(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur Dupuis, et de Madame de Londé. »
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(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur Dupuis, et de Madame de Londé. »

Histoire de Monsieur Dupuis, et de Madame de Londé.

Puisque suivant la règle générale des romans, je dois en véritable héros vous raconter mon histoire après avoir appris toutes les vôtres, je vais le faire, au hasard d’être blâmé dans ma conduite. Je sais bien qu’elle n’est pas à louer, je me rends justice à moi-même : je sais bien qu’il y a des coups de fourbe et de scélérat ; mais je sais bien qu’il y a du risible. Vous êtes des héros de constance et de bonne foi, vous autres, poursuivit-il, et moi, j’en suis un de libertinage. Il n’y a eu que Madame de Londé, qui après m’avoir bien fait enrager, a trouvé le secret de me fixer ; avant elle, c’était tout le contraire. Je me suis toujours fait un plaisir conforme à mon génie. J’ai toujours aimé le divertissement et la joie ; et ç’a été assez pour moi que je n’aie pas trouvé ce que je cherchais, pour me rebuter ; ou bien que j’aie eu ce que je demandais pour me dégoûter, et pour me faire devenir inconstant. Si Madame de Londé était présente, je ne parlerais pas aussi sincèrement que je vais faire : mais étant sortie, et vous croyant trop honnêtes gens pour lui rien dire de huit jours qui pût lui donner quelque répugnance, je dirai les choses comme je les pense. Après que nous serons mariés elle et moi, je serai le premier à la faire rire de mes aventures, afin qu’elle voie le miracle qu’elle aura opéré dans ma conversion ; jusqu’à ce temps-là, il est à propos qu’elle les ignore. Je suis encore fort aise que ma cousine n’y soit pas : non seulement parce qu’elle est fille, et par conséquent babillarde ; mais aussi parce que j’ai quelque chose à dire qui ne doit être entendu que par des femmes. Cela posé, et le secret que je vous demande, j’entre en matière après un mot de moralité, qui est, qu’il n’y a rien de si dangereux pour un jeune homme, que d’être tout à fait abandonné à sa bonne foi avec du bien à l’âge de dix-huit ans, comme je l’ai été après avoir perdu mon père.

Vous savez, poursuivit-il parlant à Des Frans et à Des Ronais, comment j’ai passé le temps de mes études, et de quel œil mes régents m’ont toujours regardé. J’étais, pour parler en termes d’écolier, un des plus francs polissons du collège. Les tours que j’ai faits pendant mes études, vaudraient tout au moins ceux de Francion, si j’avais envie de vous occuper de tours que peut faire un enfant ; peut-être vous en entretiendrai-je un autre jour ; pour à présent il faut passer à des aventures, sinon plus sérieuses, du moins de plus de conséquence.

Vous savez quelle est ma famille, et que je n’ai jamais eu qu’un frère, et que nous n’avons jamais été bons amis ; cela n’est pas rare. Il avait dix ans plus que moi, et sur ce pied il voulait prendre sur ma conduite de certains airs d’autorité qui furent cause que je le brusquai d’une si grande force, qu’il ne m’a rien dit depuis. Non pas qu’il me craignît, il était plus méchant que moi ; mais c’est que voyant que je ne vaudrais jamais rien, il aima mieux me laisser vivre à ma fantaisie, que de s’exposer à mes emportements ; et y ayant fort longtemps qu’il est établi en province, et qu’il ne vient à Paris que rarement, nous vivons dans une assez grande indifférence l’un pour l’autre. Il est vrai que du vivant de mon père l’aliénation qui était entre nous était fomentée par les distinctions qu’on avait pour lui. Il était l’enfant gâté de la mère qui se laissait duper par l’apparence. Il avait tous les dehors d’un homme sage et retiré, quoiqu’il ne le fût pas plus que moi, dont les manières ouvertes et naturelles plaisaient plus à mon père que les siennes ; ainsi j’étais le favori du père, et lui de la mère.

Je n’ai pourtant pas profité de la tendresse particulière que mon père avait pour moi. J’étais trop jeune lorsque je l’ai perdu, pour en avoir ressenti les effets autrement que par quelques présents qu’il me faisait conformes à mon âge ; mais ma fortune ne s’en est pas trouvée plus établie, et cela parce que mon frère, qui avait été pourvu pendant sa vie, avait emporté le plus net et le plus clair du bien du logis, et que lui mort, ma mère ne s’est pas trouvée dans la volonté de rien faire pour moi.

J’ai eu ce qui m’appartenait du côté de mon père et rien plus ; mais aussi n’ayant obligation à qui que ce fût, j’ai eu la satisfaction de n’être dans la dépendance de personne. Je n’ai pourtant pas dissipé le mien, n’en ayant jamais reçu que le revenu que j’ai dépensé à ma fantaisie ; et sur ce pied-là n’ayant rien eu à faire qu’à boire et manger, il ne faut pas s’étonner de mon libertinage. J’en suis sincèrement revenu, il y a même longtemps. Une veuve a commencé, et Madame de Londé a achevé de me rendre véritablement honnête homme. C’est assez moraliser, j’entre en matière.

Je vous dirai premièrement que le proverbe qui dit qu’un jeune homme n’a jamais son premier commerce d’amour qu’avec une vieille ou avec une laide, est très faux à mon égard. La première personne avec qui je me suis senti était belle et bien faite, et n’avait pas plus de dix-neuf à vingt ans. Il faut vous dire de quelle manière cela arriva. J’étais en pension pendant mes basses classes : lorsque je fus un peu plus grand, je ne fus plus en pension que l’hiver, et en demi-pension l’été ; c’est-à-dire que je dînais chez mon régent et revenais le soir chez mon père. Je n’avais pas encore treize ans, lorsque ce que je vais vous dire m’arriva, je n’étais qu’en seconde ; et j’ai soutenu ma thèse en physique plus de trois ans après, que je n’en avais que seize, et même huit jours moins.

Je revenais un soir au logis ; il faisait extrêmement chaud. Environ vers le milieu de la rue, je trouvai un éventail à mes pieds. Je le ramassai et levai la tête en haut pour voir d’où il venait. Je vis une jeune femme à la première chambre qui me dit laissez, laissez, mon bel enfant, voilà un laquais qui va le quérir. Je vous le porterai bien moi-même, Madame, répondis-je, et en même temps j’entrai dans la maison. Son laquais que je trouvai sur le degré voulut m’ôter cet éventail : je ne voulus pas le lui donner ; et comme nous étions à peu près de même âge, je ne lui répondis qu’en le menaçant. Je passai. Voilà votre éventail, Madame, lui dis-je en le lui rendant.

Je vous remercie, Monsieur, me dit-elle, il ne fallait pas vous donner la peine de monter, mon petit laquais descendait. Il est vrai, Madame, lui répondis-je, mais je n’aurais pas eu le plaisir de vous voir de près. Ma réponse la fit rire ; elle me questionna sur mes chasses, et je lui répondis, sinon avec esprit, du moins avec une hardiesse qui allait jusqu’à l’effronterie. C’est encore une bonne qualité que j’ai oublié de me donner. J’ai toujours ouï dire qu’on n’avait jamais vu un petit garçon plus hardi et plus effronté que moi pour mon âge : vous verrez si je me suis démenti depuis. Notre conversation finit par une prière qu’elle me fit de venir le lendemain manger des petits pâtés avec elle. Je me souviens fort bien que je lui dis qu’elle ne savait pas à quoi elle s’engageait de promettre à déjeuner à un écolier, qui était toujours levé de bon matin. Il n’importe, dit-elle, venez à telle heure qu’il vous plaira, je vous tiendrai parole.

Je lui promis d’y venir, et n’y manquai pas. Il est à propos de vous dire qu’elle m’avait vingt fois dit que j’étais beau garçon, et que je lui avais répondu qu’elle était aussi belle madame. Elle ne prononçait pas tout à fait bien le français, quoiqu’elle le parlât fort juste. Elle avait un petit accent que je trouvais fort agréable ; il l’était en effet, et je n’étais pas seul à le trouver de même. Elle n’était ni fille ni femme, et elle était toutes les deux. C’était une Maltaise, qui sans être mariée, avait quitté l’île pour suivre un homme de qualité qui l’avait amenée à Paris, et qui sans scandale lui fournissait de quoi vivre et le reste. En un mot c’était la maîtresse d’un commandeur de l’Ordre, une grosse réjouie, brune, de gros yeux noirs, la gorge bien fournie et bien blanche, et fort aimable. Ce fut elle qui eut mes gants.

J’y allai le lendemain à six heures du matin. Heure fort propre pour voir les dames. Je heurtai à sa porte comme j’aurais heurté à celle de ma classe ou de mon collège. Son petit laquais m’ouvrit. Il ne trouva pas bon que je fusse venu de si bon matin interrompre son sommeil. Il voulut refermer la porte, mais je ne lui en donnai pas le temps. Je le repoussai, et j’éveillai la belle dormeuse, qui demanda qui était là ? C’est moi, Madame, répondis-je, qui viens chercher les petits pâtés que vous m’avez promis. Ah, ah, reprit-elle ; venez, venez, mon bel enfant : elle fit ouvrir ses fenêtres par son laquais, et l’envoya chez le pâtissier. Nous restâmes seuls ; je me mis sur une chaise proche d’elle. Elle me questionna comme la veille, et me fit au commencement des discours proportionnés à mon âge : mais comme j’étais plus éveillé qu’on ne l’est ordinairement si jeune, mes petites libertés la firent bientôt changer de ton. La chaleur excessive qu’il faisait l’obligea de se mettre à l’air, elle me découvrit entre autres choses, une gorge et une paire de tétons aussi beaux que j’en aie vus de ma vie.

J’avais quelquefois fait enrager les servantes du logis ; je suivis là sans façon la même méthode. J’y portai la main et la bouche. Je lui dis que je voulais la téter ; imaginez-vous enfin tout ce que peut faire un petit garçon effronté, à qui on fait beau jeu. Mes petits emportements la firent rire, je me sentis ému ; la nature est une grande maîtresse, je m’y pris bien ; elle me laissa faire, le moineau trouva son nid, et j’en sortis à sa satisfaction, puisqu’elle a bien voulu que j’y retournasse. Elle ne pouvait avoir qu’un plaisir imparfait, je n’étais pas assez formé pour que mon amour jetât des flammes.

Quoi qu’il en soit, ce fut là mon coup d’essai, qui a été suivi de tant d’autres, que le diable n’en dirait pas le nombre. Elle me recommanda le secret, je n’avais garde d’y manquer. Mon commerce avec elle dura plus de deux ans. Il est inutile de vous dire ce qu’elle est devenue, mais pendant notre commerce, j’étais toujours fourré chez elle, à cause du plaisir que j’y trouvais, qui m’attirait d’autres petites douceurs de sa part.

Elle ne faisait aucune partie de promenade avec le commandeur que je n’en fusse, et lui qui ne soupçonnait pas qu’elle eût avec moi d’autre commerce que le plaisir de me faire jaser, était le premier à me caresser, et à me mettre de tous leurs plaisirs. J’avais toujours le gousset garni, et mes poches pleines de confitures, me rendaient considérable aux écoliers.

Cela fut cause que je ne voulus plus être du tout pensionnaire l’hiver non plus que l’été. Elle fut cause encore que j’en fis mes études avec plus de succès. Elle me piquait d’honneur en me faisant comprendre qu’il fallait qu’un grand garçon comme moi se mît par son application à couvert des réprimandes de ses régents. Elle me disait encore que si je n’étudiais pas bien, on croirait que ce serait à cause que je perdrais trop de temps à aller et à venir, qu’on me remettrait en pension, et que je ne la verrais plus.

Ce fut là la principale raison qui me persuada. J’étudiai donc si bien, que mes régents en furent satisfaits, et que mon père m’en aima davantage. Il savait bien que j’étais toujours chez cette femme ; mais que pouvait-il soupçonner non plus que le commandeur ? Et encore ne la connaissant que par l’endroit qu’elle voulait être connue, c’est-à-dire comme une étrangère qui avait épousé un Français qui l’avait amenée à Paris. C’était sur ce pied-là que le commandeur paraissait, ayant toujours grand soin de cacher sa croix de l’Ordre, surtout lorsqu’il venait la voir. Enfin notre commerce fut rompu parce qu’elle s’éloigna.

J’achevai mes classes peu après. Mon père qui me destinait dans l’épée, me mit aux exercices. L’écuyer de Monsieur le duc de Ledune était de ses intimes amis, aussi bien que de mon oncle. Ils le prièrent d’avoir soin de moi pour me faire apprendre à monter à cheval : j’y allai donc, mais cela ne dura pas longtemps. Il y avait dans l’hôtel, entre autres pages, un certain gentilhomme dauphinois dont la physionomie était fort trompeuse. On l’aurait pris pour un petit saint, quoiqu’il fût aussi malin qu’un diable. L’écuyer lui en voulait : il lui donna un jour à cheval un coup de chambrière qui le fit redresser d’une manière qui me fit rire. Tenez-vous droit, lui dit-il froidement. Le page ne répliqua pas le petit mot, mais il fit une moue qui me fit éclater. J’étais un espiègle aussi bien que lui. Il se fâcha contre moi lorsqu’il eut mis pied à terre. L’écuyer ne fit pas semblant de nous entendre et résolut de m’en donner autant. Je montai à cheval à mon tour ; la gourmette était détachée, je n’y pris pas garde. À peine eus-je fait la première volte que je sentis un coup de chambrière tout à travers des reins qui vengea le page, et le fit rire à son tour à gorge déployée. Je le regardai d’un œil qui ne lui promettait rien de bon, et je tournais la tête de mon cheval pour le pousser sur lui à toute bride, mais Monsieur l’écuyer la saisit. Il ne faut pas, me dit-il, d’un air froid capable de me glacer, qu’un bon cavalier monte à cheval, sans avoir jeté l’œil sur tout le harnais : la gourmette du vôtre est abattue. J’en eus pour cela. J’achevai mon manège pour ce matin, bien résolu que ce serait le dernier de ma vie sous un maître si froid et si rigoureux. Je n’en témoignai rien dans le moment ; mais je n’ai pas voulu y retourner depuis ; et j’achevai ailleurs d’apprendre à monter à cheval.

J’apprenais à faire des armes chez un maître où quantité de bretteurs de Paris se rendaient. Je fis connaissance avec eux. Ils me prirent au commencement pour un nouveau débarqué. Je vis bien que pour être de leurs amis dans la suite, il fallait en bien battre tout au moins un. Ils n’eurent rien à me reprocher, et depuis ce temps-là nous avons bien vécu ensemble.

Mon père me mit en pension chez un ingénieur, où j’apprenais les fortifications. J’étais sorti du logis à cause de quelque petite brouillerie qui était survenue entre ma mère et moi, au sujet d’une fille de chambre fort jolie qu’elle avait mise dehors à cause de moi, parce qu’à ce qu’elle disait, je m’en servais aussi dans la mienne. Peut-être ne se trompait-elle pas, mais elle n’était sûre de rien. Elle ne laissa pourtant pas de m’en faire si mauvais visage, que je priai mon père de me retirer du logis, à quoi contribua encore l’arrivée de mon frère qui arriva [à] Paris.

Il fut reçu de ma mère en enfant gâté. Je comparai les caresses qu’elle lui faisait avec l’indifférence qu’elle avait pour moi. Cela acheva de me rendre la maison de mon père odieuse. Je redoublai mes instances auprès de lui : il prit mon parti dans quelques occasions. Cela suscita quelque froideur entre lui et ma mère ; enfin je le suppliai que comme Jacob je cédasse à mon aîné. Je lui représentai que tout le bruit qui arriverait à mon occasion, ne me serait jamais que funeste. Il aimait la paix domestique, quoique naturellement il aimât à être le maître chez lui. Cependant il me mit, comme je vous l’ai dit, en pension.

J’y restai pendant tout l’hiver ; et étant assez grand pour prendre un mousquet, il me mit dans la compagnie d’un de ses bons amis. Mon père voulut, qu’avant que de partir, j’allasse saluer Monsieur d’Alamogne, dans le régiment de qui j’allais servir, qu’il connaissait très particulièrement. Il me donna une lettre pour lui, et ne l’ayant point trouvé à Paris, je pris le parti d’aller la lui rendre à Versailles où il était. Je passai chez mon père pour lui dire ce que je faisais, et lui demander s’il n’avait point d’autre ordre à me donner. Justement comme j’étais au coin de sa rue, je vis mon frère entrer dans un lieu où je savais qu’il ne demeurait que des filles d’une vertu facile. Je crus d’abord m’être trompé, et pour m’en assurer, j’entrai dans la cour d’un cabaret où j’étais fort connu, et où je laissai mon cheval. J’entrai dans cette digne maison : je n’eus que faire d’entrer dans la chambre, je distinguai la voix de mon frère, et je le reconnus par le trou de la serrure.

Je vous ai dit que ses airs de pruderie le faisaient regarder de ma mère comme un Caton de nouvelle fabrique. Il était marié en province depuis fort peu de temps, et y avait épousé une fille parfaitement belle et bien faite, jeune, de fort bonne maison, et fort riche ; mais quoique les règles de la fidélité conjugale soient de pareille date que la création du monde, où Dieu ne créa qu’une seule Eve pour Adam, il ne croyait pas s’y devoir assujettir avec tant de rigueur.

Depuis son mariage et son retour à Paris, il vivait plus retiré que jamais ; c’était l’écuyer de la maman ; il ne manquait pas un sermon non plus qu’elle ; en un mot, qui en aurait voulu croire la facile mère, on aurait travaillé au procès-verbal de la canonisation de son cher enfant. J’étais instruit de tout ce qu’il faisait à Paris par un laquais du logis, qui non plus que moi ne l’aimait guère, à cause de ses airs de réforme, qui faisaient enrager tous les domestiques. Depuis qu’il était à Paris, il y avait plus de six mois, je n’avais point vu ma mère qu’elle ne m’eût fait un sermon qui tombait toujours sur Monsieur son fils qu’elle me proposait pour modèle. Elle savait que j’allais quelquefois chez la Martinière, qui était l’accoupleuse chez qui mon frère était. Elle avait fait tout ce qu’elle avait pu pour m’y surprendre, et avait bien protesté de m’y frotter les oreilles. Elle était femme à le faire ; mais j’étais plus subtil qu’elle, et elle avait toujours perdu ses pas. Elle n’avait pas pu faire déloger cette femme, parce qu’elle ne faisait point de scandale.

Je résolus de la détromper tout d’un coup quelque chose qui pût en arriver. Je fis appeler un savetier qui avait sa boutique au coin de la rue, et afin de n’être point vu parlant à lui, je le fis entrer dans le cabaret où était mon cheval. Je n’ai pas un sou, lui dis-je, il faut que j’aille tout présentement à Versailles, je viens de demander de l’argent à ma mère, elle m’en a refusé. Je lui ai dit que j’allais en voler chez la Martinière, et j’y vais effectivement ; allez lui dire que vous m’y avez vu entrer ; je suis sûr qu’elle m’y viendra trouver crainte que je ne fasse quelque sottise ; vous me ferez plaisir, et je vous donnerai de quoi boire à ma santé. Cet homme fit quelque difficulté ; mais comme je savais qu’il était un des espions de ma mère, je le menaçai de le bien battre, s’il ne faisait pas de bonne grâce ce que je lui disais. Il y alla donc, et moi je fis semblant de monter chez la Martinière, afin qu’il crût que j’y étais en effet. J’en ressortis aussitôt que je le vis entré au logis, et m’allai mettre en embuscade dans le cabaret.

Je n’y fus pas longtemps que je vis venir ma bonne maman avec un visage rouge comme feu, qui me promettait quelque tape. Elle était à pied, suivie de son cocher et de ses deux laquais. Dès que je la vis entrée chez la Martinière, je remontai à cheval. Je pris le grand tour, et me rendis chez mon père, à qui je ne dis rien de ce que je venais de faire, crainte d’avoir manqué mon coup. Je vis bientôt qu’il avait porté. Un moment après ma mère rentra toute bouffie, et mon frère qui la suivait était dans une telle confusion que je n’en eus aucun doute. En effet, elle l’avait trouvé sur les genoux d’une dona, dont il tenait le sein d’une main, et un verre de l’autre.

Quelle surprise pour la mère et pour le fils ! Je n’en eus pas la comédie, mais j’eus celle du logis. Je ne parlai qu’à mon père : il me donna de l’argent, et me retint à dîner ; il fit même servir plus tôt qu’à l’ordinaire. Nous nous mîmes à table tous quatre. Qui que ce soit ne disait mot. Ma mère était dans une telle colère, qu’elle n’osait ouvrir la bouche, ni pour manger, ni pour parler. Mon frère la copiait, et moi je ne pouvais pas m’empêcher de rire. En effet, ces différents personnages et le sujet le voulaient. Mon père en fut choqué.

Est-ce à cause, dit-il, que Cadet, il ne m’appelait point autrement, est ici à dîner, que vous êtes de mauvaise humeur ? Est-il pas du logis aussi bien que vous autres ? Que diable avez-vous à faire les mines que vous faites ? Et toi, poursuivit-il parlant à moi, qu’as-tu à rire entre cuir et chair ? Il n’est pas bien difficile de comprendre ce que c’est, lui répondis-je en riant. C’est que Madame a été pour me relancer chez la digne Martinière, et au lieu de moi, il s’est rencontré que le savetier son espion s’est mépris ; elle y a trouvé mon frère.

Il n’y avait pas moyen de dire que non : les laquais qui l’avaient suivie étaient ceux qui nous servaient à table, et qui ne pouvaient s’empêcher de rire. Je croyais que mon père allait prendre feu, il ne le fit pas ; au contraire, il se mit à rire aussi. Je ne sais ce qu’il put dire en particulier à mon frère, mais pour le moment il lui dit simplement que cela était infâme à un homme marié ; et tout au moins, ajouta-t-il, si vous ne craignez point Dieu, craignez les hommes, et surtout les chirurgiens.

Je n’en voulais pas plus, j’allai à Versailles ; et fort peu de temps après, je pris le chemin de Flandres, en intention d’y faire ma première campagne ; mais je ne la fis pas. Notre bataillon resta en garnison à Amiens, où je n’appris que l’exercice. Je m’y ennuyai, et j’allais demander mon congé pour m’en revenir, ou pour aller joindre l’armée qui était commandée par Monsieur de Turenne, lorsque je reçus des lettres de Paris qui m’apprenaient que mon père était à l’extrémité, et qu’il me demandait avec beaucoup d’empressement.

J’eus facilement mon congé, je pris la poste, et il était temps que j’arrivasse pour voir mon père en vie. Il est inutile de vous dire quelles furent ses dernières paroles. J’ai mal profité d’une partie qui me regardait, et d’autres n’ont pas mieux exécuté de leur part ce qu’il leur recommanda. Il mourut trop tôt pour moi, puisque je commençais d’être en état de faire quelque chose, et que je n’ai rien fait faute de secours. La paix même qui se fit me laissa dans toute l’inutilité de la jeunesse.

Mon père mourut vers la fin de juillet, et moi abandonné à ma bonne foi, je passai l’hiver à Paris avec des vagabonds, qui tout aussi bien que moi ne valaient pas grand-chose. Nous fîmes des débauches enragées, particulièrement le carnaval ; mais avant que de vous en parler, il faut que je vous dise une aventure aussi bouffonne qu’il en puisse jamais arriver.

Nous étions huit de notre société, entre autres Gallouin. Il n’y avait que lui et moi qui eussions chacun un laquais, et nous nous en défaisions quand nous voulions être inconnus. Il y avait le jeudi gras un grand bal au faubourg Saint-Germain. Nous résolûmes d’y aller masqués. Nous cherchâmes chez un fripier les habits les plus grotesques que nous pûmes trouver. Celui qui était fait pour habiller un homme en diable, tout garni de sa queue et de ses griffes, m’échut par le sort ; car nous voulûmes les tirer. Nous allâmes souper, c’est-à-dire à notre ordinaire boire comme des trous ; après cela nous allâmes au bal dans deux carrosses dont les cochers nous firent payer plus que ne valait tout leur train, encore fallut-il les payer d’avance, et nous fîmes mal ; car sitôt que nous fûmes entrés au bal, les fripons s’en allèrent, et nous n’avons pu les reconnaître depuis.

Au sortir du bal nous les appelâmes, et ne les trouvâmes pas. Nous étions fort éloignés de chez nous. Que faire ? Nous entrâmes dans un cabaret où nous vîmes de la lumière. On nous donna à boire, mais on ne put nous donner à coucher ; il fallut donc revenir à pied. La nuit était noire comme beau diable, et la quantité de vin que nous avions bu nous faisait trouver la rue trop étroite. Nous nous séparâmes mal à propos, chacun prit de son côté. Je ne savais où j’étais, et je pensai me casser le cou contre la boutique d’un savetier où je me cognai. Ayant reconnu ce que c’était, je me résolus d’y attendre le matin. Je me fourrai dedans le mieux que je pus, et me couchai sur la planche qui traversait cette boutique.

Le vin que j’avais bu me fit dormir aussi tranquillement que dans un bon lit, sans songer pas plus à ma compagnie, que si je ne l’avais jamais vue. Je ne voulais rester là que jusqu’à ce que les vendeurs d’eau-de-vie courussent ; c’est-à-dire jusqu’à la pointe du jour ; mais quand je fus une fois endormi, je ne fus pas maître de me réveiller, et apparemment le savetier, à qui cette boutique appartenait, avait fait aussi la débauche, il ne vint qu’à plus de neuf heures.

Je m’étais réveillé au grand jour tout transi de froid, je ne me souvenais plus où j’étais, néanmoins à force de rappeler mes idées je m’en ressouvins. De sortir de là pendant le jour vêtu comme j’étais, je ne m’y pouvais pas résoudre ; et malgré le froid j’y aurais attendu la nuit, si le savatier ne fût venu détourner sa boutique. Il crut que le diable en avait pris possession, et fit un cri enragé, qui fit regarder tout le monde dans une rue fort passante.

Me voyant découvert, je pris le parti [de sortir] de mon fourreau, et de courir de toutes jambes. Je me jetai donc en bas de cette boutique le masque sur le nez, et personne ne doutant que je ne fusse un vrai diable, on fit bientôt place aux griffes que je montrais à tout le monde. Dès que je fus sur mes pieds, et que j’eus pris l’air, je me mis à courir de toute ma force sans savoir où, et j’allai justement me fourrer dans un enterrement au détour de la rue. Les prêtres firent volte-face, et comme j’allais justement du côté du corps, ceux qui le portaient le laissèrent tomber et se mirent à fuir. Je ne pus m’empêcher de rire de leur peur ; je continuai ma course jusque dans un cabaret où je me jetai. C’était heureusement celui où nous avions bu en sortant du bal. Des garçons qui m’avaient vu la nuit me reconnurent, et la peur cessa partout.

Je croyais en être quitte pour me faire reconduire au logis, où j’envoyai chercher mon laquais et un habit, je me trompais. L’alarme que j’avais causée à cet enterrement, et la chute du corps, dont la bière s’était rompue, firent croire aux parents et à la digne assemblée, que c’était un guet-apens. On assiégea le cabaret pour, disait-on, m’assommer ; et pour m’arracher des mains de cette canaille, je fus obligé d’envoyer chercher un commissaire. Il ne me connaissait pas, mais il connaissait mon nom. Il voulut savoir si je lui disais vrai, il alla lui-même chez ma mère à qui il conta mon aventure, elle en rit de tout son cœur, et m’envoya son carrosse et deux laquais avec le mien. Je changeai d’habillement, et ma figure imprimant du respect à cette populace, j’en sortis avec honneur.

Je ne me retirai pas pour cela de la société. Nous étions le dimanche suivant, dernier du carnaval, dans une maison qui appartenait à l’un de nous, et qui n’était pas habitée, parce que les maçons y travaillaient. C’était là que pour plus de liberté nous tenions nos assemblées, il y avait pour tout meuble des planches qui nous servaient de siège et de table. Une douzaine de plats de terre faisaient nos assiettes et notre vaisselle, et étaient accompagnés de pots sans anses, et de trois vilains chandeliers de bois ; il n’y avait que les bouteilles qui fussent toujours propres, parce qu’elles étaient toujours neuves. Deux pavés nous servaient de chenets, et deux ou trois bottes de paille couvertes d’un méchant morceau de toile faisaient notre lit, tant pour nous que pour les dignes demoiselles de notre société. Enfin c’était un vrai taudion, et nous nous y divertissions à notre manière, mieux que nous n’aurions fait dans le plus magnifique palais du monde. Du reste grande chère et beau feu : nous y buvions du vin excellent, et y mangions de bons morceaux assez souvent sans couteaux, et toujours sans nappes ni serviettes. Un de nos plaisirs des plus ordinaires, était de faire enivrer trois ou quatre filles de Vénus, de semer la discorde entres elles, et de les faire battre à coups de poing. Cela est assurément divertissant, et cette sorte de plaisir ne me ferait point encore d’horreur, n’y ayant rien de plus risible.

