout le monde la plus belle personne qu’on eût jamais vue. Elle me parut telle, j’en étais charmé. Ni elle ni moi ne regardâmes qui que ce soit en sortant. Mes amis nous firent faire place, nous montâmes elle et moi en carrosse au plus vite. On ferma la porte de l’église pour que nous ne fussions point si promptement suivis. Nous emmenâmes la tourière avec nous ; nos amis montèrent à cheval, et nous prîmes à toutes jambes le chemin de Lutry. Sitôt que nous y fûmes je me retirai avec elle dans la chambre qui nous avait été préparée ; et là les habits qu’elle avait sur son corps ne m’empêchèrent point d’en faire ma femme. Je le déclarai tout haut ensuite, afin que qui que ce fût n’en pût douter ; et je le fis, parce que j’appréhendais encore quelque accident. Nous passâmes le reste du jour assez bien pour ne point porter d’envie aux plaisirs qu’on pouvait prendre ailleurs.

Nous ne fûmes point suivis. Monsieur de Lutry et d’autres gens de bon sens, qui se déclarèrent pour nous, calmèrent un peu les transports de Bernay, qui fulmina terriblement au commencement. Ils mangèrent le festin qui avait été préparé pour la profession, et qui fut pour Madame de Terny un festin de noce, quoiqu’elle n’y assistât pas. Elle fit de son côté les choses de fort bonne grâce, et me donna à table en présence de mes amis et de la tourière, un poignard qu’elle avait effectivement sur elle, et que je n’avais point aperçu, quoique je l’eusse approchée de fort près, et que sans faire semblant de rien je l’eusse cherché partout sur elle, où je croyais qu’elle pouvait l’avoir mis.

Nous restâmes à Lutry quinze jours, en attendant que ma femme eût un train et eût changé de figure. J’envoyai deux fois pendant ce temps-là, comme je fis encore hier, savoir, du beau-père, s’il voudrait souffrir que nous lui rendissions nos devoirs. Il a toujours répondu non. Je me le tiens dit pour toujours. J’ai emmené ma femme en province à une terre que j’ai, dont nous ne sommes revenus qu’avant-hier, afin de me faire recevoir à une charge que mes amis m’ont négociée.

Voilà, Madame, poursuivit Terny, s’adressant à Madame de Contamine, ce que vous avez souhaité de savoir de Madame de Terny et de moi. Pour ce qui s’est passé depuis, c’est à elle à vous dire si elle est mécontente. Si elle était ici, je ne dirais peut-être pas ce que je pense ; mais puisqu’elle ne m’entend point, je vous avouerai sincèrement, que je ne crois pas qu’il y ait un homme au monde plus heureux que moi dans son mariage. Sa tendresse à elle, ne s’est point démentie ; et mettant à part les caresses privées d’un mari et d’une femme, le reste est encore entre nous sur le pied d’amant et de maîtresse. Je suis très content d’elle : si son père veut enfin se raccommoder avec nous, j’en serai fort aise ; pourvu que cela nous rapporte du profit, car pour de l’honneur je l’en quitte. S’il lui laisse du bien, tant mieux. S’il ne lui en laisse pas, tant pis ; mais ma femme n’ayant pas mérité ses duretés, je ne l’en aimerai pas moins. Eh ! pourquoi ne dirais-tu pas cela devant moi, reprit Madame de Terny, en le prenant par la tête, et en le baisant. Ah, ha ! dit-il en se retournant, c’est donc toi. Tu sais bien que je ne le pense pas de même, et que ce que j’en dis n’est que pour sauver les apparences, et pour me faire croire mieux que je ne suis en effet.

Cette histoire donna matière à la compagnie d’une assez longue, et fort bonne conversation, parce qu’elle se faisait entre gens d’esprit ; et comme il commençait à être tard, et que Monsieur et Madame de Terny devaient aller souper à Versailles, ils prirent congé de la compagnie, et partirent.

