(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur de Jussy, et de Mademoiselle Fenouil. »
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(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur de Jussy, et de Mademoiselle Fenouil. »

Histoire de Monsieur de Jussy, et de Mademoiselle Fenouil.

Je commence, Madame, reprit Des Frans; mais avant que de vous rapporter l’histoire de Monsieur de Jussy, comme il me la rapporta lui-même, il est à propos de vous dire qu’il y a deux ans que je le trouvai en Portugal, où nous liâmes amitié ensemble, et que depuis ce temps-là nous ne nous sommes point quittés qu’avant-hier, après son mariage. Qu’en rentrant en France, il a pris des certificats du jour de son débarquement à La Rochelle, et que sur la route depuis cette ville jusques à Paris, nous avons fait telles journées qu’il a voulu, parce que par tous les endroits où nous passions les nuits, il recevait des lettres. Ces manières où je ne comprenais rien, m’inquiétaient au commencement ; mais comme je ne suis pas d’humeur à approfondir le secret de mes amis qu’autant qu’ils le souhaitent, je ne lui en demandai point la raison, et ce ne fut que le jour même que nous arrivâmes à Paris, qu’il me dit ce que j’avais envie de savoir il y avait longtemps. Nous arrivâmes au Bourg-la-Reine à sept heures du matin, je voulais venir à Paris ; mais pour m’obliger à rester, il me conta ses aventures en ces termes, ou autres équivalents.

Puisque nous sommes à Paris ou autant vaut, il est juste qu’avant que de nous quitter, pour vous remercier de la compagnie que vous avez bien voulu me tenir depuis deux ans, je vous confie les causes qui m’ont éloigné de ma patrie. Les certificats que j’ai pris du jour de mon retour en France, ne vous surprendront plus, lorsque vous en saurez la raison, et vous feront connaître en même temps que toute l’espérance du bonheur de ma vie, n’est fondée que sur la fidélité d’une fille, ou plutôt d’une femme. Comme dans toutes les conversations que nous avons eues ensemble sur le sujet du sexe, vous m’avez paru fort peu prévenu en sa faveur, et que vous le croyez très peu disposé à soutenir un engagement, je vais vous faire connaître par ma propre expérience, que s’il y en a plusieurs volages, il s’en trouve aussi de fidèles et de résolues à tout événement, plutôt que de se dédire du choix qu’elles ont une fois fait.

Je suis né à Paris d’une assez bonne famille dans la bourgeoisie ; mais la quantité de frères et de sœurs que nous étions, nous laissa après la mort de mon père et de ma mère hors d’état de pouvoir le porter sur un pied conforme à l’ambition ordinaire des jeunes gens. Mon père était de barreau, mes frères et moi embrassâmes le même train de vie, les uns par inclination, les autres, dont j’étais du nombre, plutôt par nécessité que par aucune autre raison. Au sortir de mes études je portai la robe au Palais, et ne voyant point d’apparence d’être jamais autre chose qu’avocat, je me donnai tout entier à ma profession ; et j’ose me flatter que je m’y serais acquis quelque réputation, si l’amour ne m’avait pas suscité mille traverses, qui m’ont obligé de quitter tout, dans le temps que je commençais à me faire connaître. Je ne vous dirai rien de ma personne ni de mon esprit, l’une est présente à vos yeux, et le long temps qu’il y a que nous sommes ensemble, peut vous faire juger de l’autre. Vous saurez seulement qu’il y a peu d’hommes au monde qui aient eu la voix plus belle que moi, et peu d’hommes qui aient mieux entendu la délicatesse de la musique ; c’est par là que j’ai eu accès chez Monsieur d’Ivonne.

Cet homme avait plusieurs enfants, entre autres un de mon âge de vingt-six ans, qui était fort de ma connaissance. Il était puissamment riche, et d’une famille fort au-dessus de la mienne. Il avait chez lui une nièce que la mort de père et mère avait laissée sous sa tutelle. Elle était fille unique et très riche. D’Ivonne gouvernait son bien, et l’élevait comme son tuteur avec ses enfants sans différence, si ce n’est qu’elle n’était pas mise si simplement que les autres, et avait un petit train que ses cousines n’avaient pas. Comme c’est elle qui a donné naissance à toutes mes aventures, il est juste de vous dire comment elle était faite lorsque je la vis il y a plus de huit ans ; car à présent, quoiqu’elle n’en ait que vingt-cinq bien juste, elle doit être fort changée.

Mademoiselle Fenouil était grande et bien faite, la taille aisée, la peau délicate et fort blanche, aussi bien que le teint ; elle avait les yeux, les sourcils et les cheveux noirs : les yeux grands et bien fendus, naturellement vifs, mais le moindre chagrin les rendait languissants, pour lors ils semblaient demander le cœur de tous ceux qu’elle regardait. Le front large et uni, le nez bien fait, la forme du visage ovale, une fossette au menton, la bouche fort petite et vermeille, les dents blanches et bien rangées, le nez serré un peu aquilin, la gorge faite au tour, le sein haut et rempli, les bras comme la gorge, et la plus belle main que femme puisse avoir. Vous voyez par son portrait que je suis excusable de l’avoir aimée, jusques au point de tout hasarder pour elle. Les qualités de son corps ne sont pourtant pas ce qu’elle a de plus aimable : c’est une âme toute belle, un esprit ferme, sincère, ennemi de la contrainte et de la flatterie : elle est généreuse, hardie, désintéressée et entreprenante : mais fidèle dans l’exécution. Elle est savante plus qu’une fille ne doit l’être. Les histoires sacrées et profanes lui sont familières. Tous les poètes anciens et modernes n’ont rien d’obscur pour elle. Elle sait même de l’astrologie ; mais cette science capable de faire tourner l’esprit d’une autre, ou du moins de la jeter dans le ridicule, ne lui sert que d’amusement. Elle fait de ce qu’elle sait une application toujours cadrante au sujet sérieux ou galant. Son esprit est aisé, ses expressions sont vives et naturelles ; elle a la mémoire heureuse ; elle écrit juste et bien ; elle fait même quelquefois des vers. J’en ai vu de sa façon qui ont eu l’approbation des connaisseurs. Elles est née railleuse ; mais si j’en crois ses lettres, les traverses de la fortune ont fait sur elle un effet contraire à celui qu’elles font d’ordinaire ; c’est-à-dire, qu’au lieu de l’aigrir, elles l’ont adoucie. Elle danse fort bien, et chante d’une manière à charmer.

Elle était telle que je viens de vous la dépeindre âgée d’environ dix-sept ans, lorsque je la vis. Cela vint par le moyen de son cousin, qui lui dit un jour qu’il avait un ami qui chantait autant bien qu’homme du monde. Elle [le] pria de m’amener chez elle. Il m’en parla, et comme naturellement ceux qui aiment un art sont fort aises de trouver quelqu’un qui y excelle, j’acceptai le parti, et j’y allai dès le soir même. Elle ne fit point les honneurs de sa voix, j’eus honte de chanter après ce que je venais d’entendre, qui était le redouble des Rochers du fameux Lambert. Elle semblait avoir mille rossignols dans la gorge. Je chantai ensuite, elle me parut satisfaite, et me pria de lier avec elle un commerce pour nous donner l’un à l’autre tous les airs nouveaux que nous pourrions apprendre. Je liai ce commerce, et sous ce prétexte il n’y avait point de jours que je n’allasse la voir.

L’opéra était tous les jours au logis, Mademoiselle Fenouil et moi avions toujours quelque air nouveau à nous donner. Nous concertions quelquefois ; et enfin pendant plus de quatre mois, je me fis une nécessité d’y aller tous les jours, et insensiblement l’amour s’en mêla sans que je m’en aperçusse.

Il avait été impossible pendant tant de temps, que nous n’eussions pas trouvé quelque moment à nous parler en particulier. J’avais remarqué dans elle tant de bonnes qualités, que j’étais venu à l’aimer trop pour mon repos. Il me paraissait qu’elle ne me regardait pas indifféremment. Ses yeux, et assez souvent même ses actions me disaient qu’elle sentait pour moi ce que je sentais pour elle ; mais il y avait entre elle et moi tant de distance pour la fortune, que je n’osai profiter des occasions que j’avais de m’expliquer. Les airs que je chantais n’inspiraient que l’amour, je m’y plaignais d’un silence forcé ; mais tout cela n’avançait rien, elle les chantait aussi bien que moi. Enfin je résolus de parler si intelligiblement, qu’il n’y eût pas moyen de ne me point entendre. Je fis ce couplet-ci, je le lui donnai ; et comme je commence à avoir l’esprit satisfait, je ne puis m’empêcher de vous le chanter ; en effet il chanta ces paroles,

CHANSON.

Mes yeux ne regardent que vous,
Ils vous expliquent mon martyre
Que je n’ose autrement vous dire ;
Mais vous n’entendez point un langage si doux,
Ma voix n’inspire que tendresse,
Mon amour en forme les sons ;
Mais l’amour qu’on chante sans cesse,
Passe chez vous pour des chansons.