Ce dimanche donc, nous résolûmes de pousser notre débauche à bout. Nous étions douze de notre bande ; c’est-à-dire, huit hommes et quatre nymphes. Nous entendîmes passer un oublieux, nous l’appelâmes, il monta, et fut surpris de se trouver dans un endroit aussi vilain que le nôtre. Nous le fîmes boire pour lui faire reprendre cœur. Nous jouâmes contre lui, comme nous l’avions résolu, quatre fois plus que ne valait son corbillon ; il voulut sortir pour aller quérir de quoi nous payer, nous ne le lui permîmes pas. Nous lui fîmes son procès prévôtalement, disions-nous. Nous le liâmes comme un criminel, les demoiselles, l’une le juge, une autre le commissaire, une autre le procureur du Roi, et l’autre le greffier. On le mit sur la sellette où il fut interrogé, pourquoi il avait joué sans avoir de quoi payer comptant. Le pauvre diable ne savait où il en était, les hommes étaient ses parties et ses accusateurs ; et les belles ses juges. Elles allèrent aux opinions, et conformément aux conclusions de la gueuse qui faisait le procureur du Roi, celle qui contrefaisait le juge le condamna à être pendu, et le reste.

Il fallait être aussi ivres que nous l’étions, pour pousser la débauche jusque-là, car ce garçon pensa mourir de peur. Pour exécuter cette sentence, nous le fîmes monter à une grue qui était dans la cour et qui servait au bâtiment. On lui mit la corde au cou, qu’on coupa sans qu’il s’en aperçut, et on le jeta d’un pied de haut sur un monceau de plâtras et de fumier. Il avait les mains liées, ainsi il ne pouvait pas se remuer. Notre intention n’était que de lui faire peur, et on ne peut pas mieux réussir, car il l’eut toute entière.

Nous nous mîmes tous à rire d’avoir si bien joué, mais nous ne rîmes pas longtemps. Le pauvre garçon resta, sur le fumier sans connaissance ni mouvement. La tristesse succéda à notre plaisir : nous nous en repentîmes, et lui donnâmes tout le secours dont nous pûmes nous aviser. Il reprit enfin connaissance, mais la faiblesse lui resta avec une fort grosse fièvre. Nous l’avions porté proche d’un grand feu et ne lui épargnâmes pas le vin.

Nous envoyâmes quérir un chirurgien à qui nous avouâmes sans déguisement ce que nous avions fait. Il le saigna et nous fit une réprimande telle que notre sottise la méritait. Il nous obligea de donner à ce garçon de quoi se faire guérir de sa fièvre, et de quoi l’obliger au secret. Nous le fîmes, et grâce à Dieu, nous n’eûmes pas la peine de le garder longtemps. Ce garçon fut huit jours malade sans retourner chez son maître, et qui n’en ayant plus que faire en carême, ne le voulut pas reprendre. Nous nous intéressâmes pour lui faire avoir une condition, et nous le mîmes chef de cuisine chez un homme de la première qualité, et il fut ensuite le premier à rire de la peur qu’il avait eue. Nous nous promîmes bien Gallouin et moi de n’avoir plus de part à aucun divertissement si dangereux, qui avait pensé coûter la vie d’un homme.

Voilà de quelle manière je passai la première année de mon deuil. Par ces deux échantillons, vous pouvez juger du reste de la pièce. Gallouin, comme je vous l’ai dit, était des nôtres, et même des plus ardents ; et c’est là qu’il apprit des secrets qui très assurément passent la nature. Pour moi je vous avoue que je ne voulus en savoir aucun, n’ayant nul goût pour ces sortes de choses ; du reste je menais la vie d’un franc libertin, et pour me retirer d’une compagnie si méchante, j’avais besoin qu’elle se dissipât. Le carême commença ; Pâques et un jubilé qui arriva dans le même temps achevèrent de la rompre, outre que je voyais bien moi-même que ma perte était infaillible si je ne changeais de vie. Je me réformai donc, mais non pas de telle sorte que je ne conservasse toujours mon attache au plaisir ; j’en bannis l’éclat et l’excès.

Je commençai donc à lier des connaissances plus honnêtes et à rechercher celle de mes voisines. La première à qui je m’adressai fut Sophie, qui depuis a épousé d’Épinai. Je ne croyais pas qu’elle eût un amant déclaré et favorisé. Si je l’avais cru, je n’y aurais pas perdu ma peine ; car naturellement je ne suis pas d’humeur incommode ; mais cette fille cachait si bien ses affaires, que je lui crus le cœur libre, et sur cette croyance je m’attachai auprès d’elle. Elle est assez aimable quoiqu’elle ne soit pas belle. Elle est bien faite, et à tout prendre vaut bien la peine de s’y arrêter, au moins pour moi qui n’y cherchais pas tant de raffinement.

Elle me reçut assez bien au commencement. Je crus avancer mes affaires, mais je me trompais, et je m’aperçus que je ne devais ses civilités qu’au dessein qu’elle avait de ramener son amant par un peu de jalousie. Dans un autre temps j’aurais ri de l’aventure ; mais il ne me plut pas d’en être la dupe ; et de fait elle m’avait laissé prendre de certaines libertés, qui, quoique innocentes, ne laissaient pas de me persuader que j’étais en droit d’entreprendre davantage. Je ne croyais pas que d’Épinai butât au mariage : ainsi je ne crus pas lui faire une grande offense de faire enrager sa maîtresse. Je crus qu’il se passait entre eux quelque chose de criminel ; il n’en était rien, mais je voulus le croire.

Je sus un jour qu’il était chez elle ; elle ne m’avait point dit le sujet de ses visites si fréquentes, elle tâchait de me tromper, et moi de me venger. Sachant qu’il était chez elle, j’y allai, et sans frapper j’entrai tout d’un coup dans sa chambre. Je les trouvai dans une situation telle que je pouvais la souhaiter. Ils étaient auprès du feu, lui dans un fauteuil, et elle sur un tabouret entre les jambes de son amant, sur les genoux de qui elle avait les deux coudes appuyés et la tête penchée en arrière sur l’estomac de d’Épinai, et lui, il avait les deux mains dans le sein de sa belle, l’une d’un côté et l’autre de l’autre, comme des pistolets à l’arçon de la selle.

Au bruit que je fis en entrant elle tourna la tête de mon côté, et se leva en colère d’avoir été surprise dans un tel état. Vraiment, me dit-elle d’un air refrogné ; c’est bien comme cela qu’il faut entrer chez les gens. Vraiment, lui répondis-je sur le même ton, j’aurais fermé la porte sur moi, si j’avais été en votre place. Je voudrais bien vous demander, dit-elle, ce que vous cherchez ici ? J’y cherchais, répondis-je, deux amants heureux et contents ; je les ai trouvés et je les y laisse, et je sortis. D’Épinai courut après moi au plus vite, je crus qu’il voulait faire le méchant ; au contraire, il me pria de ne rien dire de ce que je venais de voir, qu’il ne recherchait Sophie que pour l’épouser, que sur ce pied-là elle lui accordait des faveurs qui pouvaient passer pour criminelles devant le monde, mais qui étaient innocentes entre elle et lui, et acheva par me promettre de me tenir compte du secret. Je lui répondis qu’il se moquait de moi, que j’aimerais mille fois mieux être pendu que de me taire. Que Mademoiselle Sophie m’avait fait enrager, que j’aimais avant lui ; et qu’elle ne m’en avait jamais tant accordé. (Je ne voulais pas faire semblant qu’il l’aimât avant moi, je voulais supposer qu’ils ne s’aimaient que du temps qu’ils s’étaient raccommodés. ) Pour votre mariage, ajoutai-je, bagatelle : je le croirai quand je le verrai ; mais pour vous servir de commode, je ne le ferai assurément pas. Il réitéra ses prières et n’avança rien, je le quittai sans lui rien promettre ; s’il avait osé, il m’aurait battu, mais il craignit de l’être.

Dès le soir même j’allai voir Sophie, à qui je proposai fort honnêtement des conditions fort malhonnêtes pour m’obliger au secret. Je lui promis de me taire, pourvu qu’elle m’en accordât autant. Pour toute réponse à ma proposition, elle pensa me sauter aux yeux. Je l’en empêchai, mais non pas de quereller, m’étant toute ma vie fait un plaisir des injures des femmes, pourvu que la griffe ne s’en mêlât pas. Mais comme elle n’était pas harengère, je n’eus pas tout le plaisir que j’aurais voulu. Après son premier feu elle revint aux prières, et moi à mes articles.

Quoi, ma belle Demoiselle, lui dis-je, pensez-vous que je sois d’humeur à être votre dupe ? Vous m’avez dit que vous ne me haïssiez pas, vous m’avez laissé prendre de certaines petites libertés qui assurément barbouilleront la candeur de votre vie, si je suis assez sincère pour les déclarer : par là vous savez que vous avez intérêt de me ménager ; cependant vous me sacrifiez tout d’un coup ! Et pour surcroît de bonne volonté, vous me priez de vous garder le secret. Il faut parbleu, poursuivis-je, que vous me croyiez bien bon, ou bien peu sensible ! Ces sortes de prières là ne se font qu’à un moine qui n’ose pas lui-même déclarer le commerce qu’il a eu avec une femme ; mais à un homme comme moi, c’est se moquer du siècle ; et je m’exposerais moi-même à être tous les jours la dupe de pareilles friponnes que vous, si je ne me vengeais pas de votre perfidie. Je crois, tout bien compté, que vous n’avez pas gagné au change, et que je vaux bien d’Épinai. Vous valez mille fois mieux, dit-elle, mais vous ne me regardez pas, comme lui, sur le pied du sacrement. Si vous vous étiez expliqué, je vous aurais préféré, et je vous préférerai encore si vous voulez. Je vous remercie plus que très humblement, repris-je d’un ton ironique ; et tout aussitôt je me mis à chanter, je ne veux point du lait, quand un autre a la crème. Cela acheva de la déconcerter. Elle pleura, elle querella, et je la quittai.

Ne me souciant pas fort d’elle ni de son amant, je contai ce que j’en savais à quiconque voulut m’entendre. Cela donna à rire à leurs dépens ; car j’avais pris soin de donner au tableau des couleurs de ma façon. J’avançai par là leur mariage qu’ils firent promptement pour faire cesser la médisance. Quand je vis que c’était tout de bon, et que le sacrement s’en mêlait, je me crus en droit de les traverser, et me fis un plaisir de les voir mariés inutilement.

J’avais entendu parler à mes amis de débauche d’une composition qui dissipait toutes les forces naturelles, et qui rendait un homme inutile aux dames pendant fort longtemps. J’en demandai à Gallouin, il m’en donna. Il semblait que ce fût de l’eau de roche, tant elle était claire et belle. Je la mis dans une petite fiole sur moi, résolu de la faire avaler à d’Épinai. Le coup était scélérat, mais je n’y regardais pas de si près ; et je vous dirai encore quelque chose de pis. J’allai trouver Sophie, je lui dis d’un air hypocrite, que je venais lui faire réparation et me soumettre à tout ce qu’elle voudrait ordonner pour me punir des impertinences que j’avais dites d’elle et de son amant. Que j’en étais au désespoir et prêt de faire telle réparation qu’il lui plairait, enfin je lui fis voir un véritable et sincère repentir. Il lui faut rendre justice, elle n’a pas le cœur propre à conserver de rancune. Elle me pardonna de tout son cœur, et me pria même de ses noces. Je repris un ton scélérat pour lui dire qu’elle devait être contente de sa victoire ; que ce devait être assez pour elle de m’avoir humilié, sans pousser sa cruauté jusqu’à vouloir me rendre spectateur d’une cérémonie qui me mettrait au désespoir. Je ne viens ici, poursuivis-je, que poussé d’un vrai regret de vous avoir offensée, je ne suis point dégagé. Je vous aime toujours, mais je ne vous troublerai jamais. Je ne me sens point un cœur à l’épreuve de la rage de vous voir entre les bras d’un autre ; laissez-moi porter hors de Paris mon chagrin. Je ne veux de vous et de votre amant qu’un généreux pardon de mes folies et de mes médisances. C’est une étrange chose que l’amour-propre. Sophie se flatta qu’elle m’avait inspiré un amour tendre et violent. Elle mordit à l’hameçon et me fit voir du chagrin de ma résolution. Elle se raccommoda de bonne foi avec moi, et voulut même faire ma paix avec son amant.

Il arriva dans le moment, je lui fis des compliments à perte de vue ; il triompha du sacrifice, et s’en estima mille fois davantage. Pour l’entière réconciliation, Sophie envoya chercher à déjeuner. Je versai adroitement mon eau dans un verre, et la fis avaler à d’Épinai avec du vin. Nous achevâmes de déjeuner, et je les quittai en apparence le meilleur de leurs amis ; ce coup-là se fit vers les Rois.

J’allai passer le carnaval et le carême en Bretagne aux terres de Monsieur de Rohan avec un de ses officiers de mes amis. Nous ne revînmes qu’après les fêtes de Pâques. Je m’informai de Sophie ; j’appris que depuis son mariage, elle était jaune comme un coing : que son époux n’était pas mieux, et qu’ils faisaient très mauvais ménage ensemble. Je reconnus là l’effet de ma boisson. J’allai la voir, elle me reçut fort bien, et je la trouvai toute changée. Je lui demandai quelle maladie elle avait eue. Je la tournai de tant de côtés et jurai tellement de lui garder le secret, qu’enfin : c’était bien des faussetés, me dit-elle en soupirant, que vous débitiez de Monsieur d’Épinai et de moi avant notre mariage ! Le pauvre homme n’a rien de mâle, et je suis encore au même état que j’étais lorsque j’ai été épousée ! Comment, lui dis-je, feignant d’être fort surpris, vous êtes logée au temps perdu ? Hélas oui, me répondit-elle, d’un air si naïf, que je ne pus m’empêcher de rire. Je la plaignis en son particulier ; j’allumai le feu ; je lui persuadai de ne pas user sa jeunesse avec un homme incapable de la rendre heureuse ; je la poussai à se faire démarier, et lui promis de l’épouser sitôt qu’elle serait dégagée d’avec lui.

Je lui fis voir des transports qu’elle aurait fort souhaités dans son époux. La comparaison qu’elle en fit dans ce moment la fit pleurer. Je voulus profiter du désordre où je l’avais mise, peu s’en fallut que je n’en vinsse à bout, mais le mari qui se fit entendre, rompit mes mesures.

Elle se souvint de ce que je lui avais promis ; elle était de chair et d’os et sujette à de certaines tentations que d’Épinai ne satisfaisait pas. Elle résolut de faire connaître l’abus de son mariage. Tout ce que d’Épinai lui put dire ne la fit point changer de résolution ; elle ne suivait que mon conseil, et me rapportait jusqu’au moindre mot de ce qui se disait entre eux. Le pauvre homme croyait être ensorcelé ; et le plaisir fut que ni lui ni elle ne me soupçonnèrent jamais d’avoir part au prodige.

Enfin la prétendue rupture fit du bruit ; mais comme j’avais pris avec Sophie de trop forts engagements pour m’en dédire sans peine, si elle était une fois en état de me faire tenir parole, je n’attendis pas la décision du procès pour terminer le charme. Je fis écrire une lettre d’une main inconnue que je fis adresser à la mère de Sophie, par où on l’avertissait que ce n’était qu’un breuvage dont la force serait passée dans quatre mois du jour du mariage. On la priait de faire en sorte que sa fille différât jusqu’à ce temps-là la rupture, et qu’elle aurait pour lors tout sujet d’être satisfaite de son époux. Cette femme en parla à Sophie qui me le dit. Je traitai cela d’imposture, j’accusai mon malheur ; je lui fis voir un désespoir dont elle me tint compte, et malgré sa mère je l’obligeai de pousser le procès contre son mari.

Je fus content de ce que j’avais fait ; je n’en voulus pas davantage. Je me découvris à Gallouin qui me tira promptement de peine. Il savait le contrepoison, et sans que j’y parusse, il mena dîner d’Épinai avec lui, et dans une poitrine de veau en ragoût, il lui fit prendre d’une drogue qui le rendit tout autre. Il ne lui en parla point : il se contenta de le rassurer contre la crainte qu’il avait de se présenter devant sa femme. Il le fit boire plus qu’à l’ordinaire, pour dissiper, disait-il, les humeurs noires qui affaiblissaient la vigueur de son corps ; et enfin il le quitta en bon état, après lui avoir cité ce que Monsieur de Montagne dit dans ses Essais sur un sujet pareil.

D’Épinai sentant le retour de l’homme alla trouver sa femme ; sa belle-mère, qu’il informa de l’état où il était le laissa seul avec elle. Celle-ci qui craignait encore d’être abusée comme elle l’avait été plusieurs fois, ne voulait pas le laisser faire. Cette résistance acheva de l’animer. Le vin qu’il avait dans la tête le rendit plus hardi ; et les prières étant inutiles, il eut recours à la force, et en vint à bout.

Après cela il ne prit plus avec elle de ces airs soumis, auxquels sa faiblesse l’avait assujetti. Il changea de toutes manières. Mes fréquentes visites lui avaient donné de l’ombrage, il n’avait osé s’en expliquer ; mais voyant qu’elles continuaient, il s’en prit à sa femme, et lui défendit absolument de me voir. Elle me le dit, et m’en fit voir de la douleur ; mais comme j’étais content et qu’elle devait l’être aussi, je lui dis qu’elle devait pour son repos tâcher de regagner la confiance de son mari en me sacrifiant, et en lui obéissant avec une soumission aveugle, après la rupture qu’elle avait tentée ; et que moi-même, quelque tourment que j’en pusse souffrir, je me priverais de la voir, crainte d’être cause de sa perte. Elle trouva ma réponse bien indifférente et bien dure ; elle me le témoigna, et je ne m’en souciai pas. Je ne lui ai point du tout parlé depuis. Je crois que dans le fond du cœur elle ne m’aime guère, quoique nous ayons été bons amis. Voilà de quelle manière finit ma première intrigue qui suivit ma réforme : voyez si je n’étais pas bien converti. Cette aventure est scélérate, elle n’est pourtant rien en comparaison de celle qui la suivit, et que je vais vous dire.

Ce fut avec Célénie que vous connaissez tous. Elle était fille, jeune, parfaitement bien faite et assez belle. Son teint un peu brun, ses yeux noirs et vifs qui ne respirent que l’amour ; sa naissance du mois de mai, temps auquel la nature n’en produit point de cruelles, ou bien peu, me firent croire que je ne perdrais pas mon temps auprès d’elle : pour celle-là, je l’aimai d’assez bonne foi pour vouloir l’épouser ; mais mon dessein ne dura que jusqu’à la conclusion entre elle et moi, après cela je ne songeai plus au sacrement. Je la connaissais de longue main, étant tous deux voisins. La première fois que je lui parlai ce fut à une noce, où elle vint déguisée en paysanne. Elle avait un petit panier avec deux œufs et un petit fromage, comme une fille des champs, mais d’un leste et d’un propre à charmer. La chaleur qu’il faisait l’avait obligée d’ôter son loup. Il y aurait bien du plaisir à vous casser des œufs ma belle fille, lui dis-je. Il est aujourd’hui dimanche, dit-elle, on ne mange point d’omelette. Ce ne serait pas pour faire une omelette, lui dis-je, que je voudrais casser vos œufs, ce serait pour vous faire venir du lait. J’ai une vache qui m’en fournit plus qu’il m’en faut, répondit-elle. Savez-vous le faire cailler, repris-je ? Assurément, dit-elle, et si je sais faire aussi du beurre et du fromage. Ne le laissez-vous point manger au chat, lui dis-je ? Il n’y en a point chez nous, me dit-elle. Vous êtes pourtant une souris de bonne prise, continuai-je, et je voudrais bien être votre rat de campagne. J’en viens chercher un en ville, dit-elle : ils me semblent plus beaux et plus polis. En avez-vous trouvé quelqu’un aujourd’hui, répliquai-je ? Non, dit-elle, je n’ai point trouvé de marchand, et je remporte mon étalage. Voulez-vous me le vendre, lui demandai-je ? Très volontiers, répondit-elle, je vous en ferai même bon marché ; car je suis lasse d’attendre, et je veux m’en retourner.

Comme nous allions poursuivre, on vint la prendre pour danser ; cela nous interrompit. Elle me prit ensuite ; et lorsqu’après en avoir pris une autre, je voulus la rejoindre, je ne la vis plus. J’allai chez elle le lendemain ; je lui dis que je venais conclure le marché. Elle se mit à rire, et me dit qu’il n’était pas jour de vente pour elle. Cela donna occasion à une conversation plus suivie, que je ne vous répéterai point, non plus que d’autres que j’eus avec elle pendant fort longtemps.

Enfin je me déclarai. Cela vint au sujet de la sœur aînée qui se mariait. Vous savez qu’elles étaient trois sœurs, qui toutes trois ont été mariées fort longtemps l’une après l’autre, et toutes trois plus de six ans plus tard qu’elles n’auraient voulu. Je l’entretins du mariage de sa sœur ; elle me parut avoir envie de l’être aussi. Je m’offris de la demander, et lui dis que je ne croyais pas qu’on me refusât. J’en tombe d’accord, dit-elle, on ne vous refuserait pas, mais on ne vous accepterait pas non plus, parce que notre aînée est fort avantagée en argent comptant, que ma mère a fait tous ses efforts pour lui donner toute sa dot en espèces ; et qu’il ne reste plus dans la maison que des effets, dont on ne peut pas se défaire sitôt, et qu’outre cela, ma mère ne consentira pas à me marier que Toinon ne la soit aussi bien que son aînée. Elle est la mienne, il est juste qu’elle fasse figure la première ; je doute même que vous m’aimiez avec sincérité. Et par quel endroit, lui demandai-je, pouvez-vous croire que je ne vous aime pas avec toute l’ardeur possible ? Je crains, dit-elle, que votre attache pour moi ne soit un amusement pour vous faire oublier plus facilement la belle Mademoiselle d’Épinai. Vous ne pouvez disconvenir que vous ne l’ayez aimée, et que vous ne l’aimiez encore. J’avoue, lui répondis-je, que je l’ai aimée avec toute la tendresse dont je suis capable. J’avoue que j’ai un vrai repentir de l’avoir offensée ; j’avoue que j’ai vu avec joie renaître mes espérances dans le divorce qu’elle méditait ; mais vous ne pouvez pas disconvenir au moins que ma retraite d’auprès d’elle, crainte de lui faire des affaires avec son époux, ne soit d’un parfaitement honnête homme ; et d’un véritable amant, reprit-elle avec précipitation. Oui, sans doute, continuai-je, c’est mon caractère. Je préférerai toujours la tranquillité et les intérêts d’une fille ou femme que j’aimerai, aux miens propres. La même sincérité que j’ai eue pour elle, me durera pour vous ; et vous ne me verrez point démentir.

J’avoue à mon tour, reprit-elle, que la manière dont vous en avez agi avec elle, est d’un honnête homme ; et si j’étais assurée que vous eussiez autant d’amour pour moi que vous en avez eu pour elle, je vous avouerais que je vous aimerais bien aussi. Je la rassurai contre ses soupçons, et lui dis que le meilleur moyen de la convaincre était de la faire demander à sa mère ; que je ne l’oublierais pas, et que je la suppliais de me le permettre. Elle y consentit, mais elle ajouta qu’elle ne croyait pas que je réussisse.

Comme je l’aimais de bonne foi, j’en fis faire dès le lendemain la proposition à sa mère devant elle. Celui que j’avais chargé du compliment était homme d’esprit, il s’acquitta parfaitement bien de son rôle. Il lui parla devant ses deux filles. Il lui dit qu’il venait lui proposer un parti qu’elle ne refuserait pas pour Célénie. L’aînée rougit de dépit, de voir que cela ne la regardait pas. La mère le remarqua, aussi bien que sa sœur et [m] on agent. Elle répondit que je faisais honneur à elle et à sa fille, mais qu’elle ne pouvait s’engager que Toinon n’eût trouvé un parti : qu’étant l’aînée, il était juste qu’elle fût pourvue la première ; et que tout ce qu’elle pouvait faire, était de conclure en même temps pour l’une et pour l’autre. Qu’elle me priait de patienter jusqu’à ce temps-là, qui peut-être arriverait plus tôt qu’elle ne croyait elle-même. Qu’elle était obligée d’en user comme elle en usait, parce que le mariage de la cadette ferait tort à celui de l’aînée dans le monde, s’il se faisait le premier. Mon agent sortit avec cette réponse.

Célénie me la rapporta mot pour mot, avec la colère de sa sœur. Si bien donc, ma chère Célénie, lui dis-je, en la prenant entre mes bras, qu’il faudra attendre que votre sœur soit contente pour être heureux. Je m’étais bien attendue à cette réponse, dit-elle ; cependant c’est une nécessité de s’y conformer. C’est une nécessité, repris-je ? Et si Mademoiselle votre sœur ne trouve parti de quatre ans, nous serons donc quatre ans à nous morfondre ? Et cela sera, poursuivis-je, et peut-être plus. Je vous en fais juge vous-même, qui diable voudra d’elle ? Elle n’a pas la moindre qualité qui puisse attirer un honnête homme. Je disais cela d’autant plus facilement que je savais que Célénie ne l’aimait pas ; et qu’outre cela elle n’était ni belle ni bien faite. Que voulez-vous y faire, me dit Célénie en riant ?

Si vous voulez m’en croire, poursuivis-je, nous serons mariés avant elle, et en dépit d’elle, cela ne dépend que de vous, mais il faut que vous ayez autant de résolution que d’amour. S’il ne faut que de la résolution, dit-elle, je n’en manquerai pas, dites-moi de quoi il s’agit. Il faut, lui dis-je, que nous terminions ensemble sans leur en parler. Le moyen est gaillard, dit-elle. C’est le seul à prendre, repris-je. Votre mère m’accepte, ce n’est que la considération du droit d’aînesse de votre sœur qui l’empêche de consentir à votre satisfaction et à la mienne ; mais quand elle verra une raison plus forte, il faudra bien qu’elle passe par-dessus. Je vous engage ma parole, lui dis-je, en l’embrassant, que vous aurez tout lieu d’être satisfaite. Vous tombez d’accord que je suis honnête homme, et vous ne devez pas craindre que je vous manque de ma part ; comme je suis certain que vous ne me manquerez pas de la vôtre. Faites-y vos réflexions, et vous verrez que je ne vous propose rien que de très juste et très faisable. Vous vous moquez de moi, reprit-elle. J’avoue que cela est faisable ; mais il ne s’ensuit pas que ce soit une chose juste. Je ne la pressai pas davantage pour ce jour-là, espérant que le temps et les occasions l’amèneraient insensiblement à mon point : la maxime étant très certaine, que fille qui écoute est à demi persuadée ; et je ne me trompai pas. Je la laissai et je sortis. La mère qui m’avait fort bien reçu en entrant, me fit mille civilités en sortant ; ce que ne fit pas l’aînée, qui ne me regarda que de travers.

J’y retournai deux jours après, et je trouvai les choses outrées ; c’est-à-dire, que l’aînée qui ne pouvait supporter patiemment la préférence que je donnais à la cadette, la maltraita de paroles. Celle-ci pour toutes défenses lui dit, qu’elle n’était pas cause si on la trouvait plus aimable qu’elle. L’aînée prétendit qu’elle me faisait des avances. Célénie soutint le contraire ; et la mère qui s’en mêla, perdit le temps auprès de l’aînée, qui avait l’esprit aussi mal fait que le corps. La cadette se tut, et la mère voyant la noise apaisée sortit. J’entrai dans le temps de cette altération entre les deux sœurs. Toinon qui me vit dit avec dépit, voilà Monsieur, Mademoiselle sera bientôt contente. Je me réjouirai toujours, repris-je, lorsque ma présence, bien loin de déplaire, lui donnera quelque satisfaction. Je vous ai l’obligation de m’en avoir averti. Je vous avoue que jusqu’à présent, elle ne m’en avait rien témoigné, et je ne croyais pas être aussi heureux que je le suis. Ma sœur peut se méprendre, Monsieur, reprit Célénie ; il ne faut pas tout à fait croire ce qu’elle en dit. Hé quoi, belle Célénie, lui dis-je, m’enviez-vous jusqu’aux bontés que Mademoiselle a pour moi ? Je ne vous les envierais pas, reprit-elle, si elle ne m’en faisait pas l’objet, et je verrais avec joie que ces sortes de bontés ne provinssent que de son fonds, et que vous ne les dussiez qu’à son cœur. Quel que soit le motif qui fasse agir Mademoiselle, lui dis-je, je serai toujours prêt à lui rendre grâce de ce qu’elle pourra faire en ma faveur. Je vous en quitte, Monsieur, dit-elle brusquement ; je vous laisse ensemble faire vos explications. Je vois bien que je serais de trop avec vous ; et je ne veux pas vous chagriner par ma présence.

