(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur Des Frans et de Silvie. »
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(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur Des Frans et de Silvie. »

Histoire de Monsieur Des Frans et de Silvie.

Je suis l’aîné d’une des meilleures maisons d’ici autour, et pourtant moins riche qu’aucun de mes parents : parce que mon père avait suivi le parti de l’épée, où l’on ne s’enrichit pas, et qu’au contraire ses deux frères cadets, ont pris celui des finances et des partis, où la fortune est toujours plus ample, et plus avantageuse pour les richesses. Elles ne sont pas gagnées, à ce qu’on dit, fort innocemment ; mais donnant toute sorte de crédit et de pouvoir dans le monde, leur faste fait pardonner leur acquêt. C’est la raison pour laquelle je suis moins considérable aux yeux du public, que mes oncles et mes cousins. Mon père fut tué au siège qui fut mis devant Valenciennes par Messieurs de Turenne et de La Ferté ; et un aîné qu’il avait d’une autre femme que ma mère, fut tué peu après à la suite de Monsieur de Grammont : ainsi je restai seul fils unique assez jeune, sous la tutelle de ma mère, fille de grande qualité, dont mon père avait eu peu de bien. Cela joint aux dettes que mon père avait faites et qu’il fallut acquitter, réduisit ma mère et moi dans un état assez triste par rapport à l’éclatante figure que faisaient dans le monde les deux cadets de mon père, et nous rangea en quelque manière sous leur tutelle. Pour moi, qui étais en classe lorsque mon père mourut, je sentis vivement sa perte ; et je la sentis bien davantage lorsque je vis que mes oncles usurpaient sur ma mère et sur moi une certaine autorité dans laquelle je n’avais point été élevé, mon père m’ayant toujours inspiré des sentiments dignes de ma naissance et au-dessus de ma fortune : et ne parlant de ses frères qu’avec mépris, à cause du train de vie qu’ils avaient embrassé, ne les nommant jamais que des éponges et des juifs. Cela m’avait inspiré de l’aversion pour eux, tout jeune que j’étais : ainsi ayant sucé cette aversion avec le lait, je n’ai jamais pu m’assujettir à ce qu’ils ont voulu exiger de moi, et n’ai jamais eu pour eux ce respect et cette obéissance qu’un jeune homme doit avoir pour ceux à qui il est comptable de ses actions, et qui ont droit d’avoir l’œil sur sa conduite, et l’autorité de la réformer lorsqu’elle est vicieuse.

Au sortir de mes études on voulut me mettre en commission. J’y allai, mais étant naturellement libertin, je ne pus m’accoutumer à la sujétion, ni à la ponctualité qu’il y fallait observer. Le directeur en fit ses plaintes à mes oncles. Je le sus ; je le querellai. Je revins à Paris sans être mandé, et laissai les papiers et le bureau à qui voulut en prendre soin. Je me mis de moi-même à apprendre à faire des armes, et à monter à cheval : c’était mon inclination. On fut très surpris de mon retour ; on m’en demanda la raison, je dis à mes oncles, que je ne pouvais pas vivre avec leur directeur, et qu’il y avait trop d’antipathie dans nos humeurs. Pour mon excuse à ma mère, je lui dis naturellement ce que je pensais. Que quand je devrais être le plus pauvre et le plus malheureux gentilhomme de France, je ne m’abaisserais jamais à devenir le persécuteur du peuple et des paysans. Que j’avais trop de cœur et d’honneur pour prêter la main aux cruautés qu’on exerçait contre eux sous prétexte de lever les droits du Roi. Que j’étais trop humain pour voir d’un œil tranquille, les duretés qu’ils essuyaient, et que bien loin de les ruiner et de les persécuter comme on était obligé de le faire dans les commissions, je donnerais tout le mien pour les en délivrer. Que mon père avait eu raison de regarder mes oncles comme des juifs et des usuriers, et que je regardais leurs commis comme des valets de bourreau, ou des chiens de chasse qui quêtent pour leurs maîtres : qu’en un mot je voyais bien que j’étais véritablement son fils, et que je n’étais pas né non plus que lui pour devenir ni maltôtier, ni partisan ; ce qui ne s’accordait point ni avec ma conscience ni avec mon honneur.

Ma mère qu’un plus long usage du monde avait instruite, ne goûta pas mes raisons. Elle avait mis bas tous ces scrupules que mon père lui avait inspirés. Elle était persuadée qu’il n’y avait rien tel que d’être riche ; et comme l’ambition ne l’avait point quittée, elle portait fort impatiemment, l’air triomphant et le faste de ses deux belles-sœurs, qui n’étaient que des filles de marchand, qui le portaient incomparablement plus beau qu’elle, qui du vivant de mon père, les avait regardées du haut en bas. Aussi me fit-elle des leçons fort justes et fort pressantes. J’aurais dû en avoir profité, je m’en suis peut-être repenti depuis ; mais j’étais destiné à me perdre, et au contraire de me rendre à ses raisons, je lui fis des reproches de vouloir m’obliger à embrasser un état de vie, où je trouverais, à ce que je disais, la perte de mon âme. Que les sentiments que mon père m’avait inspirés étaient plus nobles et plus généreux, que je les suivrais, malgré tout ce qu’on pourrait me dire. Que si elle avait aimé mon père pendant sa vie, et se souvenait de sa naissance à elle, elle devait me le prouver par son respect pour sa mémoire, et ne le pas violer, en voulant obliger son fils unique à suivre des maximes qu’il avait toujours détestées. Enfin mon emportement alla si loin, que je lui manquai de respect, et m’en séparai d’une manière à lui mettre la mort au cœur. Elle en tomba malade, et en cacha le sujet à tout le monde. Elle n’en parla qu’à moi ; mais avec tant de tendresse de sa part, et une si grande confusion de la mienne, que je lui promis de faire tout ce qu’elle voudrait. Sa santé se rétablit ; elle me raccommoda avec mes oncles, qui me donnèrent une commission à quatre-vingts lieues de Paris, plus belle que celle que j’avais quittée. Vous dirai-je de quelle manière je m’y gouvernai, et comment j’en sortis ? Oui, il faut vous le dire.

C’était une direction dans les Aides, je n’y étais pas fort savant ; mais j’avais un commis qui faisait tout, je ne faisais que signer. Je fus pourtant en fort peu de temps aussi habile que lui ; puisque je découvris ses friponneries. J’étais obligé d’être dans mon bureau à huit heures précises du matin, jusqu’à midi : et depuis deux heures après midi, jusqu’à six heures du soir, sans en sortir. J’y restai l’hiver assez tranquillement, et même une partie du printemps ; mais lorsque la saison fut assez belle pour aller prendre l’air à la campagne, et que je vis les jeunes gens de mon âge aller se promener et se divertir, mon bureau, où j’étais obligé de rester, ne me parut plus qu’une prison, et je résolus d’en sortir.

Comme je voulais cette fois-là me ménager avec ma mère, et ne me pas brouiller avec Messieurs Des Frans, j’écrivis aux uns et aux autres mille mensonges, dont je ne me souviens plus ; la maladie en était. On fut bientôt instruit du contraire, et on me répondit de la bonne encre. Je fus grondé, et quoiqu’on me rendît justice, je ne laissai pas de m’en mettre en colère. J’avais reçu à midi trois grandes lettres en même temps. Je les lus, je dînai, je les relus ; et je cherchai dans ma tête d’autres inventions, puisque les premières avaient si mal réussi : cela m’occupa du temps. J’avais oublié mon bureau, et il était près de trois heures lorsqu’on m’avertit que bien du monde m’y attendait. Je descendis, il y avait entre autres un élu de l’élection de la même ville, qui venait pour des billets d’entrée franche qu’il avait.

Comme il se prétendait officier fort considérable, et fort nécessaire à l’État, il tabla par me quereller devant tout le monde, et me traita comme si j’avais été le dernier des valets. Dans un autre temps je lui aurais fait quelque caresse de chat, ou du moins je l’aurais brusqué, comme je fis depuis ; mais pour le moment je songeai, que mes états de recette et de dépense n’étaient point dans l’ordre ; que mon registre même n’était point en état, et que si j’en venais avec lui à quelque extrémité, cela me ferait des affaires auprès de l’intendant, qui malheureusement était alors dans la même ville, naturellement honnête homme, rigide et ponctuel, et ainsi fort peu porté pour les commis des fermiers qui ne faisaient pas leur devoir. Qu’outre qu’il me donnerait le tort, il voudrait peut-être voir plus clair dans mes affaires qu’il ne serait à propos pour mes intérêts : qu’ainsi j’en sortirais très mal, et que tout cela ne pourrait avoir pour moi que des suites fâcheuses.

Je fis toutes ces réflexions dans le moment, et je laissai dire à l’élu tout ce qu’il voulut. Je le satisfis même le premier, espérant par là l’obliger à s’en aller. Il n’en fit rien ; au contraire il continua son sermon : que ce n’était pas ainsi que le Roi prétendait que les commis se gouvernassent : que j’avais mes heures réglées : que je devais me trouver précisément dans mon bureau lorsqu’il fallait que j’y fusse, sans donner la peine à un officier (je ne sais si le gredin ne dit pas aussi considérable que lui) ni de m’attendre, ni de me faire avertir : qu’il s’en plaindrait à l’intendant, sans dire Monsieur, qui saurait fort bien m’instruire de mon devoir si je ne le savais pas. C’était ce que je craignais. J’écoutai donc tout avec une tranquillité et un sang-froid qui me surprenait moi-même. Je fis plus, je le comblai de civilités ; j’avouai que j’avais tort. Je lui montrai les lettres que j’avais reçues pour m’excuser ; il me dit brutalement, que j’aurais pu les lire tout aussi bien dans mon bureau, après l’avoir expédié, que dans ma chambre. Je tins encore bon, et enfin je le conduisis jusqu’à la porte de la rue, mais le cœur tellement ulcéré, que je fis une bonne résolution de me venger et de le mortifier de quelque manière que ce fût.

Je me mis dès le soir même à travailler sérieusement à mes comptes. J’eus bientôt fait ; tout fut prêt en quatre jours, et je ne craignis plus la visite de Monsieur l’intendant, qui était tout le mal que l’élu pouvait me procurer.

L’algarade de cet homme avait éclaté. Il avait eu assez de mauvaise gloire pour se vanter de m’avoir traité du haut en bas, sans que je lui eusse osé rien dire. Tout le monde s’en étonnait ; car je ne passais pas pour fort endurant. On m’en parla ; je convins de tout, et dis que je n’avais pas cru devoir défendre une mauvaise cause, et que je ne m’en ferais jamais d’honneur. Cela me fit passer pour un homme fort modéré, incapable de se faire de méchantes affaires. On voulut nous raccommoder, il me fit une manière d’excuse de son emportement. Je ne voulus point entrer dans aucune explication, je dis toujours que j’avais tort, bien résolu de me venger. Je ne craignais plus rien, mes affaires étaient nettes, et moi en état de rendre compte, et je voulais sortir de l’emploi.

Il vint environ quinze jours après avec un assez gros paquet de papiers qu’il fallait expédier dans le moment. Les gens qui devaient les porter, attendaient après aux dépens de l’élu, qui sous des noms empruntés, faisait trafic de vin. Il n’était que dix heures, et il ne fallait pas plus d’un quart d’heure pour lui donner satisfaction ; mais le tour que je lui jouai me vint tout d’un coup dans la tête. Je lui fis plus de civilité qu’il n’en avait reçu de sa vie, j’examinai ses papiers petit à petit, en jasant avec le seigneur de choses indifférentes. Je lui parlai des intrigues de la ville, des nouvelles de Cour et de guerre ; et enfin pour consumer le temps, j’empruntai le secours de tous les lieux communs dont on peut s’aviser pour faire durer une conversation, en coulant le temps. Il était obstiné et se piquait de politique comme un nouvelliste de province. Je le contrariai pour l’obliger de plus approfondir la matière, il s’y abîma, et je réussis. Midi sonna tout à propos, que j’avais le dernier de ses papiers entre les mains, il n’y avait qu’à signer, c’était une affaire d’un moment ; il croyait que j’allais continuer. La familiarité dont je lui avais parlé, me faisait passer dans son esprit pour une andouille de Rabelais ; il se trompait. Je me levai et lui dis fort froidement qu’il fallait qu’il prît la peine de revenir à deux heures. Il tomba de son haut à ce compliment, et me pria très instamment d’achever, je n’en fis rien. J’ai la mémoire trop bonne, lui dis-je fièrement, pour ne me souvenir pas de votre leçon. Le Roi veut que je sois à deux heures dans mon bureau, je ne l’oublierai pas ; mais je n’oublierai pas non plus que je puis le fermer à midi. Tout ce qu’il put me dire fut inutile, il en fallut passer par là. Cela le fit enrager, mais bien plus, lorsque j’envoyai devant lui mon valet prier à dîner avec moi deux hommes que je savais être ses ennemis mortels, il me quitta, et pour adieu, Monsieur l’élu à deux heures, lui dis-je en riant.

Ces deux hommes vinrent ; je leur contai ce qui m’était arrivé avec l’élu : ils en rirent à gorge déployée et m’applaudirent de tout leur cœur. Nous dînâmes, et je descendis à deux heures juste. L’élu était trop en colère pour venir lui-même, il envoya un laquais chercher ses papiers. Ce laquais n’était point à lui, et quand il y aurait été, j’aurais fait la même chose pour le mortifier. Je refusai de les rendre qu’à la même personne qui me les avait mis en main. Il retourna et me rapporta un billet ; je le rendis avec ordre de dire à l’élu, que je ne voulais pas être obligé de garder d’autres papiers que ceux qui regardaient mon emploi, et que je ne rendrais les siens que de la main à la main. Il était avare, les gens qui les attendaient étaient à ses dépens, comme je vous l’ai dit, il fallut donc qu’il fît la démarche ; mais il la fit tellement bouffi, que je ne pus m’empêcher d’en rire ; car il la fit de fort mauvaise grâce. Il s’en scandalisa, et voulut quereller, mais ne craignant plus la visite de Monsieur l’intendant, je le pris si haut qu’il vit bien que son véritable chemin était celui de la porte. Les deux hommes qui avaient dîné avec moi le désespérèrent sans lui rien dire, par leurs éclats de rire, et les figures qu’ils se faisaient l’un à l’autre en le contrefaisant. Ils allèrent en faire le conte à qui voulut les entendre ; et comme la ville est petite, la chose y fut sue dès le jour même, et depuis ce temps-là le sobriquet lui en est resté ; car au lieu de le nommer par son nom, on ne l’appelle presque plus que Monsieur l’élu à deux heures. Ce tour vint jusqu’aux oreilles de Monsieur l’intendant qui n’en fit que rire, et en effet un élu n’était pas pour moi un assez gros seigneur pour le prendre d’un ton impératif.

Je m’étais vengé, mais je n’étais pas hors de l’emploi. Il me semblait qu’il m’était honteux, fils d’un homme brave, mort au service de son prince, de passer ma vie dans un fond de province, relégué dans la crasse d’un bureau, pendant que les jeunes gens de ma naissance étaient ou dans les mousquetaires, ou dans d’autres postes à acquérir de l’honneur par la voie des armes, qui était toute mon inclination. Cette pensée m’entra si vivement dans l’esprit, que je devins effectivement malade. Monsieur l’intendant commit à mon emploi, jusqu’à ma santé. Celui qu’il y mit était un Parisien de mon âge, et de beaucoup d’esprit : ce fut Monsieur votre frère, Madame, dit-il à Madame de Mongey. Lorsque je me portai bien, je ne voulus pas le déposséder. J’écrivis en sa faveur, je sollicitai même Monsieur l’intendant, à qui je découvris mon chagrin ; et mes parents satisfaits de lui, et me destinant ailleurs, le continuèrent. On m’envoya ses commissions que je lui donnai moi-même. Il en a eu trop de reconnaissance, puisque c’est à lui que je dois l’honneur de vous avoir vue, et j’ai un sensible regret de sa mort que Monsieur Des Ronais m’a apprise.

Je revins à Paris, n’ayant plus rien à faire en province, y étant sans emploi. Mes parents m’y retinrent plus qu’ils ne croyaient, n’en ayant point à me donner tel qu’ils le voulaient, parce qu’ils voulaient me le choisir ; et le temps de la campagne étant passé, je fus obligé de rester à Paris l’automne et l’hiver pour mon malheur. Je dis pour mon malheur ; car si j’avais été partout ailleurs, je ne me serais pas perdu par ma propre faute comme j’ai fait ; mais comme forcé par une certaine puissance que je ne comprends point, et qui me fait croire, que si nos actions sont tout à fait volontaires, du moins peut-on dire, que notre vie n’est pas toujours gouvernée par notre seule volonté, et que l’étoile en règle les principaux mouvements et la disposition. En effet toute la force de ma raison se bornait à me faire connaître le péril où je me jetais, et ma propre faiblesse, sans me donner la force de m’en sauver.

J’entendais la messe à Notre-Dame le jour de la Nativité huitième septembre ; je m’étais mis contre un des piliers. Une sœur grise, de celles qui ont soin des enfants trouvés, vint m’y prier d’en tenir un dans le moment qu’on allait baptiser, et qui avait été trouvé la nuit même. Elles font ordinairement ce compliment à des gens qui ont apparence de quelque chose, afin d’en tirer quelque aumône : je ne la refusai pas. Elle me demanda une marraine ; je lui montrai une fille fort propre en petit deuil qui était avec une autre fille qui paraissait la servir. Cette sœur alla lui parler, il me parut qu’elle fit quelque difficulté, j’allai à elle, et la fis consentir. Je la saluai : elle me rendit mon salut fort civilement, et me parla si juste que je ne doutai pas que ce ne fût une fille hors du commun : j’envoyai un laquais que j’avais avec moi me chercher un carrosse, avec ordre de venir me joindre aux Enfants-Trouvés. Je donnai la main à ma commère : outre une fille qui la suivait, elle avait un petit laquais ; tout cela m’en donna une bonne opinion. Nous allâmes tenir cet enfant ; nous y fîmes les figures ordinaires, beaucoup de civilités pour le nom, et enfin comme c’était une fille, elle nomma. Les enfants vinrent quêter ; et comme ces petits innocents sont en effet dignes de compassion, et que j’étais fort aise de donner de moi fort bonne impression à ma commère, je fis des aumônes proportionnées, sinon à ma bourse, du moins aux sentiments que je commençais d’avoir, et elle de son côté en usa fort honnêtement pour une fille.

Comme cette libéralité me donnait une espèce de petit privilège, je demandai à cette sœur si elle ne pouvait pas nous faire déjeuner à l’hôpital. Je lui dis qu’étant à jeun l’odeur qu’on y respirait, quoique d’enfants, me rendait le cœur faible ; effectivement je ne l’ai jamais eu ferme. Je ne sais si cette sœur voulut bien en croire ma parole, ou si, comme elle le dit, j’avais quelque chose dans le visage qui témoignait de l’altération en dedans. Elle me conduisit dans un petit réfectoire, où je menai ma commère qui ne se fit pas fort prier. On nous donna un morceau de bœuf sortant du pot et des côtelettes de mouton sur le gril. Je dis à ma commère que si j’étais le maître, je lui donnerais autrement à déjeuner ; mais que je n’avais osé lui proposer d’aller ailleurs. Que n’ayant pas voulu la quitter sans saluer sa santé, je m’étais servi du premier expédient qui m’était venu dans l’esprit. Elle reçut fort bien mon compliment, et me dit, que si elle avait été persuadée que j’eusse demandé à déjeuner pour l’amour d’elle, elle ne serait point entrée : mais que la pâleur qui m’avait tout d’un coup couvert le visage, lui avait témoigné que j’avais besoin de prendre quelque chose, et que pour ne me pas exposer à pis, par un retardement qui aurait pu nuire à ma santé, elle n’avait fait aucune façon pour me suivre.

Mon laquais m’avait amené un carrosse. Je la pris par la main, elle y monta avec sa fille de chambre, qui ne l’avait point quittée. Elle ne fit point ces façons qui s’observent parmi les précieuses, et celles qui savent assez peu vivre pour faire à contretemps les civiles. Elle y monta d’une manière qui me persuada qu’elle savait le monde, et accorder la modestie de son sexe avec cette liberté et ce dehors ouvert qui ne s’acquiert que par le commerce des gens de la première qualité. Cela me donna encore meilleure opinion d’elle. La facilité de sa conversation, la fertilité et le naturel de ses expressions ne la démentaient point, et je tombai d’accord en moi-même, qu’on ne pouvait pas voir une personne plus belle ni plus accomplie.

Puisque c’est elle qui est cause de toutes les extravagances que j’ai faites, et de tous les malheurs qui me sont arrivés, par l’amour qu’elle a fait naître dans mon cœur, et que je ne puis m’excuser que sur ses bonnes qualités et sa beauté, de l’ardeur et de la violence de ma passion, et de tout ce que j’ai fait pour me satisfaire, il est de mon honneur de vous en faire le portrait, afin que vous jugiez vous-mêmes que si je pouvais être excusé, je le serais, puisque je ne suis tombé dans mes égarements que pour la plus belle et la plus spirituelle personne qu’on puisse voir.

Je sais bien, Mesdames, ajouta Des Frans, en s’interrompant lui-même, que ce que je dis n’est guère galant ; mais pardonnez mon incivilité à l’intérêt que j’ai de la faire paraître plus belle qu’elle n’était en effet.

Elle n’avait au plus que dix-neuf ans ; elle était d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais faite à charmer ; si menue que je la prenais facilement entre mes mains toute vêtue en corps. Ses cheveux étaient plus longs qu’elle d’un grand pied, annelés, et du plus beau châtain qu’on puisse voir. Lorsqu’elle se faisait peigner, elle montait sur une table, et sa tante dont je vous parlerai bientôt, et sa fille de chambre y étaient occupées. Elle avait le front blanc et uni ; les yeux grands, noirs et languissants, à fleur de tête : ils étaient quelquefois si perçants, qu’on ne pouvait en soutenir l’éclat ; les sourcils comme les cheveux ; le nez un peu aquilin et serré, bien fait ; les joues toujours couvertes d’un vermillon naturel, qui sur un teint de neige, faisait un effet admirable. La bouche fort petite et riante, les lèvres rondes et vermeilles ; les dents blanches et bien rangées ; le menton rond, une petite fossette au milieu, et le tour du visage ovale ; la gorge faite au tour, d’une blancheur à éblouir ; la peau unie et délicate ; le sein montrait par ses soulèvements réglés l’agitation du cœur dans sa respiration, et indiquait une santé parfaite. Elle en avait peu, mais ferme ; et elle me disait quelquefois en plaisantant, qu’une femme en a toujours assez quand elle en a de quoi remplir la main d’un honnête homme. Elle avait les bras ronds, la main potelée et charnue, un air de princesse à marcher ; elle dansait en perfection, chantait de même, et jouait fort bien du clavecin et de la guitare. Elle n’était ni grasse ni maigre, et son embonpoint tenait un milieu juste entre les deux extrémités.

Voilà le portrait de Silvie, dit Des Ronais, c’est elle aussi que j’ai voulu peindre, dit Des Frans. Voilà une beauté achevée, dit Madame de Contamine. Il n’y avait rien de plus beau que son corps, poursuivit Des Frans. Son esprit paraissait être de même : elle en avait plus elle seule que toutes les femmes fourbes n’en ont jamais eu ensemble. Elle était dissimulée, changeant naturellement de visage et de discours, avec autant de promptitude qu’aurait pu faire la meilleure comédienne, après avoir bien étudié son rôle. Cependant elle paraissait toute sincère ; elle était double, inconstante et volage, aimant les plaisirs, surtout ceux de l’amour, jusqu’au point de leur sacrifier toutes choses, honneur, vertu, richesses et devoirs. Hardie jusqu’à l’effronterie : enfin elle avait dans l’esprit toutes sortes de mauvaises qualités, comme toutes sortes de belles dans le corps, mais elle les savait si bien déguiser, qu’on la prenait pour tout autre qu’elle n’était en effet ; et moi-même, après l’avoir fréquentée avec toute l’assiduité possible pendant deux ans, j’aurais juré qu’elle était sincère, fidèle, désintéressée ; en un mot telle qu’elle paraissait être, n’ayant été convaincu du contraire qu’après l’avoir épousée.

Vous avez été marié, s’écria Madame de Mongey ? Oui Madame, je l’ai été, reprit Des Frans, je ne m’étonne pas de vous en voir surprise. Je m’en doutais bien moi, dit Dupuis. Quoi qu’il en soit, reprit Des Frans, je l’ai été, et voilà le secret que j’ai l’obligation à mes parents d’avoir caché, et que je vous supplie tous de ne révéler à personne. J’ai encore des raisons pour le taire : mais laissez-moi poursuivre, j’ai à vous dire quelque chose de plus surprenant.

Au retour des Enfants-Trouvés, je la conduisis chez elle : elle logeait assez loin de là, mais pas fort éloignée de mon quartier : elle demeurait avec une femme qu’on croyait sa tante, et qui en effet ne lui était rien : elle me pria d’entrer ; je ne me fis pas presser. Sa maison avait fort belle apparence, et son appartement était magnifiquement meublé : cette tante n’y était pas, ainsi je restai seul avec Silvie, à qui je ne fis pas grand compliment. L’état où j’étais n’était point assez tranquille pour entretenir personne, je lui demandai seulement la grâce de recevoir mes visites, elle me l’accorda fort honnêtement ; c’était tout ce que je pouvais prétendre.

Je la quittai tellement changé et pensif que je ne me connaissais pas moi-même. Mon amour n’a point augmenté depuis ; je l’aimai dès ce moment-là de toute ma tendresse : la civilité voulait que je restasse quelque temps sans la voir : je voulus y satisfaire, et ne le pus pas. Dès le soir même je passai devant sa porte, elle y était assise avec d’autres filles du voisinage, mais sans aucun homme avec elles ; je ne fis que passer et repasser jusqu’à onze heures qu’elles se retirèrent, le lendemain j’en fis autant, et je la vis avec plusieurs filles prendre le chemin des boulevards : elles s’assirent sur l’herbe et chantèrent ensemble. Silvie chanta seule un couplet d’Aréthuse dans Proserpine , qui est celui-ci :

CHANSON.

Je crains enfin qu’il ne m’engage,
Et sa constance me fait peur !
Non si je le vois davantage,
Je ne réponds plus de mon cœur.

Elle chanta divinement ; je ne pus plus résister à la tentation : je m’approchai d’elle ; elle me reconnut, et me reçut fort civilement. Comme j’étais vêtu d’un air à faire honneur aux bourgeoises, et que les filles qui étaient avec elle n’étaient autre chose, on me reçut fort bien. Je pris Silvie par la main, la manière libre dont j’agis, et dont elle agit elle-même, surprit un peu ceux qui l’examinèrent ; mais cela ne nous embarrassait pas.

Vous avez quelque amant qui vous fait peur, ma belle commère, lui dis-je en la relevant, que cette peur est obligeante, et qu’un homme est heureux, lorsqu’il peut l’inspirer à une personne comme vous ! Non Monsieur, dit-elle en riant, mes sentiments ne paraissent point dans l’air que je viens de chanter. Il est nouveau, il est beau, on m’a dit que je le chante assez juste, et c’est la seule raison qui me l’a mis à la bouche, sans aucun rapport à ce que je pense. Je ne vous répéterai point la conversation que nous eûmes ensemble, elle fut trop longue pour m’en souvenir. Tout ce qu’elle dit m’enchanta ; j’admirais la délicatesse de ses pensées, le tour qu’elle donnait à ses expressions, en un mot je fus vaincu.

Je la reconduisis chez elle, et nous passâmes devant un limonadier où je voulus la faire entrer avec sa compagnie ; elle ne le voulut pas. Vous n’êtes point à jeun, ni dans un hôpital, me dit-elle en riant, et je ne crois pas que le cœur vous fasse mal. Il ne se porte pas trop bien lui répondis-je, vous venez de lui porter des coups qui l’affaiblissent, et il aurait besoin de quelque chose pour se soutenir. Vous êtes sujet aux maux de cœur, dit-elle ; mais ils sont obligeants : ils ne vous prennent qu’aux lieux où vous pouvez trouver des confortatifs ; vous vous en passerez pourtant pour ce soir, quand votre mal durerait plus longtemps votre santé n’en serait pas fort incommodée. Que savez-vous aussi, lui répliquai-je en riant, si je n’ai point quelque nouveau mal de cœur que tous les confortatifs ne guériraient pas ? Il n’en est donc pas besoin, reprit-elle ; au pis-aller votre mal n’est pas bien grand, puisqu’il vous permet de rire : vous me raillez d’une terrible force, repris-je, en riant : vous vous moquez des gens, reprit-elle sur le même ton, de dire que vous vous trouvez mal.

Nous arrivâmes à sa porte sur laquelle nous trouvâmes sa tante à qui je fis mille civilités. Silvie lui dit que j’étais la personne qui avait tenu un enfant deux jours auparavant avec elle. J’en fus reçu fort honnêtement, et je me séparai d’elle l’esprit rempli de mille idées agréables. La douceur de sa voix n’avait pas affaibli mon amour ; à moi surtout, qui ai toute ma vie aimé la musique : j’y allai le lendemain, mais ce fut de jour pour lui rendre une visite dans les formes. Elle me parut plus aimable que jamais, elle joua des instruments et en joua parfaitement bien : nous parlâmes de choses indifférentes ; et après une visite de plus de trois heures, il ne me parut pas y avoir resté un moment. J’y retournai le soir et lui dis qu’étant de ses voisins, je venais passer la soirée avec elle et sa compagnie. Il ne faisait pas assez beau pour aller se promener, on entra dans une salle où on dansa aux chansons : j’achevai de me perdre, je n’ai jamais vu danser de si bon air : j’en sortis tout à fait hors de moi, et je ne pus me rien dire, sinon que je n’avais jamais vu de fille si accomplie.

Quelques jours après je les engageai toutes, c’est-à-dire, elle, sa tante et ses trois voisines, qui étaient sa compagnie ordinaire, et nous allâmes nous promener hors de Paris. Il y fallut dîner ; je les régalai le mieux que je pus. Elles m’en parurent satisfaites, et je ne l’étais guère, n’ayant pas eu le temps de donner ordre à rien. Silvie fit un faux pas sur les degrés de l’auberge en descendant, mon empressement fit voir la part que je prenais à ce qui lui arrivait : j’envoyai un homme au plus vite à Paris, chercher un carrosse ; parce que nous étions venus à pied, n’y ayant pas plus d’un quart de lieue : elle me remercia de mon soin. Le pied lui enfla beaucoup, et elle fut obligée de rester dans son lit, où je l’avais portée, pendant plus de quinze jours, je ne la quittai que pour aller manger, et si elle avait voulu je n’en serais point sorti. La tante était complaisante pour une tante, qui ordinairement ne sont pas fort traitables ; rien ne me rompait les chiens, j’étais bien reçu : on connaissait le motif qui me faisait agir, ma bouche gardait le silence : mais mes yeux et mes actions parlaient ; j’étais sûr qu’on les entendait, et quoique Silvie vécût avec moi d’une manière fort réservée, je m’apercevais bien que ses yeux trahissaient le secret de son cœur.

Enfin je me découvris ; je lui dis que je l’aimais plus qu’on n’a jamais aimé, et la priai de me dire à qui il fallait que je m’adressasse pour l’obtenir. Elle ne fit point ces sortes de façons que les filles font ordinairement en pareil sujet ; au contraire, elle me dit qu’elle m’était fort obligée des sentiments que j’avais pour elle et de l’honneur que je voulais lui faire. Qu’elle me priait pour mon intérêt propre de ne me point abandonner aux mouvements d’une passion passagère, dont j’aurais tout lieu dans la suite de me repentir un jour. Je lui jurai une ardeur éternelle : que mon amour était à l’épreuve de tout, et du temps ; et que l’aimant au point que je l’aimais, je ne me repentirais jamais des engagements que je pourrais prendre avec elle : qu’elle était la première personne que j’eusse jamais aimée, et qu’elle serait assurément la dernière. Je ne me flatte pas, dit-elle, d’avoir ni assez de beauté ni assez de mérite pour avoir inspiré une passion si forte. Croyez-moi, ajouta-t-elle, adressez-vous en lieu plus avantageux : vous croyez m’aimer, vous vous trompez : et je me tromperais moi-même si je le croyais. Vous ne savez ni qui je suis, ni qui je puis être. Peut-être suis-je tellement au-dessus de vous, que je vous tromperais si je souffrais vos assiduités plus longtemps : peut-être suis-je aussi tellement au-dessous de vous et de ce que vous devez prétendre, que vous auriez honte d’un attachement aussi bas que le mien ; ainsi soit pour vous, soit pour moi, dégagez-vous pendant que vous pouvez le faire avec honneur.

Non Mademoiselle, lui dis-je, il n’est plus en mon pouvoir de me dégager ; vos conseils ne sont plus de saison. De tout ce que vous venez de me dire, je ne crains que cette inégalité de naissance dont vous me menacez : je ne fais point de souhait en votre faveur, il me serait trop désavantageux. Si vous êtes née tellement au-dessus de moi que je ne puisse m’élever jusqu’à vous, mon désespoir vous témoignera la sincérité de ma tendresse et de mon respect, qui n’en augmentera assurément pas ; mais si vous êtes née d’une naissance inférieure à la mienne, mon amour en triomphera. Prenez garde à ce que vous dites, dit-elle ; ne faites point de protestations sujettes au repentir : je vous en fais encore ressouvenir, vous ne me connaissez pas. Je vous connais, repris-je, par où je vous connaîtrai toujours, pour la plus belle personne du monde, et la plus accomplie ; le reste m’est indifférent : il n’y a que vous qui me charme, et vous seule… L’entêtement où vous êtes, dit-elle, en m’interrompant, vous fait trouver dans moi toutes ces qualités : vos yeux mieux ouverts, ne les y verraient pas longtemps. Croyez-moi, ne vous obstinez point à m’être fidèle, je ne mérite point l’ardeur que vous me témoignez ; rendez-vous à vous-même ; ne précipitez rien ; et pour n’avoir point sujet de me haïr un jour plus que vous ne m’aimez à présent, ne vous faites point honneur d’un attachement qui pourrait vous faire honte.

Je fis pendant longtemps tous mes efforts pour la faire expliquer davantage, et pour découvrir ce qu’elle avait dans le cœur pour moi ; mais je ne pus en venir à bout. Je voyais bien par toutes ses manières que je ne lui étais pas indifférent ; mais je voulais la faire parler, et c’est ce qui me fut impossible. Pour de la jalousie je n’en avais point : je n’avais jamais vu d’homme chez elle, ni avec elle, j’étais le seul qui y entrât. Les voisins à qui je m’en informai, me dirent que sa maison était un convent, où on ne voyait aucun homme. Pour elle, elle sortait peu, encore n’était-ce que pour aller travailler dans le voisinage ; on savait toujours où elle était. Ses voisines venaient le plus souvent travailler chez elle, et c’était toutes les visites qu’elle recevait et qu’elle rendait. On ne connaissait point sa famille : on me dit seulement, qu’il y avait environ dix-huit mois que sa tante et elle demeuraient dans cette maison, et y étaient venues en grand deuil. Qu’elles vivaient fort retirées, et que j’étais le seul homme qu’on y eût vu entrer depuis. Tout cela me mettait dans une inquiétude effroyable. Je cherchais à pénétrer le secret de sa naissance, mais le temps n’en était pas encore venu.