Les vers n’en valent rien, mais l’air n’est pas mauvais, et cadre assez aux paroles. La pensée parut plaisante ; on me demanda le nom de l’auteur de l’air et des vers ; je dis que c’était moi, et que j’avais fait l’un et l’autre pour une fille que j’avais fort aimée. Je regardai Mademoiselle Fenouil dans ce moment, je remarquai qu’elle m’avait entendu. Elle chanta le même air dans le moment, et le chanta mieux que moi. Je lui en eus obligation, mais je n’étais pas encore content. Je voulais la faire expliquer à son tour. J’étais fort persuadé qu’une déclaration de bouche n’aurait pas été mal reçue ; je ne la précipitai pourtant pas. Je voulais voir avant cela une espèce de certitude à une réponse favorable ; mais un mariage qu’on me proposa, fit plus que je n’avais attendu.

Ma famille m’avait trouvé un fort bon parti : c’était une fille de l’âge de Mademoiselle Fenouil, fort belle, bien faite et riche. Le peu d’apparence de réussir auprès de celle-ci, fit que j’y prêtai les mains ; en effet, le parti m’était très avantageux par toutes sortes d’endroits et passait même mes espérances. Ce furent, Madame, continua Des Frans, en parlant à Madame de Mongey, les propres termes dont Jussy se servit ; mais vous allez entendre le reste, Mademoiselle Fenouil, poursuivit-il, sut ce traité de mariage et fit tant qu’elle vit Mademoiselle Grandet, qui était la personne qu’on me destinait. Sa beauté l’alarma, et elle perdit toute considération, lorsqu’elle sut que les articles devaient être signés le même jour, ou le suivant. Il y en avait deux que je n’avais été chez elle, le troisième qui était celui des articles, je trouvai ce billet-ci le matin chez moi.

BILLET.

Ne précipitez rien dans votre mariage, vous pourriez vous en repentir dans la suite. Il se présente un parti pour vous, préférable à celui qu’on vous propose, venez me voir incessamment. Je vous attends.

J’y allai espérant en être de retour d’assez bonne heure, pour me trouver à l’assemblée de mes parents. Je la trouvai dans sa chambre seule, fort pensive. Les yeux qu’elle avait gros, humides et rouges, me firent croire qu’elle avait pleuré ; je ne me trompais pas. Je viens recevoir vos ordres Mademoiselle, dis-je en entrant, je viens savoir de vous ce qu’il vous plaît que je devienne, et quel est cet autre parti qui m’est offert ? Elle rougit à cette demande. Avant que de vous le déclarer, Monsieur, me dit-elle, il faut savoir si vous aimez avec sincérité la demoiselle que vous allez épouser, et si le cœur a part à votre union, ou l’intérêt ? Non, Mademoiselle, lui dis-je, il est certain que si je ne suivais que mon cœur, je n’épouserais pas Mademoiselle Grandet. Elle est toute aimable ; mais avant que de l’avoir vue, j’étais charmé par une autre que j’aime de toute ma tendresse ; mais ma raison s’oppose aux vœux de mon cœur, elle est d’un rang trop au-dessus de moi pour y prétendre. L’amour que j’ai pour elle est parvenu à l’excès, et ma raison me fait voir que n’ayant aucun bonheur à espérer de ce côté-là, je dois tâcher de l’oublier par toutes sortes de moyens. Mes parents m’en ouvrent une voie, je l’accepte, dans l’espérance que les devoirs que je serai obligé de rendre à une femme, les dissipations d’un ménage, les occupations de ma profession ; et outre cela la nécessité où je me serai mis, d’étouffer dans mon cœur des sentiments qui n’y doivent point être pour mon repos, m’arracheront à ma première passion.

Hé ! qui est-elle cette première passion que vous voulez étouffer, reprit-elle, avec quelque confusion ? Dans l’état où je suis, lui répondis-je, en me jetant à ses pieds, il ne m’est plus permis de feindre. Mes yeux, mes actions mon embarras auprès de vous, ont dû vous faire connaître que c’est vous-même qui m’avez inspiré des sentiments qui m’étaient inconnus avant que je vous eusse vue ; et ma bouche vous le dit pour la première fois. Oui, Mademoiselle, poursuivis-je en lui serrant les genoux, c’est vous que j’adore : je n’ai jamais manqué au respect que je vous dois, je me suis toujours tu ; je me tairais encore, si vous ne m’aviez pas mis dans la nécessité de m’expliquer.

La résolution est d’un véritable héros de roman, reprit-elle, vous m’aimez et vous consentez d’en épouser une autre ; bien plus encore, je comprends que si vous ne m’aimiez point vous ne vous marieriez pas. Non, lui dis-je, si mon cœur était tranquille, je ne chercherais pas à l’occuper si cruellement pour moi : ce n’est que le désespoir où je suis de ne pouvoir être jamais à vous, qui me jette entre les bras d’une autre, et me force à recourir à un remède si violent. Et sur quoi fondez-vous ce désespoir, dit-elle ? Sur tout, Mademoiselle, lui répondis-je. Ma famille n’est point assez considérable pour m’élever jusques à vous, il y a tant de disproportion de votre bien au mien, que je n’ai pu me flatter de surmonter un si grand obstacle. M’aimez-vous autant que vous voulez me le faire croire, me demanda-t-elle en me regardant fixement. Oui, lui répondis-je, Mademoiselle, et vous me feriez tort d’en douter. Eh bien, dit-elle, qui vous a dit que vous ne pouviez pas prétendre jusques à moi ? Il n’y a pour tout obstacle, ajouta-t-elle, que la naissance et le bien. Pour le bien il m’appartient, et m’étant permis d’en faire, quand je serai en âge, tout ce qu’il me plaira, je vous jure de vous en faire le maître. Pour la naissance, je ne vois pas qu’il y ait une si grande différence. Mademoiselle Grandet l’emporte sur moi. Elle est noble de race, et ma noblesse à moi ne provient que d’une charge dont mon aïeul était revêtu lorsqu’il est mort ; et vous pourrez un jour en acheter une pareille, puisque je vous en fournirai les moyens. Mon oncle est mon tuteur, il gouverne mon bien, mais il n’est pas le maître. Je puis dans peu de temps me faire émanciper, en toucher le revenu, et en disposer comme bon me semblera. Voyez si le parti que je vous offre ne vous est pas plus avantageux que celui de Mademoiselle Grandet, puisque vous m’aimez, à ce que vous dites, et que vous n’avez pour elle qu’un simple dehors de bienséance, sans amour.

Que je serais heureux, Mademoiselle, répliquai-je ! de vous voir expliquer si avantageusement pour moi ; mais que je mériterais peu vos bontés si j’avais la faiblesse de m’en prévaloir ! Non, Mademoiselle, poursuivis-je, vous méritez tout un autre parti que moi. Une fortune meilleure vous attend, et je ne dois pas non seulement vous laisser borner vos espérances, mais même déchoir de l’état où vous êtes née. Choisissez-vous un parti qui soit digne de vous, et ne me regardez que comme un objet de votre pitié et non pas de votre tendresse. Je n’attendais pas un pareil conseil de votre part, me dit-elle, la générosité est un peu trop à contretemps pour être bien sincère. Je vois bien que vous aimez Mademoiselle Grandet, puisque vous recevez si mal mes offres ; allez, Monsieur, continua-t-elle avec dépit, je ne veux point retarder votre bonheur ; allez lui vanter ce sacrifice, laissez-moi disposer de ma destinée, je vous l’ai offerte, vous la refusez, le couvent me sauvera de faire jamais de pareilles avances.

Non, Mademoiselle, repris-je en la retenant et en lui serrant les genoux (car elle voulait s’échapper) je vous aime avec toute l’ardeur dont un cœur vivement touché peut être atteint. J’admire vos bontés pour moi, mais le moyen d’en profiter ? Vous êtes extrêmement jeune, votre famille s’opposera toujours à mes vœux et aux vôtres ; vous pouvez changer et me laisser le plus malheureux de tous les hommes, après avoir conçu des espérances si flatteuses : laissez-moi le soin de l’avenir, répondit-elle, le temps et les occasions vous fourniront des moyens pour ma famille, et pour moi il ne tiendra qu’à vous, ajouta-t-elle en rougissant, de m’engager si avant, que vous soyez à couvert de mon inconstance. Rompez l’engagement où vous êtes avec Mademoiselle Grandet, mais rompez-le d’une manière qui m’ôte toute crainte de retour, j’en serai informée, et je vous promets de vous en tenir compte. Allez joindre les gens qui vous attendent, il en est temps. Ne me revoyez point que vous n’ayez tout à fait rompu : mais cachez-en le sujet, je veux seule savoir la part que j’y aurai. Je suis jalouse, et il est de votre intérêt de ne me laisser aucun ombrage. Je vais rompre avec tant d’éclat, lui dis-je, Mademoiselle, que vous aurez lieu de croire le sacrifice sincère. Je prévois tous les chagrins que mes parents en auront, je prévois le ressentiment d’une fille méprisée sans sujet légitime ; je m’exposerai à tout avec plaisir, puisque c’est par là que je puis vous assurer, que rien ne m’est considérable que votre amour ou votre haine ; vous en saurez des nouvelles ce soir, soit par écrit, soit de vive voix. Allez, me dit-elle, et venez me voir le plus tôt que vous pourrez ; mais ne me revoyez point qu’après votre rupture et votre dégagement. Je sortis après cela fort embarrassé de trouver un prétexte qui pût me dégager, sans qu’il parût y avoir de ma faute.