Célénie la rappela inutilement. Comment donc, lui dis-je, d’où vient cette aigreur entre vous et votre sœur ?  Elle ne peut souffrir, dit-elle en riant, que vous m’aimiez. Elle croit que votre cœur est un vol que je lui fais. Attachez-vous à elle, elle s’apaisera, et nous redeviendrons bonnes amies. Je m’en suis toujours douté, repris-je, non pas qu’elle m’aimât ; mais qu’elle serait en colère de ce que je vous aurais fait demander avant qu’elle fût hors d’état de vous porter envie. Vous voyez bien, poursuivis-je, que tout ce que nous avons prévu est arrivé ; c’est à vous à voir si vous voulez être la victime du temps, et passer le plus beau de votre jeunesse dans l’attente que quelqu’un par pitié se déclare pour elle. Vous la mettez bien bas, me dit Célénie en riant, elle n’est pas d’une laideur à faire pitié, et quelqu’un sans doute la regardera avec d’autres yeux que vous. Il est vrai, belle Célénie, lui répondis-je en la regardant, mes yeux charmés de vous ne voient rien d’aimable ailleurs. Je voudrais que votre sœur fût aussi belle que vous, afin que son bonheur pût avancer le nôtre ; mais je forme un souhait inutile. Il ne dépend que de vous de me rendre parfaitement heureux, et si je le puis dire, vous vous rendrez en même temps heureuse. Je ne vous demande que ce que je vous ai demandé ; et je suis sûr que votre cœur s’est mis de mon parti, pour peu que vous l’ayez consulté.

Il est vrai, dit-elle, que j’y ai songé, et que c’est le plus court chemin ; mais avouez avec moi qu’il est tout rempli de hasards. Je n’y en vois point, repris-je, quels sont-ils ? Votre changement, répondit-elle ; le peu d’estime que vous feriez de moi, si je me donnais à vous sur votre simple parole. Le bruit que notre aventure peut faire dans le monde, et la honte que je me ferais à moi-même, si je m’étais oubliée jusque-là. Ces raisons ne sont bonnes, repris-je, qu’avec les gens de l’autre monde. Pourquoi auriez-vous honte avec moi ? Une femme doit-elle en avoir avec son mari ? Les bruits qui pourraient courir de votre engagement avec moi, ne seraient-ils pas pleinement justifiés ? Il est ridicule de croire que je vous en estimerais moins ; au contraire, je connaîtrais que vous m’aimez avec la dernière confiance, et je vous aimerais davantage, parce que je ne devrais vos faveurs qu’à vous seule ; et mon amour deviendrait un amour de reconnaissance, comme il l’est d’inclination. C’est une fausse crainte que celle de me voir infidèle : en me la témoignant vous oubliez que vous m’avez dit que vous me croyez honnête homme. Cette bonne opinion cadre-t-elle avec une crainte qui m’est si injurieuse ? Mais si vous n’en croyez ni mes serments ni mes paroles, croyez-en tout ce qu’il vous plaira de me faire écrire. Pourrais-je dédire en même temps une promesse de ma main, et l’homme qui a porté parole à votre mère ? Vous voyez bien que cela choque le sens commun. Déterminez-vous, ma chère Célénie, poursuivis-je, en me jetant à ses pieds et en lui baisant les mains ; ne refusez pas de faire notre bonheur, puisqu’il ne tient qu’à vous. Je la pressai tant qu’elle se rendit. Nous ne fîmes pourtant rien qui ne fût sage, parce que nous craignîmes d’être surpris ; mais nous prîmes heure pour le lendemain que sa mère et sa sœur devaient aller ensemble voir l’aînée qui était mariée, et malade.

Nous ne fûmes pas si sages dans cette entrevue-ci que le jour précédent. J’entrai au signal dont nous étions convenus. Elle avait dispersé les domestiques, et je ne fus vu de personne. Les fenêtres de sa chambre étaient presque fermées ; à peine vis-je assez clair pour écrire ce qu’elle me dicta. Elle crut bien prendre ses précautions, et ne fit pourtant rien qui vaille. J’écrivis tout ce qu’elle voulut, et après qu’elle fut satisfaite, je me satisfis.

Soit que je ne trouvasse pas ce que j’avais espéré, soit par inconstance, sitôt qu’elle se fut donnée à moi, je cessai de vouloir l’épouser. Bien loin de lui en rien témoigner, j’essuyai quelques larmes qui lui échappèrent, et redoublai mes caresses. Nous assurâmes nos rendez-vous dans des lieux écartés et des maisons empruntées, et cependant j’allais toujours chez elle à mon ordinaire ; cela dura assez longtemps. Enfin au bout de quatre mois elle me dit qu’elle était grosse. J’en fus fâché, mais je ne lui dis pas ; au contraire, pour en faire ce que je voudrais, je lui montrai un amour plus ardent que jamais. Ce fut dans ce temps-là que m’arriva mon aventure du Pont-Neuf où vous étiez.

Des Frans ne put s’empêcher de rire à ce ressouvenir. Quelle est cette aventure, demanda Madame de Contamine ? Est-ce encore quelque coup de scélérat ? Non, Madame, reprit Des Frans, il n’y avait aucune fourbe : il jouait à jeu découvert. Que Monsieur Dupuis, poursuivit-il, la nomme comme il voudra, je n’entreprendrai point de le faire. Eh bien, reprit Dupuis, c’est un coup de fou, d’étourdi et de brutal ; êtes-vous content des épithètes, ajouta-t-il en riant ? Je la veux savoir, dit Madame de Contamine. Volontiers, Madame, dit-il, mon dessein n’est pas de vous rien cacher.

Je vous ai dit, poursuivit-il, que Célénie et moi nous trouvions dans des chambres empruntées et garnies ; il y en a quantité dans Paris, qui ne servent qu’aux amants heureux ; nous en avions une. C’était dans la plus grande chaleur de l’été ; et nous nous faisions très souvent un plaisir de nous mettre nus comme la main. Cela n’est pas fort honnête ; mais nous étions l’un et l’autre trop emportés pour y prendre garde. L’envie me prit de me baigner, nous fîmes une partie six que nous étions, dont Monsieur Des Frans fut un. Nous allâmes sous le Pont-Neuf. Ces Messieurs restèrent proche du bateau, et Gallouin et moi, qui nous faisions un plaisir de nager et de plonger, nous allâmes directement sous le pont, où nous montions à la machine, et nous jetions du haut d’une seconde chambre. Il y avait quantité de monde qui nous regardait nous donner la passade ; entre autres un coquin de soldat qui était sur le rebord du pont où la canaille fait ses ordures, et avec le pied il nous en jetait. Je levai le nez pour lui dire de cesser, et il m’en tomba justement sur le visage.

Vous en riez ; et qui n’en rirait ? Les regardants en rirent aussi. Je n’en ris pas moi, je plongeai pour me nettoyer ; et coupant entre les bateaux, je vins prendre terre au-dessous des degrés. Je les montai nu, et à la merci des coups de fouet des charretiers qui ne me les épargnèrent pas, je passai sur le Pont-Neuf, et tombai côte à côte sur mon coquin de soldat qui croyait en être quitte. Je le pris par les cheveux, je lui donnai trois ou quatre coups de poing sur le nez, et le jetai du haut du pont dans la rivière, où je me jetai après lui. La surprise que mon action lui avait causée, et une si grande chute l’avaient étourdi. Ses habits l’entraînaient au fond de l’eau ; et si on n’avait été à son secours, c’était un soldat noyé. J’empêchai bien que ce ne fût notre bateau. Le batelier n’osa contredire un homme aussi en colère que j’étais. Mes amis me rejoignirent, j’étais dans une fureur épouvantable, tout sanglant des coups de fouet. Je ne vis rire personne, je ne l’aurais pas souffert de qui que c’eût été. Nous nous rhabillâmes, et j’obligeai le batelier de me passer du côté du quai de Conti, où on avait porté le maraud. Nous étions tous d’un air à faire trembler la canaille, et nos laquais marquaient ce que nous étions.

Je trouvai le soldat à terre entouré de plus de mille personnes, entre autres de plus de quarante soldats comme lui. Tout mourant qu’il était, on ne put pas m’empêcher de lui casser ma canne sur le corps. Et ses camarades ne firent pas mal de s’écarter. Nous repassâmes sur le pont où nous trouvâmes des rieurs que j’accommodai si bien, que j’ôtai l’envie de rire aux autres. Je revins sur le quai de l’École, où je ne trouvai pas un charretier. Je fis par nos laquais couper les attirails, et le pis que je pus ; après cela je me laissai conduire par mes amis avec qui je remontai en carrosse pis qu’enragé, tant des marques que j’avais sur le corps, que des railleries qu’on pouvait me faire du sujet qui me les avait attirées.

Je n’avais songé qu’à Célénie, à qui je n’aurais plus osé me montrer. Je fus plus de huit jours que mes chemises me tenaient au corps, et plus de six semaines à en porter des marques.

Je fus guéri enfin et n’y songeai plus. Célénie m’avait dit qu’elle était grosse, et je n’avais plus aucune envie de l’épouser. Je m’étais aperçu que ma famille, mon bien, la figure que je pouvais lui faire faire dans le monde, en un mot son ambition, avaient eu plus de part à ses faveurs, que l’amour qu’elle avait pour moi. Elle était d’un intérêt sordide, la générosité et le désintéressement d’une épouse étaient des vertus qu’elle ne connaissait pas, ou qu’elle ne voulait point pratiquer. Je lui avais remarqué des emportements qui me plaisaient fort dans une maîtresse, mais qui me faisaient trembler dans une femme. Tout cela m’avait fait résoudre à ne l’épouser jamais. Elle m’avait dit en me parlant de sa grossesse, qu’il fallait la découvrir à sa mère ; je me trouvai embarrassé de cette prière. Je la priai d’attendre quelque temps à se déclarer, pour prendre les mesures justes, lui disais-je ; mais en effet, afin que je pusse avoir le temps de songer à quelque expédient qui me tirât d’intrigue.

Dans ce temps, sa sœur trouva parti et même fort avantageux. J’en fus réjoui, non pas pour l’amour d’elle, dont je ne me souciais guère ; mais parce que c’était moins d’un Argus. Je fondai là-dessus ma liberté. Je redoublai mes soins, mes assiduités, et mes libéralités auprès de Célénie, pour l’engager à force d’amour à consentir à tout ce que je voudrais. J’en vins à bout, et cela parce que je la mis sur le pied de croire que l’amour que j’avais pour elle était trop fort pour m’en pouvoir jamais dégager. Une fille qui s’aime, et qui est charmée de sa propre beauté, est toujours la dupe de l’amour-propre, et de celui que les autres lui témoignent. J’en fis l’expérience par la facilité que je trouvai à lui faire goûter mes raisons qui ne valaient pas grand-chose.

Je n’avais point parlé à ma mère de Célénie ; je ne lui avais point dit que je voulais l’épouser ; je ne l’avais point informée de la demande que j’en avais fait faire ; je n’étais pourtant point en âge de me marier sans son consentement : mais j’avais supposé qu’elle me le donnerait, ou j’avais résolu de m’en passer. Voilà, comme vous voyez, de beaux sentiments. Il est vrai que la manière dont elle en usait avec moi, et le peu de part qu’elle paraissait prendre à mes actions semblait m’autoriser à ne me pas arrêter à tout ce que le respect pouvait exiger de moi. Quoi qu’il en soit, il est certain que je connaissais bien que je faisais mal ; mais il est certain aussi que je ne me mettais pas en peine de mieux faire.

Elle sut que j’avais fait faire cette demande, et le sut justement comme mon frère était à Paris. Nous logions tous deux chez elle ; mais nous n’avions garde de nous quereller. Nous évitions avec soin l’un et l’autre les occasions de nous parler, et nous ne nous étions pas vus depuis son retour. Nos parents furent scandalisés du peu d’union qui était entre nous. On nous en parla à chacun en particulier ; mon oncle se chargea de traiter avec moi. Il m’envoya quérir, et me dit tout ce qu’un honnête homme et un bon parent peut dire à un jeune homme qui se perd. Il voulut m’obliger à faire comme cadet les premières démarches du raccommodement avec mon aîné. Il me dit que notre désunion mettait le poignard dans le cœur de ma mère, et jetait toute la famille dans le trouble.

Je lui dis que ma mère ne devait s’en prendre qu’à elle. Qu’elle savait fort bien que toute l’obligation que je lui avais se bornait à celle de m’avoir mis au monde. Que cette obligation était si générale et si commune, qu’elle ne méritait pas d’être comptée à moins qu’elle ne fût soutenue par d’autres, qui me fissent connaître que j’étais aussi bien son fils par le cœur que par le sang. Que c’était ce qu’elle n’avait jamais fait. Que comme je savais bien qu’elle ne m’aimait pas, et qu’elle ne m’avait jamais aimé, j’avais cru lui faire plaisir de me retirer de sa table. Que c’était la seule cause qui m’obligeait de manger ailleurs. Que si je lui déplaisais encore jusqu’au point de ne pouvoir me souffrir dans la même maison où mon frère demeurait avec elle, elle pouvait s’en expliquer ; que cette nouvelle dureté ne me surprendrait pas, et que j’irais loger ailleurs, quoique la maison fût à moi, et qu’ils n’y eussent pas un denier de droit ni l’un ni l’autre, puisqu’elle m’était tombée par le partage. Que je n’avais osé lui faire paraître par mes assiduités auprès d’elle toute la tendresse et le respect que j’avais effectivement pour elle : mais que ne m’étant jamais vu traité par elle en fils, je m’étais insensiblement accoutumé à ne la plus traiter en mère. Que pour mon frère, bien loin de lui vouloir du mal, je souhaiterais lui rendre service, et que je le ferais aux dépens de mon sang, si l’occasion s’en présentait : mais que j’avouais que la distinction que ma mère mettait entre nous me déplaisait ; et que je ne pouvais pas voir de bon cœur un homme, à qui on m’avait si cruellement sacrifié, quoique je fusse aussi légitime que lui.

Ces raisons qui furent trouvées plausibles par Monsieur Dupuis, ne furent pas trouvées déraisonnables par mes autres parents, ni par ma mère même. Il y avait plus de quatre mois que je ne l’avais vue, bien loin de lui avoir parlé. On ménagea une entrevue entre nous ; je n’y résistai point. Tout se passa en plaintes, en éclaircissements, et en justifications de part et d’autre, et n’opéra rien pour ma fortune, et nous mit mon frère et moi aux épées et aux couteaux.

Tous mes parents avaient dîné au logis. Je m’y étais trouvé malgré moi, car j’enrageais de voir que quelque tendresse que ma mère eût témoigné avoir pour moi quelques jours auparavant, elle ne changeait pas de manière ; et je voyais Monsieur mon frère sur un pied tellement au-dessus de moi, que je me faisais honte à moi-même.

On avait parlé à table de Célénie, et de la demande que j’en avais faite. Je n’eus garde de dire ce que je pensais là-dessus, ni les termes où nous en étions elle et moi. Au contraire, je me fis une nécessité d’honneur de soutenir ce que j’avais fait. Le vin se mêlait de la partie, on me railla ; je répondis le mieux que je pus ; mais comme les rieurs n’étaient pas de mon côté, je fus pillé. J’avais soutenu en homme qui entendait raillerie toutes celles qu’on m’avait faites ; mais je fus assommé de celle que mon frère fit mal à propos. Comme il ne regardait Célénie que du haut de sa fortune ; et qu’en effet ce n’était pas un bon parti pour moi, elle lui paraissait tout à fait au-dessous de lui. Il la traita comme une gueuse et une misérable. Je lui répondis d’une manière à lui imposer silence, s’il avait eu quelque égard pour moi ; mais il continua ses airs de mépris qu’il finit par dire, en prenant un ton de village : Palsangué puisque nous allons entrer dans son alliance, faut que j’allions lui faire la révérence. Je ne lui fis qu’une inclination de tête, à quoi on ne prit pas garde ; mais je me résolus de venger le mépris qu’il faisait en ma présence, d’une fille qu’il était persuadé que j’aimais.

Je me déterminai à lui faire mettre l’épée à la main. Je ne fus retenu de le faire dans le moment, que par la présence de la compagnie qui se dissipa en peu de temps. Tout le monde sortit, et ma mère, après avoir fait les civilités de chez elle, rentra dans sa chambre assez éloignée de la salle où nous avions dîné. Mon frère s’était jeté sur un lit de repos, et moi j’avais pris un livre à la main. Sitôt que je m’aperçus que ma mère ne pouvait plus nous entendre, je courus fermer le verrouil de la porte, et je m’avançai vers mon frère : allons, Monsieur, lui dis-je, en mettant l’épée à la main, il faut voir si vous avez aussi bonne épée que bonne langue. Je vous demande raison, et des distinctions de ma mère, et de vos mépris pour Célénie. Vous n’y pensez pas, me dit-il, ce que j’en ai dit n’a été que pour la conversation, sans dessein de vous choquer. Je ne veux point de justification de votre part, lui dis-je, je veux que vous vous défendiez ; mais dépêchez-vous, le temps est trop cher pour le perdre en paroles. Comme il vit que mon dessein n’était pas de l’épargner, il mit aussi l’épée à la main.

Je vous ai dit qu’il était plus méchant que moi, il me le fit voir. Il resta longtemps sur la défensive. Ah morbleu, lui dis-je, vous m’épargnez ; voyons si cela durera ; en même temps je le pressai plus vivement que je n’avais fait. Je le blessai ; son sang qu’il sentit couler le mit à mon égard dans la même situation où j’étais pour lui. Nous ne nous ménageâmes plus : notre sang que nous vîmes tous deux couler, nous rendit furieux, et l’un de nous deux serait assurément resté sur la place, si ma mère et les domestiques accourus au bruit, n’avaient enfoncé la porte. Il arrivèrent assez tôt pour me sauver la vie ; mon épée était embarrassée par la pointe dans un nœud de rubans qui pendait à la garde de celle de mon frère ; l’espace n’était point assez grand pour me jeter en arrière, et il me pressait extrêmement. Le péril où j’étais m’avait obligé de sauter à lui : nous nous tenions au corps, et comme il est beaucoup plus robuste que moi, j’aurais infailliblement succombé. Nous avions chacun trois blessures au bras et au corps. Notre sang et la colère nous rendaient affreux, et ne nous permettaient pas d’examiner ni nos paroles, ni nos actions. Les domestiques étaient transis d’étonnement, et ma mère pleurait et criait comme une femme. Je ne m’arrêtai point à lui prêter audience : voilà Madame, lui dis-je en sortant, le premier fruit de votre égalité de tendresse. Au revoir, Monsieur, poursuivis-je parlant à mon frère, je vous demanderai mon reste une autre fois, ou je vous donnerai le vôtre. Oui, oui, dit-il, volontiers, nous ne serons pas longtemps sans nous trouver, puisque nous nous chercherons.

Je montai dans mon appartement où je ne voulais rester qu’autant de temps qu’il me fallait pour me faire panser. Mon dessein était d’aller dans la chambre où nous nous voyions Célénie et moi, mais je ne le pus pas. À peine fus-je pansé que mon oncle entra, et qu’une faiblesse qui me prit, obligea le chirurgien, son garçon et mon valet de me mettre au lit. J’étais le plus maltraité, quoique les blessures que j’avais faites à mon frère fussent dans des endroits bien plus dangereux ; mais elles étaient moins profondes que les miennes, dont deux me perçaient le haut du bras à un travers de doigt de distance, et l’autre le défaut de l’épaule sous l’aisselle. Peu après que je fus revenu de ma faiblesse ma mère entra dans ma chambre. Ma colère était passée, et Monsieur Dupuis prit hautement mon parti. Je ne voulus pas faire semblant de m’apercevoir que ma mère avait toujours resté auprès de mon frère, sans songer à moi, qu’après l’avoir vu en sûreté. Je lui demandai fort doucement comment il se portait. Elle me dit qu’il était fort mal. J’en suis fâché, repris-je, mais cela ne serait pas arrivé, s’il ne s’était mêlé que de ses affaires. Ma mère s’emporta contre moi à mille reproches, et m’en dit tant, qu’enfin je la priai de me laisser en repos.

Je voulus sortir du logis dans le moment, elle ne voulut pas le permettre ; et mon oncle, à qui je me rapportais de tout, n’y voulut pas consentir ; il me fit voir que j’aurais tort d’en user à ma tête. Pour ne plus vous parler de cette malheureuse affaire, qui fut assoupie par les soins de la famille, il faut vous dire qu’elle ne passa pas outre, et que les domestiques eurent ordre de n’en point parler. J’en fis avertir Célénie ; elle vint me voir, je lui dis ce qui en était, et pris même des mesures avec elle pour l’épouser dans mon lit, si ma vie eût couru hasard. Elle me remercia de tout, et pleura de bonne grâce. Mon frère qui ne garda le lit que quinze jours, la vit en sortant. Il la combla de civilités, et lui dit comme les gens avaient ordre de le dire, que nous avions été attaqués par des voleurs.

Dès qu’il put sortir de sa chambre, il monta dans la mienne. Sa visite que je n’attendais pas me surprit, nous nous embrassâmes. Il me dit qu’il était au désespoir de ce qui s’était passé, et que, puisque j’étais d’humeur de prendre si à cœur les railleries innocentes qu’il avait voulu me faire, il me promettait non seulement de ne m’en jamais parler, mais même de faire ses efforts pour faire consentir ma mère à ma satisfaction. Je lui répondis qu’il devait être content de l’avantage qu’il avait sur moi par l’âge et par la fortune, sans pousser ses droits jusqu’à me prendre pour son jouet. Que j’oubliais volontiers ce qui s’était passé, et que je le remerciais de ses offres. Que je n’avais pas besoin du consentement de ma mère, et que je ne me marierais plutôt jamais, que de lui en demander aucun. La réponse était fort peu civile, comme vous voyez ; mais telle qu’elle était il s’en contenta. J’allai le visiter à mon tour ; il me reçut parfaitement bien. Ma mère vit avec joie notre réconciliation, qui fut assurément sincère ; car depuis ce temps-là nous avons vécu en bonne intelligence, sans néanmoins nous mêler des affaires l’un de l’autre, qu’autant que nous nous en sommes priés. Il m’a offert plusieurs fois de me rendre ce qu’il a à moi ; mais le sachant en bonne main, et cela n’étant pas capable de me donner une charge aussi belle que la sienne, et ne voulant pas m’établir dans une moindre, je le lui ai laissé. Je lui ai mandé que j’allais épouser Madame de Londé ; et en considération d’un mariage si honnête, et qui m’est si avantageux, il m’a offert des choses que je n’attendais point de lui, et qui me font connaître que dans l’occasion le bon sang ne se dément point, et que les frères sont toujours frères.

Pour revenir à Célénie, qui, comme je vous ai dit, m’était venue voir, et qui m’avait remercié d’avoir si bien pris son parti ; elle écouta toutes les raisons que je voulus lui donner pour l’empêcher de découvrir sa grossesse. Je lui fis comprendre que sa sœur allant se marier, il fallait que nous différassions ; afin qu’on ne crût point que ce fût la nécessité qui l’obligeât à se marier en même temps qu’elle. Qu’il était de notre intérêt de cacher ce qui en était, parce que si sa mère le savait, et qu’elle connût qu’il m’était impossible de me dédire, elle ne nous accorderait pas par notre contrat de mariage, des conditions aussi avantageuses qu’elle nous en accorderait dans un autre temps. Que de plus, ce qui s’était passé entre mon frère et moi, serait sans aucun fruit à mon égard, si je ne me ménageais pas auprès de ma mère, qui commençait à se repentir de ses duretés pour moi, et qui les redoublerait sans doute, si elle venait à connaître que mon mariage fût forcé. Que j’avais intérêt de ménager le commencement de ses bons sentiments, qui peut-être n’étaient pas volontaires, et que je ne trouvais pas à propos de lui donner aucun nouveau sujet de plainte, parce qu’elle ne manquerait pas de le faire servir de prétexte pour se dédire de tout ce qu’elle avait promis de faire pour moi.

Toutes ces raisons, quoique faibles, ne laissèrent pas de la persuader. Il est vrai qu’elles étaient soutenues par des marques de tendresse qui auraient trompé la fille du monde la plus incrédule. Elle me promit donc de cacher avec soin l’état où elle était. Elle est grande et bien faite, ainsi elle réussit mieux que n’aurait pas fait une femme de petite ou de moyenne taille. Elle assista aux noces de sa sœur sur son sixième mois, sans que personne y connût rien. Lorsque sa grossesse augmenta tout à fait, elle ne mit plus de corps et se plaignit d’être malade pour rester au lit, ou être toujours en robe de chambre ; enfin elle prit tant de soin qu’elle réussit.

Si je n’avais pas été moi-même acteur dans cette comédie, je douterais qu’elle fût vraie ; mais la réussite m’a convaincu de sa vérité. Je la voyais tous les jours, mes visites n’étaient point suspectes. Il n’y avait plus que la mère ; et l’ayant toujours mise sur le pied de me regarder comme son gendre, et lui ayant donné comme à sa fille les raisons que j’avais de différer, par rapport aux bontés que ma mère avait pour moi, celle de Célénie me laissait tout le temps d’entretenir sa fille dans son lit. Je me plaignais devant elle de cette maladie, et j’en faisais un des articles qui retardait le mariage.

La bonne femme n’était pas fâchée qu’il fût un peu retardé, tant de mariages coup sur coup l’auraient trop épuisée : ainsi chacun ayant ses vues pour différer, qui que ce soit ne pressait l’autre de terminer, quoique chacun fît semblant de souhaiter que la chose fût déjà conclue. Célénie se levait les soirs, nous allions assez souvent nous promener ensemble ; et lorsqu’elle fut sur son neuvième mois, je la menai chez une sage-femme fort habile, pour savoir à peu près le temps qu’elle serait délivrée de son fardeau. Cette femme, nommée la Cadret, demeurait dans la rue Saint-Antoine, au coin d’une petite rue devant celle de Geoffroy-l’Anier. Elle lui dit qu’elle avait encore quinze jours à courre, et que jusque-là, elle n’avait autre chose à faire que de se bien nourrir, et de se bien divertir. Je lui donnai ce qu’elle voulut pour acheter les hardes nécessaires à un enfant, et pour arrêter une nourrice ; et au bout de quinze jours j’y remenai Célénie.

Je vous ai déjà dit que je ne croirais pas moi-même ce que je vais vous dire, si je n’en avais été témoin oculaire. Vous savez où Célénie demeurait, je vous ai dit où demeurait la Cadret, ainsi vous pouvez voir que le chemin est extrêmement long d’un endroit à l’autre ; cependant Célénie le fit à pied tant en allant qu’en revenant, et ne voulut jamais se servir d’une chaise à porteur que j’avais fait tenir prête. Cela m’a tout à fait convaincu qu’une fille, quelque délicate qu’elle soit, est capable de tout pour cacher une faute qu’elle a faite, et se retirer en secret de l’abîme où son peu de vertu l’a précipitée. J’allai chez elle le soir à mon ordinaire ; je la trouvai en robe de chambre. Nous allâmes chez la Cadret environ sur les sept heures du soir au mois de novembre ; et quoique la saison fût fort avancée, le temps était fort doux, et propre à la promenade. Il était temps : à peine fut-elle dans la chambre de cette femme, que les douleurs la prirent ; et cette même Célénie, qui avait jeté des cris fort douloureux la première fois qu’elle avait hasardé de devenir grosse, mit au monde une petite fille sans faire d’autre bruit qu’un grand soupir, malgré la différence qu’il y a du plaisir de l’un aux douleurs de l’autre. Nous sortîmes de là qu’il n’était pas plus de neuf heures ; et quelque chose que je pusse lui dire, il me fut impossible de l’obliger à se servir d’aucune commodité pour retourner chez elle.

Cet enfant fut mis en nourrice ; je l’ai élevé jusqu’à l’âge de six ans qu’il est mort de la petite vérole, ou d’une autre maladie que sa garde m’a donnée pour argent comptant ; et cette mort n’est arrivée que depuis environ deux ans. Je reconduisis Célénie chez elle ; elle garda le lit quatre jours, et pas plus. Si elle avait été mariée, elle en aurait eu pour plus de six semaines.

Je fis baptiser son enfant sous mon nom et le sien, mais non pas comme légitime ; et n’ayant plus envie de l’épouser, je n’appliquai mes soins qu’à m’en sauver par quelque dehors honnête, et je crus qu’une absence me ferait réussir. J’en cherchai l’occasion de tous côtés, et j’eus recours à mes anciennes connaissances. Je ne puis m’empêcher de vous raconter une aventure bouffonne qui m’arriva dans leur compagnie, chez cette même sage-femme.

Nous revenions quatre de souper dans la rue de la Mortellerie, il était près d’une heure après minuit. Nous étions à pied ; le temps se mit tout d’un coup à la pluie d’une si grande force, qu’il semblait que ce fût un nouveau déluge. Nous ne savions où nous mettre à couvert à l’heure qu’il était, et il faisait si obscur qu’à peine on pouvait distinguer les rues. J’aperçus de la lumière chez la Cadret, où il n’y avait que quinze jours que Célénie était accouchée ; l’enfant était encore chez elle. Elle nous mit dans la même chambre ; nous y allumâmes du feu pour nous sécher, et y passer la nuit et le mauvais temps.