Cependant mes oncles m’offrirent un autre emploi ; mais parce que c’était pour quitter Paris, je le refusai, et fis comprendre à ma mère, que quoique j’eusse à elle et à eux toutes sortes d’obligations, et quelque résolution que j’eusse prise de suivre aveuglément leurs volontés, je la suppliais de vouloir bien ne me pas engager dans les emplois. Que de l’humeur dont j’étais, je m’y ferais tous les jours de nouveaux ennemis, et m’y perdrais de réputation sans m’y enrichir : que je n’y croyais pas ma conscience en repos : qu’il était juste que je prisse un établissement, mais que je la suppliais de m’en laisser le choix : que la robe m’accommoderait mieux, et qu’une charge de judicature serait assez mon fait ; que le bien de mon père n’était pas tant dissipé, et que par son économie elle l’avait assez rétabli pour me mettre en état d’avoir une charge assez belle pour ne point faire de honte à ma famille. Elle goûta mes raisons, ou plutôt fit semblant de les goûter : elle en conféra avec mes oncles, qui résolurent de me laisser faire. Je repris donc les études de droit. Quelle métamorphose ! Moi qui avais une horreur invincible pour la robe et pour la plume, qui ne respirais que la guerre et l’épée, je me remis dans les études, et peu s’en fallut que je n’allasse crotter une robe au Palais. Je me voulais mal à moi-même de l’état où me réduisait ma folie, mais ce n’est pas la seule que l’amour m’a fait faire : il était le plus fort, je lui sacrifiai tout, honneur, vertu, parents, fortune, inclination ; je ne regardais rien que par rapport à lui.

Comme mes assiduités auprès de Silvie étaient trop grandes pour être cachées, ma mère en eut le vent. On sut que j’étais amoureux jusqu’à la fureur. Elle ne douta plus de la cause du refus de l’emploi que mes oncles avaient voulu me donner. Elle ne leur en parla pourtant pas ; elle fut assez bonne pour me ménager : elle savait qu’on ne gagnerait rien sur mon esprit par la violence : elle me prit par la douceur, et ne gagna pas davantage ; au contraire, Silvie m’en parut plus belle. On tenta toutes les voies imaginables pour m’éloigner de Paris. On mêla les intérêts de l’honneur avec ceux de la fortune ; je méprisai tout. Je ne pus lui cacher ce que je souffrais pour elle, et que le train de vie que j’avais pris, était l’effet de mon amour et de ses charmes. Elle fit semblant de me vouloir faire retrouver ma raison qu’elle voyait bien que j’avais perdue, mais elle s’y prit d’un air à me persuader le contraire.

Je tâchais de développer le mystère de sa naissance, je la suppliais souvent de me le découvrir, je n’avançais rien, et je l’aurais encore longtemps ignoré, si je ne l’avais appris par une voie toute extraordinaire

Je sortais un soir fort tard de chez elle dans le mois de janvier, il était près de minuit. Le temps était extrêmement sombre ; on ne voyait ni ciel ni terre. Un flambeau qu’un laquais me portait s’était éteint par le vent, et aucune lanterne n’était restée allumée ; je marchais à tâtons. J’entendis quelqu’un auprès de moi, je demandai qui c’était : un homme me demanda si je n’étais pas Monsieur Des Frans. Oui c’est moi, répondis-je, que voulez-vous ? Tenez Monsieur, me dit-il, on m’a chargé de vous rendre en main propre ce paquet-ci. Ne vous informez point d’où il vient : mais informez-vous des vérités qu’il contient : elles vous sont de conséquence : en me disant cela, il me donna un paquet cacheté, et marcha d’un autre côté. Je ne le perdis point de vue, car je ne l’avais pas vu : je l’appelai, et il ne répondit pas. Je poursuivis mon chemin bien en peine de ce qu’on m’écrivait par une voie si extraordinaire, et ce que ce pouvait être. Je décachetai l’enveloppe dans le moment, comme si j’avais pu lire dans un lieu où je ne pouvais discerner les rues. Je m’aperçus dans le moment de ma ridicule curiosité. Je mis le tout dans ma poche, et revins chez ma mère : la première chose que je fis, sitôt que je fus dans ma chambre, ce fut de m’approcher d’une bougie, et de jeter les yeux sur cette lettre rendue avec tant de mystère. Les premiers mots qui me frappèrent la vue furent ceux-ci :

Avis à Monsieur Des Frans, sur son amour pour Silvie.

Il y avait trois feuilles de papier bien pleines d’une écriture d’homme fort menue. Comme il me fallait du temps pour la lire, je me couchai et la lus dans mon lit. Je ne vous la répéterai point, elle est trop longue pour m’en souvenir.

On m’y disait que je croyais aimer une vestale et une fille de bonne famille, que l’engagement où je me précipitais faisait horreur à des gens qui prenaient intérêt dans moi : que mon attachement était honteux de toutes manières : qu’on avait pitié de me voir la dupe d’une fille qui le méritait si peu : qu’elle n’avait jamais connu ni père ni mère : qu’elle devait son éducation à la même maison où nous avions tenu un enfant ensemble : qu’elle avait été abandonnée de ses parents dès le moment de sa naissance, et exposée sur une porte, et de là portée aux Enfants-Trouvés, où elle était restée jusqu’à l’âge de huit ans : qu’on ne pouvait pas disconvenir qu’elle ne fût belle, que c’était cette raison qui avait obligé feu Madame la duchesse de Cranves, qui n’avait jamais eu d’enfants, de la demander à cet hôpital : qu’elle avait été élevée chez elle jusqu’à l’âge de dix-huit ans : qu’elle s’y était tout à fait formée, et y avait appris tout ce qu’une fille pouvait savoir : que quoiqu’elle n’eût vu là que des exemples de vertu, sa conduite avait été soupçonnée ; mais qu’on n’osait pas assurer qu’elle fût criminelle ; que pourtant Madame de Cranves avait paru n’en être pas fort contente ; puisqu’au lieu de lui faire par son testament autant de bien qu’elle avait promis de lui en faire, elle ne lui avait laissé que peu d’argent comptant, quelques meubles, et une rente viagère ; que le bruit courait que Silvie de concert avec la Morin, ci-devant l’une des femmes de chambre de Madame de Cranves, et celle à qui elle se confiait le plus, avec qui Silvie demeurait pour lors, et qu’elle faisait passer pour sa tante, avait fait sa main : qu’elle avait pris bien des pierreries et beaucoup d’argent comptant que cette dame avait peu devant sa mort, et qu’on n’avait pas trouvé dans ses coffres : qu’on disait qu’elle avait fait ce coup-là par le conseil d’un jeune homme nommé Garreau, qui était secrétaire et intendant de cette dame, et qui faisait ses affaires, qui leur avait indiqué l’endroit où était cet argent : que ce jeune homme lui avait promis de l’épouser : que c’était le même avec qui on prétendait qu’elle avait eu quelque amour criminel ; mais que tout cela était demeuré un simple soupçon, parce que Garreau était mort en prison, où les héritiers de cette dame l’avaient fait mettre sur de très grands indices du vol.

On me faisait faire là-dessus toutes les réflexions que vous pouvez vous imaginer, et sur la naissance, et sur les actions, et sur le soupçon de vol et de libertinage. On finissait par dire qu’on ne me donnait point de conseils, parce qu’on me croyait trop sage et trop généreux, pour rien faire d’indigne d’un homme d’honneur, et d’une famille distinguée : on plaignait mon aveuglement pour cette fille. On m’avertissait qu’on avait envoyé à ma mère copie de cette lettre, qu’on n’avait pas voulu m’adresser à moi-même au logis lorsque je n’y serais pas, crainte que je ne crusse qu’elle venait de mes parents qui en étaient fort innocents ; ni me la faire donner pendant le jour en main propre, crainte que je ne visse celui qui me la donnerait, qui était le même dont venait l’avis, et qui n’avait voulu se confier du secret qu’à soi-même : que je pouvais dire à Silvie elle-même ce qu’on m’écrivait, sans lui montrer la lettre, qu’elle n’en pourrait pas disconvenir ; et qu’en tout cas les gens qu’on m’y nommait, et dont on m’indiquait la demeure, pouvaient m’éclaircir à fond de tout ce qui la regardait ; l’ayant vue de tout temps chez Madame de Cranves, où ils étaient domestiques dans le temps que Silvie y était entrée par une voie si oblique, et lorsque cette dame était morte.

Je vous laisse à penser ce que je devins à cette lecture. Tantôt je traitais tout cela de fable, tantôt j’y ajoutais foi, et ne savais à quoi me déterminer. Je me ressouvenais qu’elle n’avait jamais voulu me déclarer qui elle était de naissance. Cela me persuadait qu’on ne m’écrivait rien que de vrai. Mille résolutions me passèrent par l’esprit sans m’arrêter à pas une. Je rêvai toute la nuit à ce que je ferais. Je lus et relus cette lettre : j’en souhaitai l’auteur au diable ; je lui voulais mal de m’avoir éclairci. Un moment après je tombais d’accord avec ma raison, que je lui avais toutes les obligations imaginables de m’avoir sauvé d’un abîme de honte. Enfin, j’eus en moi-même un combat que je ne puis vous exprimer, entre mon amour et mon honneur. Je n’avais point encore pris de parti à plus de neuf heures, lorsque ma mère entra dans ma chambre des papiers à la main.

Je sais tout ce que vous avez à me dire Madame, lui dis-je, dès que je la vis ; la lettre que vous tenez est celle dont on me parle ici. Elle est belle, me dit-elle : vous avez donc vu ce qui en est, mais vous n’avez pas vu les avis qu’on me donne : je vous les apporte, ajouta-t-elle, lisez-les, et me les rapportez tout à l’heure dans ma chambre. Elle me quitta en me jetant sur mon lit un papier d’écriture pareille à celle que je tenais. Il avait pour titre :

Avis à Madame Des Frans sur la conduite de son fils.

On lui écrivait par là, qu’on m’avait fait savoir tout ce qui pouvait me dégoûter de Silvie et me la rendre odieuse : mais qu’on n’y avait joint aucun conseil, parce qu’on avait jugé plus à propos de me laisser prendre de moi-même une résolution digne de moi, que de me rien prescrire. Que j’avais de l’honneur et assez d’esprit pour faire un bon choix : qu’on croyait que le vrai moyen de me révolter était de me prescrire des lois, et qu’on avait cru mieux réussir en me laissant tout à fait sur ma bonne foi de ce côté-là. Que c’était à sa prudence, à elle, de me faire comprendre toute l’horreur et toute l’indignité d’un pareil attachement : qu’on lui conseillait de m’envoyer voyager : que la dissipation d’un voyage, ou d’un emploi en campagne, ferait évanouir toutes les mauvaises impressions que j’avais dans l’esprit. On m’avertissait que Silvie et la Morin étaient deux personnes extrêmement dangereuses : que d’abord que j’avais commencé à fréquenter chez elles, elles s’étaient résolues à m’embarquer, l’une par une apparence de vertu qu’elle n’avait peut-être pas, et l’autre en faisant toujours semblant d’être la tante ; et en me laissant pourtant toutes sortes de libertés auprès de sa prétendue nièce, qui ne m’en laisserait point abuser : qu’elles s’étaient informées de ma famille, pour voir si j’étais leur fait. Qu’elles n’en avaient point douté lorsqu’elles avaient appris que j’étais fils unique, ne dépendant que de moi : que j’avais du bien assez pour les mettre à leur aise ; et qu’à l’égard de son consentement à elle, et de celui de mes autres parents, elles s’étaient promis de me faire passer par-dessus, quand j’aurais pris tout l’amour dont elles me jugeaient capable : qu’il n’y avait que la naissance qui leur fît de la peine, et qu’elles avaient voulu donner cent louis d’or à un gentilhomme gueux comme un rat, pour faire passer Silvie pour sa fille, parce qu’il le pouvait, en ayant eu une à peu près de son âge morte depuis peu sur le chemin de son pays à Paris. On lui mandait le nom et la demeure de ce gentilhomme. On lui disait encore que peut-être Silvie lui avait promis quelque autre chose qu’on pourrait savoir de lui, parce qu’il aimait fort le vin, et que quand il en était pris, il n’était pas maître de sa langue. On lui disait que le mariage de Silvie et de moi leur paraissait si certain, après ces précautions, que la Morin n’avait pu s’empêcher de dire à une femme qui avait demeuré avec elle chez Madame de Cranves, et qu’elle croyait de ses amies, que Silvie allait épouser un jeune homme fort riche et de bonne famille, qui faisait sa fortune pour sa beauté : on nommait encore cette femme, et on indiquait sa maison.

On finissait par dire à ma mère, que si je m’obstinais et contre l’honneur et contre la vertu, à vouloir épouser cette fille, elle devait pour m’en empêcher, user des remèdes les plus violents, jusqu’à se servir d’une requête contre Silvie et la Morin, qui voulaient me suborner : et même contre moi par avis de parents, pour me faire mettre dans un lieu qui répondît de mes actions. On l’avertissait qu’il n’y avait point de temps à perdre, et qu’il fallait qu’elle prît promptement son parti, parce que si l’affaire était une fois faite, et que l’Église y eût passé, le moins qu’il en pouvait arriver était, outre la honte, bien de l’argent qu’il en coûterait ; sans compter les regrets éternels qui me bourrelleraient, et dont je deviendrais la proie, sitôt que par la jouissance, ma fantaisie aurait cessé ; et que mon amour ou le charme dont j’étais obsédé, aurait perdu sa force. On protestait que ce n’était aucune haine contre Silvie, qui obligeait de donner des avis, tant à ma mère, qu’à moi ; mais uniquement la considération d’une famille considérable, et la compassion qu’on avait d’un jeune homme qui se perdait par un aveuglement et une attache, dont il ne voyait pas toute l’indignité et la honte.

Autre sujet, comme vous voyez, de nouvelles réflexions. Je me déterminai pourtant : la peinture qu’on me faisait de cette fille, et ce qu’on m’en écrivait m’en dégoûtèrent. Je me levai, et j’allai dans la chambre de ma mère. Eh bien Monsieur, me dit-elle, sitôt qu’elle me vit, quel est votre dessein ? En doutez-vous Madame, lui dis-je en riant ? Je me tiendrais indigne du nom de votre fils, si je regardais ceci autrement que comme du temps perdu. Je remercie l’auteur de ces avis, je le tiens sans le connaître, pour le meilleur ami que j’aie au monde, et qui prend le plus de part à ce qui me touche. Vous n’aurez pas besoin de suivre les conseils violents qu’on vous donne. J’ai aimé Silvie, si j’en disconvenais je ferais une imposture ; mais je ne la connaissais pas, et la peinture qu’on m’en fait m’en donne du mépris. Je vous demande en grâce de ne point redoubler la honte que j’en ai par tout ce que vous pourriez me dire. Je ne veux plus m’en souvenir que pour en rire ; et je mériterais que toute la terre se moquât de moi, si je traitais mon aventure comme une affaire sérieuse : et afin que vous soyez certaine que ce sont mes véritables sentiments, trouvez-moi prétexte de quitter Paris, soit pour une commission, soit pour la guerre, soit pour aller à la suite d’un ambassadeur, comme vous me l’avez déjà proposé. Je suis prêt à partir.

Je suis fort aise, me dit-elle, de vous voir revenu de vos sottises. Je crois que vous me dites sans fard ce que vous pensez. Je ne vous en parlerai jamais : ce serait, comme vous l’avouez, redoubler votre confusion ; le sujet parle de soi-même. Je crois même que cela vous rendra sage pour l’avenir. L’a-t-elle été avec vous, votre Silvie, poursuivit-elle ? Oui sans doute, repris-je, elle l’a été. La vertu qu’elle affectait avec moi, et que je croyais sincère, n’a pas peu contribué à l’amour que j’avais pour elle ; car il est certain que si elle avait eu pour moi quelque faiblesse, je serais devenu inconstant. Vous n’étiez pas mal ensemble, reprit ma mère en riant, fourbe à fourbe ; mais elle plus fine que vous, vous dupait. Tenez, poursuivit-elle, reprenez tous ces papiers-là, je n’en ai que faire. Je vais voir vos oncles à dîner, je commence à être bien lasse de faire tant de démarches pour votre méchante conduite. Je crains bien qu’à la fin leur patience ne s’épuise aussi bien que la mienne. C’est tous les jours à recommencer avec vous. Au nom de Dieu, prenez une fois en votre vie le train que doit suivre un honnête homme. Obligez une fois le monde à parler de vous en bons termes. Si cette affaire-ci ne vous rend pas sage, vous ne le deviendrez jamais. Toutes vos protestations sont les plus belles du monde, ajouta-t-elle, mais je ne m’y fie pas tant, que je n’en veuille être assurée par votre éloignement. Allez acheter deux chevaux pour vous et un valet.

Je lui jurai que c’était mon cœur qui parlait par ma bouche : que j’étais prêt de monter à cheval dans l’instant même. Que je ne regarderais de ma vie une si infâme créature. Que je ne m’en souviendrais même qu’avec horreur. Enfin je dis tout ce qu’un homme véritablement repentant de ses folies pouvait dire. Je croyais que c’était ma pensée, je l’aurais juré : mais je ne connaissais pas encore tout mon faible : ou plutôt je ne savais pas que mon étoile avait résolu ma perte, et que j’étais destiné à savoir et à connaître l’horreur du péril qui me menaçait, sans avoir la force de l’éviter.

À peine eus-je quitté Madame Des Frans, que je fus agité de mille troubles. Je ne voulais plus aller chez Silvie, je la regardais comme indigne de ma colère et de mes mépris, j’avais conçu pour elle toute l’indignation dont j’étais capable ; mais mon dépit me fit voir un plaisir complet d’approfondir la fourbe et de faire parler ce gentilhomme qui devait être mon prétendu beau-père. Je savais son nom et son adresse ; j’y allai, je le trouvai, et l’abordai sous prétexte de venir voir, si, comme je supposais qu’on me l’avait dit, il avait deux chevaux à vendre. Le hasard voulut qu’il y en eût deux en effet dans cette auberge, mais qui appartenaient à un autre gentilhomme. Je les vis, et celui à qui ils étaient étant sorti, il fallut l’attendre. Tout conspirait à mon dessein. Je demandai à Rouvière s’il voulait que nous allassions déjeuner ensemble en attendant. Je le prenais par son faible, il y consentit, et nous allâmes dans un cabaret proche de là.

Je le fis boire le plus qu’il me fut possible, et je me dispensai d’en faire autant sous prétexte de maladie dont je relevais : il le crut d’autant plus, que j’étais en effet abattu. Le marquis de Querville, beau-frère de Monsieur Des Prez, dont vous savez l’histoire, arriva. Comme il avait envie de vendre ses chevaux et moi de les acheter, notre marché fut bientôt conclu, et je les envoyai au logis. Je voulais le retenir à dîner pour le vin du marché, il y consentit : mais midi qui vint à sonner, l’obligea de nous quitter, et de me dire qu’il avait une affaire de la dernière conséquence qui l’appelait ailleurs pour un moment, et que si je voulais rester seulement demi-heure à l’attendre, il reviendrait sur ses pas. Je ne demandais qu’à rester seul avec mon homme ; ainsi je promis à Querville que nous l’attendrions.

Etant tous deux tête à tête, je le questionnai sur sa famille, sa demeure en province, ses biens, sa fortune, ses emplois, et ce qu’il était venu faire à Paris ; et j’accompagnai mes questions d’un grand verre de vin chacune. Il me répondit comme s’il avait été aux pieds de son confesseur. C’était, comme je vous ai dit, un gentilhomme manceau, appelé Rouvière, extrêmement pauvre, parce qu’il avait toujours été attaché à la fortune d’un prince qui avait sacrifié à la sienne, celle de quantité de noblesse, qui avait suivi son parti pendant les troubles. Cet homme me paraissait fort instruit des affaires de son temps, et m’en parlait comme y ayant eu part : il invectiva contre son malheur. Il me dit qu’il avait eu une fille qu’il avait eu dessein de placer auprès de quelque dame de qualité : qu’il l’amenait à Paris pour cela ; mais qu’elle était morte en deux jours de maladie à Illiers. Qu’il avait poursuivi son chemin pour postuler auprès du fils de celui à qui il s’était autrefois donné, une pension pour pouvoir subsister le reste de ses jours, ou quelque emploi qui lui donnât du pain. Tout cela s’accordait avec ce qu’on avait écrit à ma mère, et j’allais lui demander s’il ne connaissait pas Silvie et sa tante, lorsqu’il en parla le premier.

Il me dit qu’il avait été autrefois de la connaissance de Madame la duchesse de Cranves, morte depuis environ deux ans ; et qu’il la regrettait, parce qu’elle lui aurait rendu service, et tout au moins aurait pris sa fille auprès d’elle, qui en valait bien une autre que cette dame avait retirée d’un hôpital. Je fis semblant d’ignorer cette aventure, et sans paraître y prendre intérêt, je lui demandai ce que cela voulait dire. Il me conta l’histoire de Silvie mot pour mot. Il la déchira sur sa conduite, sur le secrétaire mort en prison, et finit par me dire, qu’il n’y avait qu’heur et malheur en ce monde. Que malgré tout cela, elle ne laissait pas de trouver un bon parti d’un jeune homme puissamment riche qui dépendait de lui, n’ayant plus que sa mère qui s’était mise dans la dévotion. Que ce jeune homme ne demandait pas mieux que de l’épouser. Qu’il était vrai qu’il ne savait rien ni de ses aventures, ni de sa naissance ; mais poursuivit-il en riant, la beauté de l’enfant est, que la Morin qui passe pour sa tante à elle, et qui lui a aidé au vol dont je vous ai parlé, veut que j’aide à tromper ce pauvre diable, et me promet pour cela monts et merveilles. Elle m’a même offert cent louis d’or. Et à quoi pouvez-vous leur être utile, interrompis-je ? À signer au contrat de mariage de cette fille, reprit-il, en la faisant passer pour la mienne. La noblesse que je lui donnerais ne l’enlaidirait pas aux yeux de son amant. Mais poursuivis-je, une affaire comme celle-là, si elle était sue, pourrait avoir de mauvaises suites, et vous brouiller avec la Justice. Oui ma foi reprit-il : eh où diable me trouverait-on ? Je n’ai ni feu ni lieu ; et puis, qui est-ce qui irait approfondir un pareil secret ? Ce ne sera ni elle ni la Morin, le mari le croirait de bonne foi, et n’irait pas chercher plus avant. S’il s’en informait, il apprendrait que j’avais une fille de son âge, seulement connue en province, et fort peu encore ; car elle a presque toujours resté dans un convent avec ma sœur, et qui que ce soit ne sait qu’elle est morte. Et Silvie pour n’être point reconnue, loge dans un endroit écarté de toute connaissance, et doit faire en sorte après son mariage, que son mari la mène en Poitou, où on dit qu’il a du bien.

D’une manière ou d’autre, lui dis-je, le temps révèle les secrets. Cela ne m’embarrasse pas, dit-il, ayant de l’argent je ne resterais pas assez longtemps ici pour en craindre l’issue. Qu’est-ce qui vous embarrasserait donc lui demandai-je ? Le remords, répondit-il, de tromper un enfant de famille, qui, à ce qu’on dit, est un fort honnête homme ; mais pourtant je passerai par-dessus tout, si Silvie m’accorde ce que je lui demande. Que lui demandez-vous donc encore, repris-je en riant ? Ne fait-elle pas ce qu’elle peut en vous donnant cent louis ? Oui, dit-il, pour l’argent j’en suis assez content, car j’espère encore arracher quelque plume à mon prétendu gendre ; mais je ne veux pas mentir tout à fait, en reconnaissant que Silvie est de mon sang ; car avant que de rien signer, je veux… Vous entendez bien ce que je veux dire. Le coup est d’un scélérat, lui dis-je en riant. N’est-ce pas assez pour vous de tromper si cruellement cet homme, sans y ajouter encore l’infamie ? Bon ! reprit-il, en hochant la tête, vous me la donnez bonne avec votre scrupule ! Ne vaux-je pas bien une manière de Fac totum avec qui le maître d’hôtel de Madame de Cranves m’a dit qu’elle était en intrigue ? Et cornes pour cornes, qu’importe qu’elle en donne à son mari plus ou moins avant son bail ? Et… Mais, interrompis-je, cet homme s’apercevrait qu’il n’aurait qu’un reste. Il faudrait, reprit Rouvière, qu’il fût plus sorcier que le diable même : les médecins y connaissent-ils quelque chose, et les sages-femmes n’y sont-elles pas à Quia ? J’ai écrit à Silvie, continua-t-il, elle fait la sucrée, et refuse le parti tout à plat ; mais pourtant, à moins de cela, je n’ai pas envie de rien faire. Elle est belle, bien faite et jeune. J’ai fait en ma vie mille péchés mortels qui n’étaient point si agréables, et quand je ferai encore celui-là, ma conscience n’en sera guère plus chargée.

Il me disait toutes ces choses d’un air et d’un ton si naïf, et si plaisant, que je ne pouvais m’empêcher de rire, malgré l’indignation que me causait la présence d’un homme si méchant et si dangereux ; et la certitude que j’avais d’une fourbe si noire. Il m’en certifia bien davantage quand il poursuivit, et cela ne peut aller loin, dit-il ; car on me presse de donner ma parole, et on n’attend qu’après pour déclarer au monsieur la naissance de la belle. J’ai encore reçu hier au soir un billet de la Morin : le voilà, poursuivit-il, en me le donnant ; voyez si je suis un menteur. Je connaissais l’écriture de cette femme comme la mienne propre. Il en était en effet. Je le lus, voici ce qu’il contenait en propres termes :

BILLET.

Vous vous faites bien prier, Monsieur, vous êtes cause que le temps se perd. Il y a quinze jours que vous devriez avoir fini. Cela nous désespère, et Silvie est sur le point de rompre tout commerce avec vous. Il ne faut absolument point songer à ce que vous lui demandez ; elle n’y consentira jamais, tout dût-il rester là : elle aime mieux vous ouvrir encore sa bourse. N’est-il pas étonnant qu’un homme de votre âge songe encore à ces sortes de choses ? Elle en est terriblement scandalisée, et s’est furieusement emportée contre une pareille proposition. Trouvez-vous demain à midi où nous avons coutume de nous voir : nous verrons si nous pourrons enfin nous accorder par de nouvelles propositions ; ou à votre refus nous en chercherons quelque autre que vous, sinon moins intéressé, du moins plus continent.

À peine eus-je lu ce billet, que l’envie me prit de le garder. Je tirai de ma poche un autre papier ; et comme mon homme était trop ivre pour y prendre garde, je le changeai ; puis je lui dis, voilà qui s’explique de soi-même, mais je ne voudrais pas si j’étais à votre place, garder ces sortes de billets. Si cela était vu, on soupçonnerait quelque chose, et voilà ce que j’en ferais, poursuivis-je en le déchirant, et en le jetant dans le feu, c’est-à-dire ce billet que j’avais changé. Au lieu de se fâcher, il rit de mon action, vous n’avez fait que me prévenir, dit-il, j’en ai fait autant des autres. Mais, lui dis-je, je suis fâché de vous avoir fait manquer au rendez-vous d’aujourd’hui. J’en ai bien manqué d’autres, reprit-il ; il est bon de se faire rechercher de pareilles femelles pour les amener à son but. Pourquoi, lui demandai-je, vous donner des rendez-vous ? Ne pouvez-vous pas la voir chez elle ? Vous parleriez plus commodément, et avec moins de crainte d’être interrompus. Malepeste ! dit-il, ce serait tout gâter : il ne faut pas qu’on me voie chez elle, l’amant n’en bouge ; s’il me voyait avant que nous soyons d’accord Silvie et moi, adieu la cassade. Il me reconnaîtrait, aussi bien que les voisins qui pourraient me remarquer, et pour que cela n’arrive pas, nous prenons nos rendez-vous tout au bout de Paris, opposé au sien, c’est toujours aux Tuileries, vers le grand bassin, à une heure qu’il n’y a que peu ou point de monde : outre que la saison n’est pas propre à la promenade. Nos mesures sont justes ; sitôt l’accord fait, et que Silvie aura dansé, je retournerai au pays. On déclarera qu’elle est ma fille ; on engagera l’amant à m’écrire, et à mettre lui-même les lettres à la poste, afin qu’il se doute moins du tour. Je recevrai ces lettres là-bas ; je les montrerai, j’y répondrai, et reviendrai à Paris. Silvie et son amant viendront au carrosse au-devant de moi. Je saluerai l’un comme gendre, et Silvie comme ma fille. Je logerai chez elle, où je paraîtrai pour lors, et traiterai la Morin de ma sœur, comme de raison.

Voilà comme nous avons résolu de faire les choses. Qu’en dites-vous, poursuivit-il, trouvez-vous pas que cela est bien projeté, et ne peut manquer de réussir ? Cela réussira sans doute, repris-je, la dupe donnera dans le panneau. Voilà sans difficulté une intrigue admirable, mais je craindrais pour vous que ce ne fût le sujet d’une de ces tragédies dont les premiers actes se passent au Châtelet, et la catastrophe devant l’Hôtel de Ville. Je ne crains pas d’en être le héros, reprit-il, car sitôt qu’ils seront mariés, après avoir vu l’air du gobet, et lui avoir encore tiré quelque plume, je ferai, comme on dit, un trou à la lune.

Il me dit encore plusieurs autres choses là-dessus qui donnèrent le temps à Querville de revenir. Je payai, et ne regrettai point le temps perdu, ce que j’avais appris ne pouvait pas moins valoir. Nous allâmes dîner ailleurs dans un endroit plus honnête. Rouvière ne nous quitta pas. Au dessert il arriva dans la même chambre où nous étions des messieurs de la connaissance de Querville, ils lièrent conversation, et il leur demanda s’ils voulaient lui donner sa revanche ; ils lui répondirent que oui, et se firent apporter des cartes : ils me demandèrent si je voulais faire le quatrième. Je ne suis point joueur, et outre cela je craignais que ce ne fût de ces filous dont Paris est rempli ; mais n’ayant que peu d’argent que je ne me souciais pas de perdre, je me mis de la partie. Je me trompais : nous jouâmes Querville et moi contre eux à la triomphe, et les dépouillâmes si bien que nous fûmes obligés de payer ce qu’ils avaient fait venir. En un mot je gagnai trois fois la valeur de mes chevaux et de la dépense.

Lorsqu’ils furent sortis, Querville me dit qu’il était fort aise d’avoir retiré son argent, que c’était deux fils de financiers qui lui avaient vidé sa bourse il n’y avait que deux jours. Que n’ayant pas un sol, il avait été obligé de vendre ses chevaux, et que si je voulais les lui revendre, il m’en ferait dix louis de gain. Je lui dis que je ne le pouvais pas, parce qu’ils étaient chez ma mère : il prit fort bien mon excuse. Nous allâmes ensemble à l’opéra, et soupâmes tête à tête, Rouvière étant allé dormir je ne sais où.

Il était fort tard lorsque nous nous quittâmes. Il gelait à tout briser : la nuit était calme et belle ; un garçon du cabaret me portait un flambeau, mon valet ne m’ayant pas retrouvé après avoir conduit mes chevaux chez ma mère. Une pointe de vin que j’avais, me présenta une comédie en allant voir ma perfide, pour jouir de son embarras, de sa confusion, et de celle de la Morin. J’y prenais si peu d’intérêt, que je me préparais à rire de toute ma force, et à pousser la raillerie partout où elle pourrait aller ; mais je ne connaissais pas mon faible. Je traversai presque tout Paris, du Palais Royal proche la Bastille, et j’étais si occupé du régal que je croyais m’aller donner, que je ne songeai pas de dire à celui qui me portait un flambeau, de m’attendre ; de sorte qu’il s’en retourna, croyant que j’étais chez moi lorsque je fus entré chez mes traîtresses. Il était si tard qu’elles allaient se mettre au lit.

Qui vous amène à l’heure qu’il est, me dit ma perfide sitôt qu’elle me vit ? Est-il temps de venir voir les gens à près de minuit ? Qu’avez-vous fait tout aujourd’hui que nous ne vous avons point vu ? Qui vous a empêché de venir ? J’étais en peine de vous. Ce n’est qu’une bagatelle, lui répondis-je en goguenardant, qui peut faire pendre votre très vénérable tante putative Madame Morin, Monsieur de Rouvière, gentilhomme manceau, et vous aussi ma belle enfant. À ce nom de Rouvière et à ma manière outrageante contre mon ordinaire, Silvie et la Morin tombèrent de leur haut. Cela me fit rire à gorge déployée. Parbleu, continuai-je, parlant à la première, si vous voulez tâter d’un homme, il me semble que je vaux bien un homme âgé : au lieu de vous demander cent louis, je vous donnerais du mien, et outre cela le temps que j’ai perdu auprès de vous devrait bien entrer en ligne de compte ? Il est vrai que je ne dirais pas que vous êtes ma fille : et à propos ma bonne Madame, dis-je à la Morin, ce charmant frère ne s’est pas trouvé aujourd’hui aux Tuileries, voilà votre billet, écrivez-en promptement un autre pour achever promptement l’affaire ; le temps presse. Si Rouvière veut toujours baiser sa fille, il en faudra chercher un autre plus continent, en dût-il coûter davantage. Et vous la belle, vos nourrices ont-elles été chères, continuai-je parlant à Silvie ? C’est dommage que Garreau soit mort en prison ; on dit que vous vous aimiez tant, que vous vous seriez tenu compagnie jusqu’à la mort ; et que vous auriez été unis tous deux par une même accolade devant l’Hôtel de Ville : mais ce qui est différé n’est pas perdu, poursuivez, cela vous reviendra, à vous et la digne Madame Morin.

Elles étaient toutes deux dans un état plus facile à s’imaginer qu’à représenter. Je triomphais et goûtais à plaisir une vengeance entière. Elles gardaient un profond silence, et leur confusion était incompréhensible. Notre scène, quoique muette, était divertissante. Adieu mes beaux enfants, leur dis-je ; je prie Dieu qu’il vous convertisse, crainte que Belzébuth, à qui vous appartenez de bon jeu, ne vous emporte.