J’allai chez Mademoiselle Grandet où mes parents étaient assemblés avec les siens ; elle me parut belle comme un ange. J’eus regret de perdre une si belle conquête qui m’était assurée, mais ce remords fut sans fruit. Je lui fis civilité en entrant, et me mis auprès d’elle. Je laissai à nos parents le soin d’ajuster les articles de notre mariage, et pendant ce temps-là je cherchai les moyens de le brouiller. Je lui dis brutalement qu[e] je la trouvais trop propre et trop magnifiquement mise. Que je n’étais pas d’humeur à souffrir tant de dépense en habit, et qu’une femme qui ne veut plaire qu’à son mari, ne doit point le porter si haut. Elle me dit honnêtement que l’état où je la voyais, était celui que sa mère lui avait toujours fait prendre ; qu’il n’y avait rien d’extraordinaire à sa parure. Que jusques à notre mariage elle se conformerait aux volontés de sa mère, mais qu’après cela je serais le maître de ses habits, et d’en réformer la magnificence s’il y en avait trop, et qu’elle suivrait en tout et partout ce qu’il me plairait lui en ordonner. Une réponse si honnête et si soumise me déconcerta, mais ne me rebuta pas. Je lui parlai des compagnies et du jeu, comme un jaloux jusques à la brutalité. J’affectai d’en dire mille fois plus qu’un jaloux effectif n’en aurait pensé. Je la chicanai sur tout, et lui fis comprendre qu’en m’épousant, elle pouvait s’attendre d’être éternellement malheureuse. Je la fis pleurer ; je la picotai et la brutalisai encore de nouveau, et lui en dis tant, qu’elle ne put s’empêcher de me dire qu’elle était au désespoir que les choses fussent si avant, et qu’après ce que je venais de lui dire, elle ne m’épouserait qu’avec répugnance.

Il n’y avait rien de plus scélérat que le tour que je lui jouais. Il est certain que cette fille était d’une douceur et d’une honnêteté achevée, comme sa conduite l’a fait voir avec l’homme qu’elle a épousé depuis, et dont elle est veuve, avec qui elle a souffert tout ce qu’une femme peut souffrir d’un homme emporté et jaloux ; en un mot aussi brutal en effet que je me feignais. J’étais convaincu qu’elle avait toutes les qualités qu’une honnête femme peut avoir pour rendre un homme heureux ; cependant ayant dessein de rompre, je n’en laissai pas échapper l’occasion que sa réponse m’offrait. Vous ne m’épouserez qu’avec répugnance, repris-je tout haut, je ne suis pas d’humeur à vous avoir malgré vous ; je vous en offre autant de ma part. Il est inutile, dis-je à mes parents, que vous preniez tant de peines pour accommoder les articles entre Mademoiselle et moi, nous ne sommes pas nés l’un pour l’autre. Elle se dégage avec joie, et je me retire sans regret.

On n’avait entendu que nos dernières paroles de toute la conversation que nous avions eue elle et moi. On crut que la pauvre fille m’avait dit quelque parole mal à propos ; on voulut entrer en éclaircissement, on voulut me retenir, et je ne voulus pas rester. Je dis simplement que Mademoiselle Grandet m’ayant dit qu’elle ne m’épouserait qu’avec répugnance, je ne croyais pas devoir, en honnête homme, abuser de l’autorité de ses parents, qui me la donnaient malgré elle. Après cela je sortis.

Cette fille fut questionnée par tout le monde ; elle dit ingénument ce qu’elle m’avait répondu sur ce que je lui avais dit. Comme je ne passais pas pour être aussi brutal qu’elle me peignait, et qu’en effet je lui avais paru, on ne la crut point ; d’autant moins que ce mariage m’étant très avantageux, on ne pouvait croire que j’eusse voulu rompre de gaieté de cœur, et sans un très grand sujet. Sa mère surtout, se déchaîna contre. On lui donna tout le tort de l’aventure, et ses parents lui en voulurent tant de mal, que pour se délivrer de leur persécution, elle fut obligée environ un an après d’épouser un nommé Monsieur de Mongey, homme de qualité, campagnard et très riche, qui commença par la voir, l’aimer, et la demander. Il était sans contredit un des plus désagréables et des plus malhonnêtes hommes du monde. Elle a souffert avec lui pendant plus de quatre ans, tout ce qu’une femme de vertu peut souffrir d’un brutal, d’un jaloux, et d’un homme âgé : et c’est toute l’obligation qu’elle m’a, dont je suis très fâché. Mademoiselle Fenouil m’en a elle-même écrit d’une manière à me faire connaître qu’elle partageait les douleurs de cette innocente victime, d’autant plus qu’elle en était cause. Son mari est mort enfin, il y a près de deux ans, et l’a laissée veuve très riche, tant de son bien à elle, que de ses bienfaits à lui. Elle n’a jamais eu d’enfants, et est encore comme fille. Quoiqu’il y ait sept ans et plus que je suis hors du royaume, je suis instruit de tout par le commerce de lettres que j’ai toujours eu avec Mademoiselle Fenouil pendant mon absence, comme je vous dirai bientôt. Pour revenir à Mademoiselle Grandet, ce fut ainsi que je rompis avec elle, et je vous laisse à penser si elle n’est pas en droit de me regarder comme un fourbe et comme un scélérat.

Je n’interrompis point Jussy en cet endroit de sa narration, poursuivit Des Frans, en s’interrompant soi-même, et parlant à Madame de Mongey. Ce ne fut point ici que je lui dis que j’avais l’honneur de vous connaître, laissez-moi poursuivre, vous saurez tout en son temps. Je commence à le faire parler.

Après ce bel exploit, dit-il, je vins trouver Mademoiselle Fenouil. Je lui dis ce que j’avais fait. Il est certain qu’elle me blâma du prétexte que j’avais pris, qui exposait une fille fort aimable, et fort innocente à la colère de ses proches. J’en avais du repentir moi-même, et je trouvai sa pensée trop juste pour m’en plaindre ; mais dès que je lui eus fait connaître que je n’avais point trouvé d’autre expédient pour rompre dans le moment, je ne lui parus plus si blâmable.

Sept ou huit jours après, je lui fis comprendre que je n’avais abandonné une si belle proie que dans l’espérance d’en posséder une autre ; elle entendit ce que je voulais dire, et que je voulais me défier de ses paroles. Je lui dis que je craignais que tôt ou tard son oncle ne l’engageât, lorsqu’elle y penserait le moins. Que je ne doutais pas qu’elle ne fît toutes sortes de difficultés avant que de se rendre ; mais qu’elle pourrait se rendre enfin, soit par ambition, soit par intérêt, soit par complaisance pour ses parents, ou par tous ces motifs ensemble. Je la fis souvenir de ce qu’elle m’avait dit, qu’il ne tiendrait qu’à moi de l’engager si avant, que je fusse à couvert de son inconstance. L’amour qu’elle avait pour moi acheva de la persuader. Nous nous fîmes chacun une promesse de mariage, et un morceau de papier nous tenant lieu de tout, nous nous jurâmes une fidélité éternelle, et vécûmes dès ce jour-là comme mari et femme.

Je ne crois pas qu’il y ait au monde un plaisir plus grand que celui d’un pareil commerce. Nous le goûtâmes six mois sans troubles, sans crainte d’être surpris lorsque nous passions les nuits ensemble, ce qui arrivait assez souvent ; et ce sont les seuls moments heureux que j’ai passés dans la vie, et qui furent aussi la cause des malheurs qui nous accablèrent.

Elle devint grosse, cela nous déconcerta ; et bien plus encore, lorsqu’avec sa grossesse qui commençait à paraître, son oncle voulut la marier. On lui proposait un grand parti, tout le monde y voyait son avantage. Son bien n’était pas ce qui attirait le plus le cavalier qui la recherchait ; quoiqu’elle soit très riche, il est constant qu’il pouvait trouver mieux qu’elle. C’était un homme de grande qualité, parfaitement bien fait, et fort bel homme, de réputation, d’esprit ; en un mot un amant accompli. Elle n’avait aucun prétexte pour le refuser, et elle n’était point en état de l’accepter. Je n’en fus pas fâché ; il est certain que j’aurais trouvé son infidélité excusable. Tout mon rival qu’il était, je ne pus pas m’empêcher de l’aimer et de l’estimer ; et peu s’en fallut même que je ne lui découvrisse l’état où nous en étions elle et moi.