La chambre où nous étions n’était séparée que par une cloison, d’une autre chambre où cette femme travaillait à soulager une fille qui rendait avec douleur le fruit de ce qu’elle avait reçu avec plaisir neuf mois auparavant. Ces aventures ne sont pas rares chez des sages-femmes, et celle-ci fut risible pour tout le monde. Cette fille était toute jeune, et souffrait fort impatiemment les douleurs qu’elle ressentait. Elle criait à pleine tête, et parmi des paroles mal articulées, je distinguai trois ou quatre fois celle-ci, du beurre ? du beurre ? Nous venions de faire la débauche, et nous avions besoin de quelque chose pour apaiser les fumées du vin. À cette parole de beurre tant de fois répétée, je courus à la porte de la chambre où était cette fille, je l’entrouvris : n’usez pas tout le beurre, dis-je à la Cadret, gardez-nous en pour nous faire une soupe à l’oignon. Mon compliment que j’avais fait d’un air fort naïf, opéra ce que je n’attendais pas. La Cadret se mit à rire de toute sa force ; j’en fis autant, tant parce que je la voyais rire, qu’à cause que je voyais en même temps la pauvre créature couchée sur le dos devant le feu, les deux genoux levés et écartés dans un état tout grotesque. La diablesse s’en mit à rire aussi et de si bon cœur, que l’effort qu’elle fit, fit sortir l’enfant dans l’instant même. On nous donna du beurre pour faire notre soupe à l’oignon ; et parce que j’avais plus servi à l’accouchement que tout autre, je fus parrain de l’enfant. La cérémonie ne fut pas fort magnifique, mais elle fut bachique ; nous ne quittâmes que le soir la table et la maison.

Pour revenir à Célénie, je lui fis entendre que pour lui donner le temps de se remettre de ses couches, il était à propos que nous vécussions sagement ensemble. Que ce n’en était pas le moyen que de rester l’un auprès de l’autre. Que nous n’aurions jamais assez de force sur nous-mêmes, pour résister aux occasions, et qu’il valait mieux que nous nous séparassions. Elle en fit bien des difficultés ; mais à force de protestations, je la fis consentir que j’allasse passer à la campagne jusqu’au carnaval, que je lui promis d’être à Paris pour nous voir pour toujours.

Justement comme je sortais de sa chambre, après avoir pris congé d’elle qui était dans son lit, non plus pour ses couches, mais pour une petite fièvre, j’aperçus son cabinet ouvert. Je mis la main sur une bourse qui était dedans, où je savais qu’elle renfermait ce qui lui était de conséquence. Je l’emportai, et trouvai dedans la promesse de mariage que je lui avais faite. C’est toujours autant de pris, me dis-je à moi-même ; si je veux l’épouser, cette promesse est inutile ; et si je ne le veux pas, il ne faut pas lui laisser entre les mains le moyen de me faire de la peine. Ainsi je déchirai ce papier sans scrupule, et même avec joie, et je partis pour aller en Bretagne, sans songer pas plus à Célénie que si je ne l’avais jamais vue.

Je restai hors de Paris, non seulement l’hiver, mais une bonne partie du printemps ; je ne revins que douze jours après Pâques. La première nouvelle que j’appris, fut que Célénie allait épouser Alaix que vous connaissez. Je n’en crus rien au commencement ; mais la certitude des bans publiés ne me laissa plus aucun doute. J’allai chez elle l’après-midi ; ma présence l’étonna, mais ne la déconcerta pas. Son accordé était avec elle : voilà Monsieur Dupuis, lui dit-elle en me montrant à lui, de qui je vous ai plusieurs fois parlé. C’est donc vous, Monsieur, lui dis-je, qui allez épouser Mademoiselle ? Oui, Monsieur, me répondit-il, puisque Mademoiselle y veut bien consentir. Vous ne pouvez pas trouver, lui dis-je, une fille de plus de mérite, de quelque côté que vous la tourniez ; il ne faut que la voir et la connaître pour en juger comme moi. J’en suis persuadé, Monsieur, me répondit-il. Cette conversation m’ennuyait trop pour la continuer, je les laissai et j’allai trouver la mère.

Quoi, Madame, lui dis-je, il est donc vrai que malgré votre promesse, vous allez marier Célénie ? Ne vous souvient-il plus de me l’avoir promise ? Il y a si longtemps, Monsieur, me répondit-elle ; et vous m’avez paru l’avoir si bien oublié vous-même, que je n’ai pas cru devoir m’en souvenir seule, contre l’inclination qu’elle m’a avoué avoir pour Monsieur Alaix. Si bien donc qu’elle l’aime, et qu’elle m’est infidèle, repris-je ? Je ne m’opposerai point à son bonheur, continuai-je, mais tout au moins je compte que vous ne trouverez pas mauvais que j’aie un moment de conversation particulière avec elle. Ce n’est pas pour la faire changer de résolution ; j’entreprendrais vainement de fixer l’inconstance d’une fille, mais je suis fort aise de m’éclaircir avec elle de quelque chose qui me tient au cœur. Je ne vous empêcherai point de faire vos explications ensemble, reprit la mère, vous pouvez lui parler quand il vous plaira ; mais je ne crois pas que vous avanciez beaucoup, ni que vous puissiez rompre les choses dans l’état qu’elles sont. C’est à cause de cela même, lui dis-je, et je vous supplie de la préparer à me parler seul à seul demain matin. Je sortis ensuite de cela vivement en colère contre Célénie.

Son mariage m’était indifférent dans le fond, puisque je ne voulais plus l’épouser ; mais je ne voulais pas lui laisser l’honneur de me quitter la première. Je voulais que notre rupture fût un fruit de mon dégoût, et non pas de son inconstance ; il me semblait que mon mérite y était intéressé. Je ne voulais pas l’épouser, mais je ne voulais pas qu’elle épousât Alaix par son choix. Je différai à prendre mes résolutions jusqu’à ce que je lui eusse parlé.

Ce fut le lendemain matin, sans attendre plus tard. J’entrai dans sa chambre ; elle était levée, mais non pas encore habillée. Son négligé me plut plus que tous les ajustements que les femmes croient qui relèvent leur beauté.

Il est donc vrai, belle Célénie, lui dis-je, que vous êtes infidèle ? J’avais accusé de fausseté tout ce qu’on m’avait écrit de votre engagement ; je croyais être en droit de me reposer de votre fidélité sur ce qui s’est passé entre nous : mais comme vous avez apparemment tout oublié, je suis venu exprès en poste pour vous en faire souvenir. Parlez sincèrement, Alaix est-il un choix de votre cœur, ou de votre mère ? Est-ce l’autorité de vos parents, ou votre inconstance qui vous arrache à ma tendresse ?

Voulez-vous achever de me désespérer, me dit-elle d’un air dédaigneux ? N’est-ce pas assez pour vous, d’avoir si cruellement abusé de ma faiblesse pour vous, et de ma bonne foi ? Est-il temps de me dire que vous m’aimez encore, quand vous me voyez presque entre les bras d’un autre ? N’êtes-vous pas le plus fourbe de tous les hommes, non seulement de m’avoir trompée, mais encore de m’avoir ôté les moyens de faire voir votre perfidie ? N’avez-vous pas repris lâchement la promesse de mariage que vous m’aviez faite ? N’êtes-vous pas parti sans presque me dire adieu ? M’avez-vous fait savoir de vos nouvelles ? M’avez-vous même fait savoir où vous étiez ? Ne m’avez-vous pas par là ôté les moyens de vous écrire, et de vous faire savoir ce qui m’arrivait ? Allez, poursuivit-elle, laissez-moi en repos. Contentez-vous que j’oublie tout ce que j’ai fait, et que je ne porte pas ma vengeance jusqu’aux extrémités que mérite un aussi grand scélérat que vous. Fort bien, repris-je, le compliment est honnête : mais enfin me voilà revenu repentant, tout à vous, et prêt à vous épouser ; le voulez-vous ? Je sais les moyens infaillibles de vous retirer du précipice où vous êtes. Vous épouser, moi, reprit-elle avec colère, j’aimerais mieux me voir attachée à la potence qu’à un homme aussi perfide que vous ! Vous ne m’aimez donc plus à ce compte, lui dis-je ? Bien loin de vous aimer, dit-elle, je vous hais de toute mon âme ; et la présence du plus horrible des démons, me donnerait moins d’horreur que la vôtre. Les termes sont forts, lui dis-je. Ils ne le sont point assez, reprit-elle, pour exprimer ce que je pense sur vous.

J’avoue que ces airs de fierté et de mépris, à quoi je ne m’étais point attendu, me terrassèrent ; je l’en aimai davantage, et je repris dans le moment un dessein sincère de l’épouser, et de l’enlever à Alaix. Hé quoi, belle Célénie, repris-je dans ce sentiment, avez-vous oublié que vous êtes attachée à moi par des liens qu’il est de votre honneur de rendre éternels et innocents ? Avez-vous oublié qu’un enfant n’attend que de vous, un droit que Dieu, la nature, et votre honneur vous défendent de lui refuser ? J’ai tout oublié, dit-elle avec dédain. Je ne l’ai pas oublié moi, repris-je à mon tour d’un air fier. Je vois bien que mes honnêtetés vous aigrissent ; il faut vous rendre traitable par d’autres voies. Je suis en possession de vous faire tenir parole, ou de vous faire passer pour une infâme ; je vous en donne le choix. Résolvez-vous tout à l’heure, mon dessein n’est pas d’attendre plus longtemps à vous faire expliquer.

Ah traître, dit-elle les larmes aux yeux ! Faut-il que vous acheviez de me rendre malheureuse ? Tenez, dit-elle en se découvrant le sein, percez si vous n’êtes pas satisfait ; au moins quand je serai morte, je serai à couvert de vos persécutions. Il n’est pas question, repris-je en hochant la tête, de jouer ici le personnage d’héroïne de théâtre ; il faut parler juste : voulez-vous m’épouser ou non ? Je ne vous épouserai jamais, répondit-elle, y allât-il de ma vie. Eh bien, repris-je, il faudra voir si votre amant voudra bien vous épouser après que je lui aurai parlé. Seriez-vous encore assez scélérat pour cela, reprit-elle ? Que vous fait notre mariage ? Il est certain que vous ne m’aimez plus. Tout ce que vous faites ici auprès de moi, ajouta-t-elle, n’est qu’une comédie ; car dans le fond vous seriez au désespoir d’être pris au mot.

Non, c’est mon intention, lui répondis-je. Vous vous plaignez que je vous ai ôté la promesse que je vous en avais faite ; donnez-moi une plume et du papier, je n’ai que faire d’encre ; j’en vais faire une autre de mon sang, où je reconnaîtrai votre enfant, et que ce n’est qu’en faveur de moi que vous romprez avec Alaix. Envoyez chercher un notaire, je vais signer un contrat. Que voulez-vous que je fasse de plus ? Les sûretés que je vous offre ne valent-elles pas bien celles que je vous ai emportées ? Ne vous reposez plus sur mes paroles, venons aux effets. Est-ce à moi, ajoutai-je, à vous presser d’accepter des offres que votre vertu devrait vous prescrire, et que vous devriez me presser d’accepter ?

Vous n’êtes qu’un fourbe, me dit-elle, en se laissant aller sur un siège, et en pleurant. Je me jetai à ses genoux ; je redoublai mes protestations, et voulus, pour achever de faire la paix, reprendre avec elle mes anciennes libertés. Je l’enlevai de sa chaise, et la portai sur son lit. Elle ne cria point, mais elle se défendit d’une vigueur qui me surprit, et qui m’a convaincu qu’il est impossible qu’un homme triomphe d’une femme malgré elle. Je fus épuisé le premier. Notre combat nous avait mis l’un et l’autre dans un désordre que vous auriez de la peine à vous imaginer. Elle se déroba de mes bras, et se jeta sur mon épée ; je la lui arrachai des mains. Elle me sauta aux yeux, et m’égratigna tellement, que dans un moment j’eus le visage tout en sang. Je me mis en colère tout de bon, et lui donnai un soufflet bien fort ; action plus digne d’un crocheteur que d’un homme comme moi. J’en eus une telle honte, que je ne pus ouvrir la bouche pour dire un mot.

Tout cela s’était passé sans dire la moindre parole de part ni d’autre. Elle alla se remettre à pleurer sur son siège ; et moi tout défiguré je sortis, après m’être essuyé le mieux que je pus devant un miroir : et pour cacher l’état où j’étais, autant que la confusion que j’avais d’avoir mis la main sur Célénie autrement que pour la caresser, je n’ôtai point mon mouchoir de dessus mon visage, et je me retirai dans ma chambre, enragé de l’état où j’étais, et de ce que j’avais fait. Il est certain qu’il semblait que tous les chats de Paris eussent essayé leurs griffes sur mon visage. Je fus près d’un mois sans pouvoir sortir.

Sitôt que je fus chez moi, j’écrivis à Célénie une promesse de mon sang bien étendue, et la mieux conçue qu’il m’avait été possible, n’ayant aucune envie de la dédire. J’y joignis la lettre la plus tendre que je pus, où je lui demandais pardon de tout ce qui avait pu lui déplaire dans ma conduite. Je la faisais ressouvenir que la véritable vertu d’une femme consiste dans une attache entière à la personne de son époux, à qui elle doit être toujours prête de tendre les bras. Qu’elle avait dû me considérer comme tel, dès qu’elle s’était donnée à moi. Que son honneur, sa vertu, son enfant, son salut, et toutes choses enfin devant Dieu et devant les hommes, devaient l’obliger à ne s’en point dédire. Je la suppliais de s’en souvenir, et de ne me jeter pas dans le désespoir en se donnant à Alaix. Enfin, je faisais pour elle le même personnage qu’elle aurait dû faire pour moi, et je finissais par la menacer de la perdre si elle se refusait à la raison, lui promettant d’oublier tous les engagements qu’elle avait pu prendre avec Alaix, pourvu qu’elle les rompît promptement.

Je ne pouvais pas faire plus : je gardai copie de la lettre et de la promesse ; ou plutôt je ne déchirai pas les brouillons que j’avais faits de l’une et de l’autre, ne me sentant pas l’esprit assez tranquille pour écrire de suite. Si je m’étais bien examiné, j’aurais assurément trouvé que ce n’était pas l’amour qui me faisait agir, mais un dépit et une vaine gloire, qui ne me permettaient pas d’être mis patiemment en concurrence avec Alaix, et qui me persuadaient qu’il m’était honteux de lui céder.

Quoi qu’il en soit, j’envoyai la lettre et la promesse bien cachetées ensemble, avec ordre à mon laquais de les donner en main propre à Célénie. Elle le connaissait, y ayant plus de quatre ans qu’il était à moi. Il me dit à son retour, qu’il l’avait fait demander, et qu’elle était venue ; mais que l’ayant reconnu, elle avait fait beaucoup de difficultés de prendre le paquet : qu’enfin elle l’avait pris, lui ayant dit qu’il lui était de grande conséquence. Qu’elle s’était renfermée seule ; et qu’en attendant sa réponse, il s’était informé du mariage, qu’il avait appris que Célénie elle-même en dînant avait fait résoudre que la cérémonie s’en ferait la nuit même, sans attendre plus tard, et qu’elle était avec Alaix seul à seul lorsqu’il l’avait demandée. Il me dit qu’après avoir eu tout le temps de lire ce que je lui avais écrit, elle était venue le retrouver ; et que pour toute réponse, elle lui avait ordonné de me dire ce qu’il allait voir, et qu’elle avait en même temps déchiré et jeté au feu dans sa cuisine les papiers qu’il lui avait donnés.

Cette relation me mit en fureur. J’envoyai chercher un de ces hommes qui écrivent sous les charniers des Saints-Innocents. Je renvoyai mon laquais chez Célénie, avec ordre de prendre garde à tout ce qui se ferait. Je fis copier à cet homme la lettre que mon laquais avait portée à mon infidèle, avec la promesse de mariage, bien résolu d’envoyer le tout à Alaix si elle l’épousait. Je lui fis écrire mon intrigue avec elle, le nom de la sage-femme qui l’avait accouchée, et sa demeure, le nom de l’enfant, la paroisse, et le jour qu’il avait été baptisé, l’endroit où il était en pension, et le nom de sa nourrice. En un mot, je ne lui cachai rien, et lui faisais de sa maîtresse un portrait affreux.

Mon laquais revint sur les trois heures après minuit, qui me dit qu’il y avait eu un grand souper chez la mère de Célénie, où elle avait toujours paru fort modeste ; qu’après le souper ils avaient été à l’église, où ils avaient été épousés. Qu’au retour, ils avaient pris le chemin de la maison d’Alaix, où ils devaient coucher, et où les conviés avaient déjeuné : qu’il avait fait en sorte de se cacher sur une petite fenêtre qui donnait derrière la ruelle du lit nuptial, qui était cachée par une tapisserie, et qui répondait sur une ruelle. Ce laquais qui avait de la bonne foi, m’avoua qu’il y avait eu autant de curiosité dans son fait, que d’envie de me satisfaire, et qu’il s’était mis volontiers au hasard de se casser le col en sautant de cette fenêtre sur le pavé. Qu’il n’avait pas été plus d’un quart d’heure en sentinelle ; qu’il avait entendu Célénie entrer dans cette chambre avec sa mère, ses sœurs, et d’autres femmes qui l’avaient mise au lit, et qui en la déshabillant lui avaient dit mille effronteries, à quoi elle n’avait répondu qu’en pleurant et en soupirant comme une novice. Je ne sais, me dit mon laquais, de quelle manière je pouvais m’empêcher de rire, d’entendre tant de sottises dites si sérieusement. Enfin, poursuivit-il, je n’entendis plus de bruit du tout ; ce qui me fit croire que la belle s’était couchée en attendant son époux, qui est venu peu de temps après, et qui s’est approché d’elle. J’ai entendu qu’il l’a baisée, en lui disant, que pour le coup il la tenait à sa discrétion, et qu’il n’y avait plus moyen pour elle de dire nenni. J’ai été, continua mon laquais, un peu de temps sans rien entendre que des portes qu’on fermait, mais après cela j’ai entendu beau jeu : ç’a été Célénie qui a commencé en jetant des cris fort douloureux, et en appelant sa maman à pleine tête, et qui disait tant de sottises parmi ses doléances, que de peur d’être surpris en éclatant de rire, je me suis jeté de la fenêtre sur le pavé, sans me faire d’autre mal que de me gâter mon habit et mes mains, à cause des boues dont cette maudite ruelle est pleine, et je suis venu tout aussitôt vous en faire le récit, bien fâché que vous n’ayez pas été vous-même à la comédie.

Ce narré acheva de me déterminer à ne plus ménager la fausse vertu de cette femme. Je dis à mon laquais tout ce qui s’était passé entre elle et moi ; je lui lus les copies de ce que j’avais écrit et dicté. Je fis ajouter dans la lettre à Alaix, qu’on était instruit de l’oraison funèbre que Célénie avait chantée à la défaite de son faux pucelage ; qu’on était scandalisé qu’elle eût voulu se donner pour vestale ; que c’était à lui à prendre là-dessus son parti, et à mesurer l’estime qu’il lui devait par rapport à sa vertu. Enfin je fis tout ce que je pus pour la perdre, et dans le fond j’étais fort aise qu’elle m’en eût donné le moyen. Je fis un paquet de tout, que je cachetai d’un cachet de chiffre, et le confiai à mon laquais, à qui je laissai le soin de le faire tenir en main propre, dès le matin même, avant que les mariés fussent levés ; et comme il entrait dans ma vengeance, il s’en acquitta dignement.

Il trouva un homme de sa connaissance, à qui il le donna, et le pria de le porter dans l’instant même ; parce que dit-il, il devrait être rendu dès hier au soir ; et m’étant amusé à boire, je n’ai pas pu le porter, et je ne puis pas encore y aller à présent, parce que mon maître m’attend. Je vous supplie de le porter ; et si on vous demande de quelle part il vient, dites que Monsieur Alaix le saura bien en lisant ; mais donnez ordre qu’on le lui rende sitôt qu’il sera éveillé, parce que c’est une affaire de très grande conséquence.

Cela fut exécuté comme j’ai su depuis. À peine Alaix eut les yeux ouverts, qu’un laquais qui croyait se rendre recommandable par sa diligence, lui donna ce paquet dans son lit. Il se fit faire du feu, se leva en robe de chambre et lut d’un bout à l’autre ; imaginez-vous ce qu’il pensait. Au diable le paquet, dit-il en achevant, et celui qui l’a envoyé. Il fit sortir son laquais ; mais celui-ci curieux et surpris de la surprise de son maître, écouta à la porte. Tenez, Madame, dit-il à Célénie, voilà des vers à votre louange. Elle frémit à cette parole, mais bien plus lorsqu’elle eut jeté les yeux sur ce que c’était. La lettre que je lui avais écrite, la copie de la promesse que je lui avais envoyée, et la lettre qu’on écrivait à Alaix ne lui laissèrent plus douter qu’il ne fût tout à fait instruit : je voudrais bien savoir quels étaient alors ses sentiments. Il n’était plus question de faire la novice ; il était impossible de nier le fait, et très fâcheux de l’avouer. Elle prit pourtant le dernier parti et c’est l’action la plus sincère qu’elle ait faite de sa vie. Sans doute aussi qu’elle connaissait le génie de son époux incapable de s’embarrasser par qui avait été tenu son appartement avant son bail. Elle se leva au plus vite en pleurant, et se jeta à ses pieds, en lui faisant plus de promesses de vivre honnête femme que peut-être il ne lui en demandait ; et surtout elle lui jura de ne me voir de sa vie.

Il faut que son mari lui ait tout pardonné en faveur du sacrifice, car ils font bon ménage ensemble ; et cette aventure-ci n’a pas fait d’éclat par la prudence d’Alaix, et l’intérêt qu’ils avaient tous deux de la taire. À mon égard, je n’ai pas voulu pousser plus avant ma colère contre elle, persuadé que j’en avais assez fait en lui faisant perdre l’estime de son mari. Je ne sais pas ce qu’il en pense ; mais elle lorsqu’elle me rencontre, elle ne me regarde pas ; ou si elle me regarde, c’est avec des yeux de fureur ; ce qui ne me fait aucune peine, lui et elle m’étant très fort indifférents. Voilà ma seconde aventure, qui, je suis sûr, me fait regarder comme un scélérat ; et je vous avoue que quoique toutes mes actions marquent une envie sincère de l’épouser, et que par conséquent je puisse donner mon indiscrétion pour un coup d’amour, au désespoir par un mépris indigne, et jeter tout le blâme sur elle, il est pourtant vrai que j’aurais été terriblement embarrassé, si elle avait rompu avec Alaix pour se donner à moi. Je n’aurais pas pu me dispenser de l’épouser, mais il est constant qu’elle a pris le bon parti. Elle n’aurait assurément pas été aussi heureuse avec moi qu’elle l’est avec lui. Je vous avoue mes péchés, comme vous voyez, vous m’en donnerez l’absolution quand je serai au bout.

Si j’avais fait connaître à Alaix qu’il avait été trompé par sa femme, l’aventure que je vais vous dire va vous faire connaître aussi que je suis trop homme d’honneur pour tromper mes amis, ni souffrir qu’ils le soient.

Un de mes amis de débauche nommé Grandpré, de bonne famille dans la bourgeoisie, recherchait en mariage une fille de famille égale à la sienne, et m’en donna la connaissance. Il y avait longtemps qu’il la fréquentait : il m’en faisait à tous moments des louanges, tantôt de sa beauté, tantôt de sa taille, de sa voix, de son esprit, de ses manières, et enfin il me donna envie de la voir. J’y allai avec lui, et Mademoiselle Récard et moi eûmes bientôt lié connaissance ensemble. Une manière d’esprit jovial, et un peu libertin que je lui remarquai, qui avait beaucoup de sympathie avec le mien, m’attira auprès d’elle. J’y fis de grands progrès en peu de temps ; mais je n’en aurais pas eu davantage en cent ans, à moins que la subtilité ne s’en fût mêlée. Elle avait, comme vous verrez par la suite, le secret de pourvoir à ses besoins sans le secours de ses amants. C’était un de ces esprits libres et brusques en apparence, mais en effet une scélérate. Elle était d’une taille moyenne, la peau un peu brune et rude, la bouche un peu grosse ; mais on lui pardonnait ce défaut en faveur de ses dents qu’elle avait admirables ; les yeux bruns et étincelants, un peu maigre et un peu velue, et toujours pâle : tous signes qui montraient son penchant aux plaisirs de l’amour. J’en portai ce jugement la première fois que je la vis. Grandpré était et est encore un très parfaitement honnête homme, et comme je vous ai dit, un de mes intimes amis. Je lui en dis ma pensée ; il me répondit que j’étais méchant physionomiste, et que Mademoiselle Récard était la fille de Paris la plus sage et la plus retenue.

Vouloir désabuser un amant de la bonne opinion qu’il a de sa maîtresse, et cela sur de simples conjectures, c’est vouloir blanchir un nègre de Guinée avec de l’eau claire. Je ne lui en parlai pas davantage, et je pris le parti d’observer sa maîtresse de près, et de profiter, si je pouvais, des faiblesses de son tempérament. Quoique le portrait que je vous en ai fait n’indique pas une belle personne, il est cependant certain qu’elle était aimable, et qu’elle méritait tout le cœur d’un honnête homme, si elle eût eu de la sagesse et de la sincérité. Je ne pris pas avec elle de ces airs respectueux que j’avais pris avec d’autres ; j’en pris de proportionnés à son caractère et au mien, c’est-à-dire de badinage ; et cela alla si loin, qu’en moins d’un mois j’étais en possession de lui baiser le sein, et d’y mettre la main. J’observais devant le monde une manière toute retenue ; j’aurais fait scrupule de lui toucher le bout du doigt. Je ne lui disais pas une seule parole libre, ni à double sens ; mais lorsque nous étions seul à seul, il n’y a rien d’effronté que je ne fisse ; et enfin, excepté la grosse sonnerie, j’avais eu tout le reste du service. Je n’en voulais pas rester en si beau chemin ; et assurément j’aurais réussi de la manière dont je m’y prenais, si elle-même n’eût craint de n’être pas assez sur ses gardes. Il faut vous dire ce qui l’obligea de se défier d’elle-même.

Sa petite chienne était en chaleur ; et de peur que ce petit animal n’allât chercher quelque amant à l’aventure, elle observait avec grand soin de ne la pas laisser sortir de sa chambre. J’eus pitié de la maladie de cette bête ; j’espérai même profiter de l’exemple, et vous allez voir si je me trompais. Je cherchai et trouvai un fort beau chien, tel que je le voulais. Je l’apportai chez Mademoiselle Récard, et le mis à terre. Il eut bientôt fait connaissance avec Orange ; c’était le nom de sa petite chienne. Je lui fis remarquer leurs caresses, et lui dis que les animaux nous montraient à vivre. Je poussai ma morale sur un si beau sujet tant qu’elle put s’étendre. Enfin Orange se laissa gratter où il lui démangeait. Je le fis remarquer à sa maîtresse, et lui persuadai de se rendre traitable comme elle. On n’a jamais demandé à une fille les dernières faveurs, comme on peut demander autre chose : cela vient, comme dit le proverbe, de fil en aiguille. Mademoiselle Récard animée par l’exemple qu’elle voyait devant ses yeux, et par l’ardeur de mes caresses, qui passaient le badinage, allait infailliblement succomber à la tentation. Je remarquais dans ses yeux qui ne respiraient que le plaisir, le trouble où elle était. La rougeur qui lui couvrait les joues, me montrait une vertu mourante ; et une petite salive blanche sur le bord de ses lèvres, me montrait le feu qui la brûlait en dedans. Je l’avais déjà enlevée de la chaise où elle était assise ; sa faible résistance me montrait son consentement. Je me tournais pour nous jeter l’un et l’autre dans un endroit plus commode, lorsqu’une servante, que je donnai au diable dans le moment, et qui pourtant me fit plaisir, vint nous rompre en visière en entrant dans la chambre.

Elle nous trouva tellement émus l’un et l’autre, qu’elle en soupçonna la cause. Elle rougit, j’en pâlis de colère et de rage : mais l’heure du berger était passée, et la belle y mit si bon ordre depuis, que pendant plus d’un grand mois que mes assiduités continuèrent, je ne pus jamais la retrouver seule. Nous nous parlions en particulier ; on ne pouvait entendre nos paroles, mais on aurait vu ce que nous aurions fait.

Ce fut dans une de ces conversations qu’elle eut la bonté de me dire qu’elle m’aimait sincèrement et tendrement, qu’elle s’estimerait heureuse de pouvoir passer sa vie entre mes bras ; qu’elle ne doutait pas que je l’aimasse ; et que si je voulais la faire demander à sa mère, elle appuierait si bien ma demande de sa part, que nous serions mariés ensemble. Cette proposition me fit trembler ; je songeais encore moins à l’épouser que Célénie : et en effet elle était fort au-dessous d’elle de tous côtés ; et quand tout cela n’aurait point été, l’amour que j’avais pour elle n’était point accompagné d’assez d’estime pour en faire ma femme. Son infidélité pour Grandpré, et la tentation où elle avait succombé qui me revint dans la tête, me firent réfléchir que mon honneur serait très mal gardé si je le lui confiais.