Je voulus sortir après ce compliment sans attendre de réponse : mais je ne le pus pas. Silvie se jeta à la porte qu’elle ferma. Je la poussai assez rudement : elle ne se rebuta pas ; au contraire, elle se jeta à mes pieds toute en larmes. Que voulez-vous perfide, lui dis-je, laissez-moi sortir : contentez-vous que je retienne mon ressentiment, et ne me porte pas aux extrémités qui me seraient permises. Non Monsieur, me dit-elle, en me serrant une jambe de toute sa force, et m’empêchant de me débarrasser d’elle, vous ne sortirez point que vous ne m’ayez écoutée, je vous demande cette grâce au nom de tout ce que vous avez de plus cher. Hé que me direz-vous, lui dis-je ? Prétendez-vous que je croie encore vos impostures ? Espérez-vous justifier la plus noire et la plus lâche trahison qui jamais ait été tramée. Non, Monsieur, répondit-elle, je ne me justifierai point, j’avoue que j’ai tort : mais au moins l’explication de tous mes crimes me fera paraître moins criminelle. Il est vrai que je la suis ; mais il est vrai aussi qu’il y a dans mon crime plus de malheur que de dessein de vous offenser ; au contraire je n’ai perdu mon innocence que parce que j’ai craint de vous perdre ; et si je vous aimais moins, vous n’auriez rien à me reprocher.

Je jetai les yeux sur elle dans ce moment ; je me perdis. Elle était encore à mes pieds, mais dans un état à désarmer la cruauté même. Elle était toute en pleurs : le sein qu’elle avait découvert, et que je voyais par l’ouverture d’une simple robe de chambre ; ses cheveux qu’elle avait détachés pour se coiffer de nuit, et qui n’étant point rattachés tombaient tout au long de son corps, et la couvraient toute. Sa beauté naturelle que cet état humilié rendait plus touchante ; enfin mon étoile qui m’entraînait, ne me firent plus voir que l’objet de mon amour, et l’idole de mon cœur. Le puis-je dire sans impiété, elle me parut une seconde Madeleine ; j’en fus attendri, je la relevai, je lui laissai dire tout ce qu’elle voulut, je ne lui prêtai aucune attention ; je n’étais plus à moi. J’étais déchiré par mille pensées qui se formaient l’une après l’autre dans mon esprit, et qui se détruisaient mutuellement ; ou plutôt j’étais dans un état d’insensibilité, qui tout vivant que j’étais, ne me laissait pas plus de connaissance qu’à un homme mort, je restai longtemps dans cet état. Enfin j’en revins, mais n’étant pas d’accord avec moi-même, je me contentai de lui dire que je reviendrais le lendemain, que mon esprit serait plus tranquille. Qu’elle examinât cependant les papiers que je lui laissais, qu’elle tâchât de les justifier, puisqu’elle ne pouvait pas les démentir. Je me fis donner parole de me les rendre, et pour sûreté je ne fis point de difficulté de prendre une bague de grand prix qui était à son doigt ; et en sortant je jetai sur la Morin un regard qui ralluma toute ma colère, et qui la fit trembler depuis les pieds jusqu’à la tête. Je portai la main à mon épée, et peut-être lui aurais-je fait un mauvais parti, si heureusement la garde ne s’était trouvée prise dans un nœud de rubans. Le temps qu’il me fallut pour le débarrasser, me donna celui de réfléchir à ce que je voulais faire. La mort de cette femme était indigne de ma main. Je me contentai de lui dire que je l’abandonnais à son mauvais sort, et que tôt ou tard un bourreau me ferait justice de ses perfidies, et je sortis.

Les divers mouvements dont mon esprit était agité avaient porté leur violence sur mon corps. Je ne me sentis pas plus de vin que si j’avais été à jeun. Je me trouvai dans un état pitoyable, et si faible, que je fus obligé de frapper à deux portes de là où je vis de la lumière, d’où j’envoyai chercher une chaise pour me rapporter au logis.

Cette nuit-ci ne fut pas plus tranquille que celle qui l’avait précédée, au contraire la certitude que j’avais de ma propre faiblesse que je venais d’éprouver devant cette fille ; le retour de mon cœur contre toute apparence ; le peu de solidité que je connaissais dans mes résolutions pour ce qui la touchait ; la honte d’un retour si indigne : tout cela joint à mes premières réflexions, me mit dans un état si languissant, que je me faisais à moi-même horreur et pitié tout ensemble. La fièvre me prit, et je restai malade du corps et de l’esprit. Je ne croyais pas que la nature résisterait ; je n’avais aucune attache à la vie. J’espérais que la mort me délivrerait du malheur qui m’avait toujours persécuté, et de ceux que mon penchant me faisait prévoir. Jamais situation d’âme ne fut si cruelle. Les combats que mes passions opposées se livraient l’une à l’autre me dégoûtaient de tout. Il est certain que dans cet état j’aurais reçu l’arrêt de ma mort avec joie, ou du moins avec indifférence. Mais mon heure n’était pas venue ; ma destinée n’était pas remplie ; ni moi arrivé à ce comble d’infamie qui m’attendait. Le dégoût que j’avais pour la vie fut mon remède, par la diète à quoi je m’obstinai ; en huit jours la fièvre me quitta.

On était venu souvent s’informer de ma santé d’une part inconnue ; je ne doutai point que ce ne fût de celle de Silvie. Ce soin me toucha, je souhaitai de la voir innocente ; et malgré la certitude que j’avais de sa trahison, j’espérai qu’après l’avoir entendue, elle ne me paraîtrait plus si criminelle. Dans cette pensée ma première visite fut chez elle : mais avant que de vous dire ce qui s’y passa, il est à propos de vous dire que ma mère qui ne savait pas, et qui même ne se doutait pas que j’avais eu la faiblesse de la voir, ne s’était point embarrassée du soin qu’une personne inconnue prenait dans ma santé. Qu’elle n’avait point douté que l’état où j’étais ne fût le fruit des résolutions que j’avais prises conformes à mon honneur, et si contraires à mon cœur. Ces chevaux que j’avais envoyés chez elle le jour même, lui faisaient voir une résolution constante de m’éloigner de ma perfide. Ma maladie lui faisait voir la force de l’engagement que je rompais, et la violence que je me faisais dans la partie de mon cœur la plus sensible. Elle avait pitié de l’état où j’étais, et sans me parler du tout de Silvie, elle eut la bonté de prendre à mes peines autant de part que si elle avait été la meilleure de mes amies. Ce personnage qu’elle jouait si indigne d’elle, cette bonté d’entrer si généreusement dans mes sentiments, et la tendresse qu’elle me témoignait par son assiduité dans ma chambre ; tout cela joint au respect que j’avais toujours eu pour elle, me disait que j’étais indigne de vivre si je payais une si bonne mère par la mort que je lui donnerais en me précipitant dans ce que je craignais aussi bien qu’elle. Je me déterminai enfin : je crus avoir gagné sur moi que j’abandonnerais Silvie, et j’étais dans cette résolution lorsque j’allai chez elle.

Le peu de temps que j’avais été malade m’avait extrêmement changé. Mon esprit plus abattu que mon corps était d’une langueur encore plus grande. Je m’étais préparé à lui rendre son diamant, à retirer les papiers de ses mains, et à lui dire un dernier adieu. J’espérais avoir assez de constance pour exécuter ce que j’avais résolu, je ne fus pas longtemps à en être désabusé. Je la trouvai toute pâle, et tellement changée que j’en fus surpris ; elle était dans un abattement égal au mien. Le teint qu’elle avait terni, les yeux qu’elle avait abattus, me firent voir dans sa beauté une douceur que je n’y avais jamais vue. Il était de mon destin de lui trouver tous les jours des charmes nouveaux. J’eus pitié de l’état où elle était. La compassion réveilla toute ma tendresse. J’oubliai mes résolutions ; et bien loin de lui dire les duretés que j’avais préméditées, je ne songeai qu’à la consoler. Quelle bassesse ; quelle faiblesse ! j’essuyai les pleurs que je faisais répandre ; je la priai d’en arrêter le cours ; de donner les duretés que je lui avais dites aux premiers transports d’une colère dont je n’avais pas été le maître, que j’en étais assez puni par le regret que j’en avais, et l’état où il m’avait mis. Je la priai de ne point redoubler, en me faisant voir toute l’indignation qu’elle en avait conçue : enfin je n’oubliai rien pour la rassurer, et lui faire voir qu’elle avait toujours sur moi le même pouvoir qu’elle avait toujours eu.

Une manière si tendre et si respectueuse contre ce qu’elle en attendait, la remit un peu. Les regards languissants qu’elle jetait sur moi et les soupirs qu’elle lâchait de temps en temps achevèrent de me percer l’âme. Elle s’aperçut de mon désordre, et prit ce temps si favorable pour elle, non pas pour se justifier, disait-elle ; mais pour m’éclaircir, et pour me faire voir, combien peu elle méritait l’indigne traitement que je lui avais fait.

Voilà vos papiers, Monsieur, me dit-elle, je vous les rends, j’en connais l’auteur et la main ; il a raison le fourbe, de dire que ce n’est point un sentiment de haine contre moi qui le fait agir, c’est au contraire le ressentiment d’un amour méprisé ; mais Monsieur, poursuivit-elle en me prenant la main, êtes-vous en état de m’entendre ? Oui Mademoiselle, lui dis-je, je vous entends ; non pas pour me désabuser, mon cœur vous justifie, mais pour votre satisfaction.

Eh bien Monsieur, continua-t-elle, je ne disputerai point contre la vérité. Ce qu’on vous a écrit est vrai dans toutes ses circonstances et dans toutes ses apparences ; mais il est faux par les motifs qui en sont encore inconnus ; et dont le secret n’est su que de M. le commandeur de Villeblain, de Madame Morin, et de moi, et c’est ce que je vais vous apprendre.

J’eus de la joie de lui entendre citer un témoin tel que Monsieur le commandeur de Villeblain, qui était très proche parent de ma mère, parfaitement honnête homme, et tout à fait incapable de prêter la main à une imposture ; ainsi j’espérai que j’en découvrirais la vérité ou le mensonge. Je ne lui en témoignai rien, mais cela fut cause que je prêtai à son récit toute l’attention dont j’étais capable. Elle le poursuivit ainsi.

Il est vrai que je n’ai jamais connu ni mon père ni ma mère ; mais je sais bien quels ils étaient. Il est vrai que je ne suis pas née d’un mariage légitime ; mais suis-je responsable si le sacrement n’avait pas précédé leurs embrassements ? Il est vrai que j’ai été exposée : il est vrai que j’ai été retirée de l’hôpital à l’âge de huit ans ; mais il est vrai aussi que Madame de Cranves qui m’en retira, savait qui j’étais, longtemps avant que de m’avoir vue ; mais Monsieur il faut vous dire comment cela se fit.

Madame la duchesse de Cranves était sœur de Monsieur le marquis de Buringe mort en Candie avec Monsieur de Beaufort ; c’est lui qui était mon père. Il fut blessé, et avant que de mourir, il eut le temps de faire un testament tout de sa main, ou plutôt il écrivit à Madame de Cranves sa sœur, qu’étant prêt d’aller rendre compte à Dieu, il voulait décharger sa conscience. Il lui faisait le détail d’une amourette qu’il avait eue avec une demoiselle de sa mère, de qui il avait eu une fille, mais que n’étant pas en état d’en avoir soin, étant cadet de trois frères et fort jeune, et outre cela destiné à l’ordre de Malte, il avait été obligé de la faire exposer, n’ayant qui que ce fût à qui se confier, la mère de cet enfant étant morte en couche[s]. Il lui cita le jour, l’heure, l’endroit, et toutes les marques qui pouvaient me faire reconnaître. Il la priait de retirer cet enfant, et lui marquait le déplaisir qu’il avait de ne l’avoir pas retirée lui-même, lorsque la mort de ses frères l’avait rendu l’aîné de sa maison ; et s’en excusait sur la honte de l’y avoir laissée si longtemps. Il la priait comme son unique héritière et sa sœur, d’en avoir soin ; et qu’afin qu’elle en usât à mon égard plus généreusement, il ne faisait aucun legs, et remettait en ses mains, comme en dépôt pour sa fille tous ceux qu’elle aurait été obligée de payer, s’il en avait fait. Cette lettre fut rendue décachetée à Madame de Cranves par Monsieur le commandeur de Villeblain, à qui mon père s’était ouvert en mourant, et qui était nommé dans cette lettre, afin de l’obliger de solliciter auprès de sa sœur l’exécution de sa dernière volonté.

Madame de Cranves résolue de me retirer, eut des raisons de ne pas déclarer hautement l’ordre de défunt Monsieur le marquis de Buringe son frère. Elle fit voir seulement cette lettre à Messieurs les directeurs de l’hôpital ; et Madame Morin qui avait toute la confidence de Madame de Cranves, fut chargée de me distinguer d’entre les autres de mon âge, afin que Madame de Cranves ne se méprît pas dans ce qu’elle avait résolu de faire. On me montra à Madame Morin. Madame de Cranves vint voir les filles à qui on commençait à montrer à travailler. Monsieur de Villeblain était avec elle. Madame Morin devait me baiser ; c’était le signal dont elles étaient convenues. Elle le fit, et Madame de Cranves en me regardant, dit qu’il aurait été inutile de prendre tant de précautions ; qu’elle m’aurait distinguée entre cent mille autres, parce que j’étais le vivant portrait du pauvre marquis de Buringe. Elle me demanda aux directeurs ; elle fit à l’hôpital un présent très magnifique, et m’emmena.

Voilà, Monsieur, comme je suis entrée chez Madame de Cranves, ce n’est point comme vous voyez, par un coup du hasard, puisqu’en effet j’étais sa nièce. Vous avez eu raison de me dire que je devrais regretter la mort de Garreau. Il avait cette lettre que Madame de Cranves lui avait donnée comme vous saurez par la suite ; mais si vous voulez me faire la grâce d’en approfondir la vérité, les directeurs de l’hôpital ne sont pas tous morts. Ils me reconnaîtront, et sont trop honnêtes gens pour ne me pas rendre de ce côté-là toute la justice qui m’est due : du moins Monsieur le commandeur de Villeblain, que je vous citerai encore pour quelque chose de plus grande conséquence, est grâce à Dieu en parfaite santé. Il y a plus d’un an et demi que je ne l’ai vu , mais Madame Morin l’a vu au Petit Saint-Antoine, il n’y a pas longtemps, il pourra vous instruire de la vérité, et vous dire si j’impose de la moindre syllabe ; voilà pour ce qui regarde la naissance.

Dès que je fus chez Madame de Cranves, elle me fit élever avec tout le soin imaginable, ce qui prouve assez qu’elle prenait dans moi un intérêt plus cher que ceux d’une charité ordinaire qu’on peut avoir pour des enfants qui sont indifférents ; à qui on ne fait pas apprendre l’italien, à chanter, à danser, à jouer des instruments, et enfin tout ce qui peut perfectionner une fille de naissance. La dépense que je faisais était distinguée : et enfin on n’entretient point pour une simple domestique, comme votre donneur d’avis le prétend, une gouvernante qui est Madame Morin, une fille de chambre et un laquais ; ce sont les mêmes que j’ai encore. Il n’en peut pas disconvenir, et se contente de n’en rien dire. Il faut à présent venir à l’essentiel qui regarde ma conduite.

Le fripon m’accuse d’un commerce secret et criminel avec Garreau : il veut même que Madame de Cranves n’en fut pas contente, et qu’elle l’a fait voir par son testament, et voici l’explication.

Cette dame avait envie de m’établir et de me marier. Elle jeta les yeux sur Garreau qui était un jeune homme d’esprit, fort bien fait, et d’une bonne famille de plume. Les louanges que je lui donnerais, dit-elle, seraient suspectes dans ma bouche ; ainsi je n’en dirai pas davantage. Madame de Cranves s’était aperçue qu’il ne me haïssait pas : elle lui en parla. Il avoua qu’il m’aimait, elle trouva que le parti me convenait, et l’autorisa dans sa recherche. Garreau avait pour moi des assiduités très grandes, et c’est ce qui a donné lieu aux bruits qui ont couru de notre commerce ; parce que Madame de Cranves m’ayant dit qu’elle me le destinait pour époux, je ne pouvais me dispenser de recevoir ses visites, d’autant plus fréquentes que nous demeurions tous deux dans le même hôtel, et que Madame de Cranves les approuvait, sans que qui que ce fût le sût que Madame Morin, parce que nous avions ordre d’en cacher le motif : à quoi on était encore incité par l’envie que tous les domestiques me portaient, à cause qu’étant venue dans l’hôtel par une voie si oblique, j’étais traitée comme l’aurait pu être la fille de Madame de Cranves si elle en avait eu une, quoique je n’eusse jamais rendu aucun service : à quoi ils étaient encore poussés par un nommé Valeran, maître d’hôtel de Madame de Cranves, qui m’avait obligée de porter mes plaintes à sa maîtresse du peu de respect qu’il avait eu pour moi : ce qui l’avait une fois fait sortir de l’hôtel, et lui attira une sévère réprimande.

Avant que de passer outre sur ce qui me regarde, poursuivit-elle, Monsieur, il est à propos de vous dire que cet homme qui était marié dans l’hôtel, et qui avait épousé une des femmes de chambre de Madame, était encore assez scélérat pour vouloir en faire un lieu de débauche. Il m’avait effrontément dit que Madame de Cranves, qui était extrêmement maladive, ne pouvant pas vivre longtemps, il fallait que je cherchasse des amis pour me maintenir dans l’état qu’elle m’avait fait prendre. Que je ne devais pas me flatter : qu’elle aurait beau me laisser tout ce qu’elle voudrait, que ses héritiers feraient casser son testament, du moins ce qui serait en ma faveur. Que je devais m’assurer un appui, et là-dessus ce galant homme s’était offert à moi. Je le reçus comme méritait une pareille effronterie, et outre un soufflet que je lui donnai, je le menaçai d’en instruire Madame de Cranves. Je ne pus pas le faire ce jour-là, parce que la femme de cet homme ne la quitta point, et que je ne voulais pas parler devant elle, en quoi je fis mal.

Il apprit par elle que je n’avais rien dit à Madame sur son chapitre. Cela le rendit assez hardi pour entreprendre de venir me trouver la nuit même dans mon lit. Je ne sais comment il s’y prit pour ouvrir ma chambre, sans que la fille qui couchait auprès de la porte ni moi l’entendissions ; mais enfin il est certain que je me réveillai en sursaut à la fraîcheur de sa main qu’il me porta sur l’estomac. Je me mis à crier au secours ; il me saisit au corps ; il fit ses efforts pour me faire taire, et me fit même des violences dont je portai des marques assez longtemps. Le monde qui vint à mes cris me retira des bras de ce satyre. J’allai dans l’instant même, et toute nue en chemise en demander justice à Madame de Cranves, dont l’appartement était éloigné du mien. La femme de cet homme fit inutilement tout ce qu’elle put pour me retenir, elle se jeta même à mes pieds plusieurs fois ; je me contentai. Madame de Cranves me fit coucher avec elle ; et dès le lendemain elle fit mettre Valeran dehors à coup de bâton par ses valets de pied en ma présence ; et elle défendit à son suisse de le laisser jamais rentrer dans l’hôtel, sous peine d’être chassé lui-même.

Il resta ainsi dehors plus de deux mois, ensuite il rentra, parce que Madame de Cranves, qui était bonne, se laissa fléchir aux prières de sa femme qu’elle aimait, et qu’outre cela c’était un ancien domestique qui était dans la maison de Cranves de père en fils, et qu’il lui promit de mieux vivre. J’intercédai pour lui, et sans mes prières Madame n’aurait jamais voulu le voir ; elle le lui dit à lui-même devant tous les domestiques. Valeran rentra donc, il me demanda pardon à deux genoux devant tout le monde, pendant que j’étais à table avec Madame, et ne se releva que lorsque je lui dis : parce que Madame avait voulu tout à fait l’humilier. Je lui pardonnai, j’oubliai son insolence, et bien loin de lui faire tort, je lui ai rendu tous les services qui ont dépendu de moi ; et sans garder aucun ressentiment de l’outrage qu’il avait voulu me faire, je me contentai d’éviter soigneusement les occasions de lui parler seul à seul.

Mais comme je l’avais mis au désespoir, et que l’amour qu’il avait eu pour moi était converti en rage et en fureur, c’était lui qui mettait le feu sous le ventre aux autres domestiques pour les faire gloser sur ma conduite, et les assiduités de Garreau, dont personne ne savait le motif. Je le sus par un des valets de pied, et qu’il lui en avait parlé à lui-même. Je ne pus enfin m’empêcher d’en faire mes plaintes en sa présence.

Monsieur le commandeur de Villeblain était à l’hôtel, je ne me cachai point de lui ; et cela d’autant plus qu’il m’avait toujours paru prendre mes intérêts en main, et que Madame de Cranves, par les raisons que je vous ai dites, et que je ne savais point encore, lui disait généralement tout ce qui m’arrivait, et tout ce que je faisais. Je mangeais ordinairement seule avec Madame. De tous les gens qui étaient dans l’hôtel, il n’y avait que moi qu’elle admît à sa table. Demoiselle, écuyer, secrétaire, tout en était exclu. Monsieur de Villeblain y était resté à dîner, et nous n’étions que nous trois à table.

Valeran vint desservir suivant sa coutume, et pour lors, faites-moi la grâce Madame, lui dis-je, d’instruire Valeran, sans le nommer Monsieur, ou bien de souffrir qu’il vous instruise. Il n’est pas à propos qu’il dise de moi ce qu’il en dit, si ce sont des faussetés, et si ce sont des vérités, il n’est pas juste que vous seule les ignoriez. Valeran, lui dis-je avec mépris, je voudrais bien savoir de quelle autorité vous vous ingérez de censurer mes actions ? Et d’en faire le sujet de vos impertinentes conversations avec d’autres gens de votre étoffe, tels que des valets de pied ? Si vous trouvez quelque chose de condamnable dans moi, que ne dites-vous à Madame ce que vous en savez, sans en entretenir des gens comme vous, incapables d’y mettre ordre ? J’avais espéré que ma bonté vous aurait rendu sage, et vous vous déchaînez de plus en plus. Rendez-moi justice devant Madame et devant Monsieur, avouez que vous êtes un fourbe et un imposteur, ou dites par où vous savez que je me gouverne mal. Y a-t-il encore quelque chose de nouveau, interrompit Madame de Cranves ? Oui Madame, continuai-je en montrant Valeran de la main : la digne personne que voilà, ne va à pas moins qu’à vous déshonorer ; et si l’on l’en croit, vous faites l’honneur à une fille perdue de la recevoir à votre table, et dans votre lit, et c’est de quoi je vous demande justice.

Il était plus mort que vif pendant mon discours, mais il le fut bien davantage quand Madame de Cranves s’adressa à lui avec colère. Sortez de chez moi Valeran, lui dit-elle, et n’y remettez jamais le pied, ou vous résolvez de ne parler jamais de Silvie qu’avec tous les respects qu’un maraud comme vous me doit à moi-même. C’est bien mal reconnaître les bontés qu’elle a eues pour vous en m’obligeant à vous reprendre. Mademoiselle, ajouta-t-elle s’adressant à moi, agissez-en comme il vous plaira : vous êtes seule cause qu’il est rentré ; je vous l’abandonne, rendez-vous en justice vous-même. Faites-le rouer de coups de bâton, ou le retenez, cela m’est indifférent, mais je sais bien que si j’entends encore parler de ses sottises, je vous en rendrai bon compte et à moi aussi. Je vous défends absolument de rien souffrir ici de qui que ce soit. Je vous donne sur mes gens toute l’autorité que j’ai moi-même ; faites à l’égard de ce coquin-là tout ce qu’il vous plaira, j’approuverai tout. Mademoiselle, me dit Monsieur le commandeur de Villeblain, je vous demande pardon pour lui. Monsieur Valeran, lui dit-il, vous êtes heureux de ce que Mademoiselle ne s’est point plainte à d’autres qu’à Madame ; car tout le respect qu’on a pour elle n’aurait peut-être pas empêché que Silvie ne fût autrement vengée. Vous ne savez qui elle est ; croyez-moi, soyez discret sur ce qui la regarde. C’est tout ce que je lui demande Monsieur, interrompis-je. Dites-lui Mademoiselle, me dit Madame de Cranves, ce que vous voulez qu’il devienne, ce que vous en ordonnerez sera exécuté. Je vous supplie Madame, lui dis-je… Parlez-lui à lui-même, dit-elle en m’interrompant. Eh bien Valeran, lui dis-je, comptez pour deux que je veux bien oublier : mais soyez certain que la troisième rassemblera tout. Allez-vous en, faites votre devoir comme je fais le mien ; et souvenez-vous que ma bonté est épuisée.

Je crois Monsieur, poursuivit Silvie en parlant à moi, qu’on ne peut pas prendre les intérêts d’une fille avec plus de hauteur. Je ne savais pourtant point encore que j’avais l’honneur d’être sa nièce. Ce que j’en avais fait n’était que parce qu’elle m’avait toujours ordonné absolument de me tenir au-dessus de tous ceux de l’hôtel, et de n’en rien souffrir. On ne peut pas être plus mortifié que Valeran le fut à mon sujet et par moi-même. C’est pourtant lui, Monsieur, qui se mêle de donner des avis à vous et à Madame votre mère. Je connais fort bien son écriture que le coquin n’a pas eu soin de cacher, et qu’il s’est contenté de vous prier de ne me pas faire voir. Voilà ce qu’il s’attira par ses sottises en voulant pénétrer un commerce qui ne lui plaisait pas. Cela le rendit sage, il n’osa plus parler de moi ni de Garreau, qui ne s’en tint pas aux paroles, et qui lui donna des coups de canne en plein hôtel, et par là s’en fit un ennemi irréconciliable.

Valeran n’osa s’en ressentir pendant la vie de Madame de Cranves : mais après sa mort il s’en est vengé d’une manière digne de lui, puisqu’il est cause de sa prison et de sa mort, dans une espèce d’infamie. Il est temps de vous le dire, en vous faisant voir mon innocence dans laquelle la sienne est tout à fait comprise, puisqu’en effet sa cause était la mienne, dans le vol que Valeran vous mande que nous avons fait de concert avec Madame Morin.

Je vous ai dit que Madame de Cranves me l’avait destiné pour époux, elle tomba malade comme elle allait effectivement nous marier ensemble. Dans ce même temps elle reçut une somme très considérable, pour le reste du prix d’une terre qui avait appartenu à défunt Monsieur le marquis de Buringe mon père : ainsi je puis dire que cet argent m’appartenait et m’appartient encore : puisqu’elle qui était son unique héritière suivant les lois, voulait bien me le donner. Cet argent comptant lui fit changer la résolution qu’elle avait prise de me marier comme sa nièce, et de m’avantager par le contrat de mariage et par son testament, en celle de faire tout pendant sa vie, puisqu’elle le pouvait. Elle m’aimait et ne voulut pas m’exposer après sa mort aux risques de plaider contre des héritiers extrêmement puissants, qui peut-être n’auraient pas voulu me reconnaître pour être de leur sang : qui par leur crédit auraient pu faire casser le testament, et me laisser non seulement sans appui, mais aussi gueuse et misérable. Il est vrai que la lettre de mon père reconnue par elle, pouvait en prouver la vérité : mais on aurait pu dire que cette lettre était supposée, ou que je l’aurais été moi-même : il aurait fallu en venir à des recherches et à des vérifications qui auraient attiré des procès et des dépenses, dont une fille privée de tout secours aurait eu lieu de craindre la suite. Pour aller au-devant, elle consulta tout avec Monsieur le commandeur de Villeblain, qui fut fort longtemps enfermé avec elle, et qui y était encore lorsqu’elle nous fit entrer dans sa chambre, Madame Morin qui seule savait le secret, Garreau et moi.

Ce fut là que j’appris qui j’étais ; je vous laisse à penser avec quelle joie. Elle mit entre les mains de Garreau la lettre dont je vous ai parlé, qu’elle certifia, et pria Monsieur de Villeblain de certifier aussi. Garreau la reçut avec des ressentiments que je ne puis exprimer, et comme une preuve que je sortais d’un sang illustre, et non pas inconnu, comme il l’avait toujours cru jusque-là, aussi bien que les autres et moi-même, à qui pourtant les distinctions que Madame de Cranves avait pour moi, et quelques paroles qu’elle m’avait dites sans réflexion, et de l’abondance du cœur, avaient donné de grands soupçons de la vérité, que je vis enfin heureusement éclaircie.

Elle dit à Garreau qu’elle avait changé de résolution sur la manière de notre mariage : elle en dit les raisons que je viens de vous dire ; et pour vous mettre, poursuivit-elle, à couvert l’un et l’autre de toutes sortes de procès avec mes héritiers, je vous donne dès à présent l’argent que j’ai reçu de Monsieur d’Anet. Prenez-le et l’emportez dès aujourd’hui : mais je veux qu’il reste à Silvie jusqu’à votre mariage, et après cela au survivant. J’empêcherai qu’on vous le dispute, parce que je déclarerai que j’en ai disposé, sans dire comment. À l’égard du reste, je donnerai à Silvie en main propre mes menues pierreries devant ceux mêmes qui y auront intérêt après ma mort ; et pour ce que je lui laisserai par mon testament, ce sera si peu de chose, que mon neveu et ma nièce ne le lui disputeront pas.

Voilà, Monsieur, le sujet pour lequel Madame de Cranves ne m’a laissé par son testament que dix mille francs d’argent comptant, des meubles, et une pension viagère de douze cents livres, et non pas, comme dit Valeran, parce qu’elle était mécontente de moi et de Garreau. Nous fîmes ce qu’elle voulut ; j’emportai cet argent ; je le mis en lieu de sûreté dont je dispose, et je l’ai encore tout entier. Je donnai à Garreau une promesse de mariage signée de moi, il m’en donna une autre signée de lui : et comme l’argent me restait, la mienne portait un dédit du tiers de cet argent que j’emportais. Ces deux promesses sont signées et approuvées par Madame de Cranves et par Monsieur de Villeblain, par l’ordre de qui nous agissions ; et nous jurâmes Garreau et moi entre leurs mains de nous épouser le plus tôt que nous pourrions. Voilà Monsieur, poursuivit-elle en me donnant un papier, la promesse de Garreau qui m’est restée, et c’était effectivement ce qu’elle m’avait dit.

Dès le lendemain de cet accord, Monsieur le marquis d’Annemasse et Mademoiselle de Tonnai neveu et nièce de Madame de Cranves, elle du côté de Monsieur de Cranves, et lui de son côté à elle, et tous deux seuls et uniques héritiers des maisons de Cranves et de Buringe, dont elle était douairière et usufruitière, vinrent la voir. Elle envoya prier Monsieur de Villeblain de venir chez elle. Sitôt qu’il fut arrivé, elle me fit appeler, et tout le monde étant sorti, elle leur parla ainsi devant moi.

Ma mort va bientôt vous rendre tous deux maîtres de ce que je possède en ce monde. J’ai fait un testament, mais il ne vous chagrinera pas. Le plus fort article est celui qui regarde Silvie que voilà. Je lui donne mes menues pierreries, je suis bien aise de vous le dire, afin que vous ne les demandiez pas, et afin qu’on ne les lui dispute pas, je veux devant vous les lui donner en main propre. Elle se les fit effectivement apporter. Tenez ma pauvre Silvie, me dit-elle en me les donnant, gardez-en une partie pour l’amour de moi, et vendez le reste, si vous voulez, pour vos nécessités et votre mariage ; je vous les donne, elles sont à vous : je les acceptai les larmes aux yeux.

Ensuite se tournant vers sa nièce. Ces petites pierreries-là sont trop peu de chose pour vous Mademoiselle, lui dit-elle, voilà mes grosses que je vous donne : vous n’avez besoin de rien, gardez-les pour vous souvenir de moi. Et pour vous Monsieur, continua-t-elle s’adressant à Monsieur le marquis d’Annemasse, vous seriez en droit de vous plaindre, si je vous oubliais lorsque je donne tout. Je vous laisse mon hôtel meublé, ma vaisselle, mes chevaux, et enfin tout ce qui est ici ; c’est à vous à faire en sorte qu’on n’en détourne rien. J’en excepte pourtant ma garde-robe, tout mon linge de corps, mes coiffures, et les meubles qui ont toujours servi à Silvie que je lui donne encore, et que je vous supplie d’augmenter au lieu de les lui disputer. Cela est ainsi ordonné dans mon testament, je suis fort aise de vous en avertir. Je lui laisse encore quelque argent comptant après ma mort, et une petite rente toute sa vie, ne lui disputez rien de mes présents, je vous en conjure tous deux, elle mérite que vous la considériez, et je vous la recommande. Promettez-moi tous deux d’en avoir soin, et de faire pour elle tout ce qui vous sera possible : je ne vous dis point ce qui m’oblige à vous faire cette prière. Ils lui promirent tout ce qu’elle voulut, et ont tenu parole à sa mémoire, n’ayant que des sujets de me louer d’eux.

Elle leur dit ensuite qu’ils ne trouveraient point ou peu d’argent comptant après sa mort, ayant disposé de tout par conscience : mais aussi qu’ils ne trouveraient pas un sol de dettes, ayant depuis son veuvage et la mort de ses frères tout à fait acquitté les dettes des maisons de Cranves et de Buringe. Elle leur recommanda Garreau comme un garçon fort fidèle et fort affectionné, qui par ses soins et ses peines n’avait pas peu contribué à la mettre en état de payer tous les créanciers. Ensuite elle me fit signe de sortir, et resta avec eux et Monsieur de Villeblain seuls fort longtemps en particulier. Ils parlèrent assurément de moi ; car lorsqu’ils sortirent de sa chambre, ils m’embrassèrent fort tendrement l’un et l’autre, et m’assurèrent de leur amitié d’un air qui me fit croire qu’ils étaient instruits de ma naissance.

Ils sont à présent mariés ensemble, il y a environ un an, et des gens de cette qualité font trop de figure dans le monde pour que vous ne les connaissiez pas : je vous les offre encore pour témoins de ce que je vous dis ; ils sont tous deux en parfaite santé et croyables.

Comme Monsieur le marquis d’Annemasse était jeune et n’avait pas de gens en main dans l’hôtel pour avoir l’œil à ses intérêts, en cas que Madame de Cranves vînt à mourir, et qu’elle aurait pu se chagriner, si de son vivant il avait renfermé ou ses meubles, ou sa vaisselle, il chargea Valeran d’en avoir soin, et promit de le garder à son service comme il était chez Madame de Cranves. Il l’a fait, mais Valeran n’y a pas resté longtemps, ses impertinences et ses brutalités l’en ont fait sortir : il lui promit outre cela une récompense. Il me pria d’y avoir l’œil aussi ; mais je ne fus pas en état de lui obéir. La mort de Madame de Cranves qui arriva quatre jours après, me fut trop sensible pour songer à autre chose qu’à pleurer la perte que je faisais d’une si bonne et si généreuse protectrice ; et je ne pus que me retirer dans ma chambre seule avec Madame Morin, que Madame de Cranves m’avait recommandée, et à qui elle avait ordonné de ne me point quitter que je ne fusse mariée.