Je vous laisse à juger quel était notre embarras. Elle était jeune, et tous deux sans expérience ; le péril le plus proche nous parut le plus grand. Il nous semblait que nous n’aurions rien à craindre que de l’éclat que ferait sa grossesse, et du ressentiment de son oncle, et du reste de sa famille. Il n’y avait que cela, en effet, mais c’était beaucoup. Je voulus lui persuader de faire parler à son oncle par des gens que nous savions avoir du pouvoir sur son esprit ; elle n’en voulut rien faire, et me dit pour toutes raisons, qu’elle était au désespoir d’être dans l’état où elle était ; mais que puisque c’était une chose faite où il n’y avait point de remède, il fallait prendre le parti de nous retirer. Que nous ferions mieux notre paix de loin que de près ; qu’elle comptait que je ne l’abandonnerais point. Que nous avions autant d’argent qu’il nous en fallait pour sortir de France, et n’y point rentrer qu’elle ne fût absolument maîtresse d’elle-même. Que pour cela il fallait que je l’enlevasse ; qu’elle était prête à me suivre partout où je voudrais la mener ; et qu’enfin puisque la faute nous était commune, il était juste que nous en courussions les risques.

J’avoue que cette proposition me fit trembler. Je lui dis que c’était là le vrai moyen de me conduire à une fin infâme. Qu’attendu sa jeunesse de près de dix années moins que moi, et la différence du bien et de la naissance, on ne manquerait pas de m’accuser de subornation et de rapt. Que si nous étions arrêtés, le moins qu’il pouvait lui en arriver, était d’être renfermée toute sa vie dans un couvent, et moi finir la mienne par la main d’un bourreau. Que ce n’était point un crime digne de mort que de faire des enfants ; mais que le rapt en était un qui ne s’était jamais pardonné, surtout lorsqu’il y avait à présumer que par le grand bien et la jeunesse de la fille, et l’âge du garçon, il avait agi par intérêt ; ce qui se rencontrait entre nous. Elle ne goûta point mes raisons, et voulut absolument que je l’enlevasse. Tout ce que je pus lui dire contre ce dessein, ne la fit point changer. Je m’y opposai de tout mon pouvoir, et tellement qu’elle me reprocha le peu d’amour que j’avais pour elle. Je ne vous en parlerai plus, ajouta-t-elle en me regardant fixement, mais demain vous verrez le moyen que j’ai trouvé pour finir tout d’un coup, et sortir d’affaire en un moment.

Je ne savais ce qu’elle voulait me dire par là. Je la quittai fort embarrassé, et fort en peine de ce nouveau moyen dont elle m’avait parlé comme en me menaçant. Je retournai le lendemain chez elle, où je fus pleinement éclairci de sa résolution. Il y a longtemps que je vous attendais, Monsieur, me dit-elle ; mais enfin, vous voilà venu. Nous sommes seuls, parlez sans contrainte ; qu’avez-vous enfin résolu ? M’abandonnerez-vous, ou me suivrez-vous ? Je viens encore, répondis-je, tâcher de vous faire changer la résolution où vous me parûtes hier de sortir de France ; je n’en prévois que des malheurs horribles pour vous et pour moi. Je n’en ai pourtant pas changé, reprit-elle ; mais puisque vous avez assez d’indifférence et de dureté pour m’abandonner dans l’état où je suis, à tout ce que mon désespoir peut me suggérer, je veux tout d’un coup vous délivrer de vos inquiétudes, et me punir d’avoir aimé un homme qui ne m’a aimée que pour son seul plaisir, sans attache à ma personne.

En achevant ces paroles, elle tira d’un petit coffret un paquet de papier plié, dans lequel il y avait d’une poudre jaune que je ne connaissais pas. Elle en mit les trois quarts dans un gobelet d’argent, versa de l’eau dessus et les brouilla. Elle prit le reste de cette poudre, qu’elle mêla avec des confitures, et les fit manger à une petite chienne qu’elle avait. À peine ce petit animal en eut-il dans le corps, qu’il tomba mort sans branler. Je regardais cette chienne, et j’étais tellement étonné de ce que je voyais, que je restai immobile ; mais lorsque je lui vis prendre ce gobelet, et le porter à sa bouche, tous mes sens me revinrent. Je me jetai dessus, j’en répandis une partie à terre, et je jetai le reste dans la cour. Un gros chien qui appartenait au cocher d’Ivonne, vint lécher cette composition, et mourut un moment après.

Quoi, dis-je, ma chère enfant, c’est donc là ce moyen que vous avez trouvé pour sortir d’affaire ? Oui, Monsieur, ce l’est, me répondit-elle. Vous m’avez empêchée de mourir devant vous, vous avez jeté le poison que je voulais avaler ; mais je suis fort aise que vous sachiez quelle est ma résolution. Demain, poursuivit-elle, vous me verrez dans le même état que je viens de mettre ma petite chienne. J’ai encore autant de poison qu’il m’en faut. Non, repris-je, en l’embrassant, vous n’en viendrez point à cette funeste extrémité, je suis résolu à tout ce qu’il vous plaira que je fasse. Mille bourreaux assemblés pour me trouver un nouveau genre de supplice, n’offrent rien à mes yeux de si cruel pour moi que votre mort. Je vous emmènerai où et quand il vous plaira. Je vous laisse maîtresse de votre sort et du mien, je ne vous demande pour toute grâce que de me remettre entre les mains le reste du poison que vous avez. Le voilà, me dit-elle, en me donnant un autre petit paquet de papier, que je jetai devant elle dans le feu sans l’ouvrir. Je ne m’en soucie pas, ajouta-t-elle, en me voyant faire, je suis bien sûre d’en retrouver d’autre si vous me manquez de parole ; mais ne craignez rien, comptez que je ne vous abandonnerai jamais. Reposez-vous du soin de votre vie sur la fidélité que je vous ai jurée : elle dépendra toujours de moi ; et si le malheur veut que nous soyons arrêtés dans notre fuite, je vous justifierai devant toute la terre. À quand, lui dis-je, en fixez-vous le jour ? À demain, reprit-elle, sans aller plus loin. Mais nous n’avons rien de prêt, lui dis-je, pour notre fuite, ni pour nous conduire assez loin pour avoir du moins un jour d’avance sur ceux qui pourraient nous suivre. Il n’importe, dit-elle, j’ai de l’argent, et il faut tout risquer. Il me fut impossible de la faire changer de résolution ; nous résolûmes d’aller à Lyon, et de là à Avignon.

Dès le lendemain je la trouvai dans l’endroit qu’elle m’avait indiqué. Elle n’avait pour tout train que sa seule fille de chambre, à qui elle s’était confiée. N’ayant rien de prêt, nous fûmes obligés de prendre la première commodité que nous trouvâmes ; et nous allâmes avec assez de bonheur jusqu’à dix-sept lieues de Paris, où nous fûmes arrêtés le matin du troisième jour de notre départ.

L’absence de Mademoiselle Fenouil avait mis toute la maison en alarmes ; on ne savait ce qu’elle était devenue. On la chercha partout ; et enfin comme on vit qu’elle n’était point à Paris, sans vous dire comment notre route fut découverte, on la sut, on nous suivit, et on nous surprit que nous étions encore au lit. Je me défendis le plus qu’il me fut possible, mais je fus accablé par le nombre de mes ennemis. Je fus maltraité, et fus moins sensible à tout ce qu’on me faisait, qu’à ce que je voyais qu’on lui faisait à elle. L’homme entre les mains de qui nous étions, pouvait par sa naissance prendre quelque autorité sur elle ; il en abusa. J’en fus au désespoir, mais je n’étais point en état de la venger que par ma douleur. Je priai qu’on me fît tout ce qu’on voudrait, et qu’on ne l’outrageât pas ; qu’on tournât contre moi tous les effets que la rage pouvait inspirer, et mille autres choses de pareille nature, qui ne furent point entendues par ces gens impitoyables.

Si j’étais sensible pour elle, elle ne l’était pas moins pour moi. Je fus lié comme le plus scélérat de tous les criminels. Ce fut en vain qu’elle cria que j’étais son mari ; qu’elle demanda par quelle autorité on nous séparait, et pourquoi j’étais puni d’un crime dont elle seule était coupable.

Nous fûmes ramenés à Paris, j’y fus mis dans un cachot ; et elle qui avait refusé de retourner chez d’Ivonne, fut mise à la garde d’un officier de justice, qui se chargea d’elle. On travailla à mon procès ; et comme je m’y étais bien attendu, on m’accusa de subornation et de rapt. Je me justifiai, et fis voir mon innocence autant que je pus. Je savais bien que je n’offenserais point Mademoiselle Fenouil, en montrant qu’elle seule avait fait toutes les avances de notre commerce. Je montrai toutes ses lettres, je dis la vérité telle qu’elle était ; malgré cela les voix n’étaient point en ma faveur : et vraisemblablement mes ennemis l’auraient emporté sur moi, si elle-même n’avait travaillé à ma justification, comme elle me l’avait promis.