Dans ce sentiment, je lui dis avec une grande apparence de sincérité, que j’étais au désespoir de ne pas accepter ses offres. Que si j’avais été le maître de ma main, je la lui aurais donnée sans hésiter. Je lui fis valoir l’autorité de ma mère et de ma famille ; la crainte que j’avais d’en être déshérité, d’autant plus qu’elle m’avait presque engagé dans une autre alliance. Je lui dis faussement que je n’étais pas en âge de pouvoir disposer de moi malgré elle ; mais que si elle voulait se reposer sur mes serments, et sur une promesse signée de mon sang, je serais toute ma vie à elle, et que je saurais bien rompre l’autre parti où ma mère m’engageait. Une promesse de mariage à une fille comme elle, ne m’épouvantait pas ; j’en aurais fait cinquante pour une. Elle vit bien que je la jouais, et se rejeta du côté de Grandpré, qui n’avait pas été sans jalousie de me voir si bien avec elle ; et elle me sacrifia pour le regagner.

Il s’en expliqua avec moi, et me demanda si je songeais sincèrement à épouser cette fille. Je lui dis que non, et qu’il savait bien lui-même que je n’étais pas en état de me marier. Cela étant, poursuivit-il, je vous supplie de cesser vos assiduités auprès d’elle. Si vous aviez le dessein de l’épouser, je vous la laisserais, étant persuadé que j’entreprendrais vainement de vous disputer le cœur d’une fille à qui vous voudriez plaire ; mais puisque le sacrement n’est pas votre but, et que c’est le mien, je vous prie de ne plus vous obstiner auprès d’elle. Je le lui promis avec plaisir, et lui ai tenu parole. Je tâchai même de le désabuser de la fausse vertu de sa maîtresse. Je lui dis, après l’avoir engagé au secret, ce qui avait pensé m’arriver avec elle, à l’occasion de sa chienne. Il n’en crut rien, ou n’en voulut rien croire ; et suivant toutes les apparences, elle serait à présent sa femme si le hasard ne m’avait pas découvert qu’elle était indigne de l’être.

Pendant le temps de mes débauches, j’avais connu tout ce qu’il y avait à Paris d’abbesses de Vénus ; et quoiqu’il y eût plus de trois ans que je n’en pratiquasse plus aucune, je savais encore où une grande partie d’elles logeaient ; entre celles-là, il y en avait une qui logeait derrière les Quinze-Vingts, dans la rue Saint-Nicaise ; on la nommait la Delorme. Je savais qu’elle occupait toute la maison qui n’est pas fort grande. Je passais un jour devant sa porte ; j’étais seul, je vis sortir de chez elle la sage Récard. Je crus me tromper ; mais l’ayant approchée de plus près sans en être vu, bien avant dans la rue Saint-Honoré, je fus assuré que c’était elle.

Je revins tout aussitôt chez la Delorme qui me reçut comme une de ses anciennes connaissances. Je lui demandai des nouvelles du gibier et du négoce. Toujours de pis en pis, me dit-elle. Elle invectiva ensuite contre le lieutenant criminel, et contre les commissaires, et contre le bon ordre qu’ils établissaient dans Paris. Je l’interrompis pour lui demander si elle n’avait pas quelque jolie fille qui s’en mêlât depuis peu ? Vous auriez trouvé votre fait, me répondit-elle, si vous fussiez venu un moment plus tôt : il ne fait que d’en sortir une qui n’est pas pour l’intérêt, car elle ne prend rien ; mais elle veut être sûre de son fait, et je ne la mets qu’entre les mains de gens de qui je puisse répondre. Je reconnus là la charmante Récard : je lui en voulais, et je pris avec plaisir l’occasion de détromper mon ami. Si j’avais été tout à fait scélérat, j’aurais profité seul de la rencontre ; mais Grandpré m’était trop cher pour le duper, et elle trop peu estimable pour m’en faire une bonne fortune. Je résolus tout d’un coup ce que j’avais à faire. Cette demoiselle a raison, dis-je à la Delorme, je l’aime de cette humeur. Vient-elle souvent ici, poursuivis-je ? Oui, me répondit-elle, elle doit y venir demain sur les onze heures ; et elle y est restée aujourd’hui plus d’une grosse heure à attendre un monsieur qui n’est point venu comme il m’avait promis. Elle ne se donne pas à tout amant, comme je vous l’ai dit, elle craint les conséquences. Et ne peux-tu pas l’envoyer quérir, repris-je ? Je ne sais seulement pas qui elle est, répondit cette femme ; je ne sais point sa demeure. Elle ne vient ici qu’à cause de l’absence d’une de mes amies, et tout ce que j’en sais, c’est que c’est une fille de famille qui ne veut pas être connue, et qui prend toutes sortes de précautions pour s’empêcher de l’être. Es-tu sûre qu’elle viendra demain, demandai-je à cette femme ? Assurément j’en suis sûre, répondit-elle ; elle me l’a trop bien promis pour y manquer, et m’a même donné un écu pour tenir le déjeuner prêt : car comme je vous ai dit, ce n’est pas l’intérêt qui la mène. Parbleu j’en serai, repris-je ; je veux la connaître. Veux-tu me visiter, poursuivis-je, pour être sûre que je ne suis point malade ? Non, dit-elle, je sais bien que vous prenez trop garde à qui vous vous jouez : et je voudrais que vous fussiez venu assez tôt pour la trouver.

Tiens, lui dis-je, en lui donnant une pistole, prépare-nous à déjeuner, et si la demoiselle est telle que tu me l’as dit, compte sur ma reconnaissance, tu me connais. Écoute, ajoutai-je, il ne faut te rien cacher, je fais l’amour à une fille d’ici proche que je dois épouser bientôt, et à cause de cela, j’ai besoin du secret, c’est-à-dire que je ne veux être vu de qui que ce soit : fais en sorte qu’il n’y ait personne chez toi lorsque j’y viendrai ; et surtout ne me joue pas d’un tour ; car si cette fille n’est pas nette tu t’en repentirais la première. Elle ne veut pas qu’on sache son nom, elle a raison, ne lui dis pas le mien : dis-lui seulement que je suis un de tes amis. Ne vous mettez en peine de rien ; venez seulement, me dit-elle, je vous jure que vous aurez lieu d’être content. Je pris donc rendez-vous pour le lendemain à onze heures du matin ; mais crainte de manquer mon coup, je me résolus d’y être à dix.

Je cherchai Grandpré dès le soir même. Je le trouvai auprès de sa belle, mangeant son pain à la fumée, pendant qu’elle, plus fine que lui, tirait à l’essentiel. Je lui dis que j’avais à lui parler, et que j’allais l’attendre chez moi où je le priais de venir. Il me le promit et n’y manqua pas.

Qu’y a-t-il pour votre service, me dit-il en entrant : ce n’est pas pour moi que je vous ai fait venir, lui dis-je, c’est pour vous-même. Vous êtes celui de mes amis que je considère le plus, et à qui je tâcherai toujours de rendre service suivant ses inclinations. Vous aimez les belles personnes, entre amis, le personnage ne me fait point de honte. J’ai demain un rendez-vous avec une fille, belle et bien faite ; je veux vous en faire part. Je vous ai obligation, me dit-il ; mais je n’ose m’exposer aux risques de l’aventure. Vous trouverez bon que je la refuse, parce que nous devons être mariés Mademoiselle Récard et moi dans huit jours. Je veux être sage, parce que je veux lui faire passer avec plaisir du moins la première nuit de nos noces ; après cela, je pourrai voir la demoiselle en question. Si vous l’aviez vue, repris-je, il n’y a non qui [tienne], n’importe vous voulez être sage, je vous en estime davantage ; tout au moins ne refusez pas de m’accompagner. Venez avec moi, vous ne ferez que ce que vous voudrez faire ; mais je serai fort aise que vous la voyiez. Je vous prie encore de m’en dispenser, me dit-il. Je connais mon faible sur l’article, et la demoiselle étant telle que vous la faites, j’oublierais mes résolutions, ainsi trouvez bon que je la tienne pour vue.

Parbleu vous êtes une terrible dupe, repris-je en colère ; assurez-moi seulement du secret, et je vais vous découvrir quelque chose qui vous est de la dernière conséquence. Pour celui-là, je vous en assure, dit-il. Eh bien, ajoutai-je, usez-en comme il vous plaira, la personne dont je vous parle est votre vertueuse maîtresse, la charmante Récard elle-même. Ah Monsieur Dupuis, me dit-il, ces sortes de discours-là ne se font point, qu’on ne soit en état de prouver la vérité. Il en faut bien moins que cela pour obliger les meilleurs amis et les frères même, à se couper la gorge ensemble. Je n’ai point de gorge à couper, lui dis-je, et moins encore avec vous qu’avec un autre ; et je ne puis pas mieux vous prouver ce que je vous dis, qu’en vous faisant trouver à vous-même votre digne maîtresse dans le temple de Vénus. Si vous n’y voulez pas venir, gardez-moi le secret ; et je vous réponds qu’avant qu’il soit demain midi, je lui aurai fait passer les piques. M’entendez-vous présentement, ajoutai-je ? Puis-je vous parler meilleur français ? Ce que vous dites là est-il bien possible, demanda-t-il d’un air fort embarrassé ? Je ne sais, lui répondis-je, si cela est possible ou non, mais je sais bien qu’il est vrai. Après cela il invectiva contre elle, la mère qui l’avait engendrée, la nourrice qui l’avait élevée ; et continua ses lamentations plus de deux heures. Comme cela n’avançait ni ne reculait, je le laissai dire à son aise.

Mais, me dit-il enfin, le moyen de la surprendre, elle s’en défiera. Ne vous embarrassez pas de celui-là, répondis-je, je me charge de la réussite, bien entendu que vous ferez tout ce que je vous dirai ; et que vous ne paraîtrez que lorsque vous ne douterez plus de la vérité. Il me promit tout ce que je voulus. Je le fis coucher et souper avec moi, afin d’être sûr qu’il ne pût rien faire qui pût faire avorter l’entreprise. Je me fiais à mon laquais, je l’avais vu dans des affaires tout aussi délicates. Je l’instruisis afin de prendre des mesures justes.

Nous ne nous levâmes qu’à près de dix heures. Nous prîmes le chemin de la maison de la Delorme. Je mis mon laquais en sentinelle dans un cabaret tout devant, afin de m’avertir par un coup de sifflet de l’arrivée de la belle, avec ordre de se tenir si bien caché, qu’elle ne pût le voir, parce qu’elle le connaissait ; il prit pour cela un sifflet de chaudronnier. Nous montâmes en haut Grandpré et moi. Je dis à la Delorme que le gentilhomme qui était avec moi, était frère de la demoiselle que j’allais épouser, avec qui par conséquent j’étais sûr du secret ; et qu’il fallait qu’elle envoyât chercher une autre fille qui fût nette, parce que nous voulions avoir chacun la nôtre et nous bien divertir.

Cette journée-ci était destinée aux aventures de secrètes débauchées. La Delorme nous amena une femme mariée qu’elle avait été quérir, que je connaissais, comme on dit, comme pain. Son histoire ne fait rien à celle-ci. Vous saurez seulement qu’elle fut extrêmement surprise de me voir. Je la rassurai, et lui promis le secret que je lui ai gardé, parce qu’elle s’en est rendue digne par une conduite plus honnête.

Grandpré était dans des impatiences terribles. Je ne m’impatientai point qu’après avoir ouï sonner onze heures. Je craignis quelque contretemps ; mais la crainte ne dura pas longtemps. J’entendis le coup de sifflet de mon laquais, signe de l’arrivée de la nymphe. Je fis au plus vite cacher Grandpré et cette femme dans la ruelle du lit, et moi je me mis dans un fauteuil entre la table et le feu : il commençait à faire assez froid pour en avoir. J’avais le dos tourné vers la porte et un livre à la main. Les fenêtres étaient fermées ; on ne voyait presque goutte dans la chambre ; et outre cela j’avais un habit que je n’avais pris que ce jour-là. La Delorme crut que Grandpré et cette femme qu’elle avait amenée, étaient déjà aux prises ensemble. J’en eus de la joie, parce qu’elle parla plus français.

Ah, ah, dit-elle d’abord, votre ami a donc trouvé à son gré la demoiselle que j’ai été lui chercher ? Pour vous, poursuivit-elle, voici celle que je vous ai promise, vous pouvez vous divertir ensemble, sans crainte d’attraper aucun mal ; paroles fort claires, comme vous voyez. La chaste Récard qui sortait du grand jour, et qui entrait dans une chambre fort obscure, ne me reconnut pas. Je la reçus des mains de la Delorme sans parler. Je la baisai au visage, et pour commencer à faire connaissance, je lui portai la main au sein et sous sa jupe. Elle me laissa faire, et me rendit fort honnêtement mon baiser.

Je crois, dit la Delorme, que vous voulez vous autres faire l’amour à tâtons, et sans dire une seule parole. Voyez, poursuivit-elle, si cette demoiselle-là n’est pas belle ; et en même temps ouvrit les rideaux de ses fenêtres. La vue de Mademoiselle Récard ne me surprit pas ; je m’y attendais. Il n’en fut pas de même d’elle, qui ne m’attendant pas, fut assez surprise pour nous deux. Elle commença par un grand cri de : ah mon Dieu ! Ah mon Dieu soit, répondis-je, et en même temps je courus fermer la porte au verrouil. Je me rapprochai d’elle qui était plus morte que vive, et qui pleurait en pécheresse surprise sur le fait. Je ne comptais pas d’avoir le plaisir de vous voir dans un lieu aussi honnête que celui-ci, Mademoiselle, lui dis-je ; mais nous n’y sommes pas venus ni vous ni moi pour pleurer ; c’est l’envie de nous divertir qui nous y a amenés, et j’espère bien ne m’y point ennuyer. Point de façon, Mademoiselle, poursuivis-je, nous sommes tous deux dans le bal, il faut se résoudre à danser de bonne grâce. Que je suis malheureuse, dit-elle, en pleurant. Pas trop, lui dis-je ; ne suis-je pas honnête homme, et de vos amis ? Allons, continuai-je, en parlant à la Delorme, il n’est pas juste que Mademoiselle perde son écu, donne-nous à déjeuner ; et vous Mademoiselle, poursuivis-je, m’adressant à elle, mettons-nous à table, nous parlerons d’autre chose après ; et en même temps, je lui ôtai ses coiffes, ses gants et son écharpe.

La Delorme sortit pour nous aller quérir ce qu’elle avait fait apprêter pour nous. La belle Récard voulut sortir aussi ; mais j’ai la main bonne. Doucement, ma belle Demoiselle, lui dis-je en la retenant, il y a encore ici un autre visage à voir. Je fermai cette fois-ci la porte à la clef que je pris. Je repris la belle par la main, que je ramenai proche de la table. Il est temps de paraître Monsieur de Grandpré, dis-je tout haut ; voici votre vertueuse accordée douce comme un mouton, et prête à conclure avec vous, si vous voulez, sans curé ni notaire.

À ce nom de Grandpré, il sortit de sa cachette, en mettant l’épée à la main, et en venant à elle dans la résolution de la percer, et ses cris à elle doublèrent d’un ton. Je me jetai promptement à lui. Turelututu rengaine, lui dis-je en riant : les plus courtes folies sont les meilleures. Ah, chienne ! dit-il ; et c’est tout ce qu’il put dire, car il tomba tout de son long évanoui. Je me jetai à lui, et à l’aide de cette femme, qui avait paru en même temps que lui, je le mis sur le lit ; et à l’égard de la belle, je la laissai sur sa bonne foi, sachant bien qu’elle ne pouvait pas sortir.

Sitôt qu’elle avait vu Grandpré venir à elle l’épée à la main, elle avait poussé un grand cri, et s’était jetée du côté de la porte, où elle criait et pleurait encore, Dieu sait comment. La Delorme de l’autre côté faisait un bruit de diable pour se faire ouvrir. Je priai cette autre femme d’avoir soin de Grandpré. Je repris la belle pleureuse que je rapprochai du feu ; et j’allai ouvrir la porte à demi à peu près comme le guichet d’une prison. Je laissai entrer cette femme fort étonnée de ce qui se passait chez elle. Comme rien de tout cela ne m’inquiétait, je refermai la porte fort tranquillement, et je me rapprochai de la table, où je bus un grand verre de vin. Grandpré revint de sa pâmoison ; je cachai son épée et la mienne, et pour lors j’instruisis la Delorme du sujet du trouble où tout le monde était.

J’eus encore un nouveau plaisir à quoi je ne m’étais pas attendu ; ce fut d’entendre cette femme, qui ne vivait que des péchés du public, prêcher la réforme à la belle Récard, et la catéchiser mieux que le meilleur prédicateur n’aurait pu faire. Tout cela nous occupa du temps, l’heure du dîner commençait à se passer ; je fis servir, et j’obligeai tout le monde de se mettre à table. La perfide Récard alla se jeter aux pieds de Grandpré à qui elle demanda mille pardons, il ne lui répondit que d’un coup de pied. Cette civilité fut assez de mon goût, et je la consolai d’une étrange manière. Je lui dis que les filles du métier devaient être aguerries et ne pas prendre garde à si peu de chose. Je la fis mettre à table malgré elle, et qui plus est, je la fis manger et boire sans faim ni soif. Grandpré sortit mieux d’affaire que je ne l’avais espéré ; il se remit peu à peu et but et mangea avec assez d’appétit ; mais la vérité est que je fus seul à faire bonne figure.

Après le repas je demandai à Grandpré s’il voulait laisser partir la belle Récard comme elle était venue ? Que tout au moins la civilité voulait qu’il se vengeât de tous les refus qu’elle lui avait faits, puisqu’elle était à sa discrétion. Il la prit par la main ; elle était douce comme un agneau, rien n’est si sot qu’une fille prise en pareil endroit. Il la fit mettre sur un lit, et lorsqu’il la vit toute rendue : allez infâme, lui dit-il en lui donnant de ses gants à travers du visage ; vous ne méritez pas qu’un honnête homme vous touche, et la laissa là.

Les pleurs recommencèrent de plus belle. Je la pris à mon tour. Je ne ferai pas le cruel, ma belle Demoiselle, lui dis-je, je n’ai pas les mêmes raisons que Monsieur de Grandpré, et je ne suis venu ici que dans le dessein de voir une belle fille ; je suis fort aise que ce soit vous. Je fis dessein dans le moment d’épuiser toute la colère de Grandpré, et de l’obliger à demander pardon pour elle. Je la mortifiai et l’humiliai autant que je pus, et tant qu’enfin Grandpré me demanda quartier pour elle, et me pria de la laisser là.

Je le fis de bon cœur, n’ayant eu d’autre but que de le désarmer. Je fis même plus, puisque je l’obligeai de lui promettre le secret. Et il n’y a pas manqué, d’autant plus que son honneur y était intéressé. Je lui en promis autant, à condition qu’elle abandonnerait une vie si infâme ; et je n’ai jamais parlé de cette aventure qu’à vous, et je ne vous l’aurais pas dite, si elle méritait qu’on prît soin de sa réputation ; mais c’est à présent une véritable Messaline. Elle trouva peu de temps après un fort honnête homme ; elle a même assez bien vécu avec lui, mais depuis qu’elle est veuve, ce n’a plus été de même. Pour cette autre femme que la Delorme avait été quérir, comme il n’y avait que moi qui la connaissais, je lui promis le secret, qu’elle a acheté et que je lui garde encore, parce qu’elle s’en est rendue digne par une conduite plus honnête, dont j’ai été moi-même convaincu. Pour revenir à Grandpré et à moi, nous sortîmes de cet endroit, sans y avoir fait d’autre mal, que de faire enrager la belle Récard, et lui ôter à lui l’envie de se marier avec une créature si perdue.

Je vous entretiendrais bien ici de Gallouin, car ce fut dans ce temps-là qu’il se rendit religieux ; mais j’en remets le discours avec celui de ce qui m’est arrivé avec Madame de Londé sa sœur, parce qu’ils sont liés ensemble.

Il faut vous dire auparavant ce qui m’arriva avec une veuve, dont vous trouverez bon que je vous cache le nom. La manière honnête dont notre commerce a fini, la tendresse et la fidélité que nous avons eues l’un pour l’autre, et les liaisons que nous conservons encore ensemble, m’obligent à un secret inviolable. Cette aventure-ci est singulière. Elle a commencé par des coups de fourbe et de scélérat, et s’est terminée par toute la probité d’un honnête homme, et je puis dire que c’est elle qui m’a mis dans le bon chemin, qui [a achevé] de me retirer des mauvaises compagnies, et enfin qui m’a tout à fait rendu honnête homme.

Une lettre de change que mon frère m’avait envoyée, m’avait obligé d’aller chez un gros banquier qui devait me la payer. Je fus obligé d’attendre qu’il pût me parler, parce qu’il était occupé avec des gens de Cour et d’affaires pour des remises sur les frontières. Je m’appuyai sur une fenêtre qui répondait sur un petit jardin. Cette fenêtre était fort basse au premier étage. Il y avait un berceau de vigne fort touffu, qui empêchait de voir et d’être vu de ceux qui étaient dessous, mais il ne m’empêcha pas d’entendre deux femmes qui étaient ensemble ; et de les entendre si bien, que je ne perdis pas un mot de leur conversation, quoiqu’elles parlassent fort bas. Elle roulait sur leurs maris vivant et mort. Il y en avait une qui pleurait à chaudes larmes ; c’était la femme du banquier que je venais chercher, et l’autre qui la consolait était sa sœur, veuve depuis environ six mois. Cette dernière tâchait de faire entendre à l’autre, qu’elle avait été plus malheureuse qu’elle, qu’elle entreprenait de consoler. Je connus qu’elles étaient sœurs et que le sujet des pleurs de la première était le libertinage de son mari et son peu de fidélité pour elle.

Est-il une femme au monde plus malheureuse que moi, ma chère sœur, disait l’affligée, en poursuivant la conversation ? Mon mari avant que de m’épouser m’a fait l’amour avec toute l’assiduité et la tendresse possible. Vous avez vu vous-même tout ce qu’il a fait pour moi ; ne devais-je pas être sûre de sa fidélité ? Cependant il n’y a pas un an que nous sommes mariés, et le traître va chercher fortune ailleurs ! Encore si ses amourettes étaient dignes d’un honnête homme ; mais il court après tout ce qu’il rencontre, et c’est ce que je ne puis lui pardonner. Deux filles de chambre que j’ai eues depuis peu de temps ont passé par ses mains ; ma cuisinière même ne lui a pas paru trop peu de chose, j’ai été obligée de la mettre dehors. Me trompé-je, ma sœur, poursuivit cette femme ; ne suis-je pas aussi belle que j’étais avant mon mariage ? Et ne suis-je pas plus belle, plus aimable et plus attrayante mille fois qu’une salope de cuisinière ? Je suis plus jeune du moins, et sans comparaison plus propre : mais aujourd’hui qu’il ne trouve plus chez lui que des monstres, parce que j’ai eu soin de remplir mon domestique de femmes laides et âgées, il s’amuse à courir la gueuse. Rendez-moi justice, ma chère sœur, un traitement comme celui-là est-il supportable ?

Non, sans doute, ma sœur, répondit la consolatrice. Je blâme votre époux, il est en effet à blâmer ; mais je n’approuve point votre douleur. N’avez-vous pas mille moyens de vous venger de son inconstance ? Ah, ma sœur, reprit la première, que me dites-vous ? Je n’ai jamais aimé que mon mari, je n’aime encore que lui, et outre cela je ne suis pas extrêmement sensible aux plaisirs des embrassements d’un homme. Que vous fait donc l’inconstance du vôtre, reprit la consolatrice ? Que ne le laissez-vous courir ? Mais pour vous consoler, ajouta-t-elle, je n’ai qu’à vous dire ce qui m’est arrivé. Je suis veuve depuis six mois : j’ai passé trois années avec mon mari, c’est peu en apparence par rapport à l’amour qu’il avait pour moi en m’épousant. Toute la famille a cru que j’étais la femme du monde la plus heureuse, et lui l’époux de Paris le plus fidèle ; et en effet, ni vous ni personne ne m’avez jamais entendu plaindre de son refroidissement pour moi, ni de ses débauches avec des coureuses ; j’étais pourtant bien plus en droit de m’en plaindre que vous n’étiez ! Que feriez-vous si votre mari gâté par des vilaines, venait vous gâter aussi, vous obligeait d’avoir recours à un chirurgien, vous qui versez tant de larmes pour un simple refroidissement de la part du vôtre ? C’est néanmoins ce qui m’est arrivé, et dont je n’ai jamais rien dit. J’ai toujours caché la vie qu’il faisait, quoiqu’il fût bien plus débauché que le vôtre. Eh pourquoi cela ? C’est que je me suis fait une raison, et que je savais que chacun ne cherche uniquement que son plaisir dans le monde, et que j’aurais peut-être fait pis que lui, si, comme lui, je m’étais abandonnée à mon penchant.

Ah, ma sœur ! reprit l’affligée, une honnête femme peut-elle parler comme vous faites, et songer à faire une infidélité à son mari, et l’imiter dans sa mauvaise conduite ? À Dieu ne plaise, reprit la veuve, que je veuille vous inspirer de pareils sentiments. Non, ma sœur, il faut toujours être honnête femme, quelque chose qui arrive. Un méchant exemple n’est point à suivre ; et je ne vous parle des femmes que par comparaison aux hommes. Vous parlez comme une nouvelle mariée, et quand vous serez dégoûtée de votre époux, comme il commence à l’être de vous, vous concevrez mieux ce que je veux vous dire. Parlez-moi à cœur ouvert, poursuivit-elle, il est impossible que depuis votre mariage vous n’ayez souvent goûté des plaisirs de l’amour, et que vous n’y soyez sensible ; sans cela vous ne seriez pas jalouse. J’avoue, dit la mariée, que j’ai goûté avec plaisir des voluptés légitimes, et que mon mari me désespère en portant ses caresses à d’autres que moi.

Pourquoi donc me dire, reprit la veuve, que vous n’êtes pas sensible au plaisir d’embrasser un homme ? Mais ma sœur, dit la mariée, on peut y être sensible quand il est permis, comme il l’est avec un homme qu’on a épousé. Bagatelle, reprit la veuve, ce n’est pas l’innocence des plaisirs qui les rend plus chers ; la volupté ne dépend point d’un contrat, ni de la bénédiction d’un prêtre. À le bien prendre, le mariage n’est autre chose que l’assemblage d’un homme et d’une femme publiquement permis par les lois, pour éviter les désordres qui naîtraient, si chacun n’avait pas à qui s’en tenir ; et qu’une femme surtout, pût se donner au premier venu suivant son choix. Un homme ne fait autre chose avec une femme qui n’est point à lui, que ce qu’il fait avec la sienne propre. La jouissance qu’il a d’une femme l’en dégoûte insensiblement ; il cherche dans la diversité un nouveau plaisir, qui est le même dans le fond ; mais qui devient plus exquis, parce qu’il est plus rare, et que l’imagination est plus remplie. Une femme en ferait autant si elle osait ; ce n’est que la crainte du qu’en dira-t-on et des suites, qui les retiennent ; et la jalousie qu’elle prend des dissipations de son époux provient ordinairement moins de l’amour qu’elle a pour lui, que de la peine de se passer de ses caresses, et de l’amour-propre dont elle est remplie pour elle-même, qui lui persuade qu’elle est plus belle que les autres, et plus en état de remplir le cœur de son époux que toute autre.

Avouez-le de bonne foi, poursuivit-elle, n’avez-vous pas vu depuis votre mariage des hommes qui vous ont inspiré de la tentation ? Quand vous ne me l’avoueriez pas, je n’en penserais pas moins. Est-il pas vrai que si vous aviez pu et osé les chercher sans crainte et sans scandale, vous auriez volontiers suivi les mouvements que leur présence vous inspirait ?

Vous me faites là des questions, ma sœur, répondit la mariée, auxquelles je ne puis pas répondre. Ce serait une terrible chose dans le monde, si on pouvait impunément faire tout ce qu’on voudrait faire. Il y a dans le monde, reprit la veuve, des pays où les femmes vivent à leur liberté, parce que cela leur est permis ; et où même il leur est ordonné de rechercher les hommes afin de les sauver d’un crime exécrable. Allez, poursuivit-elle, demander à ces femmes, si elles voudraient changer leur manière de vie avec la nôtre ? Elles vous diront que non, et elles auront raison ; parce qu’elles ne suivent pour toute règle que celles de la nature, et que ces règles répugnent aux lois austères qu’un honneur qui leur est inconnu et qui nous tyrannise, nous oblige indispensablement de suivre, et dont il fait même notre premier devoir.