Valeran fut le premier à me faire connaître que mon crédit avait cessé. À peine cette dame eut les yeux clos, qu’il vint brutalement dans ma chambre où je m’étais retirée, où sous prétexte d’exécuter les ordres de son nouveau maître, il entreprit sans aucun respect, de dégarnir mon lit et mes sièges de leurs housses à campanes d’or et d’argent. Madame Morin me fit prendre garde à cette action. L’affliction où j’étais, jointe à son insolence, me fit passer par-dessus tout. J’appelai du monde, et lorsque je me vis assez bien accompagnée pour ne craindre pas sa brutalité, je m’approchai de lui et lui donnai un soufflet de toute ma force. J’allai en même temps trouver Monsieur le marquis d’Annemasse, à qui je demandai s’il avait commandé à Valeran de dégarnir ma chambre. Il me fit mille excuses de l’effronterie de cet homme, par qui il me fit rapporter tout ce qui m’avait été enlevé, et m’envoya même par lui des flambeaux, un porte-mouchette garni, une aiguière, une écuelle couverte, un gobelet et d’autres ustensiles d’argent ; et tout m’est resté, et les meubles que vous me voyez à présent sont les mêmes que j’avais chez Madame de Cranves.

Valeran n’en demeura pas là. Il savait que cette dame avait reçu beaucoup d’argent environ dix jours avant sa mort. Il le dit à un homme de pratique que Monsieur d’Annemasse avait chargé du soin de ses affaires, qui le crut, on fit l’inventaire. Cette somme, qui est la même que j’avais et que j’ai encore, ne se trouva point. On demanda à Garreau ce qu’elle était devenue ; il dit que la défunte en avait disposé sans l’instruire de ce qu’elle en avait fait. Valeran prétendit qu’il l’avait volée, et sur ce qu’il dit, on arrêta Garreau prisonnier. Monsieur d’Annemasse n’était point à Paris, j’allai le trouver, je lui remontrai l’injustice qu’on faisait à un homme que la défunte lui avait tant recommandé. Je le fis souvenir qu’elle lui avait dit elle-même qu’elle avait disposé de son argent comptant, et lui expliquai les motifs qui faisaient agir Valeran. Il fut surpris de ce qui avait été fait contre Garreau, contre les ordres précis qu’il avait donnés en partant. Il désapprouva tout par écrit, et promit que sitôt qu’il serait à Paris, il ferait lui-même excuse à Garreau. Il y revint en deux jours ; mais ce garçon ne voulut pas sortir de prison, et s’obstina à vouloir une réparation d’honneur de la part de son accusateur. Elle ne put pas être assez prompte, Valeran qui avait lui-même aidé aux archers qui avaient arrêté Garreau, avait eu la cruauté de le faire tellement maltraiter par ces gens aussi peu pitoyables que lui, que ce malheureux, qui avait eu quelque chose crevé dans le corps, mourut le cinquième jour de sa prison, jetant le sang par toutes les extrémités de son corps ; et je n’ai pas encore pu trouver le moyen de ravoir ni la lettre de défunt Monsieur le marquis de Buringe mon père, ni la promesse de mariage que je lui avais faite.

Voilà le vol dont Valeran nous accuse, Garreau, Madame Morin et moi : je vous laisse à présent penser ce qui en est. Pour les pierreries Monsieur d’Annemasse n’en a point demandé, parce qu’il savait bien ce que sa tante en avait fait ; mais comme qui que ce soit de l’hôtel n’en savait la destination, et que tout le monde savait que Madame de Cranves en avait quantité et de très belles, et qu’on était surpris de n’en trouver point sous les scellés ; il a plu à Valeran de m’en faire faire un vol.

Voilà, Monsieur, poursuivit-elle, tout ce que je sais pour ma justification sur ma conduite, où je crois mon innocence est très claire. Vous pouvez en pénétrer la vérité, les témoins que je vous ai cités sont croyables : il ne reste plus que Rouvière. Je ne justifierai point cet article, il est contre moi. C’est une fourberie que j’ai voulu vous faire, mais si je suis criminelle par une pareille fausseté, est-ce vous qui devez me condamner ? Non, vous ne me condamnez pas, poursuivit-elle en me regardant tendrement ! Vous voyez trop bien que ce n’était qu’à votre seule délicatesse que je sacrifiais mon innocence ! J’aimais mieux passer dans votre esprit pour la fille d’un simple gentilhomme ruiné, que de dire que je sortais d’un sang plus illustre, sans pouvoir le prouver, à moins que d’en venir à un éclat que vous n’approuveriez pas. Je ne me justifierai point sur personne : vous pouvez vous souvenir des difficultés que je vous ai faites lorsque vous avez voulu savoir qui j’étais. Ma naissance qui me servirait de lustre, et que je tiendrais à honneur avec un autre, m’a paru odieuse et infâme avec vous ; je n’ai pas osé vous en éclaircir. J’ai cherché à vous tromper : mais Rouvière a dû vous dire à quel prix j’achetais le nom de sa fille. C’était un éloignement éternel que j’en exigeais, et que j’aurais encore acheté, outre le présent que je lui faisais. Cet homme vous est connu, et à peine me souvenais-je de l’avoir vu lorsque je suis entrée en commerce avec lui. Voyez même si la fourberie aurait pu se soutenir : comment accorder mon bien avec la qualité de sa fille ? Ne pouviez-vous pas voir mon nom sur le registre où vous et moi avons signé, lorsque nous avons tenu un enfant ensemble, il n’y a que cinq mois ? Cela seul ne vous prouve-t-il pas que ma naissance seule me faisait horreur, et que je ne regardais pas plus loin qu’elle ? Est-ce là une fourberie conduite par des gens accoutumés à fourber, et qui en font leur capital ? Non certes, le peu de rapport que le tout a ensemble, vous persuade que le crime n’est pas ordinaire puisqu’il est si connaissable.

Ma fourberie a été découverte par un autre fourbe. J’en suis au désespoir, non pas qu’elle n’ait point réussi, mais parce que j’ai manqué de sincérité pour vous. Vous la savez enfin cette naissance ; quoique je n’en sois pas coupable, elle me rend indigne de vous. Je ne prétends plus à votre cœur, mon peu de bonne foi m’en chasse : mais tout au moins distinguez les crimes de la nature, d’avec les miens, et vous me rendrez votre estime ; et c’est tout ce que j’attends de vous : vous avouerez vous-même qu’il y a dans ma conduite plus de malheur que de malice.

Je vous quitte, Monsieur, trop heureuse de vous avoir désabusé des fausses impressions qu’un scélérat vous a voulu donner de ma vertu. Oui, Monsieur, dans un corps provenu d’une naissance que les lois ont déclarée infâme, j’ai conservé toute la probité du sang qui m’a donné l’être. Je n’ai jamais eu de faiblesse pour personne ; et j’ose me flatter que je n’en aurai jamais, puisque je n’en ai point eu pour vous. Je me flattais d’une vie heureuse entre vos bras, continua-t-elle les larmes aux yeux, je ne l’espère plus ; mais personne n’occupera dans mon cœur la place que je vous y donnais. Un convent va cacher ma honte et mes larmes, et vous persuadera que sans le crime de la fortune, j’étais digne d’être à vous par mon innocence dans mes mœurs, et ma vertu dans ma retraite.

Je n’ai plus que deux choses à vous demander : ma bague vous a paru belle, je vous supplie de la garder ; elle vous fera quelquefois souvenir de moi, et que ça a été mon malheur seul, et non pas ma faute qui nous a séparés. Je vous demande encore de ne conserver aucun ressentiment contre Madame Morin. Elle n’a rien fait que par mes ordres ; elle a cru bien faire, et seulement pour me faire paraître plus digne de vous, et tâcher de vous cacher ce que je voudrais au prix de tout mon sang pouvoir me cacher à moi-même. Elle ne m’a jamais fait aucune proposition indigne d’une femme d’honneur. Ça a été Rouvière qui a eu l’insolence de m’en faire une par écrit. Je déchirai sa lettre de colère ; heureusement j’en ai retrouvé les morceaux, les voilà, dit-elle en me les donnant, vous pouvez les rassembler. Madame Morin y a répondu par mon ordre ; c’est en vain que vous voulez la soupçonner, la maison où elle a toujours été, était le temple de la vertu. Si elle n’avait pas été effectivement sage, elle n’y serait pas restée longtemps : Madame de Cranves ne l’aurait pas admise dans sa confidence, et ne lui aurait pas confié ma jeunesse. Elle s’est donnée à moi par l’ordre de cette dame, et respecte dans ma personne un sang qui lui a été toujours précieux. Je n’ai plus rien à vous demander, accordez-moi ces deux grâces, je sortirai contente du monde ; et surtout ne me voyez plus. Tout commerce doit être rompu entre nous, je ne vous verrais qu’avec confusion ; et je ne veux pas que Madame votre mère ait le moindre sujet de vous chagriner pour moi. Allez Monsieur, brisez des chaînes qui doivent vous faire honte ; rendez-vous à vous-même , et souffrez que je me retire dans un convent avec la triste consolation de pouvoir me dire à moi-même, que vous ne m’avez quittée que parce que je vous en ai prié, et non pas que vous m’avez sacrifiée. Je ne retiens plus vos pas, et prends de vous le dernier adieu.

Elle se leva d’auprès de moi après avoir parlé si longtemps sans que je l’eusse interrompue d’un seul mot. Je jetai les yeux sur elle, je vis les siens gros de larmes qu’elle s’efforçait de retenir ; mais qui paraissaient malgré elle. Elle voulut sortir pour me dérober son trouble, je la retins ; je la remis sur son siège malgré elle, je me jetai à ses genoux, je lui baisai les mains que je tenais, je pleurai comme elle, et ne pus jamais lui dire un seul mot. Son adieu m’avait pénétré, je restai longtemps dans la posture où j’étais. Nous avions l’un et l’autre le cœur si serré de douleur que nos yeux seuls avaient du mouvement dans nous. Que voulez-vous, me dit-elle enfin ? Pourquoi me retenez-vous ? Que ne sortez-vous ? Eh le puis-je, lui dis-je ? Ce fut tout ce que je lui répondis, après quoi il me fut impossible d’ouvrir la bouche. Elle me fit relever, et je me remis sur un siège, où je restai plus d’une heure sans sentiment et comme hébété. Je me souviens seulement qu’elle n’était pas plus tranquille que moi.

Je me relevai enfin, et sans lui rien dire, je lui présentai sa bague que j’avais ôtée de mon doigt ; mais elle ne voulut pas la reprendre. Je pris congé d’elle et lui dis adieu ; mais mes yeux démentaient mes paroles. Qu’elle était belle dans ce moment ! Hélas, tout autre en ma place ne s’en serait pas mieux défendu ! Que cet adieu des yeux était expressif et rengageant ! Je lui dis que je lui rapporterais son diamant une autre fois, et que je ne me tenais pas quitte de mes adieux. Elle ne me répondit que des yeux, et je sortis d’avec elle plus ensorcelé que je ne l’avais jamais été.

Je revins chez ma mère plus pensif que je n’en étais sorti. Tout me déplaisait ; je me déplaisais à moi-même. Cette même Silvie qui m’avait fait tant d’horreur se présenta à mes yeux et à mon esprit non plus comme une fourbe, mais comme une fille toute divine, à plaindre dans sa naissance, innocente dans ses mœurs, amoureuse et passionnée dans son artifice. Mon amour ne me montrait plus la fourberie qu’elle avait voulu me faire, que sous l’apparence de sa passion pour moi, à quoi la peur de me perdre l’avait engagée. Elle me reparut avec cette beauté éclatante dont j’étais si vivement touché. Je ne me ressouvins de mes résolutions contre elle, et des mépris que je lui avais si hautement témoignés, que pour lui en demander pardon. La menace que je lui avais faite d’une infamie par la main d’un bourreau, me parut un outrage si sensible, que tout mon sang ne me paraissait pas d’un assez grand prix pour l’expier. Que faire contre mon étoile ? Son influence m’entraînait.

Je m’abandonnai à ma destinée, ce ne fut pas sans remords. Le moyen de cacher à ma mère mes nouvelles résolutions, si opposées à celles que je lui avais témoignées ? Le moyen de lui justifier ma demeure à Paris, et mon retour vers Silvie ? Goûterait-elle sa justification comme moi ? Le moyen de me conserver avec mes proches après tant de changements de volontés arrivés coup sur coup ? N’était-ce pas me faire regarder moi-même comme un esprit sans solidité, et s’il faut le dire, comme un extravagant ? Ces réflexions me firent honte, mais ne m’ébranlèrent pas.

Je retournai chez Silvie le lendemain, non plus avec cet air impérieux qui m’avait accompagné dans mes deux dernières visites, mais soumis et confus. Je l’étais en effet, et comment ne pas l’être de ma propre faiblesse ! Je m’étais mis le plus magnifiquement que j’avais pu, elle y prit garde, et parut m’en savoir bon gré. Je la trouvai dans une profonde tristesse ; sa chambre presque dégarnie, et une partie de ses meubles en ballots : elle me demanda ce que je venais faire chez elle ; je lui répondis que je venais lui ramener sa conquête : que je n’étais né que pour elle ; et que j’étais au désespoir de lui avoir déplu.

Elle ne fit point les honneurs de sa bonté par mille difficultés que je croyais qu’elle m’allait faire ; elle me promit d’oublier tout : mais poursuivit-elle, ne croyez pas que ce soit à ma seule bonté que vous ayez l’obligation de notre raccommodement ; un motif plus fort me fait agir, c’est une inclination et un penchant aveugle pour vous. Vous me sacrifiez la colère de Madame votre mère : vous me sacrifiez l’indignation de vos parents, ce que vous avez à craindre de leur ressentiment, et ce qui en peut arriver. Les avis de Valeran me font tout prévoir d’un coup d’œil ; vous passez par-dessus tout. Je vous sacrifie à mon tour la crainte que j’en ai conçue. Je vous sacrifie la résolution que j’avais faite de me jeter dans un convent. Je ne veux plus me souvenir des duretés que vous m’avez dites ; puisque vous voulez bien en oublier le sujet. Nous nous dîmes là-dessus tout ce que nous pouvions nous dire pour nous convaincre que nous étions nés l’un pour l’autre. Je fis remeubler sa chambre ; je dînai avec elle toujours occupé[s] de nos protestations.

Mais enfin, lui dis-je, serons-nous toujours exposés vous et moi aux insultes de Valeran ; je le connais, dit-elle, il a commencé, il poursuivra. C’est un scélérat qui ne se lassera point de donner avis sur avis. La rage dont il est possédé ne se ralentira pas ; au contraire elle redoublera, si il apprend que vous continuez à me voir. Mais, lui dis-je, n’y a-t-il pas moyen de faire taire cet homme ? Je n’en sais point, dit-elle. J’ai été ce matin chez Monsieur le commandeur de Villeblain pour l’instruire généralement de tout, et lui demander justice de ce misérable. Les bontés qu’il a toujours eues pour moi, et l’autorité qu’il a toujours conservée sur lui, me sont garants que Valeran songerait à plus de quatre fois à me faire insulte, s’il était à Paris, mais il est parti il n’y a que huit jours pour aller aux Eaux de Barbotans, dans le fond des Pyrénées, et on croit qu’il ne reviendra qu’à la fin de l’été. J’ai songé à m’en plaindre à Monsieur et à Madame d’Annemasse ; mais je n’ai pas cru le devoir faire, parce qu’outre que ce coquin est sorti de chez eux très mal, mon ressentiment pourrait me faire dire quelque chose qui tirerait après soi une explication où je ne veux pas entrer, parce que Madame de Cranves me l’a défendu. Si c’était, poursuivit-elle, un honnête homme et bien instruit, je vous prierais de le voir, peut-être se rendrait-il. Cependant si vous voulez avoir quelque complaisance pour moi, je vous promets de l’obliger dès aujourd’hui à vous détromper lui-même des soupçons qui pourraient vous rester. Je n’en ai plus aucun, lui répondis-je. Il n’importe, dit-elle, il est à propos que je lui parle, et je vous prie d’entendre ce qu’il me répondra tout à l’heure même si vous voulez. Comment ferez-vous, lui dis-je ? Il ne faut, dit-elle, que l’envoyer chercher, vous l’entendrez parler lui-même. Après le tour qu’il vous a joué, il ne viendra pas, lui dis-je. Je le craindrais comme vous, dit-elle, si je ne le connaissais pas. Mais comme je sais que ce n’est qu’une bête et un brutal, sans esprit ni jugement, qu’il n’a dans le cœur aucune semence de vertu, et qu’il est insensible à la honte, je suis certaine qu’il viendra, et qu’il croira encore que je lui serai fort obligée. Je la laissai faire, et elle écrivit ce billet :

BILLET.

J’ai à vous parler, Monsieur, rendez-vous chez moi tout à l’heure. Je vous attends seule, suivez le porteur.

Elle envoya ce billet par son laquais, à qui elle recommanda de dire qu’elle était seule. Que voulez-vous faire de cet homme-là, lui demandai-je ? Je veux qu’il m’explique, dit-elle, ce qui l’a fait agir ; la raison qui l’a obligé de donner des avis à Madame Des Frans et à vous ; pourquoi il m’a si cruellement déchirée, et d’où il a pu connaître tout ce qu’il écrit : en un mot, je veux savoir quel est le motif de son procédé, quelle en est la fin, et ce qu’il en attend. Je vous supplie d’entendre ses raisons, vous paraîtrez si vous le jugez à propos, mais ne vous impatientez pas ; je remets cela à votre prudence.

Nous nous entretenions ainsi en attendant Valeran : mais Monsieur et Madame, poursuivit Des Frans en s’interrompant lui-même, et en parlant au maître et à la maîtresse de la maison, je ne sais si vous ne vous altérez point à m’écouter ; mais moi je m’altère à tant parler : il faut être plus héros de roman que je ne suis, pour conter une histoire si longue d’un seul trait ; faisons une pause.

Chacun avoua qu’il avait raison. On fit collation, pendant laquelle la compagnie s’entretint de ce qu’elle venait d’entendre ; et tout le monde tomba d’accord avec Madame de Mongey, que si tout ce que Silvie avait dit pour sa justification était vrai, elle était fort innocente, et qu’il n’y avait là-dessous ni méchante conduite ni malice. Tout était effectivement vrai, reprit Des Frans. Je retirai environ deux mois après l’avoir épousée la promesse de mariage qu’elle avait faite à Garreau, et la lettre de Monsieur le marquis de Buringe son père à Madame de Cranves. Ce fut Monsieur le commandeur de Villeblain qui m’en fit avoir le moyen, et lui-même sans être prévenu, et sans savoir que j’y prisse intérêt, conta à ma mère en ma présence toute l’histoire de Silvie, telle que je viens de vous la dire. Cela étant, interrompit Dupuis, la pauvre Silvie a toujours été la victime de ses amants maltraités ; toujours mal à propos soupçonnée, quoique très sage et très vertueuse ; et est morte enfin criminelle en apparence et très innocente en effet ; la pauvre Madame Morin femme de vertu s’il en fut jamais au monde, a payé de sa vie l’attache et la tendresse qu’elle avait pour elle. Nous ferons nos réflexions tout à loisir, interrompit Madame de Londé, pour à présent si Monsieur Des Frans le peut, je le supplie de nous achever son histoire, je crois que tout le monde y prend part.

Je me cachai, poursuivit Des Frans, sitôt que j’entendis monter Valeran. Que vous plaît-il, Mademoiselle, dit-il en entrant, je viens de recevoir un billet de votre part, serais-je assez heureux pour pouvoir vous rendre quelque service ? J’en achèterais l’occasion aux dépens de tout mon sang, et de tout ce que j’ai de plus cher au monde. Prenez un siège, lui dit Silvie, je vous parlerai ensuite. Il voulut faire quelque difficulté ; mais enfin elle le fit asseoir, et congédia son laquais. J’ai toute la joie possible de vous voir, lui dit-elle, vous pouvez croire que c’est quelque chose de conséquence qui m’a obligée de vous mander. J’en suis persuadé, Mademoiselle, reprit-il, et que ma présence ici ne vous est agréable qu’autant qu’elle vous est nécessaire. Nous sommes seuls, dit-elle en l’interrompant, quoique je me souvienne fort bien du hasard que je cours en m’exposant avec vous, je ne crains pas que vous me manquiez de respect ici. Non Mademoiselle, dit-il, vous n’avez rien à craindre ; j’ai eu trop de confusion de ma première audace pour m’exposer à une seconde.

Si, lui dit Silvie, la confusion que vous avez eue de tout ce que vous avez fait de mal en votre vie vous avait pu empêcher de commettre les mêmes fautes, je n’aurais pas encore à me plaindre de vous ; mais enfin les choses sont passées, je consens à les oublier. Je consens même à employer mon crédit pour vous faire rentrer chez Monsieur et Madame d’Annemasse dont vous êtes sorti par votre faute, je vous assure même que je ne travaillerai pas en vain et que je réussirai ; je ne veux de vous qu’une seule chose pour m’y engager, puis-je l’obtenir ? Oui, dit-il, Mademoiselle, si ce que vous demandez peut dépendre de moi, assurez-vous qu’elle ne vous sera pas refusée. Il ne vous en coûtera rien, répliqua-t-elle, et pourtant je veux être assurée de l’obtenir. Il l’en assura par des serments horribles. Je vous crois présentement, dit-elle. Ce que je vous demande c’est que vous me répondiez sans déguisement et avec vérité. Vous doutez-vous de ce que je veux vous demander ? Il parut embarrassé. Où est cette sincérité que vous me juriez tout à l’heure, lui demanda-t-elle promptement ; oui Mademoiselle, dit-il, je m’en doute, c’est apparemment au sujet de Madame Des Frans et de Monsieur son fils. Il est vrai, dit-elle, dites-moi pourquoi vous me faites passer pour une larronnesse, et pour une fille débauchée par Garreau ? Je vous pardonne ce que vous dites sur ma naissance, ne vous étant point connue : apprenez pourtant que le plus honnête homme de votre race tiendrait à honneur d’être domestique du dernier de la mienne ; répondez précisément et sincèrement, sachez qu’il y va de tout pour vous. Rendez-moi raison à moi-même, et ne me forcez pas à vous pousser pour me la faire rendre par d’autres. Un homme de votre étoffe ne tiendrait pas contre moi, soyez-en certain, et méritez votre pardon par votre sincérité.

Une manière si impérieuse le terrassa ; il voulut biaiser et se jeter dans de grandes explications. Ce n’est pas là ce que je veux savoir, dit-elle, répondez juste ; quelle sûreté avez-vous de mon libertinage, et du vol que vous dites ? Je ne l’ai dit, répondit-il, que comme un soupçon et après le bruit public. C’est vous qui en êtes l’auteur de ce bruit public, dit-elle, pourquoi le réveillez-vous, après ce qu’il vous a attiré de Madame de Cranves et de moi, en présence de Monsieur de Villeblain ? Pourquoi le faisiez-vous courir ? Ah, Mademoiselle, reprit-il, que ne fait point faire un amour jaloux ? Vous ne savez que trop quels étaient mes sentiments ; et j’étais au désespoir de voir Garreau mieux reçu que moi. Il était bien Monsieur pour un homme comme vous, reprit-elle ; mais qu’espériez-vous par là ? Il était garçon, et vous marié ; il pouvait prétendre à moi sans m’offenser, et non pas vous. Il est vrai, dit-il, Mademoiselle ; mais ne vous regardant que pour ce que vous paraissiez être, je ne croyais pas vous faire beaucoup d’insulte. Fort bien, reprit-elle ; c’est-à-dire que vous n’étiez conduit que par votre brutalité. Mais pourquoi vous ingérez-vous de mander présentement les mêmes choses à un homme que vous croyez qui me recherche, et qui les ignore ? Est-ce pour me faire plaisir ? Quel est votre but ? Ah, Mademoiselle, répondit-il, en se jetant à ses pieds, vous ne vous connaissez pas vous-même, si vous croyez que l’amour qu’on a une fois conçu pour vous puisse jamais s’éteindre ? Je suis toujours le même, tout le changement qu’il y a, c’est que votre vertu qui m’est à présent connue m’inspire du respect. J’ai écrit à Monsieur Des Frans afin de le dégoûter de vous : j’ai écrit à Madame sa mère afin qu’elle l’obligeât à vous quitter s’il ne le faisait pas de lui-même, parce que je ne puis me résoudre à vous voir entre les bras d’un autre ; ma passion a chassé ma raison. Je sais bien que la chute de lui à moi serait trop lourde ; mais j’espérais qu’abandonnée de lui, après quelque éclat sur votre rupture, vous ne refuseriez pas de remplir une place que la mort de ma femme vient de laisser vacante.

Si bien donc, reprit Silvie, que vous avez espéré que le dépit me jetterait entre vos bras ? Et tout le mépris que je serais d’un autre, je ne laisserais pas de vous plaire ? Voilà des sentiments dignes d’un lâche comme vous : mais non, détrompez-vous une fois pour toutes : je n’entre point dans le détail de la mort de votre femme qui se portait bien il n’y a qu’un mois. Si c’est un tour de votre main, comme j’y vois de l’apparence, vous avez fait un crime inutile. Mon sang et le vôtre ont trop de distance pour se mêler jamais ; mais enfin c’est le motif de vos avis, je suis fort aise de le savoir. Mais vous par quel endroit avez-vous su que Madame Morin et moi nous fussions informés de Monsieur Des Frans, de sa famille, et de tout ce que vous écrivez ? Je l’ai écrit, répondit-il, parce que cela m’a paru vraisemblable. Je connais là-dedans votre véritable génie, dit-elle, de donner aux autres vos ridicules conjectures pour des faits certains, et après cela de vous figurer vous-même que ce sont des vérités.

Et l’endroit de Rouvière, poursuivit-elle, comment vous a-t-il été connu ? Dispensez-moi, Mademoiselle, de vous satisfaire là-dessus. Non, dit-elle, je veux le savoir absolument. Eh bien, Mademoiselle, reprit-il, il faut vous le dire, mais je vais redoubler votre haine pour moi. Au contraire, dit-elle, plus vous serez sincère, et plus je serai généreuse : parlez seulement. Que vous dirai-je, reprit-il ? La mort de ma femme me laissant une place à vous offrir, je vous cherchai, j’appris votre demeure, et dans un cabaret d’ici proche, je fus instruit des assiduités qu’un jeune homme de qualité avait pour vous. Je le suivis un soir, et j’appris avec désespoir, que c’était Monsieur Des Frans. Je cherchai dans ma tête tous les moyens de vous brouiller ensemble, et de vous posséder à quelque prix que ce fût. J’y rêvais lorsque je trouvai Rouvière au Pont-Rouge. Il allait aux Tuileries. Nous eûmes bientôt renouvelé connaissance. Je le connais pour un homme capable de tout, à qui les plus grands crimes ne coûtent rien. J’en allais faire mon confident pour l’obliger à me rendre service, soit par adresse, soit par violence ; mais en entrant dans les Tuileries, il me dit qu’il ne pouvait pas rester avec moi assez de temps pour m’entendre ; parce qu’il avait rendez-vous avec une personne qui me connaissait, dont il n’était pas à propos que je fusse vu. Je m’éloignai ; cette personne arriva ; je la reconnus pour Madame Morin. Je me cachai d’elle, et j’attendis qu’ils eussent fini leur conversation, qui fut assez longue, pour rejoindre Rouvière dans l’intention de savoir ce qu’ils traitaient si secrètement ensemble à une heure si indue.

Je connais le faible de cet homme, je le menai dîner, et j’appris ce qui en était. Cela me mit dans l’état de faire tout ce que je souhaitais, et pour que vous ne pussiez pas terminer si promptement, je lui persuadai d’exiger de vous les dernières faveurs, et lui parlai de vous, de Monsieur Garreau, et de Madame Morin dans tous les termes qui me vinrent à la bouche. Je savais bien que vous aviez trop de vertu et trop de sagesse pour lui rien accorder qui pût faire tort à votre vertu. J’étais persuadé qu’il ne réussirait pas : mais je voulais seulement reculer votre accord, afin d’avoir du temps devant moi pour concerter mes lettres, et mes vues. Ce fut dans ce dessein que je l’obligeai de vous écrire de l’endroit même où nous étions. Ce fut moi qui vous fis tenir sa lettre, et je lui fis jurer de ne pas démordre de sa demande.

J’écrivis ensuite à Madame Des Frans et à Monsieur son fils. Je comptais qu’il ne vous verrait jamais ; que mes lettres ne viendraient jamais jusqu’à vous ; et que tout au plus il ne ferait tomber son ressentiment que sur Madame Morin et Rouvière, que je ne me souciai pas de sacrifier, pourvu que je vinsse à bout de mon dessein. Voilà la vérité, Mademoiselle ; voilà tous les crimes que l’amour que j’ai toujours pour vous m’a fait faire. La colère que je vois dans vos yeux m’empêche de vous jurer qu’il sera éternel : mais si j’osais vous demander pourquoi vous, qui vous faites de si bonne famille devant moi, voulez emprunter le nom de Rouvière, et pourquoi vous tiendriez à honneur d’être sa fille, je vous le demanderais ? Il est vrai qu’il est né gentilhomme ; mais ses actions dérogent à sa naissance. Je ne me suis pas engagée à vous répondre, reprit-elle. C’est une énigme pour vous que je n’ai point envie de vous développer. Mais en m’avouant que vous avez voulu me perdre de réputation, et sacrifier Madame Morin et Rouvière, ne craignez-vous pas que je sois d’humeur à vous sacrifier à lui, et qu’en se vengeant lui-même, il ne me venge enfin de vos impertinences et de vos injures ? Je crois que vous n’en sortiriez pas à votre honneur, s’il l’entreprenait : du moins je ne vous crois pas plus brave qu’autrefois, et il l’est lui bien plus que n’était Garreau dont vous n’avez jamais osé vous venger qu’en lâche.

Mais non, n’appréhendez rien, j’ai promis de tout oublier, et même de vous rendre service. Je ferai l’un et l’autre, mais souvenez-vous d’être sage, et de ne parler de moi qu’avec le respect que vous devez au sang de vos maîtres, et n’oubliez pas ce que Madame de Cranves et Monsieur le commandeur de Villeblain vous ont dit là-dessus. S’il était à Paris, je vous aurais fait payer de vos avis, croyez-moi, ne vous mêlez plus de ce qui me regarde, ni de ce qui pourra regarder Monsieur Des Frans. C’est bien à un malheureux comme vous, poursuivit-elle, de donner des avis qui peuvent mettre la discorde dans une famille considérable ? De quelle autorité en venez-vous jusqu’à conseiller qu’on me fasse mon procès pour rapt, et qu’on mette dans un lieu de sûreté un homme qui ne vous a jamais offensé, que vous ne connaissez point, et dont même il est de votre intérêt de n’être pas connu ? Si je lui avais dit qui vous êtes, vous seriez peut-être mort à l’heure qu’il est sous le bâton, et je n’aurais là-dessus qu’à donner un champ libre à son ressentiment. Prenez garde à vous, je vous le répète, vos sottises vous attireront du malheur tôt ou tard, je vous pardonne puisque je l’ai promis ; mais souvenez-vous que je ne connais que vous dans le monde pour mon ennemi, et que je vous rendrai garant de tout le mal qui pourra arriver, soit à Monsieur Des Frans, soit à moi. Allez, poursuivit-elle en se levant, n’oubliez pas mes leçons, mais oubliez-moi si vous pouvez, tant pour mon repos que pour le vôtre. Ne remettez jamais le pied chez moi, ma chambre serait profanée si j’y souffrais plus longtemps un aussi grand scélérat que vous. J’aurai soin de vous faire dire ce que Monsieur et Madame d’Annemasse m’auront répondu, j’irai demain dîner chez eux. En achevant ces mots, elle le mit dehors sans cérémonie.

Je sortis de l’endroit où j’étais caché. Eh bien, me dit-elle, qu’en dites-vous ? J’en dis, répondis-je, que voilà un homme à craindre et un scélérat achevé. Votre présence ne m’aurait peut-être pas empêché de le payer, si je n’avais imaginé une autre manière de nous venger d’un si méchant homme, par le moyen d’un autre qui ne vaut pas mieux que lui : c’est Rouvière, il faut que je les mette aux mains ensemble, cela ne me sera pas difficile ; et dès demain, sans attendre plus tard, j’en viendrai assurément à bout, j’en suis sûr. Je ne m’étonne plus, reprit-elle, de vous avoir vu si tranquille à écouter. J’approuverais fort votre pensée, ajouta-t-elle, et vous avez vu que je l’en ai menacé. Il est constant que l’un des deux nous vengerait de l’autre, mais je ne vois pas que cela puisse réussir sans nous commettre vous et moi. On les séparera, ils diront le sujet de leur querelle : nous y serons mêlés, et comme vous voyez, je n’y serai pas traitée assez favorablement pour en souhaiter l’éclat. Cela fera dans tout Paris un bruit terrible, qui viendra jusqu’aux oreilles de Madame Des Frans. On glosera sur une pareille aventure ; et pour peu qu’on y ajoute, avec la méchante apparence qu’elle a déjà d’elle-même, on en fera une affaire à nous perdre d’honneur vous et moi. Croyez-moi, poursuivit-elle, abandonnons-les à leur destin ; il aura soin de nous venger. Ce que vous dites est fort juste, lui dis-je : mais je ferai les choses sans vous y mêler.

Après cela je lui avouai sincèrement ce que j’avais dit à ma mère contre elle, et que j’étais terriblement embarrassé de la promesse que je lui avais faite de quitter Paris, sans qu’elle pénétrât le sujet qui m’y ferait rester : car, ajoutai-je, après un pareil éclat, que lui dirai-je pour ma justification ? De vous voir en particulier, et par des rendez-vous, elle n’est pas assez dupe pour ne me pas donner un petit train qui lui découvrira tout ce que je ferai. Si elle s’aperçoit que je la joue, je crains qu’elle ne se porte aux dernières extrémités contre moi ; et plus que tout cela, je crains que vous n’en deveniez la victime : car de se reposer sur la bonté qu’elle m’a toujours témoignée, je ne juge pas à propos de le faire. L’expérience montre que les esprits naturellement modérés donnent tout à leur ressentiment, et n’épargnent rien, quand leur patience une fois fait place à leur colère : c’est là le caractère de ma mère. La manière tout à fait outrée dont je lui ai parlé de vous, continuai-je, l’a persuadée que je n’y songe plus : que dira-t-elle si mes sentiments lui sont connus, et si une plus longue intelligence avec vous, lui fait connaître que je l’ai trompée ? Voilà, interrompit-elle avec un torrent de larmes, les obligations que nous avons à Valeran. C’en est fait, il faut nous séparer pour jamais. Je prévois tous les maux qui pourraient nous accabler, si nous nous obstinions à être l’un à l’autre.