Les promesses et les menaces de ses parents ne purent point l’ébranler ; elle ne voulut jamais consentir à m’abandonner. Nous fûmes confrontés ensemble devant mes juges, leur présence ne l’empêcha point de se jeter à mon cou les yeux baignés de larmes. Elle me demanda pardon de tout ce que je souffrais pour elle. Elle jura devant eux de ne me point abandonner ; elle me dit que je savais bien que la mort ne lui faisait pas peur ; et que quelque chose qu’on pût ordonner de moi, elle ne me survivrait pas. Elle se jeta à genoux devant les juges ; elle les supplia de lui rendre son mari ; elle les assura que c’était elle qui m’avait jeté dans l’état où j’étais ; que je n’avais consenti à partir avec elle que lorsque je l’avais vue résolue à s’empoisonner ; que je lui avais même arraché le poison des mains. Elle continua ses prières à ma justification avec tant de larmes et tant de véhémence, que j’en fus attendri. J’avais supporté mon malheur avec assez de constance ; mais je n’étais point à l’épreuve de ce que je lui vis faire. Je fus saisi au cœur, je tombai pâmé ; et je me vis sur un lit lorsque je revins de ma pâmoison. J’ai su depuis que les juges qui voyaient que je n’étais point si criminel qu’ils avaient cru, et qui peut-être étaient attendris par un spectacle si touchant, ou du moins bien convaincus qu’il y avait beaucoup d’animosité dans mes parties, expliquèrent en notre faveur la sévérité des lois.

Le procureur du Roi lui-même, qui avait donné ses conclusions cachetées, dit avec une intégrité de véritable magistrat, que le devoir de sa charge l’avait obligé de pencher vers la sévérité, mais que les circonstances qu’il venait de voir, l’obligeaient à réformer ses conclusions trop rudes ; et il conclut plus favorablement pour moi. On savait l’âge de Mademoiselle Fenouil ; et entre plusieurs autres choses, il fut prononcé qu’elle serait remise entre les mains de ses parents, ou dans un couvent à leur choix jusques à sa majorité, et moi banni de France pendant sept ans du jour de ma sortie ; et la fin de mon ban cadrait juste à quinze jours près au temps que les lois permettent à une fille de disposer d’elle.

Je fus condamné à tous les dépens du procès, à prendre l’enfant, à en assurer la subsistance et l’éducation ; et en de grands dommages et intérêts envers la mère. Elle se fit émanciper, et renonça malgré toute sa famille à toutes les prétentions que cette sentence lui donnait contre moi. Notre promesse fut déclarée nulle, et nous n’appelâmes ni l’un ni l’autre.

Elle accoucha peu de temps après d’un garçon qui est encore en vie, et que vous verrez bientôt avec la mère. Je sortis de prison ; je pris des mesures pour lui faire tenir mes lettres, et avoir ses réponses. Je me suis servi d’un ami affidé, qui ne nous a point trahis. Je partis le même jour sans la voir, ne l’ayant point vue depuis le jour cruel que je la vis en présence de nos juges. Je ne me suis pas fort éloigné de France. J’ai presque toujours resté en Hollande, en Allemagne, en Espagne, ou en Italie, excepté les deux dernières années de mon ban, que j’ai passées en Portugal avec vous sans en sortir. J’ai pris sous mon véritable nom un certificat de ma sortie de France ; j’en ai pris un autre en rentrant, afin que mes ennemis ne puissent point me chagriner faute d’avoir accompli mon ban, qui a duré hors de France sept ans et huit jours, et plus d’un mois davantage hors de Paris, où je ne rentrerai que lorsque Mademoiselle Fenouil le voudra. Elle doit être ici à neuf heures juste : je n’ai pas sujet de m’impatienter, il n’en est pas encore huit ; cependant comme j’ai reçu d’elle quantité de lettres, et que j’en ai eu une hier au soir extrêmement longue, où elle me fait le détail de tout ce qui est arrivé depuis mon départ, je puis vous en instruire avec autant de certitude que si j’étais resté à Paris.

Peu de jours après ses couches, qui arrivèrent au commencement de sa dix-neuvième année, elle entra dans un couvent, où elle resta trois ans entiers. Elle en sortit, et revint chez son oncle sans faire semblant de prendre aucune part à ce qui me regardait. On ne prononçait point mon nom devant elle, et elle ne le prononçait jamais, ni devant ses parents, ni devant leurs amis. Elle ne paraissait pas s’en informer. Elle voyait souvent, quoique en cachette, l’enfant qu’elle avait eu de moi. Elle a vécu tout à fait retirée du monde, et paraissait être tout à fait dans la dévotion. Le bruit de notre aventure était assoupi, et notre commerce de lettres n’était point soupçonné.

La manière de vie qu’elle menait, avait fait oublier ce qu’elle avait fait. Il s’est présenté plusieurs partis qui n’ont pas demandé mieux que de l’épouser. Un entre autres, d’une maison égale à la sienne, qui savait fort bien ce qui lui était arrivé avec moi, et qui n’a pas laissé de l’aimer de bonne foi. Elle a tout refusé, et celui-ci moins civilement que les autres. Elle a été obligée, pour n’être plus importunée de ce côté-là, de déclarer tout haut, qu’elle ne se marierait jamais, et vivrait à son particulier.

Elle a fait cette déclaration peu de temps avant la nouvelle de ma mort. Car afin qu’elle pût être moins obsédée, et plus libre, nous avons jugé à propos de faire courir ce bruit. Voici ce qui en donna le moyen.

J’ai déguisé mon nom, comme vous savez ; je me faisais nommer Saint-Cergue, et ce n’est que depuis La Rochelle que vous savez que mon véritable nom est de Jussy. Le hasard voulut qu’étant en Espagne, je trouvai à Madrid, entre autres Français, un jeune homme qui s’appelait de Jussy, comme moi, qui était parisien, qui courait le pays comme moi, et qui n’était ni de la suite de Monsieur l’ambassadeur, ni marchand. Je le questionnai sur sa famille, je ne m’aperçus pas que nous fussions parents. Je ne lui dis point mon nom, je me crus seulement obligé, à cause de la patrie, de lui donner quelque avis sur sa conduite, qui était extrêmement libertine, surtout dans un pays où la jalousie règne, et où les maris se croient tout permis pour venger l’honneur qu’ils croient qu’on leur ôte, par le commerce qu’on peut avoir avec leurs femmes, ou avec une autre de leur famille. Il ne profita pas de mes avis : il soutenait sa dépense par le moyen de quelque dame qui lui faisait des présents, ce qui n’est pas là fort rare ; enfin, au retour d’un voyage, je sus qu’il avait été assassiné.

Comme on savait que je le connaissais, on m’instruisit de sa destinée. J’obligeai les gens de l’ambassadeur d’écrire à mes parents que j’étais mort. Je leur fis mettre dans la lettre, que ce garçon les en avait priés avant que de mourir ; ce qui était vrai. Je les priai même d’envoyer un certificat de mort, et un extrait de sépulture. Ils le firent, de sorte que mes parents me croient encore présentement en l’autre monde. Mais j’ai cru devoir les tromper les premiers, afin qu’ils aidassent de bonne foi à tromper les autres. Cependant pour ne pas laisser Mademoiselle Fenouil dans cette croyance, je lui écrivis de ma main tout ce qui en était. Je lui envoyai le paquet qui était pour mon frère, afin qu’elle en usât comme elle le jugerait à propos. Je confiai le tout à un marchand français qui revenait de Cadix à Paris, et qui passait à Madrid. Il rendit ce paquet à Du Val qui est mon correspondant, à qui je l’adressais. Celui-ci, à qui je demandais tout, et que vous allez voir venir avec elle, le lui donna en main propre. Ils consultèrent ensemble ce qu’ils en feraient, et jugèrent à propos de s’en servir.