En effet, ajouta-t-elle, y a-t-il au monde pour une femme d’autres plaisirs que ceux de l’amour ? N’est-ce pas pour le goûter tranquillement sans traverse, et avec honneur, que nous nous résolvons d’accepter un maître en prenant un mari ? Et que nous nous abaissons jusqu’à n’avoir point d’autre volonté que la sienne, et à souffrir même ses mauvaises humeurs ? Je parle selon la nature, ma chère sœur, et seulement par rapport à la vie présente. Je mets à part tout le reste, et je poursuis à vous dire que sans ce plaisir qui nous attache aux hommes, quelle est celle de nous qui voudrait se marier ? Quelle est celle de nous qui voudrait se donner à un seul, et en essuyer tous les chagrins et les dégoûts, si elle pouvait sans honte et sans risque goûter ce même plaisir avec qui bon lui semblerait ? Certes on ne verrait aucun mariage dans le monde, si étant filles et conservant notre liberté, nous pouvions impunément recevoir dans nos bras qui nous voudrions ; et nous vivrions sans contredit plus heureuses, n’ayant que l’amour et la fantaisie pour guides, et nous serions pour lors de même condition que les femmes dont je vous ai parlé, qui ne voudraient pas changer leur manière de vie avec la nôtre. Il n’y a donc que ce seul plaisir qui nous force dans ce pays-ci, à renoncer à cette précieuse liberté. C’est à lui que nous sacrifions tout, et c’est aussi le seul plaisir qu’il y ait dans le monde pour une femme. En connaissez-vous d’autres, ma sœur ? Pour moi je vous avoue que je n’en connais point.

Il est vrai, reprit la mariée, que ce que vous dites cadre juste avec les inclinations que la nature nous donne ; mais, ma sœur, ce serait vivre comme les bêtes, que de les suivre. J’en tombe d’accord, dit la veuve ; ce serait vivre en effet comme les bêtes, mais pourtant je ne puis m’empêcher de vous dire, que Molière me paraît avoir parlé fort juste dans son Amphitryon lorsqu’il fait dire à Mercure 

Que dans les plaisirs de l’amour
Les bêtes ne sont pas si bêtes que l’on pense.

Non, elles ne le sont point ; et je les trouve fort heureuses de n’être point assujetties à un honneur que la force des hommes, bien plutôt que la nature, a imposé à notre sexe. Puis donc, continua-t-elle, que nous avouons que ce sont là les sentiments d’une femme, devons-nous nous étonner, ma sœur, si les hommes en ont de pareils ? Ce serait bien plutôt un sujet d’étonnement s’ils ne ressentaient pas ces mouvements tumultueux, et s’ils ne les suivaient pas, puisque les lois semblent n’avoir de ce côté-là de sévérité que pour nous ; et que la coutume, qui ne nous pardonne pas, semble autoriser, ou du moins tolérer leur conduite ; quoiqu’en effet ils soient beaucoup plus criminels que nous ; parce qu’ils devraient mieux résister que nous aux tentations et aux mouvements de la nature, puisqu’ils prétendent avoir l’esprit plus fort et plus solide que nous ne l’avons. Cependant, ajouta-t-elle, nous ne devons pas leur savoir mauvais gré de leur changement, puisque nous changerions aussi bien qu’eux, si nous osions changer de même : que nous les rechercherions, comme ils nous recherchent, si notre conduite ne nous attirait pas plus de mépris, et que notre réputation n’en fût pas plus ternie que la leur.

J’ai vécu, poursuivit cette veuve, comme doit vivre une femme d’honneur avec son époux. J’ai suivi la coutume du pays où Dieu m’avait fait naître, si j’avais pu m’en dispenser sans crainte ni scandale, je l’aurais fait ; et c’est en cela que je fais consister la véritable vertu d’une femme, qui est de vaincre les passions où son penchant la porte. Je suis veuve, j’ai toujours été sage, j’espère l’être toujours ; mais je ne la serais pas longtemps, si je ne suivais que mes sens ; et je crois qu’il y a très peu de femmes qui ne soient comme moi. C’est-à-dire uniquement retenues par la crainte de devenir grosse, ou de gagner des maux infâmes, ou du moins de perdre leur réputation, y ayant très peu de femmes qui soient effectivement vertueuses par le seul amour de la vertu, et par la seule crainte de Dieu. Ce sont pourtant les seuls motifs que nous devons avoir devant les yeux, mais examinons-nous bien ; nous verrons que l’amour -propre nous joue, et que nous sacrifions au monde et non pas à notre salut.

Vous me faites voir, reprit la mariée, bien des choses qui sont tout à fait vraies et à quoi je n’avais pourtant point encore pris garde. Peu de femmes, dit la veuve, conviendront de ces vérités, à moins que ce ne soit entre elles ; mais presque toutes en conviendront dans leur cœur, pourvu qu’elles s’examinent avec attention ; et je ne vous ai dit tout cela, ma chère sœur, poursuivit-elle, que pour vous consoler des petites tiédeurs de votre époux ; il reviendra à vous tôt ou tard, il vous rendra un jour plus de justice. Une honnête femme retire toujours à la fin son mari de ses égarements et de son libertinage. Vous pouvez l’en blâmer présentement ; mais il faut que ce soit dans votre cœur. Ne lui faites paraître aucune jalousie, cela l’aigrirait encore ; soyez toujours prête à le recevoir ; et en le blâmant, donnez-vous bien de garde, ni de le haïr, ni de l’imiter : on est sur ce sujet-là, tant hommes que femmes, plus digne de compassion que de haine. Surtout ne lui faites aucun reproche, ne lui montrez ni mépris ni mauvais visage ; cela le dégoûterait encore, et l’éloignerait davantage de vous.

Jamais homme ne fut plus surpris que je le fus, d’entendre une femme si bien philosopher sur les sens, et s’expliquer avec tant de sincérité sur un sujet pour lequel les femmes sont toujours fort réservées ; car je vous jure qu’il n’y a pas un mot de ce que je viens de vous dire, qui soit de mon invention ; au contraire j’en ai beaucoup omis, parce que je l’ai oublié. Je conviens qu’elle ne croyait point être entendue ; qu’elle parlait à une autre femme seule, et que cette femme était sa sœur. Cependant je la remerciai dans mon âme, de s’être expliquée avec autant de franchise ; et je la remerciai avec tant de reconnaissance que si elle m’eût parlé à moi-même.

L’envie me prit de la connaître, et de lier, si je pouvais, conversation avec elle. Je descendis dans ce jardin ; je les trouvai toutes deux encore assises. Je distinguai bientôt la veuve à son habit de grand deuil. C’était une très belle femme, dont les cheveux, pour peu qu’il en parût, étaient aussi noirs que sa robe. Elle avait le teint fort blanc et fort uni, la bouche la plus belle et la plus vermeille que j’aie jamais vue ; les yeux à fleur de tête, noirs et pleins de feu et de vivacité ; leurs regards étaient perçants et assurés ; la gorge et la main d’une blancheur à éblouir : enfin elle me plut infiniment. J’avais déjà connaissance de son esprit, sa vue acheva de me vaincre. Elle ne paraissait point mortifiée : au contraire, je lui remarquai un air plus porté à la joie qu’à la tristesse. Sa sœur était aussi une fort aimable personne et si la veuve n’eût pas trouvé le secret de me plaire avant elle, je me serais très volontiers offert à la consoler des tiédeurs de son mari : elle était plus jeune qu’elle de trois ans, n’en ayant que dix-neuf à vingt, et la veuve vingt-deux à vingt-trois. Elle était magnifiquement mise en petit deuil. Son habit était bien entendu et complet ; mais la tristesse que je lui remarquai ne fut pas de mon goût. La veuve eut tous les vœux de mon cœur, et elle quelque mouvement de pitié.

Je fis un tour de jardin qui ne dura pas, parce que ce jardin était petit. Je revins sur mes pas dans le dessein de leur parler : mais elles se levèrent et entrèrent dans une salle qui répondait à ce jardin, dont la porte se referma sur elles. Je vis leur taille, elles étaient toutes deux parfaitement bien faites ; mais la veuve plus grande et plus dégagée, avait un air admirable que sa sœur n’avait pas : je sortis de ce jardin charmé d’elle. Je demandai à un laquais, qui étaient ces deux dames que je venais de voir, il me le dit, et me nomma la veuve. Je lui demandai sa demeure sans faire semblant d’y prendre d’autre part que la curiosité : il me le dit. Je remontai en haut, je parlai au maître du logis qui me paya, et je sortis de cette maison le cœur rempli de ma nouvelle passion.

J’allai le soir même dans la rue où la veuve logeait. Je soupai avec un de mes amis dans un cabaret proche de chez elle. J’y allai trois ou quatre autres jours de suite, en rêvant toujours à quelque expédient qui pût me donner entrée chez elle : je n’en trouvai aucun. La subtilité de Poitiers, mon même laquais, dont je vous ai déjà parlé, et à qui je m’étais découvert, était à bout : ni lui ni moi, bien loin d’y connaître quelqu’un, n’en avions jamais entendu parler.

Il m’avait proposé de faire de propos délibéré une querelle à un des laquais de cette dame ; et l’accommodement que vous paraîtrez vouloir faire, disait-il, vous servira de prétexte pour parler à la maîtresse. J’étais presque d’humeur à y consentir ; et je m’y serais pris de cette manière, si ce garçon zélé ne me fût pas venu dire tout d’un coup, qu’il avait trouvé le secret de me mettre aux mains avec elle, par un moyen honnête. Comment t’y es-tu pris, lui demandai-je ? Je viens, me dit-il, de voir sortir de chez elle une porteuse d’eau qui est si grosse qu’elle n’en peut plus. Hé que me fait cela, lui dis-je ? Cela fait, répondit-il, qu’il faut que vous teniez cet enfant ensemble, et qu’elle soit votre commère. Laissez-moi faire seulement, vous serez parrain et elle marraine.

Quatre jours après, le mari de cette femme, qui était un portefaix, me vint prier de tenir son enfant. Je ne le connaissais point, mais il était conduit par mon officieux laquais, qui m’en pria lui-même, comme si ce n’avait pas été un coup fait à la main. Je ne sais pas comment il s’y était pris, pour amener les choses jusque-là. Je promis à cet homme ce qu’il me demandait, et lui demandai en même temps le nom de la personne qu’il me destinait pour commère : il me nomma ma charmante veuve. Je lui demandai s’il avait parole d’elle, il me dit que non : mais qu’il allait la lui demander, et qu’il ne doutait pas de l’avoir. Il y alla avec Poitiers que je lui donnai pour l’accompagner.

Cette dame, après que cet homme lui eut fait son compliment, demanda qui était son compère. Poitiers répondit pour lui, que ce serait un homme de qualité qui était son maître ; et il m’a envoyé, Madame, ajouta-t-il, pour voir si la commère vaut la peine qu’il vienne : car sans cela il n’y viendra pas lui-même. Ah, ah, dit-elle en riant, il s’en rapportera donc à vous ? Oui, Madame, répondit mon effronté laquais, il sait bien que j’ai les yeux bons. Eh bien, dit-elle, si je viens, y viendra-t-il ? Oui, Madame, répondit Poitiers, il viendra vous quérir lui-même. Je lui serai fort obligée, dit-elle : mais lui, vaut-il la peine que j’y aille ? Je vous le demande à vous qui avez de si bons yeux ? Si mon maître, lui répondit Poitiers, n’était pas l’homme de France le mieux fait, le plus galant, et le plus honnête homme, je ne resterais pas un quart d’heure chez lui. Oui, Madame, il en vaut la peine, et vous serez peut-être fâchée de ne l’avoir pas connu plus tôt. Si, reprit-elle en riant, le maître vaut, prix pour prix, autant que le valet, ce doit être un homme extraordinaire. J’ai envie aussi de le voir, poursuivit-elle, qu’il vienne quand il voudra, je serai toujours prête. C’est pour l’heure qu’il vous plaira, Madame, reprit-il, mon maître sait la civilité qu’il doit aux dames, et votre commodité réglera toujours la sienne. Vous a-t-il chargé de toutes ces civilités-là, lui demanda-t-elle ? Oui, Madame, répondit-il, il m’en a chargé pourvu que la commère fût belle : et c’est là-dessus qu’il m’a ordonné de me régler. Vous me trouvez donc belle, lui dit-elle en riant ? Comme tous les anges, répondit Poitiers, et je suis certain que mon maître vous trouvera encore mille fois plus belle que vous ne me paraissez, parce que sa pénétration lui fera découvrir en vous mille choses aimables qu’il ne m’est pas permis d’y voir : mais, Madame, poursuivit-il, pour achever mon ambassade, ayez la bonté de me donner votre heure. Dites à votre maître, dit-elle, que je me ferai toujours un plaisir de prendre la sienne. Non, Madame, dit-il, j’ai ordre de prendre la vôtre, et je vous supplie de me la donner : il me blâmerait, si je n’exécutais pas ses ordres. Eh bien, dit-elle, ce sera cet après-midi à trois heures. Je l’attendrai s’il veut venir me prendre.

Poitiers vint me rapporter cette réponse avec leur conversation. Elle me fit rire, mais ne me surprit pas. Je connaissais Poitiers pour hardi et capable de se tirer de toutes sortes d’intrigues, et c’était pour cela que je l’aimais. Je lui laissai le soin de tout pour la collation et le reste. Il s’en acquitta parfaitement bien, et mieux que je ne l’avais espéré.

Il avait dit qu’il avait trouvé ma belle veuve en négligé, mais qu’il ne doutait pas qu’elle ne changeât de figure et ne se mît sous les armes. J’en changeai aussi et me mis le plus propre et le plus magnifique que je pus. Je priai ma mère de me prêter son carrosse, ou du moins les justaucorps de livrée de ses gens. Elle me prêta tout, carrosse et domestiques. J’allai au logis de ma commère avec trois grands laquais derrière moi, et un carrosse fort propre : enfin dans mon lustre. Poitiers me servit d’interlocuteur.

Je l’avoue à ma honte, je fus tellement interdit de sa beauté, lorsque je la vis de près, qu’à peine pus-je lui faire un compliment sur ce qui m’amenait. Elle interpréta ma surprise autrement qu’elle n’aurait dû l’être. Votre laquais vous a trompé, Monsieur, me dit-elle. Il vous a fait de moi un portrait qui vous a fait venir, et vous ne trouvez pas que l’original en vaille la peine. Non, Madame, lui dis-je, il ne m’a point trompé, il est impossible de grossir les objets sur les beautés qui me frappent ; mais quoique je n’aie jamais rien vu de si beau que vous, je vous avoue que je voudrais bien n’être point venu. Je ne me sauverai pas d’auprès de vous, sans y laisser ma liberté, que peut-être vous me ferez regretter. La crainte est obligeante, dit-elle en riant, mais n’en ayez point avec moi ; je ne suis pas d’humeur à rien retenir à personne sans leur consentement. Et si elle veut bien se perdre auprès de vous, repris-je, ne la retiendrez-vous pas ? Si elle s’y perd de son bon gré, dit-elle, vous auriez tort de la regretter ; et vous ne devez point être fâché d’être venu. Je ne serai point fâché, lui dis-je, que ma liberté demeure en de si belles mains : ce n’est que l’usage que vous en ferez qui pourra me la faire regretter.

Vous voulez déjà faire des conditions, dit-elle en riant, c’est avoir trop de prudence dans une première entrevue. Il n’en faut pas tant, cela entraîne après soi trop de soins et d’inquiétude ; il vaut mieux vivre au jour la journée. Vous êtes accoutumée, lui dis-je, à de pareils sacrifices, c’est pourquoi le mien ne vous inquiète pas. Je ne sais si c’est par coutume, poursuivit-elle en riant toujours, ou si c’est par le peu de foi que j’y ajoute, que je ne m’en embarrasse pas : mais ces sortes de sacrifices me paraissent trop prompts pour être bien sincères. Je ne sais, lui dis-je, si leur promptitude peut vous les rendre méprisables ; mais je sais par moi-même que c’est l’effet d’une aussi grande beauté que la vôtre, d’inspirer tout d’un coup de l’admiration et de l’amour. Ils s’accompagnent auprès de vous, et ce n’est point cet amour que vous devez accuser de fausseté, mais seulement sa déclaration de trop de promptitude. Je n’accuserai ni l’un ni l’autre séparément, dit-elle ; je les accuse toutes deux ensemble, et je vous avoue que je croirais une déclaration beaucoup plus croyable quelque temps après m’avoir pratiquée, parce que je croirais qu’on connaîtrait que j’en vaudrais bien la peine. S’il ne tient qu’à cela, repris-je, vous serez contente. Je vous dirai tous les jours de ma vie, que je vous aime ; cela supposera que j’aurai tous les jours découvert quelque nouveau charme en vous, et j’espère que vous me tiendrez compte de mes déclarations qui feront foi de mon discernement.

 En faisant, dit-elle, une supposition pour le principe, c’est me dire fort galamment à découvert que le reste serait supposé, et que mon mérite ne girait que dans votre idée, et nullement dans ma personne. Sera-ce supposer, repris-je, que de dire que vous êtes la plus belle femme que j’ai jamais vue ? Et sera-ce supposer encore de dire que vous avez seule plus d’esprit que toutes les femmes que j’ai connues n’en ont jamais eu ensemble ? Pour la beauté, dit-elle en riant, je sais ce que j’en dois croire, mon miroir me dit ce qui en est. Pour l’esprit je ne sais si vous supposeriez : mais si c’était une vérité, je vous plaindrais de n’avoir jamais fréquenté que des idiotes. Vous me paraissez pourtant, ajouta-t-elle, avoir trop d’esprit vous-même pour n’avoir jamais conversé qu’avec des femmes de ce caractère.  J’avoue, repris-je, que j’ai vu en ma vie des femmes qui passent pour avoir de l’esprit ; mais je n’en ai point vu qui pût vous égaler, et je ne suppose point en vous en assurant.

Nous entrerions vous et moi, dit-elle, dans une trop longue dispute si nous entreprenions de combattre ou de prouver le contraire ; je vous assure toujours que je ne suis pas fâchée que vous ayez bonne opinion de moi : mais vous n’êtes pas venu ici pour cela, c’est pour aller tenir un enfant ensemble, et nous irons quand vous voudrez.

Nous sortîmes en effet. Je lui donnai la main et la conduisis à son carrosse dans lequel j’entrai avec elle, et le mien suivit. Cela alla à l’ordinaire pour la cérémonie ; et pour le reste Poitiers avait si bien fait que nous trouvâmes une collation très propre, et le lieu fort honnête : en sorte que tout alla beaucoup mieux que je ne l’avais espéré moi-même. La veuve en fut surprise. Elle n’en dit mot ; mais je remarquai avec plaisir qu’elle vit bien que tout avait été prémédité ; et franchement quand mon laquais eût eu deux jours devant lui, je doute qu’il s’en fût mieux tiré.

Je reconduisis ma commère chez elle, où je restai assez longtemps, et avant que d’en prendre congé, je lui demandai permission d’aller la voir : elle me l’accorda, j’y allai depuis tous les jours.

Comme elle était veuve, qu’elle aimait à vivre librement et sans contrainte, et qu’elle ne devait compte de ses actions à personne, je m’y rendis en peu de temps fort familier. Je remarquai qu’elle ne me haïssait pas, et je le remarquai avec plaisir, parce qu’elle me plaisait tous les jours de plus en plus ; et en effet, j’y remarquais tous les jours quelque nouveau charme. Il venait chez elle assez de monde, dont quelques-uns s’embarquèrent un peu trop pour leur repos ; mais n’ayant rien eu à démêler avec eux, et ce que j’en dirais pouvant donner quelque lumière pour découvrir un nom que je veux taire, vous me dispenserez de vous en rien dire ; si ce n’est qu’on s’en défit lorsqu’on les trouva de trop.

J’observais avec elle la même méthode que j’avais suivie avec Mademoiselle Récard, mais moins effrontément. J’étais un Caton en public, et dans le particulier je tâchais de badiner. J’étais en âge de me marier pour lors ; elle m’aurait fort accommodé, mais avant que d’en parler à ma mère, ni à personne de ma famille, je voulais avoir son consentement. Elle était jeune, parfaitement bien faite, belle en perfection, avait de l’esprit infiniment, et un très grand bien. Elle n’avait qu’une petite fille d’un an et demi de son défunt mari. Elle était de bonne famille, veuve d’un financier de bonne famille aussi, dont le père et lui s’étaient damnés peut-être à lui gagner tout le bien dont elle jouissait ; et l’un et l’autre s’étaient anoblis par les charges qu’ils avaient possédées. En un mot c’eût été parfaitement mon fait. Cependant quoiqu’elle m’aimât autant qu’une femme puisse aimer un homme, elle ne voulut jamais consentir au sacrement, par une résolution fixe de rester toujours maîtresse d’elle-même : la suite vous fera connaître son caractère.

Il y avait environ dix mois qu’elle était veuve, et trois à quatre que je la fréquentais, lorsqu’un jour que j’étais chez elle, on parla d’une veuve, qui sans être remariée, était devenue grosse. La compagnie était assez nombreuse : chacun en dit ce qu’il en pensait. On disait que son amant lui avait promis de l’épouser ; et que bien loin d’en vouloir rien faire, il était le premier à plaisanter d’elle et à la divulguer. Je formai là-dessus mon plan : je me contentai de dire un mot en passant de cette femme et de la plaindre ; mais je me déchaînai contre son amant que je traitai comme le dernier des malheureux, et comme un scélérat achevé.

Oui, poursuivis-je, je ne suis point femme, ainsi ce n’est pas pour moi que je parle : mais si je l’étais, et que j’eusse eu la faiblesse de me laisser aller à un homme comme je l’aurais assurément ; et que cet homme vînt à me trahir, et à me découvrir, et à me mépriser : non pas comme celui dont vous parlez, de ne vouloir pas m’épouser, après me l’avoir promis, qui est le dernier comble de la perfidie : mais seulement de dire un mot à qui que ce fût de ce qui se serait passé entre nous , il pourrait compter que tous les bourreaux du monde assemblés pour me trouver de nouveaux supplices, ne m’empêcheraient pas de me venger par sa mort, soit par moi-même, soit par des gens apostés. Hé, ajoutai-je, un honnête homme doit-il jamais se vanter d’avoir triomphé d’une femme ? Cela est infâme et indigne du nom d’homme. C’est le vice commun des Français : mais quoique je sois français moi-même, j’approuve si peu ce lâche procédé, que je serais d’humeur à venger moi-même une femme, quoique je ne la connusse pas, et qu’elle me fût indifférente.

Justement comme je lâchais cette dernière parole, l’homme dont il s’agissait entra. Il était frère du défunt mari de la veuve, établi en province, où il avait attrapé la femme dont nous parlons, et s’était moqué d’elle à Paris, où elle l’avait suivi depuis peu de jours. Je ne l’avais jamais vu. Il était bien fait et bien mis, et paraissait brave, mais m’estimant aussi méchant que lui, et ayant mes vues, je ne fis aucune difficulté de le bourrer. Ma belle veuve me dit à l’oreille qui il était, pour m’obliger à me taire. Vous ne me connaissez pas, lui répondis-je, je suis homme droit, et je ne puis par une lâche complaisance déguiser mes sentiments pour des fourbes : tout ce que je pourrai faire, ce sera d’éviter la querelle devant vous : mais je ne puis cacher ce que je pense.

On donna un siège à cet homme : de quoi parliez-vous, Mesdames, dit-il ? Nous parlions, reprit la sœur de ma veuve, de la satisfaction qu’a une femme d’honneur de voir sa réputation respectée, lorsqu’elle entend parler des désordres où d’autres femmes se précipitent. C’est le sujet d’une longue conversation, reprit cet homme. Il y a présentement tant de femmes qui se gouvernent mal, que le nombre n’en peut pas être exprimé.

J’avoue, repris-je, qu’il y a beaucoup de femmes qui se gouvernent mal : (je ne parle point des abandonnées, celles-là sont indignes qu’on songe à elles, j’entends seulement celles qui ne se donnent qu’à un amant, telle qu’est celle qui a donné lieu à la conversation, et qu’on dit ordinairement se gouverner mal ; quoique ce terme-là soit trop fort, et soit même outrageant pour une maîtresse fidèle. ) J’avoue que le nombre en est grand ; mais il ne serait point si scandaleux, si mille coquins qu’elles croient honnêtes gens, l’étaient assez pour du moins leur garder le secret, sous la bonne foi duquel ils ont triomphé de ces femmes.

En effet, poursuivis-je, sans lui donner à connaître que je savais que c’était de lui que je parlais, nous savons tous présentement qu’une demoiselle de province, nommée Mademoiselle de Gironne, a eu une faiblesse. Qui que ce soit ne le savait il n’y a que deux jours ; et on ne l’aurait jamais su, si son amant avait été honnête homme ; mais le public lui a l’obligation de lui avoir donné sujet de parler de sa maîtresse à tort et à travers, et de le regarder lui comme un scélérat : car enfin, ajoutai-je, sans donner le temps à personne de m’interrompre, on sait que cet homme lui avait promis de l’épouser ; on sait qu’il lui avait promis le secret ; et aujourd’hui c’est, dit-il, une veuve qui savait par expérience ce que la compagnie d’un homme peut produire. Belle raison pour lui manquer de parole ! Mais encore je lui permets de ne la point épouser puisqu’on ne peut pas l’y forcer selon les lois ; n’est-ce pas l’action d’un fourbe achevé de tromper une femme sous la promesse d’un sacrement, et d’abuser de l’entremise d’un nom si auguste et le profaner, lorsqu’on n’est pas résolu d’y venir ? Ne pouvait-il pas lui dire en particulier ; je ne veux plus vous épouser ; vous ne pouvez pas m’y contraindre, et lui prouver qu’en effet elle ne le pouvait pas ? Elle se serait rendue à l’impossibilité ; elle aurait pleuré sa faiblesse et la perfidie de son amant ; mais elle aurait du moins sauvé sa réputation, et n’aurait pas servi de matière aux caquets et à la risée du public. Mais non, il faut achever : c’est peu pour un fourbe d’avoir abusé lâchement une femme, c’est peu de trahir ses serments, il faut encore par une ingratitude détestable la perdre de réputation. Hé, mon Dieu, poursuivis-je avec un ton hypocrite, en joignant les mains et élevant les yeux au ciel, où est donc la sincérité ? Où est la bonne foi ? Où est ce manteau de la charité qui nous oblige à cacher les fautes d’autrui ? Et depuis quand est-il permis, et même fait-on gloire de se déclarer soi-même traître et parjure ? N’est-il pas vrai, Monsieur, continuai-je, en m’adressant à lui-même, qu’un homme comme celui dont je parle est indigne d’être jamais regardé par d’honnêtes gens ; et que pour lui rendre justice il mériterait d’être regardé partout avec horreur ?

Toute la compagnie me regardait ; et les dames surtout me savaient bon gré dans leur âme, de ce que je disais. La veuve qui m’avait dit qui il était, ne savait de quelle manière cela tournerait ; mais elle fut bien plus surprise de la suite. Cet homme était dans un embarras inexprimable. Il ne savait que me répondre, n’y ayant rien de plus certain que ce que j’avais dit. Il n’accusait sa maîtresse ni d’infidélité ni d’être dégoûtante, ni d’aucun autre vice : ce n’était que sa propre infidélité qui le poussait à n’en vouloir plus. Il ne prenait pour prétexte de sa rupture que le veuvage.

Vous ne dites mot, Monsieur, continuai-je, m’adressant toujours à lui, est-ce que mon sentiment n’est pas le vôtre ? Vous avez des intérêts à ménager ici, Monsieur, me dit-il : je vois bien que vous croyez avancer vos affaires, en prenant le parti que vous prenez. Je n’ai aucun intérêt ici à ménager, Monsieur, lui dis-je d’un ton fier, Madame qui est seule veuve ici et seule à marier, me fait la grâce de me souffrir chez elle, mais je ne prétends rien avec elle, pour la même liberté que Mademoiselle de Gironne a accordée à son amant. Et vous, Monsieur, qui paraissez soupçonner Madame de pouvoir un jour l’accorder, vous ne ménagez guère sa vertu en sa propre présence. Votre prétendue pénétration dans mes desseins ne vise pas juste, ajoutai-je toujours fièrement : ce que j’ai dit n’est pas pour me faire un mérite dans l’esprit de Madame, c’est uniquement la justice de la cause que je défends qui me fait embrasser sa défense. Mais vous, Monsieur, vous avez apparemment quelque intérêt à ménager à votre tour, qui vous empêche d’avouer que j’ai raison. Il y a, dit-il, quelque circonstance dans l’affaire dont vous parlez qui pourrait en changer le fond. S’il y en a, répondis-je, j’avoue que l’affaire peut être autrement regardée ; mais je ne crois pas qu’il y en ait, l’indiscrétion de l’amant ne les aurait pas cachées, nous les saurions tout aussi bien que le reste ; il s’en servirait de raisons pour prétexte de son refus et de sa rupture, il ne se retrancherait pas à alléguer le seul veuvage de sa maîtresse, et ne se ménagerait pas assez peu lui-même, pour n’avoir recours qu’au parjure, s’il avait des causes plus justes à donner.