En vérité, dit Madame de Contamine, après qu’ils furent sortis, une constance réciproque est bien louable. Elle triomphe toujours des obstacles qu’on lui oppose, quand elle a la vertu et la raison de son côté. Vous le savez par expérience, Madame, reprit Dupuis, qui ne faisait que de rentrer ; n’ayant point entendu ce que Terny avait dit, parce qu’il savait tout ce qu’il avait à dire. Vous me répondez, Monsieur, lui dit-elle, comme intéressé dans le parti contraire, je ne m’en étonne pas. Vos infidélités ont assez fait de bruit pour vous obliger à ne pas convenir qu’on ne saurait donner trop de louanges à la constance. Il en a, Madame, reprit Des Frans, son mariage avec Madame de Londé en est une preuve. Je ne croyais pas, Monsieur, lui dit-elle, que vous prêtassiez l’oreille à ce que nous disions. Vous m’avez paru avoir jusques ici une si grande indifférence pour notre conversation, et vous avez été tellement occupés, Madame de Mongey et vous, à parler ensemble, que je suis surprise de vous voir parler à nous ; c’est sans doute une distraction que vous faites à quelque soin plus pressant. En vérité, Madame, reprit Des Frans sur le même ton railleur, vous êtes une femme bien dangereuse. Vous prétendez approfondir ce que Madame de Mongey et moi avons dit ensemble, et nous tourner en ridicule devant la compagnie ; mais… Je ne le prétends pas, reprit cette dame en l’interrompant, au contraire, j’allais vous citer l’un et l’autre pour des exemples de constance. Nous parlions de constance aussi, dit-il, mais sans aucun rapport, ni à Madame, ni à moi, et seulement parce que je voulais lui persuader une réconciliation avec Monsieur de Jussy.

À propos de lui, dit Des Ronais, un laquais qui vient du logis, m’a dit qu’il était encore venu vous chercher. Vous nous avez promis, poursuivit-il, de nous conter son histoire à Monsieur Dupuis et à moi. Vous avez même souhaité que Madame de Mongey fût présente ; la voilà, nous serions fort aises de la savoir. L’occasion ne peut pas être plus belle, reprit Dupuis, cela nous entretiendra jusques au souper, et Madame de Contamine aura le plaisir de l’entendre. Très volontiers, reprit cette dame. Monsieur de Contamine ne reviendra que fort tard avec Madame de Cologny, et ma belle-mère est à sa maison de campagne ; ainsi je n’ai rien à faire au logis que pour souper. Si ce n’est que cela qui puisse vous y faire retourner de bonne heure, reprit Dupuis, j’y ai donné ordre. Ma cousine vous a donné à dîner à l’occasion de Monsieur Des Ronais, et je vous donnerai à souper, s’il vous plaît. Madame de Mongey n’a que faire non plus ; elle couchera même avec ma cousine. Cela est vrai aussi, reprit l’aimable Dupuis. Puisque personne, reprit Des Frans, n’a aucune affaire pressée, je vais vous donner satisfaction : mais vous, notre ami, poursuivit-il en riant, parlant à Dupuis, n’en coûtera-t-il rien à votre amour pour faire les honneurs de chez vous ? Que dira Madame de Londé si vous passez un jour sans aller chez elle ? Que cela ne vous embarrasse pas, reprit Dupuis, vous la verrez ce soir, elle est dans l’appartement de ma mère, et toutes deux m’ont congédié. Nous sommes donc votre pis-aller, reprit en riant Madame de Contamine ; la déclaration est galante ! Adieu, poursuivit-elle en faisant semblant de se lever, je vais montrer l’exemple à la compagnie de ne pas servir de prétexte au souper que vous donnez à votre maîtresse. Eh ! morbleu, Madame reprit-il, en affectant comme elle un air de colère, et en la faisant rasseoir, vous êtes aujourd’hui en train de quereller. Monsieur Des Ronais a été le premier. Monsieur Des Frans et Madame de Mongey ne s’en sont point sauvés, et à présent vous vous jetez sur moi. Oui, ajouta-t-il, vous êtes mon pis-aller ; et à cause de cela je ne vous dirai pas qu’on fait plus pour moi dans la chambre de ma mère, que si j’y étais ; car vous diriez que je serai marié dans cinq ou six jours, et qu’en faveur de mon mariage ma mère me fait des avantages très considérables. Eh bien, reprit cette dame, parce que vous êtes en colère, on vous dira qu’on n’y veut point prendre de part, et qu’en un autre temps, on en aurait toute la joie possible : mais pour vous dire ce qu’on en pense, il faut attendre que vous soyez défâché. Commencez donc, Monsieur, poursuivit-elle en s’adressant à Des Frans.