Du Val reprit ce paquet qui était pour mon frère ; il alla retrouver ce marchand qui le lui avait apporté, et le pria de le donner à son adresse, parce que, dit-il, c’est un paquet qui lui est de conséquence, et que je ne veux point lui faire de tort, quoique nous ne soyons pas assez bons amis pour le lui donner moi-même. Cet homme le prit, et le porta à mon frère, qui le questionna sur tout ce qui me regardait ; mais il n’eut rien à dire, sinon, que tous les Français qui étaient à Madrid, disaient qu’il était mort depuis peu un nommé Monsieur de Jussy, parisien. Mon frère prit le deuil, et fit prier Dieu pour mon âme. Mademoiselle Fenouil me mande qu’il en a fort bien usé, et qu’il a eu autant de soin de mon fils, que s’il avait été à lui ; ce sont des obligations dont je m’acquitterai demain. Le bruit de ma mort se répandit ; mes parents écrivirent tout droit à son Excellence pour en être plus assurés. Ils eurent même réponse, aussi bien que d’Ivonne qui voulut s’en éclaircir aussi ; ainsi personne ne doute de ma mort à Paris, excepté ma maîtresse et Du Val. Quelle surprise lorsqu’ils vont me voir en bonne santé ? Ce bruit fit ce que j’en avais espéré, d’Ivonne laissa sa nièce en repos. Mes parents cessèrent de m’envoyer de l’argent, mais je n’en avais pas besoin ; au contraire, j’en avais plus qu’il ne m’en fallait. Mademoiselle Fenouil était émancipée, elle recevait le revenu de son bien ; et n’en dépensant pas la dixième partie, n’ayant pour tout train qu’un petit laquais, et la même fille de chambre, qu’elle a reprise malgré son oncle, elle m’en envoyait plus que je n’en voulais. C’est ce qui est cause que n’ayant rien à faire à Lisbonne, je me suis intéressé sur différents vaisseaux ; j’ai considérablement gagné, et je rapporte tout en lettres de change. J’ai écrit à ma maîtresse tout ce que j’ai fait ; elle a tout approuvé. Je l’ai priée il y a dix-sept mois de ne me plus envoyer d’argent, et de garder son superflu pour se meubler avant mon retour ; elle l’a fait : voici comment elle s’y est prise.

Elle a fait semblant d’être mécontente de sa fille de chambre. Elle l’a congédiée en apparence. Cette fille, de concert avec Du Val, a loué une maison dans un quartier fort éloigné de celui d’Ivonne. Mademoiselle Fenouil a fourni tout l’argent qui a été nécessaire, tant pour la garnir que pour la meubler entièrement. Elle a même fait plus ; car elle me mande que je trouverai chez moi des domestiques, qu’elle-même ne connaît pas. Que je trouverai une maison fort proprement meublée, où rien ne manquera, par le bon ordre qu’elle et Du Val y ont donné, et qu’elle ne viendra au-devant de moi que dans mon carrosse. J’attends à m’expliquer du reste avec elle, et je crois être en droit de vous dire que je la trouverai fidèle et constante.

Une attente de sept années est assez longue pour être considérée comme quelque chose d’extraordinaire ; ajoutez-y les persécutions de son oncle, qui doivent entrer en compte. Il est vrai que pour son honneur elle a dû soutenir son engagement ; mais il est vrai aussi qu’il est très rare que le sexe soit si sensible, surtout étant attaqué par autant de partis qu’il s’en est présenté pour elle. J’espère enfin qu’elle et moi serons contents pour le reste de nos jours. Ses parents n’ont plus rien à nous dire. Elle est maîtresse d’elle-même, puisqu’elle entre sur sa vingt-sixième année. J’ai gardé mon ban, et nous voulons bien tous deux confirmer par un mariage légitime, ce que nous avons fait de contraire aux lois, et qui que ce soit, je pense, ne peut nous en empêcher. Elle et moi devons prendre ici des mesures pour nous épouser sans éclat. Nous avons assez fait parler de nous, il est temps de finir les caquets et notre séparation, et de donner à un enfant un état fixe que nous lui devons. Voilà, Monsieur, poursuivit Jussy, ce que vous avez désiré de moi. Ce que je vous demande à présent, c’est de vouloir bien attendre ici ma chère maîtresse ; de ne point nous quitter que vous n’ayez vu la conclusion de notre roman et notre mariage, et de vouloir bien nous servir de témoin, si comme vous me l’avez dit, vous n’avez point d’affaires qui demandent si promptement votre présence. À mon égard, je serais bien venu en poste, comme vous m’en pressiez ; mais les mesures que j’étais obligé de prendre pour avoir tous les jours de ses nouvelles, et pour concerter le lieu de notre entrevue, ne se seraient point accordées avec tant de diligence sur la route.

Je prends trop de part, lui répondis-je, dans une affaire aussi extraordinaire que la vôtre, pour ne pas souhaiter d’en voir la conclusion. Non seulement je vous servirai de témoin ; mais encore si vous avez besoin d’appui, je ne vous abandonnerai point, quoique je vous veuille du mal pour le tour que vous avez joué à Mademoiselle Grandet, que j’estime infiniment ; cependant je n’en ai de ressentiment que pour vous bien remettre ensemble si je puis. Je vous jure, reprit Jussy, que j’en ai eu toute ma vie un vrai remords. Je suis prêt de lui en demander pardon, lorsqu’elle voudra bien me souffrir en sa présence. Mademoiselle Fenouil m’en écrit comme d’une des plus vertueuses, et des plus aimables femmes de France ; et qu’elle a donné des preuves de sa vertu si convaincantes, qu’on ne la regarde qu’avec admiration. Ce que je vous dis, poursuivit-il, n’est point par flatterie pour elle : voilà des lettres de Mademoiselle Fenouil, vous pouvez les lire. Elles vous convaincront que je ne vous dis rien qui ne m’ait été écrit ; et de ma part, je suis prêt à lui faire telle satisfaction qu’elle voudra que je lui fasse, et je suis sûr que Mademoiselle Fenouil se joindra à moi avec plaisir.

Voilà, Madame, continua Des Frans en parlant à Madame de Contamine, ce que je disais à Madame de Mongey, lorsque vous avez prétendu deviner notre conversation. Je ne vous interromps point, Monsieur, reprit cette dame en riant, nous aurons du temps pour parler de tout ; achevez l’histoire de Monsieur de Jussy, toute la compagnie vous en prie.

Lui voyant, poursuivit Des Frans, des sentiments si honnêtes, je lui dis que de ma part je pardonnais à Mademoiselle Fenouil le tort qu’elle était cause qu’il avait fait à Mademoiselle Grandet, parce qu’elle lui rendait justice, et faisait connaître qu’elle n’avait point mérité un traitement si indigne. Nous en parlâmes assez longtemps : mais pour revenir à lui, le portrait que vous m’avez fait de votre maîtresse, lui dis-je, m’a charmé, et sa constance me paraît un prodige dans le siècle : vous saurez quelque jour, continuai-je, par quel endroit l’infidélité des femmes est si bien établie dans mon esprit, et vous m’avouerez que ce n’est pas sans raison que je me déchaîne contre leurs fourbes et leur peu de bonne foi. Ce que vous dites là est fort galant, interrompit Madame de Contamine, et c’est fort bien nous faire votre cour. Eh ! Madame, reprit-il, ce n’est point à vous que je m’adresse ; il est permis à un malade de se plaindre, vous saurez demain le sujet que j’en ai ; pour aujourd’hui, laissez-moi poursuivre l’histoire de Jussy. Votre maîtresse, lui dis-je, me fait connaître qu’il s’en trouve qui se distinguent ; j’en ai de la joie, puisque c’est pour un homme de mérite, et que je regarde comme ami.

Comme nous en étions là, nous entendîmes un carrosse qui arrêtait à la porte de l’auberge. Je regardai ce que c’était. J’en vis en effet un fort propre, tout neuf et doré, attelé de quatre fort beaux chevaux pies. Il y avait trois laquais et un cocher de même livrée grise sans galon. Tout me parut neuf, et l’était. Je vis sortir de ce carrosse un homme, un enfant, et une femme magnifiquement vêtue, suivie d’une fille assez propre. Je ne doutai plus que ce ne fût Mademoiselle Fenouil, et j’en fus assuré lorsque je vis Jussy qui était promptement descendu prendre cet enfant dans ses bras. Il l’apporta dans la chambre où il me le donna, et retourna vers la porte où la mère entrait. Il ne se peut rien voir de plus tendre que leurs embrassements : elle voulut quelque temps se défendre contre la joie de le revoir. Il s’en aperçut ; ne craignez rien, lui dit-il, c’est un de mes amis qui sera assurément des vôtres. Elle s’abandonna enfin au plaisir de l’embrasser. Ils furent plus d’un quart d’heure entre les bras l’un de l’autre sans dire un mot, et bien leur prit qu’elle était sur une chaise, car lorsque Jussy la quitta, elle était évanouie. On la fit revenir, ils s’embrassèrent encore ; mais comme je craignais pour eux une nouvelle faiblesse, je ne leur donnai pas le temps de se défaire de nouveau. Je les séparai. Ils avaient tous deux les larmes aux yeux, et la joie les saisissait tellement, qu’ils n’avaient pas la force d’ouvrir la bouche ; en effet quel plaisir de se retrouver fidèles après tant de traverses, et une absence si longue ! N’est-ce pas là triompher de la fortune, et ne devoir son bonheur qu’à sa propre vertu ?