Vous ne savez pas, Monsieur, me dit une des dames qui étaient là, que c’est à Monsieur de Beauval lui-même à qui vous parlez. Je ne sais point, Madame, repris-je tranquillement, si Monsieur est Monsieur de Beauval l’amant de Mademoiselle de Gironne, je n’ai point l’honneur de connaître Monsieur ; mais je sais bien que l’affaire dont nous parlons ne convient point du tout à l’apparence qu’a Monsieur d’être fort honnête homme. Vous trouvez donc, Monsieur, me dit-il, que l’honnêteté d’un homme dépende de ne pas prendre son bon où il le trouve ? Et de ne point chercher les aventures, à moins que de vouloir s’y clouer pour toute sa vie ? Je trouve, Monsieur, lui dis-je, qu’elle dépend, non seulement de ne point tromper une femme comme cette demoiselle l’est, mais même de ne point tromper le plus mortel de ses ennemis. L’honnêteté d’un homme, poursuivis-je, gît dans la sincérité, dans sa probité, dans sa bonne foi, dans une vraie compassion pour les malheureux, dans un retour sincère de tendresse pour les gens dont il est aimé, dans la reconnaissance des bontés qu’on a pour lui, et dans une stabilité fixe, et inébranlable dans ses promesses. Je ne vois rien de tout cela dans votre rupture avec Mademoiselle de Gironne. Je suis trop honnête homme pour déguiser ma pensée ; je n’espère rien de sa reconnaissance, puisque je ne la connais point ; et je n’appréhende point assez votre ressentiment pour mentir de gaieté de cœur : elle m’inspire de la compassion, et vous de l’indignation et de l’horreur, j’entreprendrais inutilement de vous le taire.

C’est s’expliquer fort nettement, me dit-il, je ne voudrais pas que vous fussiez un de mes juges. Je n’en serai point, Monsieur, lui répondis-je, je n’ai pas l’honneur de m’asseoir sur les fleurs de lys ; et quand j’en serais, je serais obligé de juger suivant les lois. Elles sont bien injustes à votre sens, dit-il. Non, Monsieur, repris-je, elles sont justes, mon dessein n’est pas d’aller contre, mais elles sont humaines, c’est tout dire : et vous allez voir par ce que je vais ajouter, que mon dessein n’est pas de me faire un mérite auprès de Madame, comme vous l’avez soupçonné d’abord. J’en reviens à nos lois : elles ont été faites avec beaucoup de prudence pour retenir dans le devoir des veuves, qui étant maîtresses de leurs actions, et leur étant permis de se choisir tel époux que bon leur semble, ou n’en prendre point du tout si elles ne veulent, donneraient assurément très grand scandale dans le monde, si la rigueur des lois ne les retenait pas. Ces lois déclarent infâmes, celles qui deviennent grosses pendant leur veuvage, et n’assujettissent pas à un mariage nécessaire ceux qui leur ont fait l’enfant, quelque promesse qu’ils en aient faite, et dans ce cas-là les lois n’ont aucun égard au rapport des familles, de l’âge, ni du bien. Cela est cause qu’on peut les tromper impunément devant les hommes, et même s’en moquer ; mais quand on les trompe exprès on n’en est pas moins coupable en effet devant Dieu et devant les hommes même, que si on avait abusé d’une fille : et ce n’est pas, à mon sens, être fort honnête homme, que d’avoir recours, pour couvrir un parjure, à des lois qui ne regardent que la police d’un État, et le scandale devant les hommes ; mais qui ne justifient point un homme devant Dieu, et ne le mettent point à couvert de ses propres remords ; en un mot qui ne le justifient point à lui-même et au fond de son cœur. Examinez le vôtre, Monsieur, ajoutai-je ; je suis sûr que votre conscience ni votre cœur ne vous paraîtront pas dans cet état de tranquillité, qui n’est que le fruit d’une entière innocence : du moins je suis sûr, que si vous vous tenez justifié devant les hommes, vous ne vous assurerez pas que Dieu vous regarde un jour comme son enfant, ni qu’il vous fasse part de son héritage, vous qui niez le vôtre et qui, outre votre bien que vous lui refusez, voulez le faire déclarer infâme.

Comme toute la compagnie était de mon sentiment, et que la confusion de cet homme augmentait de moment en moment, et bien loin de pouvoir me répondre, on me seconda ; et tous ensemble lui fîmes tant de honte, qu’il promit de se raccommoder de bonne foi avec sa maîtresse. On l’envoya quérir. Le contrat de mariage fut fait dans le moment ; et quatre jours après ils furent épousés. Je ne vous dirai point les remerciements qu’elle fit à toute la compagnie, et à moi en particulier, son amant lui ayant dit que c’était moi qui l’avais converti et convaincu. Comme ils étaient de province et qu’ils partirent huit jours après, cette affaire n’a point fait assez de bruit pour être venue jusqu’à vous ; et vous ne sauriez connaître par leurs noms celui de la veuve.

Cette manière de prendre hautement le parti des femmes n’avait pas peu avancé mes affaires auprès d’elle. Elle me regardait comme un homme incapable de trahir un secret ; et je m’aperçus qu’il n’y avait plus que la crainte des suites qui s’opposât à notre conclusion. J’y mis ordre par un coup de scélérat que voici.

Dès le lendemain de cette conversation je retournai chez la veuve, qui me témoigna que je lui avais fait un sensible plaisir ; qu’elle m’en remerciait ; et qu’elle était très contente de l’accord de l’amant et de la maîtresse.

J’ai fait ce que j’ai fait sans aucun intérêt, lui dis-je. Je ne disais que ce que je pensais ; mais j’avoue, ajoutai-je, que j’étais véritablement choqué de l’indiscrétion de cet homme : tout au moins il devait lui garder le secret ; et si je mérite là-dedans quelque louange, c’est sur le secret que je veux me la donner : car pour le reste, je n’ai rien dit qu’un enfant ne pût dire aussi bien que moi. Cette femme est pourtant bien maladroite, et lui un grand innocent, poursuivis-je en riant. Quoi ! se peut-il, que ni l’un ni l’autre n’ait le secret de faire l’amour sans conséquence ? (Voici le coup de scélérat, poursuivit Dupuis en changeant de voix. ) Pour moi, ajoutai-je, j’aurais toute sorte de commerce avec une femme qu’elle ne deviendrait jamais grosse, si je ne voulais ; y a-t-il rien de plus aisé ?

Vous avez ce secret-là, reprit promptement la veuve ?  Oui, je l’ai, lui dis-je, en avez-vous besoin ? Non assurément, dit-elle en riant, je vous en remercie ; mais vous seriez-vous assez malheureux pour vous en servir ? Oui, repris-je, je m’en servirais et même sans scrupule ; pourvu que ce fût pour tirer une femme de l’état où je l’aurais mise moi-même, que je l’aimasse, que je fusse sûr d’en être aimé, et que sa réputation méritât d’être conservée.

J’aperçus la veuve qui m’écoutait attentivement, et qui avalait à longs traits le poison que je lui présentais. Nous eûmes là-dessus une assez longue conversation, après quoi nous parlâmes d’autre chose ; et j’en sortis fort persuadé qu’elle l’était elle-même, que je la tirerais facilement d’affaire, si son étoile voulait qu’elle y fût prise. J’avais raison de croire que ce n’était que la seule crainte des suites qui l’avait empêchée de se livrer à mon amour ; et que cet obstacle étant levé, je n’en trouverais plus. J’en fus persuadé deux jours après que j’y allai à mon ordinaire sur les trois à quatre heures après midi.

Je l’aperçus à sa fenêtre avec un livre à sa main ; mais j’étais tellement éloigné que ne croyant pas en être vu je ne la saluai pas. Elle se retira promptement sitôt qu’elle m’eut vu. Cette action m’étonna, j’entrai chez elle dans le dessein de lui en demander la cause. Un homme moins aguerri que moi, aurait été surpris de la trouver dans l’état qu’elle était. Il faut vous le dire, Mesdames.

Ce n’était plus une femme occupée à la lecture. C’était une femme couchée tout de son long sur le dos sur un lit de repos. Sa tête était tournée sur son épaule gauche du côté de la ruelle, son bras gauche étendu tout du long de son corps. Son bras droit portait hors du lit sur un siège où son livre était ; la cuisse et la jambe gauche toute sur le lit, assez avant, la jambe droite hors de dessus le lit et portant à faux ; les jupes et la chemise relevées, jusqu’au-dessus des genoux me laissaient voir les jambes du monde les mieux faites, et des cuisses rondes et potelées, dont la blancheur était relevée par un bas de soie noir bien tiré, attaché par une jarretière d’écarlate et une boucle de diamants. Elle n’avait qu’un simple petit manteau, et une jupe de crépon noir, avec du linge de veuve très propre. Sa gorge et une partie du sein était découverte. Un mouchoir lui cachait les joues, et le bas du visage. Elle faisait semblant de dormir dans une situation toute charmante ; car en effet elle ne dormait pas.

Je connus fort bien à quel dessein elle s’était retirée de sa fenêtre. Je vis qu’il y avait longtemps qu’elle me préparait l’heure du berger. Je fis semblant de croire qu’elle dormait, je fermai la porte de son cabinet fort doucement ; je m’approchai fort doucement aussi d’elle. Je ne lui ôtai rien de dessus le visage : je laissai le mouchoir et les cornettes comme elle les avait mises ; mais je ne laissai pas les jupes telles qu’elles étaient. Elle feignit de dormir jusqu’au fort du plaisir qu’elle parut se réveiller, et les petits mouvements qu’elle se donna pour se dérober de mes bras, achevèrent la volupté.

Il faut que je l’avoue, je n’ai jamais embrassé de femme avec plus de plaisir que j’embrassai celle-là ; aussi n’en avais-je jamais embrassé de si belle, ni que j’eusse tant aimée. La feinte colère qu’elle affecta après l’action, ne me parut ni trop forte ni trop modérée. Je fis semblant de la croire naturelle ; mais en effet je fus charmé de l’air dont elle s’y prit. Je me jetai à ses pieds et lui demandai pardon, comme si j’avais eu tort moi seul. Elle l’accorda de bonne grâce, nous le scellâmes, je fus parfaitement content d’elle, et elle me parut l’être de moi.

J’en sortis sans autre condition que celle du secret, que je lui promis, que je lui ai gardé, et que je lui garderai toute ma vie. La manière honnête dont nous avons rompu notre commerce, m’obligera de la considérer et de l’aimer éternellement ; et rien ne m’arrachera son nom de la bouche pour la trahir. La sincérité dont elle en a agi avec moi m’obligera de la ménager, et de la considérer toujours ; et c’est ce qui me reste à vous dire sur ce qui regarde cette aventure.

Nous passâmes près de deux ans à nous voir tous les jours sans trouble et sans inquiétude, par le bon ordre que nous y mettions chacun de notre côté. J’y paraissais comme un homme sans conséquence, et seulement un bon ami. Elle n’était plus obsédée d’aucun soupirant, parce qu’elle avait plusieurs fois déclaré, qu’elle ne voulait plus de mariage ; et qu’en effet elle avait refusé des partis que toute autre qu’elle aurait trouvés très avantageux. Ce n’était pas la seule possession qui m’assurait qu’elle m’aimait avec tendresse, et qu’elle n’aimait que moi ; c’était mille actions que je lui voyais faire tous les jours : c’était les surprises agréables qu’elle me faisait lorsque j’y pensais le moins ; c’était une déférence entière pour tout ce qu’elle savait qui me plaisait. Elle me rendit mille services dans les occasions qui se présentèrent ; elle voulut cent fois m’obliger de prendre de l’argent d’elle pour m’acheter une charge ; mais je le refusai toujours, à moins qu’elle ne voulût m’épouser, et c’est ce qu’elle n’a pas voulu faire. Nous n’avions aucun secret l’un pour l’autre. Elle ne faisait rien dont elle ne m’informât ; elle suivait mes conseils en tout, et partout. Elle n’avait point d’autre volonté que la mienne, comme je n’en avais point d’autre que de lui plaire. Elle m’a rendu tout à fait honnête homme ; et je lui ai l’obligation de m’avoir absolument retiré des mauvaises compagnies. Je trouvais avec elle toute l’ardeur et l’emportement d’une maîtresse, et toute la tendresse, l’empressement et la fidélité d’une épouse. Ainsi ne voyant plus qu’elle, et n’y faisant pas un sou de dépense, n’ayant même jamais voulu recevoir aucun présent de moi que mon portrait, je pris un carrosse et un train tel que je l’ai encore : et quoique cela m’engageât dans une grosse dépense, par rapport à mon revenu, je n’ai pas laissé de la soutenir, et d’avoir toujours devant moi plus d’argent que je n’en avais auparavant. Il est vrai que je ne faisais pas un sou de dépense inutile, ni au jeu ni ailleurs.

La possession et la fréquentation n’ont jamais ralenti ni diminué notre ardeur et notre complaisance réciproque. Je lui déclarai que j’avais entendu sa conversation avec sa sœur, et tout ce que j’avais fait ensuite pour avoir accès chez elle. Elle me déclara à son tour, qu’elle m’avait bien reconnu pour le même homme qu’elle avait vu chez son beau-frère : qu’elle m’avait aimé sitôt qu’elle m’avait vu chez elle, n’ayant point douté que ce ne fût par mes soins que nous avions tenu un enfant ensemble. Elle me dit que ce que j’avais dit à Beauval l’avait tout à fait déterminée à se donner à moi, parce qu’elle n’avait point douté que je ne fusse en effet honnête homme. Qu’il était vrai qu’elle avait appréhendé les conséquences et les suites de nos embrassements ; mais que le secret que je lui avais dit que j’avais, avait achevé de la résoudre. Elle m’avoua que notre premier embrassement avait été tout à fait volontaire de sa part ; et qu’elle n’avait feint de dormir que pour se sauver de la honte de succomber face à face en plein jour. Qu’il y avait longtemps qu’elle m’attendait à sa fenêtre, lorsqu’elle s’était si promptement retirée. Qu’elle n’avait point douté que je ne me servisse de l’occasion, comme j’avais fait ; et que si je l’avais laissé échapper, je ne l’aurais peut-être jamais retrouvée, parce que je l’aurais mortellement offensée. Qu’elle m’aimait plus qu’une femme n’avait jamais aimé un homme, et que j’avais bien pu m’en apercevoir.

Je l’embrassai à ces paroles : ma chère veuve, lui dis-je, nous sommes nés l’un pour l’autre. Je sens bien que je vous aimerai éternellement, je suis persuadé que vous m’aimerez éternellement aussi ; joignons-nous pour toujours, faisons paraître à toute la terre notre union, donnez-moi la main publiquement. Votre cœur est à moi, le mien est à vous : mais épargnons-nous les peines de cacher notre commerce et notre tendresse. Non, dit-elle, en m’embrassant. Je vous connais, vous me connaissez ; nous ne sommes point scrupuleux, restons sur le pied de bons amis et d’amants comme nous sommes ; nous nous en aimerons mieux et plus longtemps. Je serai toujours votre maîtresse fidèle et sincère, et je compte que vous serez toujours le même pour moi. Je n’en pus jamais tirer autre chose, et quelque prière que je lui aie faite, même pendant ses grossesses, il m’a été impossible de la faire consentir au mariage.

Au bout de deux ans, elle me dit qu’elle était grosse de cinq mois. Je n’ai pas voulu, poursuivit-elle, de peur de vous épouvanter, vous faire savoir plus tôt l’état où je suis, pouvez-vous m’en tirer, dites-le-moi sincèrement ? Non, lui dis-je, ma chère veuve en me jetant à ses pieds, il m’est impossible. Ce n’a été que la connaissance que j’avais de vos sentiments qui m’a fait recourir à cette fourbe. Je ne vous en aimerai pas moins, me dit-elle en m’embrassant, et je vous en estimerai davantage. Vous êtes trop honnête homme pour me manquer de secret ; je vous le recommande et vous prie de m’aider de tout votre possible pour cacher l’état où vous m’avez mise. Je n’en suis point fâché, ma chère veuve, lui dis-je ; épousez-moi, je ne demande pas mieux : pouvez-vous, dans l’état où vous êtes, refuser encore ce que je vous offre de si bon cœur ?

Je l’accepterais si je vous aimais moins, me répondit-elle. Il me suffit que la volonté que vous en avez me persuade de la sincérité de votre tendresse : mais pour le sacrement, n’y songeons point je vous supplie. L’enfant que je mettrai au monde, si Dieu me conserve la vie, n’en sera pas plus à plaindre, reposez-vous sur moi du soin de sa fortune : sinon je vous mettrai en main de quoi lui faire une condition supportable dans le monde. C’est un enfant à moi, poursuivit-elle ; c’est un enfant d’amour qui n’est pas garant du sacrement que je lui refuse ; mais je lui en tiendrai compte d’un autre côté, puisque ce sera pour moi l’enfant du cœur. Je l’avantagerai tout autant que je pourrai, c’est de quoi je vous réponds, et s’il est jamais en âge, il ne regrettera pas sa naissance ; mais ne parlons point de mariage entre nous. Pour mon bien, si vous le voulez, vous pouvez en disposer : c’était de quoi je ne doutais pas, après ce qu’elle avait voulu faire, et que j’avais absolument refusé. Pour ma personne, ajouta-t-elle, je ne me remarierai jamais, et je serai toujours à vous, comme bonne et fidèle maîtresse ; mais comme femme, non. Je vous aime trop pour m’exposer à votre indifférence, à vos mépris, ou à votre haine : outre que moi-même je cesserais de vous aimer, parce que je commencerais à vous craindre.

Ne songez donc point au sacrement, mon cher amant, continua-t-elle en m’embrassant. Qu’as-tu à faire de te charger d’une femme, et du tracas d’un ménage, puisqu’il ne tient qu’à toi de vivre libre, et d’avoir des plaisirs plus vifs que ceux du mariage, sans en appréhender les suites et les chagrins ? Je connais, ajouta-t-elle en riant, plus de cent hommes et autant de femmes à Paris, qui voudraient être comme toi et moi. Ils ne peuvent se souffrir, parce qu’ils ne peuvent se quitter, et s’ils pouvaient se séparer, et qu’ils ne fussent pas plus liés que nous, ils seraient toujours comme nous l’un avec l’autre ; et leur union serait parfaite. Je t’ai dit comment j’ai vécu avec mon défunt mari ; et je te proteste bien de n’en jamais prendre d’autre. C’est ma dernière résolution dont je ne changerai assurément pas. C’en est fait, lui dis-je, je ne vous en parlerai jamais, si vous-même ne m’en parlez la première. Après cela nous redoublâmes nos caresses, qui étaient toujours nouvelles pour nous.

Elle accoucha chez elle-même dans un très grand secret par le bon ordre que nous y avions donné de concert. La sage-femme fut enfermée huit jours dans son cabinet dont les fenêtres étaient condamnées. Elle ne sut, ni où elle était, ni qui elle accouchait ; je l’avais amenée, et je la ramenai dans mon carrosse les yeux bandés. La femme même qui servait la veuve à sa chambre, n’a jamais su cet accouchement, ni les deux autres qui vinrent après. Ce fut un garçon qu’elle mit au monde à sa première couche. Il est beau comme un ange ; elle en est idolâtre, et en a un soin si grand, que je suis sûr qu’elle en aimera toujours le père. Elle eut deux filles tout d’un coup, un an après ou environ ; et quinze mois encore après, elle eut une autre fille. Ces trois derniers enfants sont morts au berceau, et le secret fut tellement gardé qu’âme qui vive ne s’en est seulement douté.

Enfin après cinq années entières de commerce, sans dégoût ni jalousie de part ni d’autre, et tout aussi amoureux l’un de l’autre que nous l’ayons jamais été, nous avons rompu nos familiarités d’un consentement mutuel, qui nous a coûté à l’un et à l’autre des larmes bien sincères ; mais nous avons eu pour cela des raisons très fortes, que vous me dispenserez de vous dire. Nous nous écrivons fort souvent, et c’est assurément la seule femme que je croie dans le monde sincère et franche. J’ai pour elle une estime toute particulière ; trouvez bon que je vous cache ce qu’elle est devenue.

Le récit que je viens de faire me fait assurément regarder de vous comme un scélérat, et ma veuve comme une sensuelle ; mais, Messieurs, mettez la main à la conscience, il n’y a pas un de vous, qui en ma place n’eût fait ce que j’ai fait. Pour vous, Mesdames, si vous étiez aussi sincères que cette veuve, vous avoueriez aussi bien que sa sœur, que tout ce qu’elle disait était juste : et pour ses actions, quelque chose que votre peu de bonne foi puisse y trouver de criminel, je suis certain que vous la justifiez dans votre cœur ; et qu’il n’y a que très peu ou point de femmes, je ne dis pas de vous autres seulement, quelque mine que vous fassiez, je les comprends toutes, qui ne se résolût volontiers d’en faire autant qu’elle, si elles espéraient en sortir de même. Mais le secret est rare dans le siècle où nous vivons, parce qu’on trouve très peu d’honnêtes gens, et encore moins de maîtresses fidèles.

Comme Dupuis en était là, la belle Dupuis sa cousine rentra seule. Son cousin lui demanda ce qu’elle avait fait de Madame de Londé. Je l’ai laissée, dit-elle, chez ma tante avec Monsieur Gallouin son frère, qui tous deux comptent que vous vous donnerez la peine d’aller les quérir, quand il faudra se mettre à table. Très volontiers, reprit-il, quand j’aurai achevé. Il est à propos, lui dit Des Ronais, qu’avant que vous repreniez votre discours, nous fassions collation. Nous avions besoin pour cela de l’arrivée de votre maîtresse, lui dit en riant Madame de Contamine, sans elle vous ne songiez point à nous. Des Ronais fut encore pillé pendant la collation, et chacun dit ce qu’il pensait des aventures qu’on venait d’entendre, le lecteur peut s’imaginer ce qui fut dit.

Il y a du libertinage dans toutes les aventures que je vous ai jusqu’ici racontées, reprit Dupuis après la collation ; cependant les dames ne m’ont point interrompu : il y avait pourtant des endroits assez gaillards ; leur silence me fait croire que je ne les ai point ennuyées. Voilà une belle réflexion, interrompit Monsieur de Terny. Il n’y avait ici que des femmes mariées et une veuve, de quoi se seraient-elles scandalisées ? Et puis sur l’article, elles ont toutes les sentiments de votre veuve, elles ont beau faire les réservées. À cela près achevez votre histoire, et dorez toujours la pilule.

Il n’y a plus rien de libre dans ce qui me reste à vous dire, reprit Dupuis. Vous n’y allez voir qu’une très grande sincérité que je n’aurais assurément pas, si Madame de Londé m’entendait, ou si je vous croyais gens à lui rapporter ce que vous allez entendre. Il n’y a pourtant rien qui ne soit à son avantage, mais non pas au mien ; car franchement je croyais autrefois que mon attachement pour elle n’irait pas autrement que les autres, et se terminerait de même. Il n’a néanmoins pensé aboutir qu’à une tragédie dont j’aurais été le héros, et suivant toutes les apparences il finira par un mariage comme les comédies, et que je voudrais qui fût déjà fait.

Je suis obligé de reprendre les choses du temps de mes débauches. Gallouin, comme je vous l’ai dit, était des plus déterminés de la société, et y apprit des secrets que je n’ai jamais voulu savoir. S’il me les avait montrés, comme il voulait le faire, sa propre sœur en aurait constamment ressenti la force. Il me mena un jour dîner avec lui chez Madame sa mère, et avec toute sa famille, c’est-à-dire, Madame sa mère, ses deux sœurs, et un frère fort jeune qu’on destinait à l’Église, qui n’avait pas plus de douze à treize ans, et qui est à présent le chef de la famille, le même qui viendra souper ici avec Madame de Londé. Il y avait à table un ecclésiastique que je pris pour le précepteur de l’abbé ; mais qui était le directeur de Madame Gallouin la mère, et un de ces hommes propres à faire enrager les enfants, les amis et les domestiques d’une maison, quand ils se sont une fois rendus maîtres de l’esprit du maître et de la maîtresse.

Nous devions l’après-midi même, nous aller divertir à notre ordinaire Gallouin et moi, c’est-à-dire, faire la débauche. Pour préparation nous ne parlâmes à table que de l’éternité, du peu de fonds qu’on doit faire sur la vie, des quatre fins de l’homme, et de tout ce qu’un pareil sujet tire après lui.

Avant que de passer plus avant, il est à propos de vous dire que tout débauchés que nous étions, nous tenions nos débauches secrètes, et que lorsque nous nous trouvions dans la compagnie de ce qu’on appelle honnêtes gens, nous nous contrefaisions si bien, qu’on nous aurait pris pour de fort honnêtes gens nous-mêmes. Cela posé, retournons trouver cet ecclésiastique qui était à table avec nous, et qui trouva bientôt le secret de m’ennuyer. Il me parut que son sermon était de commande et destiné à Gallouin, à qui sous des noms empruntés et par manière d’entretien sur le général, on voulait faire une vive réprimande ; et je le crus d’autant plus, qu’il se déchaîna terriblement contre les vices de la jeunesse, discours qui ne convenait ni à la mère, ni aux filles, ni à l’abbé. Gallouin me dit l’après-midi, que je ne m’étais pas trompé, et que ce n’était que pour m’en faire avoir ma part, ou pour faire taire cet homme par ma présence, qu’il m’avait mené dîner chez sa mère, et qu’on lui gardait ce sermon-là il y avait plus de huit jours, au sujet de quelque tour qu’il avait fait et qu’il me dit. Il écoutait avec un flegme de philosophe, soit qu’il méprisât le sermon, soit qu’il ne voulût pas faire semblant de connaître que la morale ne regardait que lui. Comme je n’avais pas les mêmes raisons, je ne pus rester si tranquille ; et je relevai ce que disait cet ecclésiastique.

En vérité, Monsieur, lui dis-je, il vaudrait beaucoup mieux que vous mangeassiez, que de vous ruiner les poumons, et vous essouffler en vous emportant si fort contre les vices dont vous parlez. Je ne vois personne ici qui ait besoin de vos bonnes leçons, parce que je ne vois personne qui soit sujet aux dérèglements que vous attaquez. Si c’est Monsieur Gallouin, que vous prenez pour objet, car je ne vois pas que votre discours cadre aux autres auditeurs, je puis vous dire que vous perdez votre peine. Nous sommes bons amis lui et moi, je connais sa manière de vie, et je puis vous assurer qu’elle ne mérite point une censure si aigre.

Je ne prends personne pour objet, Monsieur, me dit-il ; et ce que j’en dis n’est que par manière de conversation. Cela étant, repris-je, vous aimez à prendre une peine inutile, en vous forgeant des monstres et des chimères pour les combattre en effet. Mon Dieu, Monsieur, interrompit la mère, ce que Monsieur dit n’attaque point des chimères, ce sont les vices où tous les jeunes gens sont sujets : et je ne crois pas mon fils plus réformé qu’un autre. C’est donc pour mon compte, Madame, reprit Gallouin, que Monsieur se donne la peine d’étaler les lieux communs de sa rhétorique. Toutes les peines que vous donne ma conduite, sont les fruits de votre curiosité : vous savez ce que je veux dire, Madame ; mais au nom de Dieu ne vous fatiguez plus en vain, mettez-vous l’esprit en repos et me rendez plus de justice. Vous me croyez un débauché, et Monsieur, qui à ce que je vois, le croit sur votre bonne foi, se trompe aussi bien que vous. Si vous connaissiez ma manière de vie, vous n’y verriez rien qui pût choquer votre vertu. Voilà mon ami beaucoup plus honnête homme que moi, qui peut vous instruire si bon vous semble. Fort bien, reprit la mère, je n’ai qu’à croire sur la foi de vos paroles, que vous passez votre temps à l’église.

Vous ne vous tromperiez pas tant que vous croyez, Madame, repris-je d’un grand sérieux, Monsieur votre fils vit fort exemplairement. Il y a un religieux dans le monde qui pourrait en dire des nouvelles certaines, c’est son directeur ; et afin que vous puissiez vous instruire de ce qui en est, continuai-je d’un ton hypocrite, ce religieux qui est un saint homme est mon parent, cousin de ma mère que vous connaissez. Mais puisque l’occasion vient d’en parler, je crois vous devoir avertir, Madame, que Monsieur votre fils, tout l’aîné qu’il est de votre famille, a eu envie, et peut-être l’a-t-il encore, de se rendre religieux. Il s’en est ouvert à mon parent, et n’en a été empêché que par la forte remontrance qu’on lui a faite sur la vocation, et l’entier détachement du monde qu’on y doit apporter ; les précautions qu’on doit prendre pour se mettre à couvert des désirs de retourner au siècle, si ordinaires aux religieux qui ont embrassé trop jeunes la vie monastique, dans la première ferveur d’une illusion de dévotion, qu’ils croyaient devoir être éternelle, parce qu’elle leur paraissait toute sincère.

Vraiment, reprit cette dame, vous m’en donneriez bien à garder si j’étais d’humeur à vous croire ? Je ne vous impose pas d’une syllabe, Madame, répondis-je, et tout au moins vous avouerez que ce n’est pas avec d’autres gens que des gens d’Église, et même des plus saints et des plus éclairés, qu’on peut apprendre ce que je viens de vous dire. Il n’est rien plus certain que ce que je vous dis de Monsieur votre fils ; il a voulu être religieux, et le sera sans doute un jour, si vous n’y prenez garde. Plût à Dieu, reprit en pleurant cette bonne dame, qu’une pareille envie le prît, je l’estimerais bien heureux. Il n’est pas encore temps que cela arrive, Madame, lui dit Gallouin, on m’en a fait voir les conséquences. Je ne réponds pas de l’avenir ; mais pour le présent, je vous avoue, que malgré l’envie que j’avais de vous mettre l’esprit en repos, le parent de mon ami a tellement combattu mon dessein, qu’il en a retardé l’effet.