Ce ne sont ni des lamentations, ni de pareils conseils que je vous demande, repris-je. Mon cœur se révolterait si je voulais vous quitter ; je ne vous dis ce que j’ai fait, qu’afin que nous cherchions des moyens qui en nous conservant l’un à l’autre, puissent nous mettre à couvert des suites fâcheuses qui nous paraissent à craindre, et qui sont même inévitables, ajouta-t-elle, en m’interrompant. Mais dites-moi, poursuivit-elle, vous sentez-vous assez fort pour résister à une absence ? Ah Dieu ! repris-je, que m’allez-vous proposer ? Je ne vois que ce parti-là à prendre, dit-elle. Vous serez le maître de la faire durer tant et si peu qu’il vous plaira ; mais il faut vous y résoudre. Vous me congédiez, lui dis-je ? Oui, je vous congédie, dit-elle. Voyez à quel point je vous aime, puisque la peur de vous perdre m’oblige d’avoir recours à des remèdes si violents. Vous ne pouvez vous dispenser de tenir parole à Madame votre mère : la facilité apparente avec laquelle il est nécessaire que vous vous y portiez ; le dégagement où il faut que vous paraissiez être de tout attachement pour moi, lui ôteront tous les soupçons qu’elle pourrait avoir du contraire. Vos pas ne seront point suivis ; vos actions ne seront point éclairées, et mille prétextes que l’occasion vous offrira, avanceront votre retour. Mille nuages, qui nous menacent d’un orage près d’éclater, se dissiperont pendant votre absence. Nos lettres entretiendront notre commerce. Je ne prévois pas que ni vous ni moi, devions craindre aucun des accidents que l’absence tire après elle. Votre retour vers moi m’est garant de la durée de votre amour. Je ne puis me figurer, que n’ayant pas rompu sur ce qui s’est passé, vous me quittiez jamais pour une autre ; et pour moi il me semble que la fourberie qui me fait à présent horreur, à quoi je ne me portais que pour vous, doit vous certifier que je me conserverai toujours pour vous. En un mot, je crois que nous pouvons être assurés du cœur l’un de l’autre ; du moins je ne puis prévoir aucune infidélité de votre part ni de la mienne. Résolvez-vous, mon cher amant, poursuivit-elle en me serrant la main dans les siennes, vainquons-nous les premiers nous-mêmes, c’est le moyen de triompher de tout le reste. Nous ne décidâmes rien ce jour-là ; le parti me paraissait trop rude pour m’y résoudre si tôt. Nous prîmes heure pour nous revoir le lendemain, et nous déterminer, et je retournai chez ma mère, en apparence assez tranquille, mais en effet cruellement déchiré dans moi-même.

J’avais rêvé dans le chemin au parti que Silvie m’avait proposé ; j’en trouvais le dessein juste et nécessaire. Je soupai avec ma mère : Eh bien, Madame, lui dis-je, avez-vous eu la bonté de voir Messieurs Des Frans ? Partirai-je bientôt pour leur service, ou pour ma seule satisfaction ? J’ai eu bien de la peine, reprit-elle, à les convertir. Tant de changements coup sur coup de votre part, leur font croire que c’est une hérésie que la croyance que j’ai que vous êtes tout à fait revenu de vos égarements, et que vous agissez cette fois-ci de bonne foi : mais enfin je m’en suis rendu caution. Vous partirez dans quatre jours avec Monsieur le cardinal de Retz qui retourne à Rome. Il faut vous équiper proprement et magnifiquement même, parce que vous serez là sur un pied qui vous engagera à faire de la dépense, et à paraître. Vos oncles et moi y pourvoiront. Il est bon que vous voyiez le pays, et celui-là est digne de la curiosité d’un honnête homme. Quand un an ou deux vous auront mûri, on vous trouvera un parti pour le reste de vos jours : mais pour à présent vos oncles ne vous veulent rien confier. Ils appréhendent vos légèretés et vos emportements ; ainsi ce sera le vôtre que vous dépenserez, vous le ménagerez mieux ; et on vous le fera regagner avec usure, sitôt que vous montrerez que vous en serez capable. Voilà ce que je sus d’elle qui ne m’étonna point (au contraire j’en parus fort aise.) Et votre Silvie, me dit ma mère, vous ne m’en dites mot ; comment êtes-vous ensemble ? Je vous le laisse à penser, lui dis-je avec un grand air de désintéressement, je ne l’ai pas seulement vue depuis les avis ; et si elle était seule à Paris, je voudrais que tout y renversât. Tant mieux, dit-elle, conservez ces sentiments-là ; vous y trouverez votre repos, votre honneur, et votre fortune.

J’avais néanmoins résolu d’aller le lendemain chez elle, et d’envoyer quérir Rouvière. Je ne fis ni l’un ni l’autre. À peine fus-je éveillé, que Querville qui m’avait vendu ses chevaux, entra dans ma chambre, et me pria de lui donner un moment de particulier. Je fis sortir mon laquais et lui demandai de quoi il s’agissait. J’agis, me dit-il, avec vous sans façon ; je n’ai pas l’honneur de vous connaître de longue main, mais je ne connais âme qui vive à Paris ; je vous prends pour mon confident, et vous viens demander du secours. Après cela il m’ouvrit son cœur, et je ne vis personne en état de le servir que Rouvière. C’était un tour de garçon qui l’obligeait de retarder de quinze jours son mariage, qui se devait faire dans deux. J’allai avec lui à son auberge où je vis Monsieur son père un des premiers du Parlement de Rouen.

J’allai trouver Rouvière : il logeait dans le même endroit, mais il n’y mangeait pas, n’étant pas en état de faire une si grosse dépense. Sitôt qu’il me vit, il commença par me faire de grands reproches, et si j’avais été d’humeur à me choquer de ce qu’il me dit, nous aurions vu qui aurait été le plus méchant de nous deux. Je lui laissai jeter toute sa colère, après cela je lui dis que j’étais le Monsieur Des Frans dont il s’agissait. Je lui dis ce que Valeran avait fait, et ce qu’il avait dit de lui, que j’empoisonnai de toute ma rhétorique ; et pour lui montrer que je ne disais rien que de vrai, je lui montrai les articles qui le regardaient dans les avis que cet homme avait donnés à ma mère, et que j’avais portés exprès sur moi. Heureusement il connaissait l’écriture de cet homme : il tomba de son haut à cette connaissance. Il me fit ensuite excuse, et me dit que n’ayant pas l’honneur de me connaître, il s’était porté facilement à me duper, à quoi il avait été forcé par la nécessité de toutes choses, et que cent louis d’or qu’on lui offrait avaient achevé de le résoudre. La longue excuse qu’il me fit, fut une apologie de Silvie et de Madame Morin, qui me fit connaître toute la malice de Valeran, qui avait été jusqu’à lui vouloir persuader de m’assassiner, comme cause de tout. Il s’emporta contre lui d’une terrible manière, et m’en dit des choses horribles. Je mis de l’huile sur le feu, en faisant semblant de l’éteindre. Il mordit à l’hameçon le mieux du monde ; et lorsque je le vis au point que je le voulais, et qu’il prenait sa canne et son épée pour aller se satisfaire, je l’emmenai au cabaret, où je l’adoucis sur l’article de Valeran dont il ne parla plus ; mais il s’en tut d’une manière à me faire connaître qu’il avait résolu d’en purger le monde.

Lorsque je le vis raisonnable, je lui dis que s’il voulait servir un de mes ami je me faisais fort qu’on lui ferait un présent assez considérable pour le consoler en partie de ce que Valeran lui avait fait perdre. Il me demanda tout aussitôt ce que c’était. Je lui contai sous des noms supposés l’embarras où était Querville. Il rêva quelque temps ; puis il me dit tout d’un coup, cela vaut fait, vous pouvez l’assurer que je le tirerai d’intrigue d’ici à demain midi ; qu’il se repose sur moi, et qu’il témoigne toujours avoir envie d’être marié, je lui réponds qu’il ne le sera que quand il voudra l’être. Comme mon Manceau était homme d’exécution, je ne doutai pas qu’il ne réussît, et là-dessus je lui dis que c’était Querville à qui il s’agissait de rendre service. Il en fut joyeux, parce que, dit-il, c’est un bon garçon, sans façon, qui a la bourse bien garnie et qui boit bien. J’admirai les qualités qu’il fallait avoir pour être des amis de cet homme, mais je n’en témoignai rien.

Comme ce gentilhomme était sorti avec son père pour aller voir sa maîtresse, nous fûmes obligés de l’attendre. Je ne me souciai plus d’aller chez Silvie, puisque j’avais si bien réussi avec Rouvière sans qu’elle y parût. Il ne me demanda seulement pas si j’étais raccommodé avec elle, tant il eut de discrétion sur son sujet en ma présence.

Querville vint enfin, ils se parlèrent et convinrent ensemble de ce qu’ils avaient à faire qui fut exécuté le lendemain, mais comme cela ne regarde point mes aventures, je le remets à une autre fois que je vous dirai celles de Querville, comme il les a contées lui-même à Rome ; ayant été obligé de quitter la France un an après son mariage, pour éviter la suite d’un combat où il s’était trouvé.

J’allai le jour suivant voir Silvie, à qui je dis ce que j’avais dit à Rouvière de Valeran ; et que celui-ci avait été trouver l’autre la veille, à qui il avait dit, qu’il s’était confié à un traître qui avait tout dit à Silvie qui l’avait envoyé quérir lui-même, et lui avait persuadé de se défaire de ce traître, qui était moi. Je lui dis aussi la résolution où Rouvière était de nous venger tous. Elle en eut du chagrin, par la peur d’y être mêlée, mais il n’en fut rien. En effet dès le jour même que Rouvière eut tiré Querville d’embarras, et à la même heure que je parlais de lui à Silvie, il tua son ennemi d’un seul coup d’épée qu’il lui donna au travers du cœur. Valeran tomba sans dire une parole : pour Rouvière il se sauva, je ne sais où, je n’en ai point entendu parler depuis.

Ce fut ainsi que périt Valeran et qu’il fut payé des avis qu’on ne lui demandait pas. Rouvière lui fit plaisir pourtant ; car il l’empêcha de finir en Grève : en effet quatre ou cinq mois après, j’appris que Silvie avait deviné, et qu’il avait empoisonné sa femme : quoi qu’il en soit, nous ne laissâmes pas elle et moi d’avoir regret d’être en partie cause de la mort d’un homme, quoiqu’il la méritât bien. On ne parla pas plus de lui après sa mort que s’il n’avait jamais été en vie. On ne put pas même savoir le nom de celui qui l’avait tué, tant il avait bien pris ses mesures ; et je ne le reconnus qu’à la peinture qu’on m’en fit. Vous vous trompez, interrompit Des Ronais en cet endroit, je sais la vie de Rouvière presque par coeur, il est mort en prison, il n’y a que fort peu de temps ; il avait subi huit interrogatoires que j’ai lus. Sa mort et la considération de fort honnêtes gens et de qualité à qui il appartenait, a empêché qu’on ait fait le procès à sa mémoire ; à cela près, on en sait tout ce qu’on en peut savoir. Sa vie n’a été qu’une suite de traverses et de méchantes actions, toutes funestes pour lui, mais toutes risibles, pour des gens qui n’y prennent point d’autre part que celle que d’honnêtes gens peuvent prendre à la vie d’un scélérat. Nous pourrons en rire un de ces jours, à présent continuez votre histoire.

Pour moi, reprit Des Frans, suivant que nous en étions convenus Silvie et moi, je me résolus à mon départ, et je ne la vis plus chez elle pendant plus de quinze jours que je restai encore à Paris, mais nous nous vîmes tous les jours ailleurs. Je lui dis adieu à quatre lieues où elle avait été m’attendre, nous prîmes là des mesures pour la sûreté de nos lettres. Elle me demanda si je voulais lui permettre de garder Madame Morin auprès d’elle. Elle me dit que cette femme, qui n’avait osé se montrer devant moi et qui s’était cachée lorsqu’elle m’avait vu, était toujours avec elle ; mais qu’elle ne la garderait pas davantage pour peu que j’en fusse mécontent. Elle ajouta que c’était la seule femme à qui elle pût se confier, parce que c’était la seule femme qui la connaissait, et qu’elle aurait beaucoup de peine à se passer d’elle, y étant accoutumée dès son enfance, mais qu’elle aimait mieux passer par-dessus toutes ces considérations, que de hasarder de me donner le moindre chagrin et le moindre ombrage.

Je fus charmé d’une manière si honnête. Je lui répondis, qu’effectivement je ne regardais point cette femme de bon œil. Que la lettre qu’elle avait écrite à Rouvière me revenait toujours au cœur, parce qu’en lui mandant, poursuivis-je, que vous ne vouliez pas lui accorder ce qu’il avait l’effronterie de vous demander, j’ai entrevu qu’elle avait eu l’insolence de vous en avoir parlé, et peut-être de tâcher à vous y faire consentir. Vous vous trompez, reprit-elle, Rouvière m’a fait sa proposition par écrit, et Madame Morin à qui je montrai sa lettre, dont je vous ai donné les morceaux, ne m’en a parlé qu’en la détestant. Quoi qu’il en soit, lui dis-je, je me confie trop sur votre vertu pour vous priver d’une femme qui vous est si nécessaire. Tout ce que je puis vous recommander c’est de ne suivre point les mauvais conseils qu’elle pourra vous donner. Vous vous trompez encore, interrompit-elle ; elle est toute dans vos intérêts et vous aime infiniment. Ce n’a été que la peur que j’ai eue que ma naissance ne vous dégoûtât de moi, et mes prières, qui l’ont fait résoudre d’entrer en commerce avec Rouvière ; et je vous jure qu’elle est la première à me féliciter sur mon choix, et à me parler de vous avec éloge ; et pour sa personne en particulier, je voudrais de tout mon cœur que vous pussiez vous en informer de gens qui la connussent d’une longue main, vous apprendriez qu’elle est d’une vertu parfaite. Gardez-la donc, lui répondis-je, j’y consens de tout mon cœur. Cette femme qui s’était cachée derrière un lit (car c’était dans une hôtellerie que cela se passait) vint m’assurer d’une fidélité perpétuelle. Elle voulut me persuader qu’elle n’avait rien dit à Silvie qui pût faire honte à la vertu même, et à la fidélité qu’elle me conserverait éternellement. Je tranchai court sur son compliment, et la priai d’aller nous faire apporter à dîner, et cependant nous restâmes seuls Silvie et moi.

Silvie avait raison, interrompit Dupuis, de vous dire que Madame Morin était une femme d’une vertu parfaite, je vous l’ai déjà dit. J’en conviens, reprit Des Frans, Monsieur le commandeur de Villeblain m’en parla dans ces termes après mon mariage, mais sa vertu ne s’est peut-être pas tout à fait soutenue. Elle s’est soutenue jusqu’à sa mort, reprit Dupuis, écoutez le reste, lui dit Des Frans.

Je restai seul, comme je vous ai dit, avec Silvie. Je tâchai de me l’engager par des faveurs, et fus obligé de me contenter des assurances verbales qu’elle me donna d’une fidélité à toute épreuve. Elle m’obligea de prendre un diamant incomparablement plus beau que celui que j’avais, me pria de le garder pour l’amour d’elle, et me promit d’avoir toujours au doigt celui que je lui rendais. Elle voulut me faire prendre une bourse pleine d’or, je la refusai : en effet je n’en avais pas besoin ; nous nous donnâmes notre portrait l’un à l’autre, et nous nous séparâmes.

Je ne fus que cinq mois à mon voyage, tant à aller qu’à revenir et à séjourner à Rome. Je pris prétexte d’accompagner Monsieur de Créqui pour revenir dans mon pays, où mon amour me rappelait depuis longtemps. J’avais eu plusieurs fois de ses nouvelles, et je lui avais écrit fort souvent, mais nos lettres n’étant que des assurances d’une fidélité réciproque et éternelle, vous me dispenserez de vous en rapporter aucune. Je lui fis savoir le jour de mon arrivée, elle vint au-devant de moi plus de huit lieues. On ne peut rien de plus tendre que notre rencontre, j’aimais jusqu’à la folie, et je croyais être aimé de même. Je lui dis que j’avais résolu de l’épouser, si elle y voulait consentir, sans en rien dire à mes parents. Je lui fis goûter mes raisons qui étaient, que ma mère n’y consentirait jamais, non seulement à cause de ce que Valeran lui avait écrit d’elle, dont elle n’était pas désabusée, mais aussi parce qu’elle ne voulait pas me marier si jeune. Je lui fis voir que si je lui en parlais, et qu’elle n’y voulût pas consentir, comme je le craignais avec toutes sortes d’apparences, elle s’y opposerait si bien, que nous ne viendrions jamais à bout de son vivant d’être l’un à l’autre.

Elle trouva ma pensée juste, non pas, dit-elle, par la crainte que Madame votre mère n’y trouvât pas pour vous tous les avantages que vous trouveriez avec une autre ; j’ai autant et plus de bien que vous n’en devez prétendre ; mais parce qu’elle croirait que ce bien viendrait, comme Valeran lui a mandé, par un moyen infâme ; et parce aussi que n’étant pas instruite de ma naissance, elle ne voudrait pas que vous épousassiez une fille qu’elle ne connaîtrait que pour avoir été exposée. Je n’en avais pas tant voulu dire, lui dis-je, mais vous l’avez deviné : ce sont là les véritables raisons qui m’ont obligé au secret. C’en est fait, de toute votre famille je ne veux épouser que vous. Vous avez l’âge qu’il vous faut, et je ne dépends de personne ; ainsi je serai à vous sitôt qu’il vous plaira. Je pris d’elle de l’argent qu’elle avait apporté, afin de me faire passer pour bon ménager en le montrant à ma mère. Ce fut là notre résolution. Nous reprîmes ensemble le chemin de Paris, et nous nous séparâmes à une lieue d’ici.

Je le répète encore, il faut qu’il y ait du destin dans les mariages. J’eus cent fois envie malgré l’amour que j’avais, de n’en point venir au sacrement ; quoique je l’aimasse jusqu’à la fureur. Je me sentais en moi-même des répugnances terribles. Je n’en fis pourtant rien paraître ; au contraire, sitôt que nous eûmes pris la résolution que je viens de vous dire, j’en pressai la conclusion de tout mon possible ; et en ce temps-là les mariages n’étant pas sujets à tant de formalités qu’il en faut à présent, je mis les choses sur le pied d’épouser en trois jours.

Nous fîmes un contrat de mariage où elle prit le nom de Silvie de Buringe, fille naturelle de défunt Monsieur le marquis de Buringe et de damoiselle Marie Henriette de... Je ne reconnus pas en avoir reçu un sol. Je lui assurai seulement pour son douaire une rente viagère, et elle me mit entre les mains six fois plus d’argent que le principal de cette rente ne pouvait monter, au cours ordinaire du denier vingt ; et ce fut elle qui le voulut absolument de même. Je n’ai aucun parent, disait-elle, je n’aurai aucun héritier, et si j’en laisse, ce seront des enfants. En ce cas vous serez leur père, et leur bien ne peut pas être mieux qu’entre vos mains. Si je meurs devant vous, poursuivit-elle, et que je ne laisse point d’enfants, je vous aime trop pour vous laisser après moi dans la nécessité ou le hasard de rien rendre à personne. Tout est à moi, et je vous donne tout. Si vous mourez le premier, soit que vous me laissiez des enfants, soit que vous ne m’en laissiez point, il n’y aura rien après vous qui me retienne au monde. Il m’est indifférent à qui tout reste, puisque je me retirerai assurément dans un convent pour le reste de mes jours, où je pourrai vivre fort honnêtement avec la rente que Madame de Cranves m’a laissée, et le douaire que vous m’assurez.

Rendez-moi justice, poursuivit Des Frans, en s’interrompant lui-même, avez-vous jamais entendu parler d’un procédé et d’un désintéressement plus honnête, plus sincère, plus franc et plus généreux ? Outre tout cet argent, elle me força de prendre encore presque toutes ses pierreries, qui valaient encore presque autant que l’argent qu’elle m’avait donné. Je pouvais mourir bientôt, et la laisser jeune et veuve. Si elle avait eu son bien, elle pouvait après ma mort trouver un parti considérable, et tout autre que le mien. Mon mariage aurait couvert sa naissance, et ce bien en argent comptant seul, passait mes espérances, outre ses pierreries et ses meubles parfaitement beaux et très riches ; mais non, pour me témoigner qu’elle n’aimait que moi, qu’elle ne comptait que sur moi, et que sans moi tout lui était indifférent ; elle se dépouille de tout en ma faveur ; elle m’oblige de prendre tout malgré moi ; et se faisant marier séparée de biens, elle se met en ma faveur dans la nécessité absolue de passer dans un convent le reste de ses jours après ma mort.

Non, plus je me représente cette démarche, et plus je m’en souviens, plus je me dis à moi-même que les femmes sont incompréhensibles. Il me semble qu’après une action si belle et si nette, je ne devais plus hésiter ; aussi n’hésitai-je plus, et nous devions être épousés deux jours après, lorsque le lendemain du contrat, je reçus une lettre de Monsieur le comte de Lancy, qui me priait instamment de me rendre auprès de lui le plus tôt que je pourrais, et qu’il m’attendait avec impatience. Cétait à lui que je devais mon retour de Rome : je lui avais juré de me rendre dans un jour certain auprès de lui ; et sans cette assurance, il n’aurait pas prêté la main à mon retour en France. Ce temps était passé à quatre jours près, outre celui qu’il faut pour un voyage de près de trois cents lieues.

De laisser Silvie encore fille, et dans l’état où nous en étions, c’était à quoi je ne pouvais me résoudre. Je lui parlai de l’embarras où j’étais ; elle entreprit de me persuader de rester encore à Paris deux jours au moins. Je lui fis connaître que mon honneur y était intéressé, et que Monsieur l’évêque de... qui m’avait donné la lettre de Monsieur son frère, lui rendrait compte de mon retardement ou de ma négligence ; et que plus que tout cela mon honneur et ma parole y étant intéressés, il fallait que je les dégageasse en partant. Elle pleura, elle m’attendrit ; mais comme il s’agissait d’une affaire d’honneur, qui ne pouvait être décidée sans ma présence, par l’intérêt personnel que j’y avais, je fus inflexible.

Je n’eus pourtant pas la force de lui refuser en face ce qu’elle me demandait : je lui rendis les clefs de ses coffres qu’elle m’avait forcé de prendre ; je sortis de chez elle, et j’allai chez l’Evêque de… à qui je demandai s’il voulait écrire à Monsieur son frère, et que j’allais prendre la poste : comme il avait ordre de me presser, il fut réjoui de ma résolution. Il s’informa de quelle affaire il s’agissait, et je ne jugeai pas à propos de lui en rien dire non plus qu’à Silvie. Il écrivit, je pris du papier et une plume, et pendant qu’il écrivait à Rome, j’écrivis à Silvie.

LETTRE.

Si vos larmes m’avaient été moins sensibles, je vous aurais dit adieu de bouche : mais il m’a étéimpossible de les voir, sans craindre que ma constance m’abandonnât. Il s’agit de l’honneur, ma chère Silvie ; et je m’estimerais indigne de vous, si je n’exécutais pas ce qu’il m’ordonne. Je pars plus vivement pénétré de votre tendresse que je ne puis l’exprimer. Pardonnez-moi mon absence, je me flatte que vous m’aimez assez pour en partager la peine ; mais mon aimable Silvie, elle ne sera pas longue. La violence que je me fais en m’arrachant à vous, vous doit certifier que je sacrifie tout à mon honneur et à ma parole, et je vous engage l’un et l’autre, de me rendre auprès de vous dans un mois d’aujourd’hui. Conservez-vous pour moi, je ne vous aurais aucune obligation, si votre chagrin diminuait votre beauté pendant si peu de temps. Je vous ferai rendre compte de votre santé ; et pour peu qu’elle soit altérée à mon retour, je l’imputerai à votre peu de soin de me plaire.

J’écrivis aussi à ma mère pour lui rendre compte de mon prompt départ. Je chargeai l’aumônier des deux lettres, avec ordre de ne les rendre qu’après que je serais hors de Paris, et je montai à cheval dans le moment même. J’arrivai à Rome quatre jours plus tôt qu’on ne m’y attendait ; ainsi j’eus du temps à me reposer, jusqu’au jour qu’on avait choisi pour terminer l’affaire en question. Elle regardait le comte de Lancy, et je n’y paraissais que comme ami. Vous pouvez vous douter de ce que c’est. Il avait une amourette qui a pensé le perdre, et deux rivaux qui le haïssaient à la française, quoiqu’ils fussent italiens. Nous terminâmes à notre satisfaction.

Dès le soir même je reçus une lettre de Madame Morin, qui me mandait que Silvie était tombée évanouie à la lecture de la mienne, qu’elle se croyait abandonnée de moi, et qu’il y avait tout à craindre d’une fièvre et d’un mal de côté qui l’avaient attaquée, et qu’elle avait été saignée deux fois le jour de mon départ, qui était celui de la date de sa lettre.

Je demandai promptement congé, et je l’obtins par le moyen de Monsieur le cardinal de Maldachini avec beaucoup de peine, parce que notre ambassadeur croyait avoir besoin auprès de lui de tous les Français qui se trouvaient à Rome, et surtout de ceux qui pouvaient y faire quelque figure. Je repris la poste seul, et ne pus pas arriver si tôt que j’en avais le dessein. Je fus volé et blessé par les bandits qui courent les Alpes et les montagnes de Savoie ; je fus dépouillé jusqu’à la chemise. Heureusement je sauvai la bague que Silvie m’avait donnée. Je ne sais comment, ce fut manque de jour. Mon postillon eut la bonté de m’abandonner à leur merci, et peut-être fut-ce le coquin qui me vendit ; du moins me fit-il passer par un chemin que je n’avais point vu les autres fois ; mais il disait que c’était le plus court ; et je ne doute point de sa trahison, depuis que j’ai ouï dire qu’il en était arrivé autant à d’autres ; et que s’il n’y avait point de Dauphinois au monde, les Normands seraient les plus méchants de tous les hommes. Pardonnez-moi ma digression. Je perdis assez pour ne m’en souvenir qu’avec peine. Entre autres choses ils me prirent le portrait de Silvie que je regrettai le plus vivement, mais non pas le plus longtemps ; parce que la possession de l’original m’était assurée, et que faute d’argent je souffris tout ce qu’un homme peut souffrir.

J’eus beaucoup de peine à gagner Grenoble avec le peu qu’ils m’avaient laissé par charité. Enfin j’y arrivai, mais dans un état que je ne me connaissais pas moi-même. J’allai dans une méchante auberge, n’étant pas en état, sur la bonne foi d’une chemise déchirée que j’avais sur le corps, d’aller dans une maison d’apparence. Un religieux carme passa heureusement par-devant la porte : je l’appelai. Je lui contai ma fortune ; il en fut touché, et ne douta nullement de la sincérité de mes paroles. Je lui donnai mon diamant, et le priai de le mettre en gage, et de me faire trouver de l’argent dessus, jusqu’à ce que j’eusse reçu des nouvelles de Paris. Il m’amena un joaillier qui retint mon diamant et me donna dessus tout l’argent qu’il avait, à ce qu’il disait. Pour lors je retournai dans mon ancienne auberge, qui était la meilleure de Grenoble. Je m’y fis habiller, et fus obligé d’y rester malgré moi, n’étant pas en état de me remettre en chemin. J’écrivis dès le jour même à ma mère ce qui m’était arrivé ; mais comme je doutais qu’elle eût assez d’argent chez elle pour m’envoyer dans le moment tout celui que je lui demandais et qui m’était absolument nécessaire, je l’écrivis à Silvie, et la priai de m’en envoyer, et je fis bien.

Je ne sais pourquoi ma mère n’a jamais aimé à garder d’argent chez elle. Je me suis douté que le seul sujet qu’elle en avait, était l’appréhension qu’on ne lui vînt couper la gorge : en effet, elle remettait tout entre les mains de Messieurs Des Frans, et n’en prenait à la fois que pour vivre quinze jours au plus. Ce ne fut point d’elle que je reçus les premières nouvelles de Paris. Messieurs Des Frans n’y étaient pas, il avait fallu que ma mère en empruntât. Silvie qui en avait de comptant, n’avait point perdu de temps, sitôt que ma lettre lui avait été rendue. Elle en avait porté à la poste beaucoup plus que je ne lui en demandais, et au retour du courrier j’eus cette réponse :

RÉPONSE.

Votre malheur m’a vengée de votre dureté. Bien loin de savoir mauvais gré aux bandits qui vous ont volé, je les aurais remerciés s’ils vous avaient traité en allant comme ils ont fait en revenant. Je suis pourtant fort aise que votre diamant leur ait échappé ; puisque sans lui vous auriez été en peine de vous-même, et le véritable Chevalier de la Triste-Figure ; mais je n’ai de regret au reste qu’ils vous ont pris qu’à cause que vous n’avez point été en état de vous rendre auprès de moi. Je vous envoie de quoi vous y remettre. Le maître de la poste vous donnera une somme de… Revenez ici le plus promptement que vous pourrez : mais pourtant conservez votre santé. Si vous voulez que j’aille au-devant de vous, comme je n’en doute pas, mandez-moi le jour, le lieu, et l’heure. Adieu mon cher amant ; il me semble que je retarde le courrier ; qu’il n’attend que ma lettre pour partir, et qu’il ne sera pas si tôt à Grenoble qu’il le devrait être ; et que c’est autant de temps que je me vole à moi-même, puisque vous n’en partirez qu’après son arrivée.

Je reçus la lettre et l’argent. Dans le même moment j’allai retirer mon diamant et je remerciai le père carme que je menai avec moi à la poste, et je le priai de me renvoyer à l’adresse de Silvie que je lui donnai, une lettre et de l’argent qui devaient encore me venir de la part de ma mère. Je pris des chevaux jusqu’à Lyon, et de Lyon à Paris je pris la diligence. Silvie vint au-devant de moi à huit lieues ; et après avoir concerté ce que nous avions à faire, nous ne voulûmes rentrer à Paris qu’à huit heures du soir au mois d’octobre, c’est-à-dire de nuit, afin que personne ne me vît.

Silvie m’embrassa à notre rencontre avec plus d’ardeur et d’empressement que je ne lui avais jamais vu. La peur de me perdre m’avait rendu plus cher à ses yeux, à ce qu’elle me disait. Nous avions résolu que je me cacherais à tout le monde, et que je ne paraîtrais point que je ne l’eusse épousée, parce qu’il fallait profiter de ce temps-là, si nous voulions que qui que ce soit ne le sût, et surtout ma mère, qui n’aurait garde de croire que je me marierais à Paris, elle qui me croirait toujours à Grenoble. Que même je ne serais pas fâché d’avoir quelques jours uniquement destinés à goûter tranquillement les plaisirs que sa possession me promettait. Que je ne paraîtrais point que je n’eusse eu nouvelle du père carme qui devait me renvoyer la lettre et l’argent de ma mère, afin qu’elle crût que je n’étais parti de Grenoble, qu’après avoir reçu moi-même l’un et l’autre.

C’était ainsi que je l’avais projeté en venant, et lorsque j’en parlai à Silvie, elle me répondit que j’étais le maître, et qu’elle n’avait point d’autre volonté que la mienne. Je remis à écrire au lendemain aux gens qui devaient me faciliter la dispense des bans et des autres formalités. Elle était obtenue, mais je ne savais pas si le mariage ayant été retardé, on pouvait encore s’en servir, et j’attendis le jour suivant pour m’en éclaircir. Nous soupâmes avec Madame Morin et nous soupâmes fort bien, parce que nous avions l’esprit content. Il fallut ensuite parler de se coucher. Elle voulait que je prisse son lit : je lui dis que je ne demandais pas mieux, pourvu qu’elle ne découchât pas. Nous n’étions point mélancoliques ni elle ni moi. Dans les termes où nous étions, je pouvais prendre des libertés, qui, quoique fort privées dans un autre temps, m’étaient pardonnables à la veille d’un mariage, aussi fîmes-nous une dispute assez longue sans nous ennuyer. Je ne crois pas qu’on puisse jamais plus rire ; je l’emportai, elle conserva son lit ; et je couchai dans celui de Madame Morin.

Comme il y avait fort longtemps que je n’avais reposé tranquillement ni dans un bon lit, je ne me levai que fort tard, je trouvai tout l’équipage complet qu’une femme peut acheter pour un homme, du drap pour m’habiller, et un tailleur pour prendre ma mesure. Je remerciai Silvie de cette précaution dont j’avais effectivement besoin. Je fus le soir habillé fort proprement, et en état de paraître pour un mariage. J’avais écrit dans le jour aux gens dont j’avais besoin pour terminer ; mais malgré leurs sollicitations et leur zèle, je ne pus avoir satisfaction que le lendemain. Je passai donc cette seconde nuit-ci comme l’autre : mais je dormis moins, et je me levai de meilleure heure. J’entrai en robe de chambre dans l’appartement de Silvie. Elle dormait, et Madame Morin qui était auprès de son lit me dit qu’elle n’avait pas clos l’œil la nuit. Qu’elles l’avaient passée à jaser ensemble : que Silvie ne faisait que de s’endormir ; et que je lui ferais plaisir de la laisser reposer, parce qu’il n’y avait pas d’apparence que je pusse le faire sitôt ni elle non plus, si je l’interrompais. Je me mis auprès d’elle sans l’éveiller ; et comme je n’avais pas beaucoup reposé non plus, je m’endormis de mon côté. Lorsque je me réveillai je ne la trouvai plus ; elle s’était levée et habillée dans la chambre où j’avais couché. Elle me dit là-dessus mille plaisanteries, et me railla avec tout l’esprit qu’une femme peut avoir ; et comme il était tard, nous dînâmes.

Sur les six heures du soir les gens qui devaient nous servir de témoins, entre autres le principal hôte de la maison où Silvie demeurait, et deux parents de Madame Morin entrèrent. Nous soupâmes fort bien et proprement, quoique le souper eût été préparé avec secret, crainte qu’on ne vît dans le voisinage quelque extraordinaire. À minuit nous allâmes à Saint-Paul qui n’était qu’à deux pas de là. Nous y fûmes mariés et nous rentrâmes au logis sur les deux heures. Nous déjeunâmes encore bien, chacun prit congé de nous, et nous nous mîmes au lit elle et moi, imaginez-vous le reste, entre deux personnes qui s’aiment.

Je passai huit jours avec elle sans sortir du tout, que pour aller à la messe, et de si bon matin qu’à mon retour je me remettais au lit. Quelle vie ! Un homme serait heureux, si elle pouvait durer longtemps ! Quoiqu’elle me plût infiniment, il fallut l’abandonner. Je reçus des nouvelles du bon père carme de Grenoble, qui exécuta fidèlement ce qu’il m’avait promis, et pour reconnaissance je lui envoyai quelques livres. Je songeai donc à quitter mon épouse. Dès le lendemain nous prîmes prétexte d’aller nous promener à six lieues de Paris avec des gens instruits de notre secret. Nous partîmes à six heures du matin dans un carrosse de louage, et je mis sur moi le même habit que je m’étais fait faire à Grenoble. Nous allâmes au Plessis sur la route de Fontainebleau, parce qu’il était à propos que je parusse venir de ce côté-là. Nous nous séparâmes sur les trois heures : Silvie et sa troupe prit le chemin de Paris. J’allai moi à Fontainebleau où la Cour était, et où j’espérai trouver quelques amis qui ne manqueraient pas de dire qu’ils m’avaient vu. J’en trouvai en effet déjà instruits de mon aventure de Grenoble. Pour m’en consoler ils me menèrent à la comédie, ils me donnèrent à souper, et se laissèrent perdre plus de deux cents louis que je leur gagnai.