Ces embrassements firent place à d’autres, Jussy embrassa Du Val qui était monté en même temps que Mademoiselle Fenouil. Je la saluai, et vis une des plus belles personnes qu’on puisse voir. La maîtresse et son amant se firent mille questions. Je les interrompis pour déjeuner. J’appelai mon valet et celui de Jussy, je fis servir. Les laquais nouveaux venus montèrent ; on ne dit rien en leur présence qui dût être secret. Du Val se contenta de leur dire qu’ils servaient à déjeuner leur maître et leur maîtresse : ces gens firent leur devoir. Mademoiselle Fenouil dit devant eux, par manière de conversation, qu’elle n’était sortie de son couvent que le matin même, pour venir au-devant de lui : et que c’était Monsieur Du Val qui s’était donné la peine de choisir tous leurs domestiques. Car, poursuivit-elle en leur présence, vous n’étant point à Paris, je n’ai point voulu tenir de maison, et j’ai mieux aimé rester dans un couvent jusques à ce que vous fussiez de retour.

Lorsque nous fûmes seuls, c’est-à-dire l’amant et la maîtresse, Du Val, sa fille de chambre et moi, on tint conseil où chacun donna son avis. On s’arrêta à celui de Du Val. Ils avaient les extraits de baptême de l’un et de l’autre, celui de leur enfant, et la sentence qui avait causé leur séparation. Cela étant, dit Du Val, il n’y a point d’autre parti à prendre que de présenter une requête à Monsieur l’archevêque de Paris, où tout cela sera énoncé, et le prier, pour éviter de nouveaux embarras et les caquets, de vous permettre de vous épouser le plus tôt que vous pourrez, dès aujourd’hui même, si faire se peut. L’avis est juste, dis-je, et bien pensé.

C’était mon dessein de m’y prendre par cette voie, reprit Jussy, et je suis fort aise que tous nos sentiments s’accordent ; car si nous nous remettons dans les procédures, ce ne sera jamais fait. Il fut donc résolu que nous reviendrions tous à Paris dans la nouvelle maison de Jussy ; que sitôt que nous y serions, Du Val irait chercher quelque officier de l’Officialité pour tâcher de terminer promptement. Ils montèrent donc en carrosse, c’est-à-dire Jussy et sa maîtresse, leur enfant et la fille de chambre. Du Val et moi montâmes à cheval. Nous prîmes tous le chemin de Paris. Je me fis montrer la maison de Jussy en passant, et pris après le chemin de ce quartier-ci. Je vous rencontrai au bout du pont Notre-Dame, poursuivit-il, s’adressant à Des Ronais, j’acceptai vos offres, j’allai chez vous, où je ne restai que le temps qu’il me fallait pour changer de linge et d’habit. Je ne vous dis point où je retournais, parce que vous auriez peut-être voulu me suivre, et que dans la crainte où j’étais que les choses ne se passassent pas aussi tranquillement qu’elles se sont passées, je ne voulais pas vous commettre, outre que j’avais promis le secret. Je me fis porter dans cette maison, où j’ai resté jusques à avant-hier après-midi.

À peine y fus-je arrivé, que Du Val entra avec un notaire apostolique. On lui expliqua toutes choses papiers sur table. Il approuva le parti qu’on prenait, il dressa une requête suivant son style. Monsieur de Jussy et Mademoiselle Fenouil la signèrent. Il l’emporta, et une heure après il revint avec la permission qu’on demandait pour célébrer le mariage dans telle église du diocèse qu’on voudrait, avec un mandement en bonne forme à tout prêtre ou curé requis, de leur donner la bénédiction. Il fit plus, il amena avec lui un curé son parent, dont la paroisse n’était qu’à une petite lieue de Paris, qui offrit son ministère quand on voudrait.

Etant impossible que d’Ivonne pût découvrir ce qui se passait, et l’endroit où était sa nièce, [et comme] elle voulait que son mariage se fît dans les formes, on résolut d’aller à cette paroisse le soir, afin qu’ils pussent être épousés à minuit avec les solennités ordinaires.

On retint à souper le curé et le notaire qui furent fort bien traités, et encore mieux récompensés ; on [les] pria de ne rien dire devant les domestiques qu’on ne voulait instruire que lorsqu’on ne craindrait plus leurs langues. Ils le firent : on prit un autre carrosse pour eux, Du Val et moi. On y fit mettre de quoi déjeuner après la messe, et après avoir fort bien soupé, nous prîmes tous de compagnie le chemin de cette paroisse. Ce fut là que Jussy fit entrer dans le presbytère tous ses nouveaux domestiques, à qui il dit son nom et tout ce qu’il jugea à propos qu’ils sussent de son aventure, et conclut par dire qu’ils allaient être mariés, et qu’à leur retour à Paris ils pourraient en informer qui bon leur semblerait.

Ces gens furent plus aises de cette confidence que si Jussy leur avait donné tout son bien et ils parurent tous résolus à se faire plutôt couper en pièces que de souffrir qu’on fît la moindre insulte à leur maître, ou à leur maîtresse.

L’allégresse fut entière, le notaire, Du Val et moi, pendant que les mariés étaient dans l’église avec le curé, passâmes le temps à nous promener. Nous fîmes boire les valets à la santé de leurs maîtres. Minuit sonna, nous allâmes tous à l’église, le mariage y fut célébré, et l’enfant légitimé. Nous servîmes de témoins avec quatre habitants de cette paroisse. Jussy prit dans le moment un certificat de tout, que nous signâmes tous, après quoi nous déjeunâmes fort bien. Nous rentrâmes à Paris sur les quatre heures du matin, chacun prit le chemin de chez soi, excepté moi qui couchai chez les mariés, qui comme moi, étaient encore au lit à midi. Du Val vint me voir, nous allâmes ensemble trouver au lit Jussy et son épouse. Ils se levèrent, et on résolut en dînant de faire connaître leur mariage à d’Ivonne, et à leurs parents avec éclat, ce qui se fit mardi dernier au soir : voici comment.

Madame de Jussy monta en carrosse au sortir de table ; elle alla chez son oncle qui fut extrêmement surpris de la voir si magnifique, elle qui l’avait toujours porté chez lui comme une dévote. Il lui demanda d’où elle venait, et où elle était restée depuis le matin de la veille ? Pour toute réponse elle lui montra son extrait baptistaire, et lui dit, qu’ayant plus de vingt-cinq ans, et pouvant disposer d’elle à son choix, elle s’était retirée à son particulier, et qu’elle venait le prier, lui, sa femme, et ses enfants, d’honorer son ménage de leur présence en venant le soir même souper chez elle. Jamais homme ne fut plus surpris d’une pareille réponse. Elle leur promit de leur envoyer un laquais pour les conduire chez elle s’ils voulaient venir, et les laissa ensuite faire tant de réflexions qu’ils en voulurent faire. Ils avaient d’autant plus beau champ, que ses laquais avaient dit à ceux du logis, qu’elle avait été mariée la nuit. Ils ne pouvaient savoir avec qui, tant la mort de Jussy qu’on croyait certaine les mettait hors d’œuvre. C’était un énigme qu’ils ne comprenaient pas, ni sa résurrection, ni comment ils avaient entretenu commerce ensemble pendant tant de temps, sans que personne s’en fût aperçu, ni comment ils avaient concerté leur mariage, ni par quels charmes Jussy s’était trouvé si juste à l’échéance de son ban et de la majorité de sa maîtresse. Ils résolurent pourtant de venir souper chez elle, et y vinrent en effet le soir. Ils trouvèrent bonne compagnie parce que Jussy avait envoyé quérir ses deux frères et deux de ses amis, et que sa femme avait envoyé quérir de son côté quelques-unes de ses bonnes amies ; de sorte que nous étions déjà quatorze conviés, lorsque d’Ivonne et sa femme entrèrent avec deux de leurs enfants, un garçon et une fille.

Leur surprise redoubla en voyant tant de gens assemblés. La salle où nous étions était propre, rien n’y manquait. On servit, il fallut se mettre à table. Jussy ne paraissait point, sa femme fit les honneurs du logis. Chacun prit place avec un certain silence sérieux qui ne laissait pas d’avoir quelque chose de divertissant pour moi, qui n’y prenais part que par simple curiosité. Je ne pouvais m’empêcher qu’avec peine de rire, en voyant l’embarras de l’oncle et de la tante. Cependant afin de prévenir tout, Madame de Jussy se mit entre Du Val et moi, lui à droite et moi à sa gauche. Le petit de Jussy était à côté d’elle, et devait rester à table entre Du Val et son père, de sorte qu’entre cet enfant et sa mère il y avait un couvert qui était celui de Jussy. On s’assit dans le même silence, lorsque Madame de Jussy se retournant, dit à un laquais, allez donc dire à Monsieur que nous n’attendons plus que lui, et qu’il prenne la peine de venir. Il achève une lettre, Madame, dit ce laquais. Cela redoubla l’étonnement de d’Ivonne et de sa femme, qui fut à son comble lorsque Jussy entra, précédé d’un laquais qui portait un flambeau. Il n’avait point de chapeau, et était comme peut être chez lui le maître de la maison ; mais vêtu d’un air qui me surprit moi-même. C’est-à-dire que tout y était complet. En effet, on avait acheté tout ce qu’il lui fallait avant qu’il arrivât, et son tailleur n’avait eu qu’à prendre sa mesure.

Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, dit-il en riant, d’Ivonne et sa femme qui le reconnurent firent un grand cri. Me voici ressuscité, continua-t-il, et de retour à Paris auprès de ma femme, vous demandant votre amitié, et vous assurant que je la réciproquerai par une véritablement sincère. Vous ne pouvez comprendre quel fut l’étonnement du mari et de la femme. Il quitta la table brusquement, et sans répondre. Il vit bien que la violence n’était plus de saison, et qu’il n’en sortirait pas le plus fort, ni à son honneur. Il sortit, sa femme et sa fille le suivirent, quelque chose qu’on pût leur dire pour les faire rester ; car on ne permit pas que Madame de Jussy allât après eux. Le fils seul qui n’entrait point tant dans le ressentiment, resta à souper : on l’instruisit de tout. Il loua fort la conduite de sa cousine, et leur fit mille civilités à l’un et à l’autre ; ils y répondirent avec toute l’honnêteté possible. On le pria de tâcher de faire entendre raison à son père pour lui faire accommoder à l’amiable, tous les différends qui pouvaient naître entre lui et eux pour la reddition du compte de tutelle de Madame de Jussy sa nièce, et de lui faire comprendre qu’elle avait dû pour son honneur faire ce qu’elle avait fait.

Ce garçon qui est de bon sens, tomba d’accord de tout, et promit de faire son possible pour une réconciliation sincère de part et d’autre. Nous soupâmes fort bien et avec joie, on chanta ; et comme la compagnie était assez nombreuse, on envoya chercher des violons, on dansa, et il se fit une manière de bal, qui n’a fini que mercredi matin, avant-hier à trois heures. Je me couchai plus las et plus fatigué que si j’avais couru quinze jours la poste. J’ai laissé les mariés dans leur lit et ne les ai point vus depuis : mais leur devant une visite, je la leur ferai demain matin, et vous m’y accompagnerez, Messieurs, si vous voulez, dit-il à Des Ronais et à Dupuis. Après cela si Madame de Mongey veut bien en recevoir une d’eux, je me fais fort qu’elle sera contente de leurs honnêtetés et de leurs excuses. Ces deux amis acceptèrent la partie pour le lendemain matin.

Je sais bon gré à Madame de Jussy, dit Madame de Contamine ; sa constance fait que je lui pardonne volontiers sa faute : en effet, elle l’a lavée, et n’en est à présent que plus à estimer, quoiqu’on ne doive pas l’imiter. Je prie Madame de Mongey de leur pardonner le peu de considération qu’ils ont eue pour elle. Je n’en conserve aucun ressentiment, reprit cette belle veuve ; je le sacrifie à ce que je viens d’entendre. Si j’étais bien persuadé de cela, reprit Des Frans en riant, je les amènerais demain ici, au moins la satisfaction serait publique. Vous voulez douter de l’oracle, reprit la belle Dupuis, je connais Madame de Mongey ; et puisqu’elle dit qu’elle leur pardonne, je suis certaine qu’il est vrai. Elle est la sincérité même. Outre cela, quand vous ne nous amèneriez pas Monsieur et Madame de Jussy pour l’amour de Madame de Mongey, je vous prie de les amener pour Madame de Contamine et pour moi ; je suis fort trompée si elle n’a aussi bien que moi, envie de voir un homme si extraordinaire. Et plus encore elle, interrompit Madame de Contamine, je la verrai assurément demain, quand je devrais mettre un laquais en sentinelle pour savoir où elle ira à la messe.

S’aimer après avoir été sept ans sans se voir ! dit Mademoiselle Dupuis avec un ton d’admiration, et en regardant Des Ronais, et surtout sans aucun ombrage l’un de l’autre ! Votre rancune n’est pas bien éteinte, ma belle maîtresse, reprit Des Ronais, vous me jetez la balle. Ce n’est point Jussy que j’admire, interrompit Des Frans, un homme a toujours de la constance de reste ; c’est elle qui est à admirer, ajouta-t-il, car les femmes sont presque toutes des fourbes.

Vous vous ferez battre assurément, lui dit en riant Madame de Contamine, quelle effronterie de parler en ces termes des femmes devant nous ? Je vous ai déjà dit, Madame, répondit-il, que je vous regarde toutes comme des saintes à miracles dans le siècle où nous vivons. Je suis très aise que mes amis soient tombés en bonnes mains ; mais pour moi, à qui le contraire est arrivé, vous ne m’empêcherez point de déclamer. Vous en avez moins de sujet que vous ne pensez, dit Dupuis. Et quand Monsieur en aurait tous les sujets du monde, reprit Madame de Contamine, faut-il que parce qu’il y en aura une qui donne sujet de plainte, on accuse le général ? Nous vous rendons plus de justice, poursuivit-elle, il n’y a personne ici qui ne loue Monsieur de Jussy, et il n’y a personne qui ne blâme Monsieur que voilà, en montrant Dupuis, de ses amourettes, et qui ne regarde avec horreur Monsieur Des Prez, qui a si lâchement abandonné la pauvre Mademoiselle de l’Épine, que nous avons tous connue. Nous louons ce qui est à louer, et nous blâmons ceux qui sont à blâmer ; mais nous n’attaquons point le général. Avez-vous fini, Madame, interrompit Dupuis, les deux bras croisés sur l’estomac ? Pour une dame aussi sage que vous, la médisance est bien mordicante ! Quand vous saurez mon histoire, peut-être ne me blâmerez-vous pas tant. Pour Monsieur Des Prez, il est plus digne de pitié que de blâme ; et vous-même, Madame, qui lui faites son procès sur l’étiquette du sac, en conviendriez, si la vérité vous était connue comme à moi. Voudriez-vous bien nous la dire, Monsieur, reprit Madame de Mongey. Vous savez que nous avons été elle et moi pensionnaires dans le même couvent, et je vous avoue que sa mort me donne de l’horreur pour lui, et que je voudrais bien le regarder d’un autre œil, parce que d’ailleurs il me paraît un fort honnête homme. Très volontiers, Madame, lui dit-il, et si la compagnie le veut bien, chacun en va être instruit. Tout le monde l’en pria, et il allait commencer lorsque Madame de Londé parut à la porte de la salle.

Il alla au-devant d’elle, toute la compagnie se leva, et lui fit civilité. Eh bien, Madame lui dit-il, ai-je gain de cause à la fin ? Oui, lui dit-elle en riant, votre parent que j’ai laissé là-haut avec Madame votre mère, a tant fait, qu’il a persuadé. Que je suis heureux, Madame, lui dit-il, de recevoir une si bonne nouvelle, et de la recevoir de votre bouche ? C’est-à-dire, interrompit Madame de Contamine, que le cousin et la cousine seront bientôt contents. Ce sera pour moi lorsque Madame le voudra, reprit Dupuis. Et pour moi, poursuivit Des Ronais, lorsqu’il plaira à ma belle maîtresse. Cela étant, reprit Des Frans, il faut que vous preniez un même jour, afin que le plaisir des uns ne rende point les autres jaloux. Nous parlerons du jour une autre fois, dit Madame de Londé ; cependant, ajouta-t-elle, Madame Dupuis qui ne peut se lever, m’envoie vous dire à tous, qu’elle vous prie de monter dans sa chambre pour souper auprès de son lit. Elle me fait déjà la grâce, poursuivit cette aimable veuve, de me traiter comme sa fille, c’est-à-dire sans façon, et me fait plaisir : ou plutôt c’est qu’elle avait quelque chose à dire à son parent, qu’elle ne veut pas que je sache ; cela doit être dit à présent, montons.

Tout le monde sortit de la salle, et prit le chemin de la chambre de la bonne femme. Son fils donna la main à Madame de Londé, Des Frans à Madame de Contamine, et à Madame de Mongey, et Des Ronais à sa maîtresse. On se mit en cercle proche du lit de Madame Dupuis ; mais sa nièce et Madame de Contamine ayant fait signe à Des Frans qu’[elles] voulaient lui parler en particulier, il se retira avec elles dans un coin de la chambre, où ils se parlèrent fort bas, quoique avec beaucoup d’action. Nous dirons une autre fois quel était le sujet de leur conversation qui fut assez longue. Des Ronais en parut inquiété, et Madame de Contamine lui en fit la guerre fort spirituellement lorsqu’on fut à table.

On soupa fort bien auprès du lit de Madame Dupuis, qui était toute réjouie de voir tant de jeunesse de bonne humeur. Ce fut là que Des Ronais fut pillé et raillé de l’inquiétude qu’il avait eue de la conversation de sa maîtresse, où il n’avait point été appelé. Il se défendit fort galamment ; on y parla de la jalousie, et cela fit insensiblement tomber le discours sur le sujet de Des Prez. Madame de Londé dit qu’elle en avait entendu parler confusément, et témoigna avoir envie d’en être tout à fait informée. Son amant ne s’en fit pas prier davantage, et chacun s’étant apprêté pour lui donner attention, il commença en ces termes.