Je revins le lendemain à Paris par le coche de Valvins pour ne me point fatiguer, et j’allai mettre pied à terre chez ma mère qui ne m’attendait que deux ou trois jours après par le carrosse de Moulins, où elle m’avait mandé de passer pour quelques affaires qu’elle et moi y avions de peu de conséquence. Il fallut me faire encore habiller ; mais je ne laissai pas de sortir le soir même : je vous laisse à penser où j’allai. Il y avait environ six semaines que j’étais marié et de retour, que Monsieur le commandeur de Villeblain qui était, comme je vous ai dit, très proche parent de ma mère, vint la voir et dîner au logis. Je lui fis toutes les civilités dont j’étais capable, et résolus de voir en présence de ma mère, si ce que Silvie m’avait dit était vrai, en devant être informé, puisqu’elle l’avait cité comme son meilleur témoin.

Dans cette intention pendant le repas je lui parlai de son voyage, et sus qu’il n’était arrivé que le jour précédent. Je n’avais point quitté Silvie : j’avais même couché chez elle, et ma mère croyait que je ne faisais que de revenir de Versailles, où j’avais feint d’aller la veille pour une charge dont je voulais traiter. Ainsi j’étais très sûr que Silvie ne lui avait point parlé, outre qu’il n’était pas homme à mentir pour quelque chose que ce fût. Le discours des voyages tomba sur la guerre, et insensiblement sur celle de Picardie [Candie]. Il m’en parla comme officier présent, et entre les personnes de distinction qu’il regrettait, il nomma Monsieur le marquis de Buringe, comme un des officiers généraux et de ses intimes amis, un fort brave homme et un fort honnête homme. Il parla de sa famille, et nomma Madame la duchesse de Cranves ; c’était où je l’attendais. Vous souvenez-vous, Monsieur, lui demandai-je, d’avoir vu chez elle une fille nommée Silvie, pour qui cette dame a eu une charité toute extraordinaire ? Oui, Monsieur, me dit-il. Je la connais même, et je serais fort aise de lui rendre service si je le pouvais : car je la considère beaucoup, et si je savais où elle demeure présentement j’irais la voir.

Elle vous est bien obligée, Monsieur, repris-je. Il est assez rare qu’une fille comme celle-là, s’attire la considération d’un homme comme vous. Je dois, dit-il, la considérer par quelques endroits que vous ignorez ; et outre cela lorsque je suis parti de Paris, c’était une des plus belles personnes du monde et des plus accomplies. Il est vrai, Monsieur, repris-je, qu’une fille ne peut pas avoir de plus belles qualités personnelles, ni même mieux cultivées par la charité de Madame de Cranves, qui s’est étendue à la perfectionner en tout ce qu’elle a pu. Si Madame de Cranves, reprit-il, a eu tant de soin de cette fille, ce n’a pas été la seule charité qui en a été cause : elle y a été obligée par de plus fortes raisons ; et je lui ai ouï dire à elle-même, qu’elle trouvait Silvie si sage et si aimable, qu’elle avait poursuivi par inclination, ce qu’elle avait commencé par devoir. Quoi, Monsieur ! interrompis-je, vous me donnez des soupçons qui font tort à la vertu de Madame de Cranves. Vous auriez tort si vous les écoutiez, reprit-il. Madame de Cranves était la sagesse même ; et si Silvie lui appartenait, c’était par un endroit qui ne lui faisait point de honte : mais poursuivit-il, apparemment, Monsieur, vous la connaissez.

Oui je vous en réponds qu’il la connaît, reprit ma mère, et il la connaît tellement, que si on n’avait pas pris soin de l’instruire de sa méchante conduite, je ne sais pas ce qui en aurait été. Vous me surprenez, Madame, reprit le commandeur, quand vous me parlez de Silvie comme d’une fille qui se gouverne mal ! Je n’ai jamais entendu dire à Madame de Cranves qui l’examinait de fort près, qu’on eût jamais rien remarqué dans sa conduite qui ne fût tout à fait conforme à ce que la plus austère vertu puisse exiger d’une fille qui veut la pratiquer dans toute son étendue. Elle a donc bien changé depuis que vous ne l’avez vue, reprit ma mère ? Pour attaquer la vertu d’une fille comme celle-là, dit tranquillement le commandeur, il faut avoir des preuves convaincantes ; les ouï-dire n’en doivent point être crus. Je vous avoue, poursuivit-il, que je prends beaucoup d’intérêt dans ce qui la regarde, et que je ne croirai pas sans preuve, qu’elle ait démenti le sang dont elle sort.

De quel sang est-elle donc, Monsieur, interrompis-je ? En sort-il d’illustre de l’endroit où elle a été élevée ? Si vous n’aviez pas rompu avec elle, répondit-il doucement, comme je vois que vous avez rompu, et si vous étiez encore de ses amis, je vous déclarerais qui elle est, quoique peut-être je ne fisse pas plaisir à des gens fort puissants, qui veulent faire semblant de l’ignorer, quoiqu’ils le sachent fort bien, puisqu’on leur a dit et prouvé en ma présence, et que Silvie elle-même ignore qu’ils le sachent ; et vous jugeriez que pour la naissance, vous en pourriez trouver qui ne l’égalent pas, et dont l’alliance ne vous ferait pourtant point de honte. Et pour le bien, il est naturellement impossible que vous en trouviez jamais autant qu’elle en a. Je sais par moi-même ce qui en est, et je le crois ; mais je ne crois point du tout la méchante conduite qu’on lui donne.

Il faut vous détromper, Monsieur, lui dis-je en me levant, et vous justifier que je n’ai rompu avec elle que sur des raisons très fortes. J’allai chercher dans mon cabinet les avis que Valeran avait écrits à ma mère, et que j’avais gardés, dans le seul dessein de les lui montrer, pour savoir si ce qu’il m’en dirait cadrerait avec ce que Silvie m’en avait dit. Il les prit, et les lut d’un bout à l’autre. Après qu’il en eut achevé la lecture, il me les rendit et reprit la parole.

Je suis étonné, dit-il, de ce que je viens de lire ; mais si celui qui vous donne ces avis n’est pas mieux informé de l’article qui regarde Rouvière que de ce qui regarde tout le reste, je puis vous assurer qu’il est le premier trompé s’il écrit de bonne foi, ou que c’est un grand coquin s’il écrit uniquement pour faire tort à cette fille sur des apparences qui sont très fausses. Le connaissez-vous, poursuivit-il, ce donneur d’avis, je l’instruirais s’il en valait la peine, ou bien je prendrais d’autres mesures. Non, Monsieur lui répondis-je, ne sais quel il est, et je ne garde ces papiers-là que comme un préservatif contre la tentation.

Eh bien, reprit-il, il faut vous en dire ce que je sais de certain. La réputation d’une fille comme Silvie mérite bien que je trahisse un secret qui m’a été confié par des gens qui sont à présent morts, au hasard de ne faire pas ma cour aux vivants, qui néanmoins me pardonneront mon indiscrétion lorsqu’ils sauront qu’il y va de la réputation d’une fille de leur sang, et pour cela voyez si vous voulez me donner un moment d’audience. Ma mère la première l’en pria.

Il nous expliqua la naissance de Silvie, son exposition, sa sortie de l’hôpital ; son entrée chez Madame de Cranves ; son intrigue avec Garreau ; le don que Madame de Cranves lui avait fait de son argent et de ses pierreries ; les effronteries de Valeran, son éducation chez cette dame ; et enfin il dit devant ma mère tout ce que Silvie m’avait dit en particulier, sans y changer la moindre circonstance. Il ajouta seulement, que Silvie avait toujours ignoré et ignorait encore qui était sa véritable mère. Qu’elle croyait que ce fût une demoiselle nommée de Monglas, qui était demoiselle chez Madame de Buringe ; mais que cela était faux, puisque celle-ci, qui était mariée secrètement, était morte en couche[s], et que la mère de Silvie n’était morte que longtemps après. Que c’était une fille de grande qualité qui s’était laissé aller au chevalier de Buringe depuis marquis du même nom, sous une promesse de mariage. Qu’ils s’étaient aimés de bonne foi et dans la résolution sincère de s’épouser : mais que n’étant ni l’un ni l’autre en état de disposer d’eux, ils n’avaient osé déclarer leur commerce ; et qu’ils avaient été obligés de faire exposer Silvie avec toutes les marques qui pouvaient la faire reconnaître. Que les aînés de Monsieur de Buringe étant morts, et lui n’ayant point fait ses vœux, il était revenu en France pour épouser sa maîtresse, et retirer leur enfant auprès d’eux ; mais qu’il l’avait trouvé mariée avec M… qu’elle avait été forcée d’épouser malgré sa résistance. Que pour sauver la réputation de cette dame, il avait mandé à sa sœur que la mère de Silvie était morte en couche[s] et n’était qu’une simple demoiselle ; et que l’infidélité de sa maîtresse l’avait tellement dégoûté des femmes, qu’il avait renoncé au mariage. Qu’il avait enfin été tué en Candie, et que Madame de… ne lui avait pas beaucoup survécu.

Ce que je ne comprends pas, poursuivit le commandeur, c’est cette fourbe qu’on fait comploter à Silvie avec Rouvière. Je connais le personnage, ajouta-t-il, et si on lui avait fait justice, tout gentilhomme qu’il est, il y a plus de trente ans qu’il aurait été roué. Cela me fait soupçonner quelque chose ; et si vous voulez me confier ces papiers, je vous en rendrai bon compte. Quand ce ne serait que pour ma propre satisfaction ; je parlerai dès demain à Silvie ; et j’irais dès aujourd’hui si je savais la trouver. Vous en ferez ce qu’il vous plaira, lui dis-je en lui donnant ses papiers, le peu d’intérêt que j’y prends me les rend indifférents, et je vous assure qu’innocente, malheureuse ou coupable, je ne songerai jamais à elle pour l’épouser. Il faut, dit-il en m’interrompant, que vous soyez terriblement ulcéré contre elle, pour en venir à une protestation si vive et si brusque. Je ne m’en scandalise pas pourtant, malgré l’intérêt que je prends dans elle ; mais je puis vous assurer qu’elle a bien changé, si elle ne vous rend pas le change. J’ose même vous assurer qu’elle n’est point d’humeur à se jeter à la tête de personne, ni à s’exposer au refus de qui que ce soit. J’étais ravi de lui voir prendre à cœur un parti qui m’était si cher. Ma mère elle-même, qui vit Monsieur de Villeblain prêt d’éclater, fut choquée de l’aigreur de mes paroles, et du mépris que je faisais de Silvie, en présence d’un homme qu’elle considérait infiniment, et qui y prenait tant d’intérêt : elle lui demanda pardon pour moi, et me fit signe de sortir.

Je le fis après bien des civilités au commandeur. Son laquais me dit son logis qui était heureusement proche de celui de Silvie, où j’allai dans l’instant même, et sans lui dire une parole, je mis sur une table tout ce qu’il faut pour écrire, je la fis asseoir ; je lui mis la plume à la main, toujours en riant, et sans lui donner le temps de me demander raison de ce que je faisais ; écris ce que je te vais dicter, lui dis-je. Elle voulait savoir ce que c’était, mais je la fis écrire ce billet-ci :

BILLET.

J’ai de bons espions partout, Monsieur, je vous rends grâce d’avoir si généreusement pris mon parti tout à l’heure même chez Madame Des Frans, contre son fils qui est un brutal achevé. Je suis fort aise de vous rendre raison de ma conduite, elle n’a point démenti la bonne opinion que vous en avez. Les obligations que je vous ai, et les bontés que vous avez toujours eues pour moi m’obligent à me justifier devant vous. Si vous voulez bien venir jusque chez moi, je vous attends avec toute sorte d’impatience. Je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante,

Silvie de Buringe.

Je pris cette lettre et la cachetai, après quoi je la mis devant elle. Écris l’adresse, lui dis-je. À qui, dit-elle ? À Monsieur… Monsieur… Je répétai cinq ou six fois le mot de Monsieur : dis donc si tu veux, dit-elle en riant, me voyant rire. Le commandeur de Villeblain, lui dis-je. À ce mot elle fit un grand cri, en me sautant au col. Il est donc à Paris, dit-elle, et tu l’as vu ? Oui repris-je, achève. Elle le fit, et envoya son laquais la lui porter, avec ordre de l’attendre s’il n’était pas revenu. Il ne tarda pas : je n’eus que le temps de rapporter à Silvie le concis de la conversation que nous venions d’avoir ensemble, que le laquais vint nous dire qu’il montait. Elle alla au-devant de lui, et je disparus pour un moment.

Il est inutile que je vous rapporte les amitiés et les civilités qu’ils se firent. Il lui demanda d’où elle avait pu sitôt apprendre une conversation qui à peine était finie. J’ai un esprit familier, répondit-elle, qui me dit tout ce qui se dit et qui se fait chez Madame Des Frans. Vous êtes ponctuellement servie, dit-il en riant, mais sérieusement comment en êtes-vous informée ; je ne raille point, répondit-elle aussi en riant, c’est mon esprit familier qui me l’a déjà rapportée : vous allez le voir ; et si vous voulez nous faire l’honneur de souper avec nous, vous nous ferez un vrai plaisir. Viens, poursuivit-elle en m’appelant. Eh bien Monsieur, continua-t-elle en me montrant, peut-on être mieux instruit ? Le voilà mon esprit familier. Vous avez raison, Madame, dit-il, j’ai eu tort de vous nommer Mademoiselle. Je conçois à présent tout ce qui faisait parler Monsieur, je vous ai donné bien du plaisir, continua-t-il en m’embrassant. Le personnage que je jouais était fort naïf, et vous aviez raison de dire que vous ne songeriez jamais à Silvie pour l’épouser : car à ce que je vois, l’affaire est faite, sans que Madame votre mère le sache.

Oui, Monsieur, elle l’est, repris-je ; et non seulement ma mère, mais qui que ce soit de ma famille n’en sait rien. Vous avez connu les raisons que j’ai eues d’en faire un secret, par la lecture que vous avez faite des avis qu’un coquin avait écrits à ma mère. Je vous ai dit devant ma mère que je ne savais qui il était ; ma femme m’a dit que c’était le même Valeran dont vous avez tant parlé, et en effet c’était lui-même. Ma mère les croit comme articles de foi, et je n’ai pas jugé à propos de la désabuser, n’en ayant pas de moyens certains, et j’ai mieux aimé conclure sans lui en parler, que de risquer à manquer Silvie, en lui demandant un consentement que je sais bien qu’elle m’aurait refusé. Au contraire je tâche à paraître tout à fait dégagé de Silvie, pour lui ôter de l’esprit tout soupçon.

Avant que de l’épouser je me suis expliqué avec elle de tous ces avis. Je suis fort aise de l’avoir crue. Sitôt que j’ai eu l’honneur de vous voir, j’ai tourné la conversation de tant de côtés que je l’ai fait tomber sur Silvie : non pas pour savoir si elle ne m’avait point imposé ; je n’ai jamais douté de la vérité de ses paroles : mais afin que vous pussiez vous-même en instruire ma mère avec d’autant plus de cordialité, que vous ne vous attendiez assurément pas à découvrir ce secret. Vous m’avez fait un vrai plaisir, poursuivis-je, de parler comme vous avez parlé. J’avais une joie incroyable de vous voir prendre à cœur les intérêts de ma Silvie. Je triomphais de vous voir prendre feu ; et sans le respect sincère que j’ai pour votre personne, afin de mieux convaincre ma mère, je vous aurais assurément mené plus loin.

Vous l’auriez pu, me répondit-il en souriant. Quoique je considérasse beaucoup la présence de Madame Des Frans, je n’aurais pas abandonné le parti de la fille d’un homme qui m’a été extrêmement cher pendant sa vie, à qui j’ai mille obligations, dont je conserverai éternellement le souvenir, qui outre cela m’avait confié son secret, et m’avait recommandé en mourant de lui servir de père ; et c’est cela qui avait obligé Madame de Cranves à me communiquer tout ce qui la regardait.

J’ai bien connu, Monsieur, repris-je, les bontés que vous avez eues pour elle. Elle peut vous dire l’air dont je m’y suis pris pour vous obliger de vous donner la peine de venir ici. Je n’ai pas jugé à propos de vous attendre au sortir du logis, pour vous déclarer qu’elle était ma femme, je suis certain que je ne vous avais pas fait plaisir de parler d’elle comme j’avais parlé, et que vous auriez eu quelque peine à m’accorder une audience tranquille : outre que la surprise où vous aurait mis une déclaration si peu attendue aurait pu être remarquée, et qu’il aurait fallu pour la justifier, ou déclarer ce que j’ai caché avec tant de soin, ou faire des menteries que j’ai cru devoir prévenir, en vous faisant prier par ma femme de venir ici ; ce que j’ai fait d’autant plus hardiment que vous m’avez paru avoir envie de la voir et de lui parler. J’approuve ce que vous avez fait, Monsieur, reprit-il ; mais approuverez-vous l’envie que j’ai d’apprendre comment votre épouse s’est justifiée de l’endroit qui regarde Rouvière ; car je vous avoue franchement que cela m’inquiète ? Je voudrais bien savoir aussi comment s’est fait votre mariage ; et enfin tout ce qui lui est arrivé depuis la mort de Madame de Cranves. Non seulement je l’approuve, Monsieur, lui dis-je ; mais même je vous supplie de vouloir bien l’apprendre, en premier lieu pour votre satisfaction, et après comme Silvie et moi l’espérons de votre bonté, pour tâcher de faire entendre à d’autres, que la raison et la vérité persuaderont mieux dans votre bouche, que dans celle de tout autre.

Je ne vous refuse point mon entremise, dit-il, et vous pouvez compter sur tous les services que je pourrai vous rendre. Je vous assure que j’ai toute la joie imaginable de vous voir unis ensemble, car vous êtes tous deux fils et fille, vous Monsieur, ajouta-t-il parlant à moi, du meilleur ami que j’aie jamais eu, et dont je puis dire que j’ai fait le mariage avec une cousine, et Madame… Vous êtes donc parents, interrompit Silvie ? Oui, Madame, reprit le commandeur. Madame Des Frans et moi sommes enfants des deux frères. Ah coquin, dit-elle en parlant à moi et en me donnant un petit coup sur la joue, tu ne me l’avais pas dit. Tu croyais que je ne t’avais dit que des menteries. Et vous, Monsieur, poursuivit-elle, s’adressant au commandeur en l’embrassant, permettez-moi de reconnaître dans vous un bon parent et un véritable père. Il reçut fort honnêtement ses caresses, et l’assura de ses services, en me disant qu’elle était fille de l’homme du monde à qui il avait le plus d’obligation : ainsi, ajouta-t-il, à votre considération, et à celle que j’ai pour la mémoire de ceux qui vous ont mis au monde, je ferai tous mes efforts pour vous rendre tous les services, tels soient-ils, que je pourrai vous rendre.

Nous le remerciâmes de ses bontés, et après cela Silvie lui dit tout ce qui lui était arrivé depuis la mort de Madame de Cranves, et la manière dont s’étaient faits notre connaissance et notre mariage ; il n’y eut que l’endroit de Rouvière qui lui fit honte. Je le lui dis moi-même, excepté que je lui cachai que c’était moi qui avais mis cet homme aux mains avec le scélérat de Valeran. Il nous témoigna avoir beaucoup de joie de savoir comme tout avait été. Il loua la conduite de Silvie, et la mienne où elles étaient louables, mais il ne lui pardonna pas la fourbe qu’elle avait voulu faire. Il lui fit connaître que la vérité était préférable à toutes choses. Elle ne défendit point une méchante cause ; elle se contenta de dire qu’elle n’en serait jamais venue là, si elle avait pu prouver qu’elle était fille de Monsieur le marquis de Buringe ; mais que cela ne lui étant pas possible, elle avait cru pouvoir jouer d’artifice pour se faire des parents : qu’elle en avait un vrai repentir, et que cela lui avait coûté bien des larmes. Il lui dit qu’au contraire cet article l’aurait trompée elle-même. Que le mensonge n’a qu’un temps, mais que la vérité subsiste toujours, et que si la mort de Rouvière répondait à sa vie, elle y aurait trouvé plus de honte que la plus basse naissance n’aurait dû lui en faire : puisque dans quelque état que Dieu nous fasse naître, nous n’étions point garants de ce que nous naissions : mais que nous étions garants de nos actions. Elle en convint, comme vous pouvez croire.

Monsieur de Villeblain soupa au logis, et nous prîmes des mesures lui et moi pour retirer des mains des gens de justice, ou de celles des héritiers de Garreau, la lettre de Monsieur le marquis de Buringe à Madame de Cranves, et la promesse de mariage qu’il avait d’elle. Ce que nous exécutâmes le lendemain, et j’ai encore l’un et l’autre.

Silvie sortit un moment de sa chambre pour faire ordonner le souper. Elle me fit appeler, et me demanda si je trouverais bon qu’elle offrît sa table à Monsieur de Villeblain. Je lui dis que c’était mon dessein de le faire. Nous rentrâmes l’un après l’autre. Nous nous mîmes à table où Madame Morin prit place à son ordinaire. Monsieur de Villeblain m’en parla dans des termes qui achevèrent de dissiper mes soupçons. Plût à Dieu qu’elle ne les eût pas renouvelés ! En soupant Silvie lui dit, que comme il n’avait point de domestique réglé à Paris, où il était obligé de vivre à une table empruntée, où il fallait avoir bien des complaisances pour les gens du même hôtel garni, et qui pouvaient incommoder un homme de son âge : outre que dans ces lieux publics là, on n’avait pas toutes les commodités qu’on désirait. Elle le suppliait, puisqu’il n’y avait que deux ou trois maisons qui les séparassent, qu’il gardât seulement un appartement garni, et qu’il vînt manger avec elle : qu’elle n’en ferait point un ordinaire plus fort : qu’elle avait du vin excellent et droit, et qu’il ne trouverait pas dans son auberge ; qu’elle l’en suppliait, et qu’il lui ferait plaisir et honneur. Je joignis mes prières à celles de ma femme, et après bien des difficultés, il accepta ses offres, à condition que ses valets ne mangeraient point chez elle, et qu’ils n’y entreraient que quand on les appellerait.

Cependant comme ma femme m’avait mis entre les mains un argent très considérable, et qu’outre cela elle voulait encore vendre une partie de ses pierreries, elle voulait aussi que j’achetasse une charge ; j’y consentis. Je traitai d’une fort belle, et offris d’en payer le prix comptant. Cela vint jusqu’à ma mère, qui me demanda où je pouvais trouver une somme si forte. Je lui dis que mes amis me la prêtaient ; et comme je vis qu’elle se douterait infailliblement de ce qui en était, j’aimai mieux lui faire découvrir la vérité, que de lui laisser des soupçons qui lui faisaient de la peine. Je priai Monsieur de Villeblain de la voir, et de lui dire tout.

Il y alla dans le moment et porta avec lui la lettre de Monsieur de Buringe, que nous avions retirée il y avait quelque temps, la promesse de mariage avait été déchirée. Il ne fit pas semblant d’abord d’avoir aucun dessein. Il savait bien que je n’étais pas chez ma mère, puisqu’il m’avait laissé chez Silvie où nous avions dîné. Il ne laissa pas de me demander, ma mère lui ayant dit que je n’y étais pas, lui demanda ce qu’il me voulait.

Je venais, lui répondit-il d’un air désintéressé, et en tirant des papiers de sa poche, achever de lui ôter de l’esprit des soupçons qui lui restent de Silvie ; afin qu’il lui rende sa première estime, et qu’il ne la croie point telle qu’on la peint ici. J’en ai découvert toute la vérité non seulement par elle ; mais par d’autres très dignes de foi. Je sais, poursuivit-il, tout ce qu’on peut savoir, et elle est par tout également innocente. Je ne m’étais point trompé, n’ayant pas voulu croire qu’elle eût rien fait d’indigne d’elle. C’est l’auteur des avis qui est un coquin digne de la corde. Ma mère curieuse comme une femme… Achevez votre histoire Monsieur, lui dit Madame de Contamine en l’interrompant, le génie des femmes n’y fait rien. Je vous demande pardon, Madame, reprit-il, l’ardeur du discours m’avait emporté, et je n’étais pas le maître de retenir une vérité qui m’est échappée, sans faire réflexion qu’elle pouvait scandaliser la plus belle partie de mon auditoire. Ma mère donc lui témoigna qu’elle aurait bien voulu savoir ce qui en était. C’était où il l’attendait. Il plaida pour Silvie comme s’il avait plaidé pour sa fille propre, et s’offrit pour caution de ce qu’il disait. Il la justifia dans l’esprit de ma mère, excepté de l’affaire de Rouvière qu’il n’avait pas voulu supprimer, et qu’il voulut sauver par un excès d’amour.

Lorsqu’il vit ma mère dans l’état où il la voulait, il recommença à lui parler de moi, il lui fit comprendre les avantages que cette fille voulait me faire et qu’elle m’avait effectivement faits. Il tâchait de lui faire comprendre que je serais tout d’un coup établi, sans devoir ma fortune à qui que ce fût ; qu’il était persuadé que je ne pourrais jamais trouver un meilleur parti, qu’il s’offrait de m’en parler, et à me raccommoder avec Silvie que j’aimais assurément encore ; et pour elle, poursuivit-il, elle l’aime toujours : ainsi Madame, si vous voulez y donner votre consentement, je vous réponds que nous ne travaillerons pas en vain, voyez ce qu’il vous plaît que je fasse.

Je crois, Monsieur, lui répondit ma mère, que nous ne travaillerons pas en vain. J’agirai même avec vous plus sincèrement que vous n’avez fait avec moi. Je vois fort bien, ce qui en est, mon consentement serait désormais inutile. La charge que Des Frans veut acheter m’ouvre les yeux ; c’est de là qu’il a de l’argent. Ils sont mariés, n’est-il pas vrai, Monsieur, poursuivit-elle ? Lui qui était la sincérité même, avoua que oui, et fit ce qu’il put pour lui faire approuver ce que j’avais fait, et lui dit pour conclusion, qu’un généreux pardon de sa part, d’avoir agi sans son consentement, nous rendrait les gens du monde les plus contents et les plus heureux.

Que la vertu de Silvie lui était connue, qu’elle ne pouvait mieux faire que de la retirer auprès d’elle ; bien persuadé qu’elle ne se repentirait jamais de l’avoir reconnue pour sa bru. Qu’il la ferait parler à Monsieur et à Madame d’Annemasse quand elle voudrait, qui en faveur de la famille dans laquelle elle était entrée, ne refuseraient assurément pas de la reconnaître pour leur parente, et de lui dire eux-mêmes ce qu’il venait de lui dire. Qu’après tout, la manière honnête dont elle en avait agi avec moi, devait la faire considérer. Que bien loin de me condamner de l’avoir épousée, il m’en louait ; et qu’à ma place il aurait fait la même chose. Qu’elle ne devait pas s’étonner que je ne lui en eusse rien dit. Que j’avais craint, avec raison, qu’elle ne m’eût pas donné son consentement, et qu’elle ne se fût opposée de toutes ses forces à ma satisfaction et à ma fortune, si elle se fût doutée le moins du monde que j’eusse eu envie d’en faire ma femme après des défenses de sa part ; et cela parce que je m’étais figuré que les sottises et les faussetés qu’un scélérat lui avait écrites de cette fille, avaient fait une telle impression sur son esprit, que rien venant de ma part n’aurait pu l’en désabuser ; et qu’ainsi j’avais eu raison de ne lui en rien dire. Il lui lut la lettre de Monsieur de Buringe, qui vérifiait le principal article, et assura le reste comme témoin oculaire.

Après avoir dit tout ce qu’il put du côté du monde, il poursuivit du côté de Dieu. Il lui dit que nous étions assurément nés l’un pour l’autre : il lui conta la manière extraordinaire dont notre connaissance était venue. Il lui fit voir là-dedans du destin. Cette prompte inclination que nous avions eue tout d’un coup l’un pour l’autre dès le moment que nous nous étions aimés. La métamorphose à quoi je m’étais réduit, plutôt que de la quitter. La vaine entreprise qu’on avait tentée pour nous désunir : que tout cela faisait voir l’amour le plus constant que deux personnes pussent avoir l’une pour l’autre ; et qu’outre cela elle avait de son côté le mérite de la générosité : de m’avoir tout donné et tout sacrifié. Il conclut par dire que tout cela ensemble faisait voir un mariage du ciel et de destinée. Que Dieu nous avait certainement fait naître l’un pour l’autre ; et que le sacrement qui avait achevé de nous unir, n’avait fait qu’accomplir sa volonté qui doit être respectée.

Ma mère le laissa dire tout ce qu’il voulut sans l’interrompre. Elle fut fort longtemps incertaine du parti qu’elle devait prendre. Elle rêva longtemps avant que de se déterminer, et enfin elle lui répondit en ces termes : si je n’avais pour vous, Monsieur, toute la confiance que j’ai, je vous avoue que je ne croirais pas un mot de ce que vous venez de me dire ; mais comme je vous connais pour le plus honnête homme du monde, et surtout le plus sincère, et que je suis certaine que votre bouche se refuserait à un mensonge, je ne doute plus que ce ne soit la pure vérité que vous m’avez dite. Je le crois, et le crois uniquement parce que c’est vous qui m’en assurez. Si Des Frans m’en avait dit autant, je vous l’avoue, je l’aurais traité comme un fourbe ; mais venant de vous, je suis convaincue que c’est la pure vérité.

Mais, Monsieur mettez-vous à ma place, et dites-moi sans déguisement ce que vous feriez. Je n’ai qu’un fils unique qui se marie sans que j’en sache rien : le coup est déjà très sensible pour une mère. Bien plus, il épouse une fille qu’il avoue lui-même que je regarde comme une malheureuse, une libertine, une larronnesse, une fourbe : car enfin, je n’en suis désabusée que parce que vous venez de me dire présentement le contraire. À quoi m’exposait-il ? À quoi s’exposait-il lui-même ? Si j’avais appris son mariage par un autre que par vous ; j’en serais morte de douleur ; mais pour tout héritage, je lui aurais donné mille malédictions, et l’éclat que cela aurait fait l’aurait absolument perdu d’honneur aussi bien que sa femme : sans prévoir tout cela, il se marie.

Je suis désabusée de tout ce que je croyais d’elle, mais en désabuserai-je les frères de son père à qui j’en ai parlé ? Je m’en suis expliquée avec eux : ils savent que c’est la cause pour laquelle je l’ai si promptement envoyé en Italie. En désabuseront-ils ceux à qui ils peuvent en avoir parlé ? Supposé qu’ils s’en désabusent eux-mêmes, ce que je ne crois pas : car pour lui rendre justice, ils sont si bien instruits de tout ce qu’il est capable de faire, et de tout ce que je suis capable de faire pour lui, que si je leur parle de son mariage, bien loin de me croire, ils s’imagineront que ma seule bonté pour lui m’aveugle, que je me suis laissé tromper et que je voudrai les tromper à leur tour ; et sur ce pied-là, ils le regarderont comme le dernier des hommes et le plus infâme. Ils croiront toujours que sa Silvie est un enfant trouvé : que cet argent est le même qu’elle a volé ; et enfin tout ce que je leur en ai dit et que l’apparence montre.

Vous pouvez me dire que Des Frans est en état de se passer d’eux, et que ce qu’ils en pourront croire lui est indifférent. J’en tombe d’accord avec vous ; mais me sera-t-il indifférent à moi, qui n’ai que lui d’enfants de retirer chez moi sa femme, de la traiter comme ma bru, et de la voir passer partout ailleurs, dans sa famille à lui, comme une malheureuse ? Encore, Monsieur, poursuivit-elle, de quelle manière me justifiez-vous la fourbe qu’elle a voulu faire ; elle ne pouvait pas prouver qu’elle était fille de Monsieur de Buringe ! Voilà une belle raison ! Vous avez bien retrouvé sa lettre, n’en pouvait-elle pas faire autant ? De dire que c’est un excès d’amour, et la peur de perdre Des Frans, vous voyez bien vous-même que ce ne seront que de jeunes fous, ou des visionnaires qui donneront là-dedans. Cette fourbe était trop bien concertée pour la faire passer pour un coup de jeunesse. À mon égard, un esprit si subtil me paraît dangereux et me fait peur. C’est à mon sens en savoir trop, et en entreprendre trop pour une fille qui n’a pas vingt ans. Je ne puis lui pardonner celui-là ; et n’y eût-il que cet article seul, je ne la prendrai jamais chez moi.

Je lui sais bon gré de l’amour qu’elle a pour mon fils. Elle l’aime, c’est son mari, elle ne fait à présent que son devoir ; et véritablement si elle ne l’avait pas bien aimé, elle ne lui aurait pas fait un présent si considérable. J’avoue avec vous, qu’elle l’a acheté tout ce qu’il peut valoir. J’aime sa générosité, j’aime la vertu et la force qu’elle a eue de lui tout sacrifier : Dieu veuille qu’elle ne s’en repente point, et qu’elle conserve toujours les mêmes sentiments, mais je ne puis lui pardonner le reste.

Ainsi, Monsieur, pour vous dire sincèrement à quoi je me suis déterminée ; c’est absolument de ne jamais la recevoir chez moi, je ne vivrais pas en repos avec un esprit si intrigant. À l’égard de son mariage, je ne l’ai point approuvé, je ne le désapprouverai pas. Il peut vivre avec elle comme bon lui semblera sans que je m’y oppose : au contraire je consens de la traiter comme ma bru dans le particulier, mais non pas devant le monde, par la raison que je vous ai dite, qui est le peu d’estime que l’on ferait d’elle. Je consens même de recevoir ses visites et de lui en rendre ; mais je veux absolument que ce mariage soit secret pendant ma vie, afin de n’avoir pas le chagrin de voir une bru que j’aurais reconnue, méprisée par le reste de la famille. Il est de l’intérêt de Des Frans que cela soit ainsi, tant pour ne se point brouiller avec ses parents, que pour conserver la réputation de sa femme, ou plutôt ne la point exposer à la perdre tout à fait.

Qu’elle loge en son particulier, et que lui loge toujours chez moi, pour empêcher le monde de parler. Qu’il lui fasse prendre une maison où il n’y ait qu’elle qui demeure ; afin qu’on ne soit point scandalisé de leur commerce. Qu’il n’y aille que peu ou point du tout pendant le jour, et qu’enfin, on ne s’aperçoive point de leur intrigue, je la faciliterai, puisque le sacrement y a passé, et qu’elle est innocente ; mais je ne veux pas que personne la regarde comme ma bru, parce qu’elle ne me ferait point d’honneur. Voilà, Monsieur, ma résolution, dont rien ne me fera changer. Si mon fils veut tenir son mariage secret, nous serons bons amis, et je lui pardonnerai son peu de considération pour moi : mais s’il veut le déclarer, je ne veux le voir de ma vie, et encore moins sa femme.

Le commandeur de Villeblain n’en put tirer autre chose, et ne put désapprouver sa résolution ni ses raisons. Il se donna la peine de venir chez Silvie où je l’attendais. Il était inutile de le prier de ne nous rien déguiser. Il nous rapporta mot pour mot cette conversation. Je ne m’attendais pas que ma mère prendrait les choses avec tant de tranquillité. Je vis bien que c’était le fruit de la parfaite confiance qu’elle avait en lui, et un effet de ses soins. Je l’en remerciai : mais je craignis que Silvie ne fût pas contente d’une pareille résolution, qui me paraissait fort dure pour elle. Je fus agréablement trompé, lorsque je lui déclarai ma crainte. Tu ne me connais pas bien encore, me dit-elle en m’embrassant devant Monsieur de Villeblain, je n’ai prétendu épouser que toi de toute ta famille : ainsi je ne me soucie pas que tes oncles sachent que je suis ta femme. Ils ne me connaissent pas, et [je] n’ai aucune envie, ni de les connaître, ni d’en être connue. À l’égard de ta mère je suis fort contente de son procédé envers moi. Elle sait que je suis à toi par un sacrement, cela suffit pour lui justifier tout ce qui désormais se passera entre nous. Elle ne veut pas que notre mariage éclate, j’en approuve les raisons : elle me croit en son particulier innocente, cela me suffit ; je n’avais intérêt que de me rétablir auprès d’elle, à cause de toi ; la vérité lui est connue, je n’en veux pas plus : ce que les autres en pensent m’est indifférent. En gardant le secret, outre les plaisirs du mariage, nous aurons encore ceux du mystère. Je suis fort aise que cela soit ainsi pour plus d’une raison, dont la principale est la crainte que j’ai que tu ne vinsses à cesser de m’aimer ; et cela arriverait infailliblement, parce que le pied sur lequel on me regarderait dans ta famille, m’y faisant mépriser, je verrais ton amour s’évanouir, parce qu’on n’aime pas longtemps l’objet du mépris des autres. Je m’en tiens aux conditions que Madame Des Frans nous offre, et je te prie de t’y tenir aussi.

Une réponse si désintéressée me charma ; et Monsieur de Villeblain l’approuva. Nous nous mîmes à table, où nous résolûmes que j’achèterais incessamment une charge, et que je chercherais une maison où Silvie pût demeurer seule, plus proche de celle de ma mère, et plus commode que celle où elle était.

Je trouvai cette maison en peu de temps. Il y en avait assez à louer dans le quartier, qui ayant été autrefois le plus fréquenté de Paris, est à présent le plus désert, depuis que la butte de Saint-Roch s’est établie sur ses ruines. Il y avait un jardin dont la porte dérobée donnait sur une ruelle où répondait celui de ma mère ; ainsi d’une porte j’entrais dans l’autre. Cela m’était commode, pouvant entrer à toute heure de nuit sans être obligé de frapper. Je n’avais qu’à en prendre une clef, comme je fis. Silvie vint y loger, et j’achetai cette maison peu de temps après, et c’est la même que j’ai résolu d’occuper présentement, mon dessein étant de vendre ou de louer l’autre, qui n’est ni si commode ni si belle, étant bâtie à l’antique.

La beauté de cette nouvelle venue fit du bruit dans le quartier. Ce fut vous, poursuivit Des Frans parlant à Dupuis, qui m’en parlâtes le premier. Je ne fis pas semblant de la connaître. J’avais résolu de cacher à tout le monde qu’elle fût ma femme, par les raisons que je vous ai dites. Je ne la vis que rarement en public ; au contraire il semblait que j’étais attaché ailleurs. Poursuivez votre histoire, lui dit Des Ronais, pour sauver un peu de confusion à la belle Madame de Mongey, qui effectivement avait rougi, nous savons tout ce que vous avez fait, il est inutile à présent d’en rappeler la mémoire.

Vous avez raison, reprit Des Frans, ce n’est pas la seule faute que j’aie faite en ma vie. J’avais mes heures pour voir Silvie ; et comme j’étais fort souvent avec vous tous et Gallouin, elle me demanda qui vous étiez. Je lui dis de vous tout le bien qu’on peut dire de ses amis et de fort honnêtes gens. J’en dis trop de Gallouin, puisque c’est lui qui m’a attaqué dans la partie la plus sensible d’un honnête homme. Elle me parla de tous en général en fort bons termes ; mais comme elle n’y entendait point encore de finesse, elle outra les choses sur lui. Je n’y fis alors aucune réflexion ; mais soit jalousie, soit prévention, soit haine contre lui, cela m’est revenu dans l’esprit depuis, et je crois que cela est vrai.

Comme elle vivait d’une manière fort retirée ; que personne ne fréquentait chez elle ; qu’outre cela elle avait tout l’air de qualité ; et que son train, quoique petit, avait un dehors très honnête ; qu’elle était toujours parfaitement bien mise, surtout en linge, en point et en bijoux qu’elle aimait ; que ces bijoux en assez grande quantité étaient fins et beaux, et qu’enfin tout présentait dans sa personne une fille de très bonne maison et fort riche, les galants à louer la jugèrent digne de leurs soins. Elle n’aimait pas la cohue ; ainsi elle se retrancha dans une compagnie petite, mais choisie, qui s’assemblait presque tous les jours chez vous, Madame, dit-il à Madame de Londé, ou chez elle, avec qui Madame Gallouin permettait que vous et Mesdemoiselles vos sœurs fréquentassiez. Gallouin était de votre société, aussi bien que Monsieur Dupuis. Je remarquai avec plaisir que Silvie se faisait aimer de tout le monde. Je remarquai sans inquiétude les soins de Gallouin, qui commença de passer pour le tenant du bureau. Comme grâce à Dieu je suis bon Parisien, incapable de jalousie, je n’en eus aucune : au contraire, j’étais fort aise qu’elle se divertît, et pour cela je l’engageais à voir compagnie, bien loin de m’y opposer, et dans notre particulier elle plaisantait avec moi des services qu’on lui offrait. Elle me pria de souffrir qu’elle vécût à sa manière, comme elle avait fait à la rue Saint-Antoine ; c’est-à-dire qu’elle ne vît que des filles et des femmes, et point d’hommes. Je ne le voulus pas. En effet pouvais-je prévoir qu’une femme qui avait tant fait pour moi, et dont je voyais l’ardeur augmenter de jour en jour, deviendrait infidèle ? Il fallait être devin et je ne l’étais pas.

Il y avait déjà près de trois mois qu’elle demeurait proche du logis sans avoir vu ma mère qu’en passant. Elles avaient toutes deux envie de se voir et de se parler en particulier ; mais quel prétexte prendre pour la faire entrer au logis sans faire deviner le véritable. Je l’aurais bien fait venir par le jardin ; mais ma mère ne le voulut jamais. Elle était fort contente de sa vue. Son air et sa beauté lui plaisaient ; ce qu’elle en entendait dire augmentait sa curiosité. Elle voulait savoir si son esprit répondait au reste ; et quoiqu’elle fût persuadée qu’elle en avait infiniment, elle voulait le savoir par elle-même. Monsieur le commandeur de Villeblain qui était parti de Paris dans le temps de son déménagement, et qui y revint dans ce temps-là, fit l’affaire. Il la mena chez ma mère comme sa parente, en effet elle l’était, puisqu’il était mon oncle à la mode de Bretagne. Ma mère vint la voir à son tour ; et j’appris avec bien de la joie qu’elles étaient contentes l’une de l’autre. Le commandeur partit peu de temps après pour retourner à Malte, où il est mort il y a environ trois ans, bien touché de la mort de Silvie que je lui appris, sans oser lui en dire les particularités. Il nous rendit à Paris auprès de ma mère et de mes oncles tous les services que nous aurions pu attendre d’un véritable père. Ma mère et Silvie se visitaient fort souvent, en apparence par simple civilité ; mais en effet par devoir et par inclination : car il est certain que ma mère conçut pour elle une véritable tendresse, qui alla jusqu’à déclarer à Messieurs Des Frans, elle et Monsieur de Villeblain, tout ce qui en était ; et à les obliger de travailler de concert avec elle à faire paraître notre mariage ; ce qui aurait été fait, si je n’avais pas été obligé de partir promptement sur le point que tout allait éclater.

Je n’avais pas acheté la charge dont j’avais voulu traiter : on ne s’était point accordé de prix, et outre cela nous n’y avions tous pas trop de goût, à cause des deniers du Roi qu’il fallait manier ; et que la moindre queue qui y reste suffit pour abîmer les affaires d’un homme, à moins qu’il ne soit plus soigneux et plus intéressé que je ne suis. Tout cela fut cause que je rompis le marché, et j’aimai mieux en acheter une dans la Maison du Roi, pareille à celle dont j’ai traité depuis deux jours. J’étais prêt à conclure lorsque je reçus des nouvelles qui m’apprenaient, que le feu s’était mis dans la maison seigneuriale d’une assez belle terre que j’ai en Poitou, qui est presque tout ce qui me reste de défunt mon père.

Cela me fit promptement monter à cheval. Je trouvai encore pis qu’on ne m’avait mandé. Mon fermier était même prisonnier : on l’accusait d’avoir mis lui-même le feu à la maison, afin de pouvoir sous ce prétexte couvrir le vol qu’on disait qu’il avait fait de quantité de meubles et d’argenterie qui y avaient été retirés par un gentilhomme du voisinage, dont les affaires n’avaient pas bien tourné. J’étais fort intéressé là-dedans, parce qu’outre que ce fermier me devait beaucoup d’argent, ma maison brûlée avait coûté plus de cinquante mille francs à mon père à bâtir. Je fus donc obligé d’entrer en procès et contre mon fermier et contre ce gentilhomme, qui suivant ce qu’il disait lui-même par ses écritures, était cause de l’incendie. Ce fut ainsi que des gens d’affaires et mon procureur fiscal me le persuadèrent.

Cela me fit rester plus de quatre mois hors de Paris. J’en fus impatienté, et sans attendre la décision de cette affaire sur les lieux, prévoyant bien que par appel elle viendrait au Parlement de Paris, j’en pris le chemin, et laissai le soin de la poursuivre à un procureur, et voulant me faire un plaisir de la surprise de Silvie, je ne l’avertis point de mon retour. C’est ici le funeste endroit de mon histoire ; préparez-vous à entendre le comble de ma honte, de ma rage, et de ma faiblesse.

J’avais, comme je vous l’ai dit, une clef du jardin de la maison. Je n’avais mandé mon retour à personne ; on ne m’attendait pas. Je voulus arriver à une heure que tout le monde fût endormi ; ce fut à deux heures après minuit : je trouvai la porte du jardin seulement fermée à un loquet qui s’ouvrait sans clef. J’en accusai la négligence des domestiques sans en soupçonner la véritable cause. Je montai dans l’appartement de Silvie le plus doucement que je pus pour la surprendre dans son sommeil ; mais je fus bien plus surpris moi-même, lorsqu’à la lumière d’une bougie qui était allumée, je vis les habits d’un homme sur un fauteuil à côté du lit, et deux personnes couchées ensemble qui étaient Gallouin et la perfide Silvie qu’il tenait entre ses bras.

Quelle vue ! Quelle rage ! Quel désespoir ! Imaginez-vous ce que je devins. Je mis l’épée à la main dans le dessein de les percer l’un et l’autre ; mais un mouvement qu’elle fit me désarma. Je jetai les yeux sur ce sein que j’idolâtrais. Toute ma fureur m’abandonna, je n’écoutai plus ma rage que pour plaindre mon malheur. Peut-on être capable d’une si grande faiblesse ? J’appréhendai de la couvrir de honte, si j’éclatais dans le moment. Je respectai son honneur dans le temps même qu’elle outrageait si cruellement le mien. Je ne pus me résoudre à me venger par une cruauté, qui, quoique légitime dans ce moment, s’accordait si mal avec la tendresse de mon amour, et la générosité de mon cœur. Quelle gloire, me disais-je, de poignarder une femme ? Quelle gloire de se défaire d’un ennemi endormi, hors d’état de faire partager le péril de sa défaite ?

Cette pensée, que je pris pour un pur mouvement de générosité, et qui n’était en effet qu’une illusion de ma faiblesse, me détermina. Je me contentai de prendre le collier de mon infidèle qui était dénoué. Je l’emportai pour la convaincre que je l’avais surprise dans le plus grand des crimes qu’une femme puisse commettre ; et je sortis.

Je l’avoue avec Monsieur Des Ronais, on ne meurt point de douleur. Je fus à peine sorti que je me repentis de n’avoir pas vengé mon amour offensé dans un endroit si sensible. Un moment après je me savais bon gré de ma modération, qui épargnait ma réputation devant le public, et qui m’empêchait de passer pour la fable du monde. Je n’étais point en état de reposer ; je retournai sur mes pas à ma terre. Là je disposai toutes choses pour me venger d’une manière conforme à ma passion et à ma honte : je ne pouvais lui pardonner. L’injure m’était trop sensible, et ayant épargné sa vie dans le moment, je me résolus à la lui faire consumer dans un cachot au pain et à l’eau entre quatre murailles, et de lui faire goûter un supplice d’autant plus cruel qu’il serait long. Je me faisais du plaisir de m’en priver moi-même, la regardant comme indigne de mes embrassements, et de l’enlever à son amant, sans qu’il pût savoir d’où viendrait le coup. Dans ce dessein je lui écrivis que je serais bientôt à Paris. Je reçus une lettre d’elle qui me fait encore frémir toutes les fois que j’y songe, et qui me donna un redoublement d’horreur pour elle. Ce ne sont que des assurances d’un amour constant, de tendres plaintes de mon absence, et des prières pour me faire retourner.

Oui, perfide, m’écriai-je, tu seras satisfaite ; je retournerai à Paris, mais ce sera pour laver dans ton sang ton infidélité, et mon infamie. J’arrivai à Paris enfin, si changé et si défait, que je n’étais pas connaissable. Je restai chez ma mère, et n’allai point la voir chez elle comme elle l’espérait. Dès le matin j’eus un billet de sa part, qui n’était rempli que de plaintes de mon indifférence ; je n’y fis point de réponse. Elle s’en impatienta, et vint elle-même au logis, et monta dans ma chambre.

Je la reçus d’une manière à glacer. Elle fit ses efforts pour me réchauffer ; je ne voulais pas éclater si tôt ; je voulais me venger de son amant avant que de me venger d’elle. Je me contentai de me refuser à ses empressements, et d’excuser l’état insensible où j’étais sur la fatigue de mon voyage. Elle poussa sa perfidie jusqu’à me dire que ce n’était pas le plaisir des sens qu’elle recherchait. Qu’elle ne demandait de moi que cet épanchement de cœur qui l’avait tant de fois assurée que je l’aimais. Dans quel état étais-je, grand Dieu ! Je vis le moment que j’allais éclater et laisser un champ libre à mon ressentiment. Que de coups mortels je reçus dans cet entretien ! Jamais sa passion ne m’avait paru si vive et si prévenante ; plus j’y voyais d’ardeur, plus j’en étais outragé ; et j’allais infailliblement succomber ou à ma rage ou à ma faiblesse, si ma mère qui entra dans ce moment, ne m’eût retiré par sa présence d’un combat si rude.

Je sortis le jour même, et je cherchai Gallouin de tant de côtés, qu’à la fin je le trouvai. Il me fit mille civilités ; ce n’était pas ce que je voulais de lui. Je lui fis une querelle en l’air, je lui fis tirer l’épée. Je le blessai, et l’ayant déjà terrassé, j’aurais achevé de me venger de lui si on ne me l’avait pas arraché des mains. Comme j’étais l’auteur de la querelle, tout le monde fut contre moi. Je revins chez ma mère prendre l’argent qui m’était nécessaire pour un long voyage, y ayant transporté une partie de l’argent de ma perfide, et mis le reste en sûreté. Je fis entendre à ma mère que je voulais me dérober aux rigueurs de la Justice. Elle savait que la querelle venait de moi ; elle se douta qu’il y avait quelque raison cachée qui me faisait agir, et elle s’en douta d’autant plus, que je n’avais jamais passé pour querelleur, surtout avec mes amis, pour qui j’avais ordinairement beaucoup de complaisance. Elle me demanda la cause de ce combat, et me le demanda avec tant d’instance, qu’après mille impostures que je lui dis, dont elle découvrit la fausseté, je lui découvris la véritable.

Elle ne s’étonna plus de m’avoir trouvé si changé à mon retour ; elle s’étonna au contraire de ce que j’avais été assez maître de ma colère, pour ne les avoir pas poignardés tous deux. Elle me demanda ce que j’allais devenir. Je lui dis des suppositions qu’elle approuva ; et se sut bon gré de ce que mon infâme mariage n’était su de personne. Je lui dis que je ne retournais en province que pour donner le temps à ma douleur de se calmer, et qu’en peu de jours je reviendrais pour le faire casser, et me délivrer de liens si infâmes. Je la priai de donner elle-même à Silvie une lettre que j’avais résolu de lui écrire, pour l’obliger à venir dans un endroit que je lui marquerais dans sept ou huit jours. Elle me refusa, et ne voulut jamais prêter son entremise à aucune trahison (et afin de n’être point obligée de la voir ni de recevoir ses visites) elle partit le jour même pour aller à vingt lieues de Paris chez Monsieur le comte de Villeblain son frère. Madame Morin était heureusement morte quelque temps auparavant, et peu après que j’avais découvert la trahison de ma perfide dans laquelle elle trempait sans doute, puisqu’elle couchait dans sa chambre. On dit que sa mort ne fut pas tout à fait naturelle, et qu’elle fut subite ; je n’en ai point approfondi la vérité. Quoi qu’il en soit, j’eus de cette mort toute la joie dont j’étais capable. Elle me tirait d’un grand embarras, je ne savais que faire de cette femme. J’avais résolu de l’enfermer avec Silvie, mais il me semblait qu’une compagnie comme elle, aurait été d’un trop grand soulagement dans son supplice.

Je partis de Paris sans la voir ; mais pour lui ôter tous les soupçons qu’elle eût pu prendre, je lui écrivis la lettre la plus tendre que j’aie écrite de ma vie, et d’autant plus tendre qu’elle l’était moins, parce que je l’avais étudiée. Je reçus sa réponse huit jours après à l’adresse que je lui avais marquée. Je lui avais écrit entre autres choses, que mon plus grand déplaisir m’éloignant de Paris était de me séparer d’elle, sa réponse fut qu’elle était prête de me suivre au bout du monde.

C’était où j’avais envie de la faire donner. Je lui récrivis dans le moment même que je n’avais aucun dessein de retourner à Paris. Que je me lassais d’être contraint dans les visites que je lui rendais. Que je voulais que notre mariage fût une fois déclaré. Que j’avais disposé toutes choses à ma terre pour la recevoir : que mon intention était de m’établir en province ; et que si elle m’aimait autant qu’elle me l’avait tant de fois dit, elle pouvait me le prouver en venant se rejoindre à moi. Que plus elle viendrait promptement, plus je serais convaincu de sa tendresse et de son amour. Je lui mandais que si elle venait, comme je n’en doutais pas, elle pouvait vendre ses meubles et sa vaisselle, que nous trouverions de tout à meilleur prix en province. Je la priais de m’avertir de la voiture qu’elle prendrait, et du jour qu’elle arriverait à une ville que je lui marquai, qui n’était qu’à une petite lieue de chez moi. Je la priai encore de ne point parler de moi, ni de dire qu’elle fût ma femme, parce que les gens qui me cherchaient pourraient le savoir et la faire suivre pour me découvrir.

Tout cela fut exécuté ; mais si j’avais été surpris de la trouver chez elle entre les bras d’un autre, elle la fut bien autant à son tour de la manière dont je la reçus. J’avais pris auprès de moi un Poitevin homme d’esprit. Je lui dis que j’avais débauché une fort belle fille à Paris qui venait me trouver, sans que ses parents en sussent rien. Qu’il ne fallait pas que j’allasse la trouver, parce qu’on pourrait la suivre et me reconnaître ; je l’instruisis de ce qu’il devait faire, et il l’exécuta fort bien.

Ma maison est, comme je vous l’ai dit, à une lieue d’une ville où couche le carrosse de Paris à Bordeaux dans le Poitou. Il y alla le soir et demanda une dame nommée Madame de Buringe. Elle répondit. Il lui mit entre les mains un billet, où je lui mandais qu’une chute que j’avais faite m’empêchait de monter à cheval pour aller au-devant d’elle, et qu’outre cela je craignais qu’on la suivît. Je la priais de laisser pour cette nuit son laquais et sa fille dans l’auberge, que je les envoierais quérir le lendemain. Qu’elle montât sur le cheval que le porteur lui menait, et qu’elle vînt me trouver sous sa conduite. Tout cela fut fait.

Mon valet me l’amena dans la maison où je l’attendais, qui était un reste de la mienne que le feu avait épargné, et que j’avais fait raccommoder pour servir à mon dessein. Je la fis monter dans une chambre sans qu’elle vît qui que ce fût que moi. Cette chambre avait pour tout meuble un méchant lit de camp, et une paillasse sans linceuls ni couverture, une selle de bois à trois pieds comme elles sont en province, sans tapisserie, sans foyer, ni cheminée, ni fenêtre, ne recevant le jour que par un œil-de-bœuf, que j’avais fait laisser en haut et qui était condamné par une grille de fer. Quoique le soleil fût couché, il y avait assez de jour encore pour discerner les objets.

Quel est cet endroit-ci, Monsieur, me dit-elle, ce n’est qu’un cachot ? C’est votre appartement, Madame, lui répondis-je, c’est l’endroit qui vous est destiné pour pleurer jusqu’à votre mort votre crime, et ma honte. Jamais sentence de mort prononcée contre un criminel ne fit sur lui un effet pareil à celui que ces terribles paroles firent sur elle. Elle n’eut pas la force d’y répondre. Elle tomba à mes pieds sans voix, et sans mouvement ; mais comme il y avait longtemps que j’avais pris ma résolution, je m’étais fait insensiblement une dureté de cœur inflexible. C’était là le premier plaisir de ma vengeance. L’état où je m’étais mis pour elle, me fit regarder celui où elle était avec dédain. L’horreur que j’avais pour elle redoubla, je ne fus point ému de pitié ; je n’en sentis pas même la moindre atteinte. Je la fouillai, je lui pris tout ce qu’elle avait sur elle. Je ne lui laissai rien qui eût pu lui servir à attenter sur sa vie. Je la traitai comme un criminel condamné, dont on conserve la vie uniquement pour faire un exemple public de sa mort.

Elle ne revint point à elle par les violentes secousses que je lui donnai. Je me faisais un plaisir cruel de repaître mes yeux d’un spectacle si barbare et si touchant. Quel changement ! Je me suis mille fois demandé à moi-même où j’avais pu trouver tant de cruauté pour une femme que j’avais idolâtrée, et que j’idolâtrais encore ? Je la laissai dans le même état ; et de peur que quelque instant de pitié ne me prît, je ne voulus pas rester chez moi. J’allai souper et coucher chez un gentilhomme à trois lieues de là : je n’en revins que le lendemain assez tard. J’envoyai quérir son laquais et sa fille de chambre par le même valet qui me l’avait amenée ; je les retins tous deux auprès de moi. Je les lui avais donnés, et j’étais bien certain qu’ils étaient innocents de sa faute. Je me contentai de leur dire qu’ils la reverraient bientôt, et qu’elle était allée chez une parente ; et cela dans l’intention de les renvoyer l’un et l’autre par la première occasion que le hasard pourrait m’offrir. Mais comme je voulais être seul qui sût qu’elle était chez moi, je congédiai le valet qui me l’avait été quérir, et lui donnai amplement de quoi sortir de la province, et même du royaume, comme il était de son intérêt de le faire. Je n’avais pour lors autre dessein que de la faire mourir inconnue dans une prison éternelle.

J’y montai, je la trouvai encore à terre tout de son long ; elle était revenue de son évanouissement, mais son étonnement ne l’avait point quittée, et elle avait été assurément plus de seize heures dans la même situation. Je ne puis vous exprimer l’état où elle était : il passe l’imagination. Elle me regarda, mais bien loin de trouver dans moi un amant soumis, ou un époux pitoyable, elle n’y trouva qu’un juge et qu’un maître inexorable. Tenez perfide, lui dis-je en lui montrant son collier, êtes-vous convaincue ? On a retiré votre amant de mes mains ; mais vous ne m’échapperez pas, et vous me payerez pour tous deux ce que je dois à ma vengeance. Elle ne me répondit qu’en se jetant à mes pieds, et qu’en versant un torrent de larmes. J’en étais revenu, je ne la payai que d’un sourire dédaigneux. Je lui jetai un paquet de hardes qui pouvaient servir à la dernière des paysannes. Je la fis déshabiller ; je l’obligeai à se couper elle-même les cheveux, que je brûlai en sa présence à une chandelle. Je les regrette encore : je n’en ai vu de ma vie de plus beaux, ni de plus longs, ni en plus grande quantité. J’emportai tout ce qu’elle avait apporté sur son corps, je l’obligeai de se couvrir des hardes que je venais de lui donner, et ne lui laissai ni bas ni souliers. Ce fut ainsi que je la mis pour le corps, et pour la nourriture, je lui laissai du pain noir et de l’eau, et n’allai plus lui en porter que tous les trois jours.

Cependant mon affaire avec Gallouin s’était accommodée bien plus promptement que je ne l’avais espéré. Je m’étais promis de retourner à Paris. Je n’en eus aucune envie. Je mandai à ma mère de quelle manière je traitais Silvie. Elle en eut pitié et me demanda pardon pour elle, elle se révolta contre le châtiment. Elle m’écrivit que la punition était trop rude, et qu’elle l’aurait empêchée de partir de Paris si elle l’eût prévue. Elle me conseilla de l’obliger à prêter les mains à la cassation de notre mariage, et après cela de l’abandonner, ou de la renfermer dans un convent, plutôt que d’être son bourreau : qu’en un mot ma vengeance était plutôt d’un barbare que d’un honnête homme. Le conseil de ma mère était bon, mais l’heure de m’en servir n’était pas venue : en effet je la tins trois mois au pain et à l’eau, et ce fut ce temps-là que j’employai à faire rebâtir ma maison plus vaste et plus belle qu’elle n’était, parce que je comptais d’y passer le reste de mes jours, et que je n’avais d’autre plaisir que celui que je prenais à ce bâtiment. Je me faisais quelquefois un plaisir brutal d’aller insulter à ses peines et à ses malheurs. Elle se jeta cent fois à mes pieds ; elle ne demandait point de pardon, elle confessait qu’elle en était indigne ; elle me priait seulement d’abréger par une prompte mort des malheurs plus grands que la mort même, et je la quittais sans lui rien répondre.

Le temps alentit ma fureur. Je voyais bien qu’en la rendant malheureuse, je ne me rendais pas plus heureux. J’étais déchiré par mille mouvements différents. Mes propres remords me punissaient de la punir, et la vengeaient de ce qu’elle souffrait. Je compris toute l’horreur de l’état où elle était, je commençai à en avoir pitié : cette pitié ralluma dans mon cœur toute la tendresse que j’avais eue pour elle. Je fus prêt à lui pardonner, et à lui demander pardon du traitement que je lui avais fait, et enfin à me rejeter dans ses bras, sans autre condition que celle de mieux vivre.

J’envoyai sa fille de chambre et son laquais à deux lieues sous différentes commissions. J’allai la trouver, je lui rendis ses diamants, ses habits, son linge, ses dentelles, et enfin tout ce qui pouvait la parer, et que je savais qu’elle aimait. Je la fis revêtir à sa manière ordinaire, et la conduisis dans un appartement de la maison que j’avais fait achever, et proprement meubler. Je lui défendis de dire à qui que ce fût le traitement que je lui avais fait, et de supposer au contraire qu’elle revenait du voyage. Je lui rendis cette fille et son laquais à qui je dis, lorsqu’ils revinrent, que leur maîtresse était de retour ; je la fis traiter, non plus avec du pain et de l’eau, mais avec tout ce que la province, la basse-cour et la chasse pouvaient fournir de meilleur et de plus délicat. Je fus longtemps sans la voir après ce changement ; je ne comprenais pas moi-même ce qui m’en empêchait. Je lui fis dire qu’elle pouvait aller à la messe, et se promener si elle le voulait. Elle n’abusa point de cette permission, et j’apprenais avec joie que sa santé et son embonpoint se rétablissaient de jour en jour.

Il y avait plus d’un mois qu’elle était en liberté, que je ne l’avais point encore vue. Je lui fis demander si elle voulait que j’allasse dîner avec elle. Elle me fit répondre que j’en étais le maître. J’y allai, l’abattement où elle était, la langueur dont elle n’était point encore remise, la confusion où je la voyais en ma présence, les yeux qu’elle n’osait lever sur moi et plus que tout cela ma propre faiblesse, et mon penchant pour elle, me la firent trouver plus aimable qu’elle ne m’avait jamais paru.

Je sortis de sa chambre dans un désordre que je ne puis vous exprimer. Je compris tout le péril où j’étais, et enfin ne me connaissant pas moi-même, j’allai m’enfoncer dans un bois qui faisait partie de mon clos. Je m’examinai moi-même sur son sujet. Je compris qu’infailliblement je renouerais avec elle, si je la gardais chez moi plus longtemps. Je connus que mon amour n’était point diminué, que même il était devenu plus violent que jamais : qu’il s’était joué de moi sous le masque de vengeance : je craignis ma faiblesse, et mon penchant. Je craignis en un mot de me couvrir de honte ; et plus que tout cela je craignis le succès de quelque transport de fureur, qui pouvait me reprendre, comme il m’avait déjà pris. Je considérai qu’il ne me fallait qu’un instant de rage pour me faire sacrifier des jours que j’avais jusque-là respectés. Je considérai comme un bonheur d’avoir gardé chez moi sa fille de chambre et son laquais, parce qu’ils la connaissaient, et que leur présence m’avait souvent empêché d’aller tremper mes mains dans son sang, et de m’abandonner tout entier aux mouvements cruels que mon désespoir, ou plutôt mon amour trahi m’inspirait.

Je compris que sa retraite et notre séparation m’était absolument nécessaire, ou pour m’empêcher de me jeter dans le dernier abîme d’infamie, ou pour m’empêcher de lui percer le sein. Dans ce sentiment je retournai dans sa chambre, la lettre de ma mère, dont je vous ai parlé, à la main. Elle se jeta à mes pieds toute en larmes. Elle était dans un déshabillé de satin blanc, et dans un état que je lui avais mille fois dit que je trouvais plus galant et plus attrayant que tout autre vêtement ; elle était négligée, mais propre. Je vis bien que son dessein était de me rengager : je lui en sus bon gré dans le moment ; après je regardai cette avance comme une nouvelle trahison.

Ces humiliations-là ne sont plus de saison, Madame, lui dis-je en la relevant, mon dessein n’est plus de vous persécuter ; lisez, poursuivis-je en lui donnant cette lettre, vous verrez le conseil qu’on me donne, et que j’ai résolu de suivre si vous y consentez. Sinon vous avez toute sorte de liberté ; vous pouvez vous retirer où il vous plaira, prenez une résolution. Je suis prêt à vous rendre tout ce que j’ai à vous : mais n’espérez pas avoir jamais aucune intelligence avec moi. Vous m’avez rendu trop malheureux, et je vous ai trop maltraitée, pour espérer jamais entre nous de réconciliation sincère.

Je l’obligeai de lire cette lettre : à peine put-elle en venir à bout, par la quantité de larmes qui lui bouchaient les yeux. Elle choisit le couvent sur-le-champ : j’en eus de la joie : je lui en cherchai un. Je ne fus pas longtemps à le trouver : les conditions furent plus longues à terminer. Je dis qu’elle était mariée et qu’elle voulait être libre de sortir quand bon lui semblerait. Ces religieuses craignirent que tant de liberté ne violât leur clôture ; mais enfin la grosse pension que je leur offris pour elle et sa fille de chambre, les fit résoudre. Elle n’en a point abusé n’en étant point du tout sortie depuis qu’elle y a été entrée une fois. Je l’en fis avertir, et en même temps qu’elle pouvait mettre ordre à ce qu’il lui fallait, et se préparer à me suivre pour aller dans ce couvent, où je devais la conduire. Elle me fit prier d’aller souper avec elle ; je me craignis moi-même, et je lui refusai cette consolation.

Dès le matin j’entrai dans sa chambre, ayant appris qu’elle était levée ; je ne voulais pas la voir dans un autre état ; le désordre que j’aurais remarqué dans elle, en aurait pu causer dans moi. Qu’elle était belle ! Que j’en fus touché ! Les larmes me vinrent aux yeux, elle me connaissait trop, pour ne s’apercevoir pas du désordre où sa présence me mettait. Elle voulut le redoubler, ou peut-être en triompher. Elle dit à sa fille de chambre qu’elle voulait me parler sans témoins, et qu’elle sortît pour un moment. J’envisageai tout d’un coup les suites que pouvait avoir un pareil tête à tête, je n’osai m’y exposer : je rappelai cette fille, et je sortis moi-même, et elle me suivit les larmes aux yeux.

Je lui avais donné un pouvoir pour prendre tout ce qu’elle voudrait d’argent d’un nouveau fermier que j’avais, et qui promit par écrit, de lui donner jusqu’à la valeur du revenu de ma terre. Je lui donnai des lettres de change pour des sommes très considérables à prendre en province et à Paris sur des gens à qui j’avais confié presque tout ce que j’avais eu d’elle. Je lui donnai de l’argent comptant et un mémoire de l’emploi que j’avais fait du reste de son bien ; je l’obligeai de prendre tout malgré elle. Je la fis ensuite monter dans une chaise roulante, avec sa fille de chambre qui ne voulut point la quitter, et je montai à cheval avec son laquais que j’ai encore, et qui est le même qui me sert, et nous arrivâmes ainsi à ce couvent que je lui avais choisi.

Elle y entra sans dire un seul mot ; mais d’un pas chancelant et toute en pleurs. Elle me fit prier de lui accorder un moment d’entretien avant que je m’en retournasse. Comme il devait y avoir une grille entre elle et moi, je ne la refusai pas : elle vint seule. Elle était si faible qu’à peine pouvait-elle se soutenir. Elle s’assit, parce que je lui dis que je ne voulais pas l’écouter autrement.

C’est donc pour toujours, Monsieur, me dit-elle toute en larmes ; c’est sans espoir de retour que je suis séparée de vous pour jamais ! Vous l’avez voulu, Madame, lui dis-je, vous avez été la maîtresse de votre destinée ; vous en avez disposé en nous rendant malheureux l’un et l’autre : mais je le suis bien plus que vous. Je ne vous retiens point ici captive, il ne dépendra que de vous d’en sortir,  pourvu que nous ne soyons point ensemble, il m’est indifférent dans quel lieu vous soyez. Il n’a dépendu que de vous de nous faire une destinée digne d’envie, mais votre infidélité en a décidé.

Ah, Monsieur, dit-elle en pleurant, je ne puis révoquer le passé. J’approuve tout ce que votre ressentiment vous a fait faire, je ne justifierai point ma conduite, elle paraît trop criminelle. Il me semble que l’aveuglement où je me suis précipitée est un rêve. Plus je m’examine, et plus j’examine aussi les sentiments que j’ai toujours eus pour vous, et moins je puis comprendre ma chute. Je n’en accuse point ma fatalité ; je n’en accuse point le charme de mes sens, j’y ai été forcée par quelque puissance surnaturelle. J’ai reçu sans murmurer tous les châtiments que vous avez voulu m’imposer : j’ai accepté ma retraite ici : mais je n’avais point envisagé toute l’horreur qu’il y a pour moi d’être pour jamais séparée de vous. Non, quoique je doive être plus tranquille de corps et d’esprit dans un couvent, que je ne puis l’être dans la première chambre où vous m’avez mise, quelques mauvais traitements que j’y puisse encore souffrir, je ne puis consentir de rester ici, parce que je serais trop éloignée de vous. Maltraitez-moi, renfermez-moi, mais ne vous éloignez pas. Mettez-moi dans un cachot au pain et à l’eau, faites-moi tout ce que votre amour outragé et converti en fureur peut vous conseiller de plus cruel ; pourvu que je vous sache auprès de moi, mon supplice ne me jettera pas dans le désespoir où votre éloignement me va jeter, et j’en serai moins punie. N’avez-vous pas chez vous des verrouils, des grilles, des portes, et des serrures pour vous assurer de moi mieux que vous ne pouvez l’être ici ? Je m’y soumets pour le reste de mes jours. Vous me l’avez promis, punissez-moi, et ne vous éloignez pas ; j’adorerai la main qui me châtiera pourvu que je la voie.

Le temps est passé, Madame, lui dis-je, si je ne croyais que l’amour que j’ai eu pour vous, et que peut-être j’ai encore, je me rendrais à vos raisons ; mais j’en crois mon honneur. Comment me seriez-vous fidèle ; comment aimeriez-vous votre persécuteur ? Vous qui m’avez lâchement trahi ardent et passionné. Vous pouvez, soit ici, soit ailleurs, mener une vie tranquille, et moi n’ayant aucun repos à espérer que dans la mort que je vais chercher, et qui ne m’arrivera pas si tôt que vous et moi pouvons le souhaiter, je vais mener une vie remplie de confusion, de honte et de désespoir. Adieu, Madame, je vous… C’en est assez, Monsieur, dit-elle en m’interrompant, épargnez-moi le reste, je ne vous parlerai plus de rien qui puisse vous faire de la peine. Prenez mes pierreries où je les ai mises, elles sont sous la paillasse du lit où j’ai passé cette nuit ; c’est tout ce qui me reste au monde. Voilà, poursuivit-elle, vos papiers et votre argent, je n’en ai aucun besoin. Je vous ai tout donné, je vous donne tout encore, bien certaine de ne rien regretter. Je ne restais au monde que pour vous, et vous perdant je n’y ai plus que faire. Je n’ai plus aucun retour vers la vie, elle sera bientôt finie ; mais le peu qui m’en reste vous fera avouer que j’aurai fait une vraie pénitence d’un crime qui n’était pas volontaire. Ne me voyez jamais, je vous supplie, aidez-moi à vous oublier ; ne vous informez point de moi. Je vais me persuader que vous êtes mort ; c’en sera assez pour abréger des jours qui me sont à charge. Je tâcherai d’étouffer dans mon cœur les retours que j’aurai, non pas vers le monde que je quitte sans regret, mais vers vous ; et je mourrai bientôt victime en même temps d’un amour légitime, d’un crime effectif, et de mon innocence entière ! La vertu ne m’a jamais abandonnée, et pourtant je suis criminelle ! Mon Dieu, continua-t-elle avec un torrent de larmes, par quel charme se peut-il que ces contrariétés soient effectivement dans moi ? (Hélas ! qu’il est bien vrai que les enfants sont souvent punis des iniquités de leurs parents !) Je porte toute la punition que m’a donnée la naissance. Pardonnez, Monsieur, ajouta-t-elle en me regardant, à ma mémoire après ma mort, l’horreur que ma vie vous inspire. Ne portez point votre haine jusqu’à mes cendres. J’avais mérité votre amour, je me suis attiré votre horreur, mais ces derniers malheurs méritent aussi votre compassion. Adieu, Monsieur, ne songez plus du tout à moi, vous en vivrez plus content : je prie Dieu qu’il vous comble de ses grâces, et me prenne pour votre victime. C’est l’unique souhait avec lequel je prends de vous le dernier congé.

Elle se retira en même temps toute baignée de larmes : ce spectacle m’en tira et m’en tire encore tous les jours. Ah Dieu ! m’écriai-je en la voyant partir, se peut-il qu’un amour autrefois si tendre et si passionné, ait une fin si funeste ! Je fus sur le point de la rappeler, et je restai au parloir fort longtemps immobile. Enfin je revins chez moi où je restai quelque temps déchiré par mes remords et par mon amour. On me rapporta l’argent et les papiers que je lui avais donnés, et que je n’avais pas voulu reprendre d’elle. On affecta le temps que je n’étais pas au logis pour les donner à mon fermier dans une boîte cachetée, il n’y avait aucune lettre. J’avais retrouvé ses pierreries où elle les avait laissées. Tant de générosité me toucha, mais ne me changea pas.

Je me résolus de quitter la France pour me délivrer des combats éternels où j’étais incessamment exposé. Je l’écrivis à ma mère, qui approuva ma résolution. Je la priai d’avoir soin de mes affaires. Je donnai ordre à mon fermier d’aller de temps en temps au couvent de Silvie s’informer si elle avait besoin de quelque chose, et pour l’y engager par son propre intérêt, je lui promis par écrit de lui tenir compte au double de ce qu’elle prendrait de lui. Cette précaution fut inutile, elle n’a jamais voulu en recevoir un sou, ni même le voir ni lui parler, ni à qui que ce fût de dehors, ayant absolument renoncé au monde, sitôt qu’elle m’eut perdu de vue.

Pour moi je partis environ un mois après, sans aller du tout à son couvent, quoique mon faible m’y voulût incessamment conduire ; et m’étant indifférent quel chemin je prendrais, je pris celui de Paris dans le dessein de dire adieu à ma mère, et de me cacher de tout le reste du monde. Je vins jusqu’au même endroit où Monsieur de Jussy m’a conté ses aventures, et ne passai pas plus avant. Je me figurai tous les reproches qu’elle pouvait me faire, et ne me trouvai point en état de les soutenir. En effet, le moyen d’avoir le front d’entendre tout ce qu’elle aurait pu me dire ? Je me contentai de lui écrire, et lui mander entre autres, que Silvie, comme il était vrai, n’avait jamais voulu donner son consentement à la cassation de notre mariage, et que quand elle l’aurait accordé, je ne me trouvais pas en état d’en profiter. Que j’étais rongé d’un chagrin qui me suivrait partout, et que j’en allais chercher la fin avec celle de ma vie.

Je partis sans attendre sa réponse, et je pris la route d’Italie. Tout me déplaisait ; je ne cherchais que la mort. Je ne pus résister à tant de peines ; la fièvre me prit ; mais ne voulant que mourir, je résistai à ses accès, et ce ne fut qu’à Lyon que je fus tout à fait abattu, et que les forces me manquèrent. Je ne me ménageai pas, je voulus poursuivre, mais tout ce que je pus faire, fut de me faire porter à Grenoble. Le jour même que j’arrivai, ma fièvre redoubla tellement, qu’il fallut me résoudre d’y rester. J’étais connu dans l’hôtellerie où j’étais, on me donna tous les secours dont on put s’aviser. Les transports au cerveau me prirent. Dans un intervalle qu’ils me laissèrent, j’envoyai chercher le bon père carme dont je vous ai parlé. Il vint, et mes accès de fureur et de fièvre chaude ne me laissant que pour peu de temps, on profita d’un de leurs relâches pour me dire que je devais songer à la mort, et qu’il n’y avait pour moi aucune espérance de vie. Le père carme se chargea de me faire le compliment. À peine eut-il ouvert la bouche, que je connus ce qu’il avait à me dire. J’allai au-devant, et lorsqu’il m’eut avoué que les médecins me condamnaient, je l’embrassai, et lui dis que je n’avais jamais reçu de nouvelle plus agréable. Je lui épargnai la peine de me résoudre, mais je le priai de m’y disposer en bon chrétien, et de ne me plus quitter.

Pendant les accès de ma fièvre, j’avais toujours eu à la bouche les noms de Silvie et de Gallouin ; ma confession acheva de lui faire connaître l’état de mon âme et de mon cœur. Le récit que je venais de faire avança l’accès, et redoubla le transport. Je crus tenir Silvie dans mes bras dans des épanchements de cœur parfaitement unis, et dans des tendresses réciproques. Il me semblait que Gallouin venait me l’arracher, et que ne pouvant me l’ôter, il la poignardait entre mes bras. Ma fureur prit une force nouvelle, et alla si loin qu’on fut obligé de me lier. Je revins à moi, après une faiblesse qui avait succédé à cet accès. Je demandai pourquoi on m’avait lié. Le père carme qui ne m’avait point quitté me dit les extravagances que j’avais faites, et tout ce que j’avais dit ; j’en eus de la confusion. J’achevai ma confession, et je demandai l’absolution. Je n’ai jamais rien entendu de plus touchant que les exhortations de cet homme. Il me la refusa, à moins que je ne lui promisse de pardonner à ma femme et à Gallouin. Il me fit comprendre qu’il ne tenait qu’à moi de la tenir éloignée des occasions. Que j’étais presque cause de sa chute ; non seulement par mon absence de près de quatre mois, mais aussi parce que je l’avais forcée à voir compagnie malgré son inclination. Il me fit voir la nécessité de pardonner à ses ennemis. Il me fit voir que le commandement de Dieu sur la chasteté conjugale regardait également l’un et l’autre. Qu’il n’y avait que la corruption des hommes et la force qui semblaient les absoudre, en condamnant les femmes. Enfin il me tourna de tant de côtés que je lui promis tout ce qu’il voulut me faire promettre, et je lui promis sincèrement. Je le priai d’écrire à Silvie que j’oubliais tout, il le fit, et je signai la lettre ; mais mon écriture ne lui paraissant pas sur l’enveloppe, elle ne voulut jamais ni la prendre ni la lire, s’étant absolument condamnée elle-même à une mort civile.

Je reçus tous les sacrements, on crut que j’allais expirer ; mais une crise qui me prit fit renaître l’espérance. Le père carme, qui ne me quitta pas, eut soin de m’entretenir dans la résolution de me rejoindre à ma femme : et la résolution sincère que j’en avais faite m’ayant rendu l’esprit plus tranquille, ma santé se rétablit de jour en jour ; et il n’y eut plus que ma faiblesse, à cause de la quantité de sang qu’on m’avait tiré, qui m’obligeât de rester à Grenoble. Ma première sortie fut pour aller à la cathédrale, qui est Notre-Dame ; je jetai la vue dans la boutique d’un marchand par-devant qui nous passions, j’y vis le portrait de Silvie, le même que les bandits m’avaient pris en traversant les Alpes. Cette vue rappela tout l’amour que j’avais eu pour elle, je tombai en faiblesse. Le père carme qui ne me quittait pas, crut que c’était un reste de maladie. Mon laquais, qui ne suivait que son mouvement, mit la main dessus en criant voilà le portrait de Madame. Le père connut dans ce moment ce qui en était. Il parla au marchand qui lui dit qu’il avait eu ce portrait par hasard, d’une main qu’il ne connaissait pas. Je l’ôtai des mains de mon laquais, je le baisai les larmes aux yeux. Ce marchand sachant qu’il m’avait été volé, me le donna pour ce que je voulus. Je l’emportai et l’ai toujours conservé depuis.

Ce portrait affermit la résolution que j’avais prise de retourner vers elle ; et je n’eus plus d’autre impatience que celle de monter à cheval. Ce ne fut que plus de deux mois après mon arrivée à Grenoble, et près de quatre après la retraite de ma femme. Je priai le père carme de m’accompagner, il y consentit et nous fîmes les plus grandes journées que ma faiblesse me permit de faire. Enfin nous arrivâmes à ma terre, où la première nouvelle que m’apprit mon fermier fut que Silvie était morte il n’y avait que deux jours.

Cette nouvelle si peu attendue acheva de m’abattre. Je ne me souvins plus de son infidélité, je ne me souvins que de l’amour que nous avions eu l’un pour l’autre. Ce fut là que le bon père carme s’épuisa pour me consoler. Je ne vous dirai point les regrets que je fis, je m’accusai de sa mort, et voulus m’en punir moi-même. On m’ôta mon épée dont j’avais voulu me percer ; et pendant plus de six semaines on me garda à vue comme un furieux : et enfin sans quitter le dessein de mourir, je quittai celui d’attenter sur moi-même, et j’avoue que ce père carme est le seul qui m’ait arraché à mon désespoir.

Nous allâmes ensemble à ce couvent où elle était morte. Ma douleur se réveilla sur sa fosse. Je lui fis faire un tombeau, et fondai tout ce que mon zèle m’inspira. Sa fille de chambre y était encore, qui la pleurait toujours, et qui savait tout, lui en ayant dit une partie, et Silvie le reste. Elle me traita comme un barbare et comme un tigre, elle avait raison ; le père carme la rendit plus tranquille. Je voulus la faire sortir du couvent, et l’enrichir dans le monde ; elle a voulu y rester, pour y pleurer sa maîtresse. La dot que je lui ai donnée, l’a mise au rang des fondatrices, et je me suis assuré une sépulture à côté de ma chère Silvie, lorsqu’il plaira à Dieu de disposer de moi : et pour cela, quelque part où j’aie été depuis, j’ai toujours porté mon testament avec moi, et assez de richesses pour le faire exécuter.

Nous quittâmes enfin des lieux si funestes, et où j’ai bien résolu de ne retourner de ma vie. Je reconduisis le bon père carme à Grenoble, et le laissai content de ma reconnaissance qu’il appelait excessive. Il m’obligea de rester dans son couvent pendant quelque temps pour achever de me remettre l’esprit. Si j’avais eu le moindre penchant à la retraite, j’y serais resté toute ma vie ; mais cette vie unie me dégoûta. Je poursuivis mon chemin, j’allai à Rome, où je trouvai Monsieur de Querville qui y était réfugié, il y avait déjà du temps.

Monsieur de Lancy, lui et moi allâmes en Hongrie. L’envie que j’avais de trouver la mort, me fit passer pour un déterminé ; on donna à une valeur surnaturelle, des actions qui n’étaient dues qu’à mon désespoir. Nous y vîmes la défaite des Turcs au passage du Raab. J’y acquis assez de réputation, si j’y avais été sensible ; mais ne cherchant qu’à périr, et la paix de l’Empereur et du Turc étant faite, je passai en Portugal où la guerre était allumée contre l’Espagne. La paix fut faite peu après, je ne voulus pas revenir avec Monsieur de Schomberg, je liai connaissance avec Monsieur de Jussy que voilà ; il sait la triste vie que j’y ai menée.

J’y reçus il y a deux ans la nouvelle de la mort de ma mère, qui me fut fort sensible. J’avais tout à fait abandonné ma patrie : je renonçais à mon retour, et sans Monsieur de Jussy, je serais encore bien loin des lieux qui me rappellent mille cruels ressouvenirs. Il est pourtant vrai que j’ai été sensible à la joie de les revoir. On ne perd jamais l’amour de la patrie, et le bien que j’y ai trouvé m’inspire le dessein de m’y établir tout à fait ; quoique pourtant encore vivement pénétré d’une véritable douleur de la mort de Silvie, qui est morte comme une sainte, et qui s’est souvenue de moi jusqu’à son dernier soupir ; et que je regretterai peut-être toute ma vie avec trop de tendresse, toute infidèle qu’elle était.

Il n’y avait personne de ceux à qui Des Frans venait de conter son histoire qui n’eût les yeux baignés de larmes : et lui se laissa encore tomber de faiblesse, tant sa douleur était vive. Il en revint bientôt, et reçut les consolations qu’on put lui donner, et lorsqu’on le vit dans un état plus tranquille. J’admire votre modération, lui dit Monsieur de Contamine ; mais je ne l’approuve pas, elle n’est pas de mon goût. Quoique Dieu ne m’ait pas fait naître d’une humeur violente, j’aurais assurément percé l’amant et la maîtresse ; en effet vous n’aviez rien à craindre ; et pour que le secret eût été gardé, j’aurais enveloppé la Morin dans la même punition ; ces trois meurtres n’auraient eu aucune suite. Ce que vous dites est vrai, reprit Des Frans ; je devais les sacrifier à mon premier transport : cependant je ne me repens pas d’avoir suivi une maxime plus douce et plus humaine. L’état où ils seraient morts ne m’aurait causé que des remords éternels, au lieu que je suis innocent de la mort de Madame Morin, et que Silvie et Gallouin ont fait une pénitence sincère. Ce que vous dites là, est d’un parfaitement honnête homme, et d’un vrai chrétien, dit Des Ronais : mais vous me permettrez de vous dire, que je ne conçois pas comment vous avez eu la dureté ou la constance de ne pas la reprendre, après toutes les peines que vous vous faisiez à vous-même, en ne la reprenant pas ; surtout après avoir eu la modération de ne pas la punir sur le champ ! Je vous avoue que ses adieux, dans votre bouche, m’ont tellement pénétré et tellement attendri, que je lui aurais pardonné de très grand cœur, et que je l’aurais ramenée avec moi, si j’avais été dans votre place. Je l’aurais fait aussi, interrompit Contamine ; et il est certain que mon déshonneur n’étant su de personne, j’aurais espéré ne m’en point repentir, puisqu’avec une femme, j’aurais eu dans elle une véritable servante ; et avec cela, rendons-nous justice ; le traitement que vous lui aviez fait, était assez une rude pénitence. Ce n’aurait point été par ces motifs, ajouta Jussy qui n’avait point encore parlé, que je l’aurais reprise : c’eût été pour l’amour de moi-même. Voilà mon épouse, poursuivit-il, je n’appréhende pas qu’elle me manque jamais de fidélité, du moins on ne me ferait pas plaisir de m’en avertir : je l’aime autant que vous aimiez Silvie, pour le moins ; mais si je la trouvais sur le fait, et que je ne m’en vengeasse pas dans le moment, je ne m’en vengerais jamais qu’en la méprisant, si mon déshonneur était secret, ou en m’en séparant, s’il était public. Mais outre l’éclat que j’épargnerais, je me donnerais bien de garde de me tuer le corps et l’âme pour le crime d’autrui ; et d’être en même temps, le geôlier, le bourreau, et l’idolâtre de sa personne ; et franchement le châtiment de la vôtre passait son crime, et je ne conçois pas comment le cœur humain peut renfermer tant de dureté. Ajoutez à cela, dit Dupuis, que sa faiblesse n’avait point de part au péché : elle s’en est doutée, et j’en suis certain. Voici, poursuivit-il, la lettre qu’elle écrivit à Gallouin, environ six mois après sa sortie de Paris ; voulez-vous que je la lise ? Tout le monde l’en pria, elle était en ces termes :

Lettre de Silvie dans un couvent, à Gallouin.

Si je n’étais pas persuadée que vous m’aimez autant qu’on puisse aimer, je ne vous tirerais pas de l’inquiétude où vous devez être de ce que je suis devenue. Le commerce que nous avons eu ensemble était trop criminel pour pouvoir durer. Dieu en était plus offensé que vous ne pouviez croire, parce que je vous ai caché les engagements où j’étais entrée, et les serments que j’avais faits avant que de vous connaître, et que j’ai tous violés après que je vous ai connu. J’en ai déjà été punie autant que je pouvais l’être dans ce monde, tant dans le corps que dans l’esprit. J’ai souffert tout ce qu’on peut souffrir sans mourir. Je me suis sincèrement repentie, et je me repens encore, d’avoir pu prêter une espèce de consentement à ce qui s’est passé entre vous et moi. Ce n’était pourtant qu’un consentement où mon cœur n’avait point de part. J’en suis dans une telle douleur, et une telle confusion qu’elle ne finira qu’avec ma vie, qui sera plus longue que je ne le souhaite, et trop courte pour expier tout ce que je mérite. Je prends de vous un éternel congé, ne songez plus à moi, je ne veux, ni ne dois jamais songer à vous ; et si j’y songe à présent que je vous écris, c’est moins à votre considération qu’à la mienne propre. Souvenez-vous du secret que vous m’avez juré, ne le violez pas, ou plutôt oubliez jusqu’à mon nom. Voici la première lettre que vous recevez de moi, vous n’en recevrez jamais d’autre ; ne songez plus à moi, vous n’en entendrez jamais parler. Hélas ! j’avais toujours vécu innocente ; ma vie s’était coulée dans un calme qui m’avait endormie ! La sagesse et la vertu, dont j’avais toujours fait profession, semblaient me répondre de l’avenir : que j’étais trompée ! Je ne la serai plus, mon faible m’est trop connu pour ne me pas humilier ! Les murs, les grilles d’un couvent m’arracheront désormais aux occasions qui m’ont été si funestes ! Mon Dieu ! ma vertu ne sera-t-elle due qu’à l’impossibilité de vous offenser ? Ne vous glorifiez pas d’avoir triomphé de ma faiblesse ; c’est Dieu qui l’a voulu pour humilier mon orgueil. Il s’est servi de vous pour me châtier ; prenez garde qu’il ne vous traite à présent comme lui étant inutile. Ne croyez pas que ma défaite soit un effet de votre mérite ni de vos persuasions, vous vous tromperiez vous-même : c’est un effet de l’aveuglement où Dieu voulait que je tombasse. Son secours m’avait abandonnée ; et je me serais précipitée avec un autre aussi facilement qu’avec vous. Ce que je vous dis est certain, et il est certain encore que je n’ai jamais senti pour vous dans mon cœur qu’une véritable indifférence. Grâce à Dieu, ma chute n’a duré qu’un jour ; mais pour en être relevée à ses yeux, il faut que je la pleure toute ma vie. Je ne paraîtrai plus dans le monde ; j’en prends un éternel adieu ; rien ne m’y retient plus. J’y ai trahi ce qui m’y devait attacher, et je ne songe plus à vous qu’avec regret et avec horreur. Je ne vous mande point dans quel couvent je me suis retirée, parce que je ne veux jamais entendre prononcer votre nom, ni que vous entendiez jamais le mien. Quoique je puisse vous accuser de tous mes malheurs, et d’avoir troublé le cours d’une vie, qui sans vous aurait été toute heureuse et toute paisible, je ne vous souhaite aucun mal. Dieu qui connaît l’intérieur de mon cœur, sait que je ne lui demande pour vous que des bénédictions et des faveurs. Hélas, je me suis rendue indigne d’être exaucée ! Je souhaite que mon châtiment ne vous soit pas commun. Vivez heureux dans le monde, si vous y pouvez vivre : mais songez qu’il faut que Dieu soit irrité contre vous, puisqu’il vous a choisi pour être l’instrument de la perte de mon innocence. C’est le seul remords que je vous souhaite, parce qu’il tirera après soi de la dévotion, et une conversion sincère. Ne vous êtes-vous pas déjà reproché à vous-même une victoire dont la facilité a dû vous faire connaître à vous-même, que quelque chose de plus fort que vous, combattait en votre faveur ? Un homme d’un bien plus grand mérite que le vôtre, que j’aimais autant qu’on peut aimer, a bien plus vivement attaqué ma vertu que vous. Il l’a véritablement ébranlée ; mais quoique mon cœur fût de son parti, il n’en a point triomphé. Les victoires que j’avais remportées sur mes sens, ne me faisaient plus craindre le combat. Quelle confiance ! Qu’elle est criminelle ! Je croyais toujours maîtresse de moi-même, rire des efforts impuissants d’un amour brutal que j’avais tant de fois bravé ! Je comptais sur ma fermeté et sur ma vertu, dont je n’avais jamais été trahie. Quelle confusion après ma lâche défaite ! Je vous le répète encore, une autre puissance que vous combattait contre moi. Craignez de n’avoir été entre les mains de Dieu que l’instrument de mon humiliation. C’est un soin que je ne puis me défendre d’avoir pour vous : il ne regarde que votre salut, et c’est ce que je vous souhaite. Adieu ; vous m’avez jetée dans l’abîme, songez que j’en fais pénitence, et qu’il est de votre intérêt éternel de m’imiter dans ma retraite, après m’avoir plongée dans un déluge de douleurs et de regrets.

Je reconnais là-dedans le style de Silvie, dit Des Frans, elle écrit comme une fille repentante pourrait écrire. Elle ne dit point qu’elle fût engagée dans le mariage, ou ce qu’elle en dit est tellement enveloppé, qu’il n’en laisse qu’un léger soupçon. J’admire cette facilité de s’exprimer, dit Des Ronais. J’admire bien plus le génie universel des femmes, dit Contamine ; je ne sais si je dois dire ce que j’en pense devant Monsieur Des Frans. Oui, lui dit celui-ci ; parlez ouvertement et sans contrainte. Il me semble, reprit Contamine, que l’adieu de Silvie à Gallouin, était moins un effet de son repentir, et d’un véritable retour vers Dieu, que la rage qu’elle avait de laisser dans le monde un amant en état de se consoler de sa perte ; et franchement sa pénitence, selon mon sens, n’était pas fort sincère : du moins il me paraît qu’elle a cela de commun avec celle des damnés, qui voudraient que tout le monde le fût ; et c’est assurément par ce motif-là, que, parce qu’elle était dans un couvent, elle voulait l’obliger de s’y jeter. Elle a réussi, il y est entré, et c’est elle qui en est la cause.

Je ne puis souffrir, dit en colère, la belle Madame de Jussy qui n’avait point encore parlé, que Monsieur de Contamine ternisse par un soupçon mal fondé, l’éclat de la vertu de Silvie ; sa mémoire m’est précieuse. Je regarde sa vie avec admiration ; ses douleurs et ses peines me font regarder Monsieur Des Frans comme un barbare, je dirais même quelque chose de plus. Je lui demande pardon de ma sincérité ; mais le déguisement n’a jamais été de mon caractère, et la retraite et la mort de son épouse me charment. Si, poursuivit cette dame parlant à Monsieur de Contamine, Silvie eût regretté Gallouin, pourquoi aurait-elle tout sacrifié à son persécuteur ? Pourquoi se dépouiller de tout pour lui ? Pourquoi s’ensevelir toute vive dans un couvent, puisque les portes lui en étaient ouvertes ? Et si son repentir n’avait pas été sincère, pourquoi l’aurait-elle soutenu jusqu’à la mort ? Oui, continua-t-elle, Silvie était innocente, et toute forcée que sa pénitence ait pu être d’abord, elle a été convertie en une pénitence sincère. Ses adieux à son époux, et sa lettre à Gallouin me le persuadent. Ils sont remplis d’une onction touchante et insinuante qui ne part jamais d’un cœur qui se déguise, ou qui se contraint ; il y a encore là-dedans quelque chose d’inconnu. *

Mon cousin ne dit pas ce qu’il en pense, dit l’aimable Dupuis. Vous ne me faites pas plaisir, ma belle cousine, lui dit-il, de vouloir me faire parler. Vous me pardonnerez, Monsieur, lui dit Madame de Londé. Mademoiselle a raison. Il a paru que vous voulez faire croire que mon frère s’était servi auprès d’elle de quelque artifice dangereux et même magique, si j’ose me servir de ce terme. Ils sont morts tous deux, Madame, dit Dupuis, et tous deux dans un état qui doit faire respecter leur mémoire ; oublions ce qu’ils ont fait pendant leur vie. Monsieur Dupuis a raison, dit Madame de Contamine, pour interrompre une conversation qui commençait à s’échauffer : on ne peut pas prendre un meilleur parti ; et pour nous ôter de l’esprit les idées tristes que le récit de Monsieur Des Frans pourrait y avoir laissées, parlons de souper, il est temps ; et ne songeons qu’à nous divertir. Allons Mesdames, reprit Contamine en se levant. J’ai toujours ouï dire que le premier conseil d’une femme était bon ; suivons celui de la mienne. Toute la compagnie se leva, et alla faire un tour dans le jardin, pour donner le temps aux domestiques de mettre le couvert : et pour mettre la joie dans la compagnie, Madame de Contamine chanta la première, et les autres en firent autant. Le concert ne fut pas long, on avait servi.

Pendant le souper on ne parla que de plaisir, et on fit ce qu’on put pour divertir Des Frans, dans qui on remarquait, malgré sa contrainte, un fond de tristesse inépuisable. On ne dit pas un mot de Silvie, tant à cause de lui que de Madame de Londé, devant qui on ne voulait engager aucune conversation qui eût rapport à son frère. La compagnie se sépara fort tard, et promit de se trouver le lendemain chez Des Ronais qui les pria tous à dîner. Madame de Londé qui savait que Dupuis qu’elle allait épouser, y devait faire le récit de ses aventures, ne voulait pas s’y trouver, et tâcha de s’en excuser sur divers prétextes de bienséance : on la satisfit, parce que la belle Dupuis, qui savait bien que Des Ronais lui rapporterait tout, promit de sortir avec elle, sitôt que Dupuis serait prêt de commencer, et à cette condition elle y consentit. Madame de Mongey en fit aussi difficulté, parce qu’elle avait peine à entrer dans une maison où Des Frans demeurait, mais Mademoiselle Dupuis qui s’aperçut de sa pensée, et qui ne trouva pas cette raison valable, promit de l’amener, après quoi chacun prit le chemin de chez soi. Monsieur et Madame de Contamine restèrent chez eux. Jussy et sa femme s’en retournèrent ensemble. Dupuis ramena Madame de Londé. Des Frans et Des Ronais conduisirent Madame de Mongey et la belle Dupuis chez cette dernière, et après cela se retirèrent ensemble.

Eh bien, dit Des Frans à son ami, sitôt qu’ils furent seuls, vous savez à présent mon histoire, me conseillez-vous encore de me remarier ? Oui, plus que jamais, lui répondit Des Ronais. Vous le devez pour la tranquillité de votre vie, vous oublierez dans les bras de Madame de Mongey toutes les idées funestes qui vous restent de Silvie. Nous en parlerons une autre fois, pour à présent laissez-moi donner le temps qui nous reste au soin de la réception de la belle compagnie qui nous doit venir demain. Vous jugez bien, poursuivit-il, que je veux que tout aille dans l’ordre, puisque outre Contamine, Jussy et leurs épouses, Madame de Londé et notre ami Dupuis en seront. Ajoutez, lui dit Des Frans en riant, votre aimable maîtresse ; et la vôtre poursuivit Des Ronais en riant aussi. Dupuis vous dira une partie des raisons qui vous doivent engager à l’épouser. Il ne sera pas retenu par la présence de Madame de Londé, et peut-être vous fera-t-il comprendre que l’infidélité de Silvie, qui vous fait renoncer au mariage, n’était pas volontaire : outre cela, quand elle l’aurait été, ce n’est pas une raison pour vous empêcher de songer à une autre épouse, surtout d’une vertu éprouvée ; jusqu’à ce temps-là je vous souhaite le bonsoir. Il le laissa en effet dans sa chambre, et lui se retira dans la sienne, où il fit monter ses domestiques pour leur donner les ordres qu’il avait à leur donner pour le lendemain.

Dès le grand matin Dupuis vint le voir, et pendant que Des Ronais était occupé ailleurs, et qu’il fut même obligé de sortir pour une affaire extrêmement pressée, il eut avec Des Frans une fort longue conversation tête-à-tête, pendant laquelle Des Frans leva vingt fois les yeux au ciel, avec de grandes exclamations, et de fréquents soupirs ; et enfin elle ne se termina que par un déluge de larmes. La compagnie qui survint le retira de ses rêveries, et comme Des Ronais l’avait prié de faire les honneurs de chez lui en son absence, il fit ses efforts pour cacher la tristesse que le discours de Dupuis lui avait inspirée. Il réussit ; Dupuis le laissa avec Monsieur et Madame de Contamine, Monsieur et Madame de Jussy, Madame de Mongey et Mademoiselle Dupuis, et lui alla quérir Madame de Londé, qu’il amena un moment après.

Des Ronais revint enfin et leur fit ses excuses de n’avoir pas été chez lui pour les recevoir à la descente de leurs carrosses. On les reçut, et en effet elles étaient légitimes. Madame de Contamine seule, pour commencer à mettre la compagnie de bonne humeur, feignit de ne les pas recevoir, et le railla d’avoir chargé un autre de la réception de sa maîtresse. Il se défendit en raillant aussi ; mais il fut tellement poussé par cette dame, qu’il pria Contamine et Madame de Mongey de prendre son parti, et d’imposer silence à la médisance. Bien loin d’en rien faire, ils se joignirent à elle. Tout le monde en fit autant, de sorte que le pauvre Des Ronais, pillé par tout le monde, se mit à genoux les mains jointes, et leur demanda quartier, et pardon à sa maîtresse. On le lui accorda, et cette plaisanterie, qui ne se passa pas sans rire à gorge déployée, inspira à toute la compagnie cette pointe de joie qui fait tout le plaisir de la table.

On s’y mit, et on dîna splendidement. Comme on commençait à manger, Monsieur et Madame de Terny arrivèrent, ils avaient été chez Mademoiselle Dupuis pour la voir, et y ayant appris qu’elle dînait chez Des Ronais, ils n’avaient fait aucune difficulté d’y venir. Ils furent fort bien reçus, et la compagnie étant complète, on dîna avec toutes sortes de plaisirs ; l’humeur agréable de Terny ne contribua pas peu au divertissement. Des Ronais n’avait rien oublié pour bien régaler ses hôtes ; et avait fait les choses avec tant de profusion que les dames s’en scandalisèrent, et lui dirent fort galamment qu’elles avaient cru être de ses amies, et venir dîner chez lui sans façon : mais qu’elles voyaient bien qu’elles s’étaient trompées, puisqu’il les traitait avec tant de magnificence. En effet, le dîner était tout à fait somptueux. Des Ronais dit en riant que c’était Monsieur Des Frans qui en était cause. Celui-ci répondit qu’il n’y avait aucune part. On se divertit fort bien. Les dames chantèrent des chansons à boire, et s’admirèrent réciproquement ; et enfin rien ne manqua pour faire un véritable repas de joie et de plaisir.

Madame de Londé et l’aimable Dupuis prirent congé de la compagnie sous prétexte d’une visite, et promirent de revenir pour le souper. Après leur départ on somma Dupuis de tenir sa parole : et comme il s’y était préparé, il ne se fit pas prier deux fois. Il se fit apporter une bouteille de vin, et un verre auprès de lui, afin, dit-il, de ne pas attendre qu’il eût soif pour boire. Il fit sortir les laquais, et pria qu’on le fît taire quand on serait las de l’entendre ; après quoi il commença son discours en ces termes.