Après cela, comme il n’y a point de gens au monde qui parlent mieux dévotion que ceux qui n’en ont point, ou qui n’en ont guère, comme les hypocrites et les faux dévots, nous nous jetâmes lui et moi sur la matière, et en dîmes tant que nous rendîmes le pauvre prêtre pic et capot, et le réduisîmes aux termes de ne plus rien dire : il est vrai qu’il n’était pas fort savant. La bonne mère entendant parler son fils comme un anachorète, avait les larmes de joie aux yeux. Je passai pour mon compte pour le jeune homme de Paris le plus retiré, et la chose alla si loin, que nous nous engageâmes à visiter cet ecclésiastique.

C’était en apparence une terrible aventure ; nous en sortîmes pourtant avec honneur ; les véritables dévots seront toujours la dupe des Tartufes. Celui-ci qui aurait été un des plus saints prêtres de Paris, s’il n’avait pas été si délicat à la bouche, si fleuri dans ses habits, et si curieux dans ses meubles, et si attaché à l’argent, tous vices attachés à la profession, aurait juré un mois après que nous le fréquentions, que nous étions tous deux des modèles de vertu. Madame Gallouin avait eu, à cause de cela, des redoublements de tendresse pour lui, et des respects pour moi, qui nous donnaient la comédie.

Je me lassais pourtant de faire un personnage si peu naturel. Tant de dehors fardés n’étaient point de mon caractère, mais il fallait bien me contraindre, ou me résoudre à ne plus voir l’aimable sœur de mon ami, qui est à présent Madame de Londé. Vous la connaissez tous, ainsi je ne vous en dirai que ce que vous n’en savez pas. Elle est toute belle, et d’une taille admirable, son éclat frappe d’abord, il est impossible de se défendre de sa première vue ; mais aussi c’est tout ce qu’on doit en craindre, à moins que de la pratiquer très longtemps ; car quoiqu’elle ait autant d’esprit qu’une femme puisse en avoir, et qu’elle l’ait même très savant, on ne s’en aperçoit que par la longue habitude qu’on a avec elle. Elle l’a doux, ferme et aisé ; elle parle peu et toujours sérieux, à moins, comme je vous l’ai dit, qu’une longue connaissance ne l’ait familiarisée. Elle est vertueuse autant que femme puisse l’être, du moins m’a-t-elle si bien fait voir qu’elle l’était, que j’en suis devenu fou, et qu’elle a trouvé le secret de me forcer à l’aimer, et à l’adorer malgré moi : et cela à force de me désespérer et de me faire enrager. Si j’en crois ce que son défunt mari m’en a dit, elle n’est femme que par le corps en dehors, sans en avoir les faiblesses en dedans : mais si j’en crois ce que je lui ai vu faire moi-même, elle est femme par tout, et a le cœur aussi tendre qu’une autre, mais plus de constance et de force sur elle-même qu’elle n’aurait dû en avoir. Ce que je vais vous en dire vous la fera mieux connaître, que tous les portraits que j’en ferais.

Elle n’avait que dix-sept ans lorsque je la vis la première fois de près ; car auparavant je ne l’avais vue qu’en passant. J’en fus charmé, et le désir de faire connaissance avec elle, avait beaucoup contribué à me forcer de prendre l’air de dévot ; et je ne l’avais pris que parce que c’était le moyen le plus sûr d’être fort bienvenu auprès de sa mère. Cette dame avait pour moi beaucoup d’estime, et plus sans doute que je n’en méritais. Je parlais assez souvent à sa fille en sa présence, et le peu de paroles qu’elle disait étant toutes justes et à propos, achevèrent de m’en rendre amoureux. Gallouin lui avait malicieusement dit que j’avais encore actuellement envie de me rendre capucin : elle le croyait de bonne foi, et m’en avait parlé devant sa mère. Je ne lui avais répondu ni oui ni non, ni rien sur quoi on pût faire fonds.

Environ un mois après cette conversation, je la trouvai seule pour la première fois, la mère ayant la maxime de ne jamais quitter ses filles de vue. Cette fois-là, la cadette qui était malade, l’avait fait appeler ; elle y était allée, et avait laissé l’aînée seule qui travaillait à de la tapisserie ; j’entrai dans ce moment.

Elle me demanda si son frère avait encore envie de quitter le monde. Je lui répondis que je n’en savais rien ; que depuis quelque temps il ne s’expliquait plus avec moi ; que tout ce que j’en pouvais dire, était qu’il allait encore fort souvent voir mon parent, mais que j’ignorais ce qu’ils traitaient ensemble, ne parlant plus devant moi que de choses indifférentes. Et vous, Monsieur, poursuivit-elle, voulez-vous aussi vous jeter dans un couvent ? J’en ai eu le dessein, Mademoiselle, lui répondis-je avec un grand soupir, mais je me trouve tout changé ; Dieu m’a fait voir qu’il ne m’appelle pas dans la retraite. Je me suis flatté que le monde m’offrait un bonheur plus solide, et je me sens trop engagé au siècle, pour songer à le quitter. Je suis fort aise pour l’amour de vous, dit-elle, que vous ayez changé de sentiment. Je vous avoue que je n’approuve pas qu’un homme capable et en état de servir son prince, sa patrie, le public et ses amis, aille s’ensevelir pour toute sa vie, ni qu’il renferme avec lui tous les talents que Dieu lui a donnés, ni qu’il prive le monde des services utiles qu’on est en droit d’en attendre. Je sais bon gré, ajouta-t-elle, à votre parent de vous avoir détourné de votre première résolution.

Ce n’est point mon parent qui m’en a détourné, lui répondis-je. C’est, Mademoiselle, la vue d’une personne qui a beaucoup plus de pouvoir sur moi qu’il n’en a jamais eu. Elle m’a déterminé tout d’un coup, en me faisant connaître la vérité de ce que ce bon religieux nous avait dit à Monsieur votre frère et à moi. Il nous avait fait voir qu’après une retraite précipitée, l’aspect d’une fille toute belle, à qui on aurait pu prétendre dans le monde, et qui s’emparait tout d’un coup du cœur d’un reclus, inspirait des sentiments d’autant plus violents qu’on était obligé de les cacher ; qu’on regrettait sa première liberté dans laquelle on aurait pu s’expliquer. Que cet amour mondain renfermé dans le cœur, poussait peu à peu au dégoût et au mépris de ces vœux faits avec trop de précipitation. Que le désespoir en succédait ; et qu’enfin on regardait sa clôture et son couvent comme sa prison, ou plutôt comme un enfer, par l’impossibilité où l’on était d’en sortir. Je n’ai que trop compris cette vérité, poursuivis-je. Je mourrais de rage et de désespoir si une clôture me défendait présentement d’abandonner mon cœur aux tendres mouvements dont il est agité. Hé comment n’en mourrais-je pas, puisque tout libre que je suis, je n’ose me découvrir aux yeux qui m’ont charmé ? Ni presque leur dire que je suis l’amant du monde le plus tendre et le plus passionné ?

Oui, Mademoiselle, continuai-je en me jetant à ses pieds, il m’a suffi de vous avoir vue pour sentir renverser dans mon âme, non pas la piété ni la dévotion, elles ne sont pas contraires à l’amour ardent que j’ai pour vous ; mais pour y sentir renverser tout à fait la résolution que j’avais prise d’abandonner le monde ; c’est vous seule qui m’y retenez. La déclaration de mon amour doit sans doute vous surprendre, mais je ne suis pas maître de renfermer dans moi-même toute la violence des feux dont vous me brûlez. Mon cœur n’a jamais rien aimé : il n’aurait jamais rien aimé, si votre beauté et mes yeux ne l’avaient convaincu que vous êtes seule digne de lui donner des fers. Je sens que je vous aimerai éternellement, vous êtes l’unique maîtresse de ma destinée ; c’est à vous d’ordonner ce qu’il vous plaît que je devienne ; mais souvenez-vous qu’il m’est impossible de vivre sans vous aimer et sans vous le dire.

Elle fut si surprise de ma déclaration qu’elle ne savait que me répondre. Je remarquai son trouble avec plaisir dans ses yeux et dans toute sa personne, et j’en tirai un bon augure. Elle allait me répondre pourtant lorsque sa mère se fit entendre. J’étais toujours à ses genoux : levez-vous, me dit-elle, je suis trop hors de moi pour vous rien dire. Je sortis d’auprès d’elle fort content au moins de m’être déclaré. J’espérai en avoir bientôt une réponse favorable, mais je me trompai ; il me fut impossible de savoir si j’avais fait sur son cœur du progrès ou non.

*J’étais en ces termes avec Mademoiselle Gallouin, lorsque son frère me fit confidence de l’amour qu’il avait pour Silvie, et m’obligea au secret. Vous étiez alors à la campagne, poursuivit Dupuis, en s’adressant à Des Frans ; vous revîntes quelque temps après ; vous lui fîtes une querelle en l’air, et de véritable Allemand ; vous vous battîtes, vous le blessâtes fort dangereusement : et je vous avoue que je fus fort aise de ne m’être point trouvé présent à votre combat, parce que je n’aurais pu me dispenser de prendre parti, et que je n’aurais su lequel prendre. Je vous avoue pourtant avec la même sincérité, que les apparences étaient tellement contre vous, l’amour que j’avais pour sa soeur était si fort, sa blessure était si grande, et l’état où vous l’aviez mis si touchant, que sans doute j’aurais pris le sien et aurais tâché de le venger. Je vous en demande présentement pardon ; mais ignorant pour lors le sujet que vous aviez, je crois que vous ne me voudrez point de mal de ma sincérité.

Non sans doute, reprit Des Frans, sachant ce que je sais à présent, je vous aurais blâmé au contraire, si vous aviez manqué au frère de votre maîtresse ; l’amitié n’a jamais tenu contre l’amour : mais poursuivez, je vous supplie ; je m’intéresse beaucoup dans la suite de votre histoire. Vous allez entendre aussi, poursuivit Dupuis, ce qui vous regarde, et qui va pleinement justifier dans l’esprit de la compagnie, la mémoire de la pauvre Silvie. Je trahirai le serment que j’ai fait de garder le secret ; mais tous deux étant morts, je n’en vois aucun inconvénient à craindre ; et outre cela, je crois devoir rendre justice à une femme qui fut toujours chaste et vertueuse de cœur ; et dont le corps n’aurait jamais été souillé, si pour lui faire perdre sa pureté, on n’avait armé contre elle les puissances de l’enfer, et les secrets de la nature.

J’allai voir Gallouin dans son lit qui m’ayant fait jurer de garder le secret, comme je vous l’ai dit, m’instruisit de tout ce qui s’était passé entre Silvie et lui. Il me dit que sitôt qu’il l’avait vue, il l’avait aimée jusqu’à la fureur. Qu’il avait fait son possible pour avoir entrée chez elle ; qu’il avait réussi. Que vous-même l’y aviez plusieurs fois mené avec vous. Qu’il s’était fort bien aperçu qu’il y avait de la familiarité entre vous deux ; qu’il n’avait osé se déclarer pendant votre séjour à Paris, crainte d’être mal reçu d’une fille dont il croyait tout le cœur rempli. Que tout ce qu’il avait pu faire était de lier une petite société entre elle et Mesdemoiselles ses sœurs, pour avoir le plaisir de la voir le plus souvent qu’il pourrait. Que vous étant parti pour aller à votre terre, dont la maison seigneuriale était brûlée, il avait profité de votre absence pour s’expliquer. Qu’il n’avait épargné pour la rendre sensible, ni soins, ni assiduités, ni larmes, ni protestations, ni promesses. Qu’[elle] n’avait jamais voulu recevoir aucun présent. Qu’il lui avait plusieurs fois proposé de l’épouser, et qu’il l’avait toujours trouvée également inébranlable de tous côtés. Qu’il avait eu dessein, dans le désespoir où il était, de lui porter le poignard à la gorge, et de la poignarder en effet, et de se poignarder lui-même ensuite, si elle ne voulait pas consentir de se livrer à ses ardeurs, comme il en doutait, la connaissant d’un cœur assez ferme pour braver la mort.

Que quelque réussite que pût avoir une pareille entreprise, il était absolument résolu de l’exécuter, si un des secrets qu’il avait appris pendant ses débauches ne réussissait pas. Que pour que ce secret eût sa force sur Silvie, il fallait nécessairement qu’il eût de son sang tiré de dessein formé, et quelque chose qui lui touchât toujours à la chair nue. Que pour le premier il avait pris le temps que Silvie travaillait à de la tapisserie en présence de sa mère et de ses sœurs. Qu’en faisant semblant de se détourner, il lui avait poussé le bras droit dont elle tenait son aiguille, pour la faire piquer. Qu’il lui en avait demandé pardon, comme d’une chose faite sans dessein ; et que pour faire l’officieux, il s’était mis à genoux devant elle. Qu’il avait tiré de la poche un mouchoir blanc qu’il avait préparé, dont il lui avait essuyé la main gauche qui saignait ; et qu’il avait emporté le mouchoir et le sang. Que pour avoir quelque chose qui touchât la peau de Silvie, et qui restât sur elle ; s’étant aperçu qu’elle ne quittait jamais son collier, il en avait rompu le ruban, en faisant semblant de badiner. Qu’il avait emporté ce collier pour y mettre un autre ruban neuf. Qu’en effet il y avait remis non seulement un autre ruban, mais aussi un autre fil de soie dans les perles ; après avoir tout préparé avec le sang qu’il avait eu d’elle, et du sien à lui ; et qu’il lui avait rapporté ce collier le lendemain après-midi, dans l’état qu’il l’avait mis.

Vous ne sauriez croire, poursuivit-il, l’effet qu’il produisit. Quelque forte que fût la conjuration que j’avais faite sur notre sang mêlé, le ruban et la soie ; quelque forte que fût l’infusion où je les avais mis tremper ensemble, cet effet fut surprenant et prodigieux, il passa mes espérances. À peine Silvie eut-elle remis ce fatal fil de perles à son cou, que ses yeux devinrent étincelants ; qu’elle me regarda avec tendresse et avec amour, et qu’enfin j’en triomphai sans aucune peine. Elle oublia tout pour moi, et cette Silvie qui ne m’avait jamais fait voir la moindre complaisance, fut la première à rechercher mes caresses avec un empressement, ou bien un emportement qui allait jusqu’à l’effronterie. Elle fut la première à me presser de passer la nuit avec elle. Elle me donna la clef de son jardin, et me promit de faire coucher ses domestiques de si bonne heure que je ne serais vu de personne. Elle ne se défiait uniquement que de Madame Morin. Je lui promis d’y mettre ordre, et je ne pus me retirer de ses bras qu’en lui promettant de revenir dans une heure au plus tard pour souper avec elle ; et lorsque je sortis, elle se jeta à mon cou les larmes aux yeux.

Enfin je fus étonné moi-même de ses excès ; mais quoiqu’une victoire forcée comme celle-là, ait peu de charmes pour un honnête homme, ma passion n’était point assouvie, et je ne sentis aucun remords à continuer dans mon crime. Je ne sortis uniquement que pour aller préparer un charme naturel pour endormir Madame Morin, de qui Silvie m’avait paru se défier, et qui en effet couchait dans sa chambre à côté de son lit. Elle avait été toute l’après-midi chez ma mère, où elle montrait à mes sœurs un point de tapisserie qui était à la mode, et qu’elle faisait parfaitement bien : elle devait revenir souper et coucher chez Silvie qu’elle ne quittait presque point. C’était une femme véritablement sage et vertueuse, pour qui Silvie avait beaucoup d’égards, ayant été élevée par elle, à ce qu’elle me dit, et qui très assurément n’aurait pas prêté la main à notre commerce. Silvie qui dans cet instant ne comptait que sur moi, me dit que nous devions nous cacher d’elle plus que de toute autre. Hélas, poursuivit Gallouin, les larmes aux yeux, je l’ai sacrifiée à mon crime.

Je fis, continua-t-il, une composition de… et d’autres drogues qu’on trouve chez les apothicaires qu’il est inutile de vous nommer. Je revins chez Silvie et brouillai cette composition dans une fricassée de poulets que je savais que cette femme aimait, et dont elle mangea beaucoup ; et en badinant, j’empêchai Silvie d’en manger, les domestiques mangèrent le reste. À peine Madame Morin eut-elle soupé, qu’elle ne chercha plus que son lit, où elle s’endormit si profondément qu’il eût été impossible de la réveiller quelque bruit qu’on eût fait. Je ressortis par la grande porte à mon ordinaire, et au signal que Silvie me fit, dont nous étions convenus, je rentrai par le jardin dont elle m’avait donné la clef. Je ne fus aperçu de qui que ce fût ; tous les domestiques dormaient d’un trop profond sommeil, et je ne trouvai que Silvie qui m’attendait avec une ardeur inconcevable. Elle fit tout ce qu’elle put pour réveiller Madame Morin, et voyant qu’il lui était impossible d’en venir à bout, et qu’ainsi elle était sûre de son fait ; elle me pressa de nous mettre entre deux draps. Elle se coucha la première, je ne la fis pas attendre longtemps ; et l’épuisement où nous nous mîmes l’un et l’autre, nous causa une faiblesse qui nous assoupit.

Je me réveillai le premier. Je voulus encore la caresser, je ne trouvai plus cette Silvie toute ardente et toute passionnée ; elle se souvenait de tout ce qui lui était arrivé la veille et une partie de la nuit, mais elle le détestait. Je ne vis plus dans elle qu’une furieuse ; elle s’arracha de mes bras, elle appela du monde, et cria au secours à pleine tête. Sa colère alla si loin que je fus obligé de lui ôter de force mon épée des mains pour l’empêcher de me tuer, ou de se tuer elle-même. Il fallait que ses domestiques, qui avaient mangé le reste de cette drogue, en ressentissent un cruel effet, aucun d’eux ne branla, pendant plus d’une heure qu’elle fit des cris effroyables. Pour Madame Morin, elle n’était plus en état de les entendre, je m’aperçus qu’elle était morte.

Des objets si cruels pour moi me firent regarder mon entreprise avec horreur. Je ne dis point à Silvie, ni ce que j’avais fait pour triompher de sa vertu, ni la mort de Madame Morin. Je lui demandai un pardon sincère, je lui remontrai que l’éclat ne servirait qu’à la perdre elle-même. Je lui offris encore de l’épouser. Elle rebuta ma proposition, et me dit qu’elle me regardait comme un monstre. Qu’elle me demandait le secret, et ne voulait de moi rien autre chose. Je lui jurai, et elle me menaça que la moindre indiscrétion de ma part me coûterait la vie aussi bien qu’à elle.

Je m’aperçus qu’elle n’avait plus son collier, je n’en dis mot, mais je vis bien que le charme ne pouvait plus agir ; ainsi je sortis de cette maison véritablement repentant de mon crime, qui me devenait infructueux, et qui coûtait la vie à une femme digne d’une autre destinée. Tous les gens de Silvie ne se réveillèrent qu’à plus de midi et encore tout hébétés ; mais la pauvre Madame Morin, dont l’âge [était] trop avancé, et la constitution trop faible pour résister à la force et à la quantité de ce que je lui avais fait manger, fut trouvée morte dans son lit.

Silvie ne m’a point accusé de cette mort, parce qu’elle a craint qu’on n’en découvrît le motif et la cause. Elle m’a fait demander son collier : j’ai été chez elle pour lui demander si elle avait bien fait chercher dans son lit et dans sa chambre. J’ ai fait inutilement cette démarche, elle ne m’a jamais voulu faire ouvrir sa porte, ni me voir. J’avais cru que ce collier s’était dénoué dans l’agitation de nos embrassements ; mais je suis convaincu du contraire, puisqu’on n’a jamais pu le trouver, quelque recherche qu’on en ait faite. Et pour lui remettre l’esprit de la peur qu’elle pouvait avoir, d’avoir été surprise couchée avec moi, j’ai été obligé de lui mander que je l’avais pris, et que je le garderais toute ma vie pour l’amour d’elle. Je lui ai offert et envoyé vingt fois la valeur de ce collier ; elle n’a jamais voulu rien recevoir qui vînt de ma part. Elle a brûlé toutes mes lettres devant ceux qui les lui ont portées, excepté la première qu’elle lut. Elle a fait plus, depuis ce malheureux jour, elle n’a point voulu sortir du tout de chez elle crainte sans doute de me rencontrer et de me voir.

Je vous avoue, poursuivit-il, que la perte de ce collier me revient sans cesse dans l’esprit ; mais enfin ce ne peut pas être Monsieur Des Frans qui le lui ait ôté du cou ; il était en Poitou à plus de cent lieues. Ce ne peut pas être non plus aucun des domestiques de Silvie, il n’y en a point d’assez hardi pour mettre la main sur elle et la voler, au hasard de la réveiller, et d’être pris sur le fait. Je me perds là-dedans, et si j’étais assez crédule pour croire que le diable pût emporter quelque chose, je croirais presque que ce serait lui qui l’aurait pris. Quoi qu’il en soit, je suis certain que ce n’est qu’à cause de Silvie que Monsieur Des Frans m’a voulu tuer. Mais au fond, prétend-il que cette fille soit à lui malgré elle ? Je l’aime jusqu’à la rage et à la fureur, vous n’en doutez pas après ce que je viens de vous dire que j’ai fait pour la posséder, et je l’épouserai malgré lui, si elle veut bien y consentir ; et je ne différerai de l’en faire presser qu’autant de temps qu’il m’en faut pour me guérir.

Ce fut là la résolution qu’il me témoigna les premiers jours de sa blessure ; mais peu de jours après, nous fûmes étrangement surpris d’apprendre que Silvie avait disparu tout d’un coup ; qu’elle avait tout vendu ; qu’elle avait congédié tout son train, et qu’elle était partie avec sa seule fille de chambre et son petit laquais, sans qu’on sût où elle était allée. Il y avait plus de huit jours qu’elle était éclipsée, lorsque nous en apprîmes les premières nouvelles. Gallouin l’aurait cherchée, s’il avait été en état de sortir, mais il ne le pouvait pas, et sa blessure le retint plus de deux mois au lit et dans sa chambre. Je fis inutilement tous mes efforts pour découvrir la retraite de cette fille ; je perdis mon temps ; elle avait changé de nom sur les livres de voiture ; nous fîmes là-dessus de nouvelles réflexions. Gallouin ne douta plus du tout qu’elle ne fût avec vous, et se persuadant qu’il en apprendrait des nouvelles si vous reveniez [à] Paris, il alla au-devant de l’accommodement que Madame votre mère, qui y revint dans ce temps-là, voulait faire avec la sienne, pour vous remettre bien ensemble. Dans cette vue, il promit et signa tout ce que Madame Des Frans voulut.

Mais quatre mois après être guéri, il fut au bout de ses conjectures, lorsqu’il reçut la lettre qu’elle lui écrivait de son couvent. Nous poussâmes nos vues jusqu’à la vérité, et ne doutâmes plus de ce qui en était. Ces mots de serments et d’engagements qu’elle y employait convainquirent Gallouin qu’elle était mariée. La querelle que vous lui aviez faite le convainquit que c’était avec vous. II ne douta plus que ce ne fût vous qui les aviez trouvés ensemble, qui aviez ôté de son cou ce fatal collier ; et enfin que ce ne fût vous qui l’aviez renfermée. II n’y avait que votre modération, de ne les avoir pas tués l’un et l’autre, qu’il ne comprenait pas, surtout dans un homme aussi violent que vous. Il admirait votre sincérité et votre générosité, et souhaitait sincèrement que vous l’eussiez pris seul pour votre victime, et que vous eussiez épargné l’innocente Silvie.

Il me fit part de ses conjectures. Je les crus justes. Vous avez vu aussi que je n’ai point été surpris de ce que vous nous avez appris qui s’était passé entre vous et elle, ni d’apprendre par vous-même que vous l’aviez épousée. Gallouin plaignit la malheureuse destinée d’une femme si aimable ; et eut un regret sincère d’être cause de sa perte. Tant d’événements...

Dupuis fut ici interrompu par les sanglots redoublés de Des Frans, qui furent secondés de tous ceux de la compagnie. Silvie y fut pleurée par tout le monde. La mort d’une femme si belle, si sage et si vertueuse, fut regardée avec la dernière compassion. Chacun lui donna des larmes ; son innocence avérée la rendit plus chère à Des Frans, qui fit des regrets sur sa perte aussi touchants, que si elle ne fût venue que d’arriver. Sa douleur pensa lui coûter la vie dans le moment. Tout le monde le consola en s’affligeant avec lui. Madame de Contamine alla jusqu’à dire qu’elle ne croyait pas que le monde eût des supplices capables d’expier le crime de Gallouin. Malgré sa pénitence elle condamna sa mémoire, et aurait poussé ses invectives plus loin que cette vie, si son époux ne lui eût imposé silence, en priant Dupuis de continuer son histoire, tant pour faire diversion à la douleur de Des Frans qu’à celle de la compagnie.

Tant d’événements fâcheux coup sur coup changèrent Gallouin tout à fait. Il s’était confessé pendant sa maladie de tous les égarements de sa jeunesse : il en conçut un sincère repentir. Il réfléchit sur tout ce qu’il avait fait de mal en sa vie : il craignit que celle qu’il avait menée dans le monde, et qu’il y pouvait mener encore, s’il y restait, ne le conduisît insensiblement à remplir la funeste destinée dont son horoscope l’avait menacé, et forma le dessein de se rendre religieux, comme il a fait.

C’en est fait, me dit-il un jour. Je vois tous les désordres de ma vie ; je vois le peu de fonds qu’il y a à faire sur les plaisirs du monde : je reconnais mes mauvaises inclinations, il faut les vaincre. Ma raison me le dit, et la peur m’y pousse. Eh quelle est cette peur, lui demandai-je ? Il faut, me dit-il, vous dire sur quoi elle est fondée : vous me garderez le secret si vous le jugez à propos ; voici ce que c’est.

J’ai fait mes études avec vous, poursuivit-il, et vous savez que je les ai faites avec l’applaudissement de tous mes régents. Je remarquai, tout jeune que j’étais, que quelque louange qu’on me donnât, ma mère ne pouvait me regarder sans pleurer. Je remarquai cela pendant plus de douze ans, sans pouvoir en découvrir la cause. Enfin après avoir fait mes exercices, et mon père étant mort, je la pressai avec tant d’instance de me dire le sujet de ses pleurs, qu’elle ne put se dispenser de me dire un secret qui m’a mille fois fait trembler depuis.

Il y avait autrefois à Paris un homme fort savant dans l’astrologie, qui avait tiré l’horoscope de quantité de personnes considérables, et ses prédictions avaient été vérifiées par le genre de mort d’une bonne partie d’eux tous. Ma mère fut aussi curieuse, par une faiblesse pardonnable à une femme, de faire aussi tirer le mien. J’y suis menacé de mourir pendu et étranglé. Ah Dieu ! dis-je. Ce n’est pas là ce qui m’épouvante, reprit-il tranquillement : je n’ajoute aucune foi à ces sortes de prédictions. Je sais que ce n’est que pure vanité, et outre cela ma religion s’y oppose, et je suis d’un sang qui est à couvert de la corde. Si j’avais à périr par la main d’un bourreau, ce serait un billot et une hache que je devrais craindre ; c’est ce que je dis à ma mère en riant, lorsqu’elle m’eut déclaré le sujet de ses pleurs.

Cependant, poursuivit-il, il faut vous avouer à ma honte, que cette prédiction me revient dans l’esprit : et en effet, tout mon ami que vous êtes, si j’étais mis en justice pour ce que j’ai fait au sujet de Silvie, et la mort de Madame Morin qui en est le fruit, quand vous seriez mon juge, pourriez-vous me garantir d’une mort infâme ? Et l’atrocité du crime qui dégénère dans ma naissance, ne me rendrait-elle pas indigne de la triste distinction de la noblesse ? Je remplirais mon horoscope assurément. J’avoue encore qu’il m’épouvante, et la lettre de Silvie qui vient à la charge, et qui semble me prophétiser quelque malheur plus fort, achève de me déterminer.

C’en est fait, dit-il, j’ai pris ma résolution ; je vais abandonner le monde, et me retirer dans un convent, tant pour faire pénitence de mes péchés et de mon crime, que pour en prévenir les suites. Quelque chose que je pusse lui dire, il me fut impossible de le faire changer ; et ce fut avec un très grand chagrin de ma part, et une joie très grande de la part de Madame Gallouin, qu’elle vit son fils aîné capucin.

Il consulta la lettre de Silvie avec son confesseur, qui l’obligea de faire ses efforts pour vous détromper des mauvaises impressions que vous pouviez avoir d’elle ; et l’obligea même de vous demander pardon, au hasard de vous découvrir toutes les circonstances de son crime, et d’essuyer tout votre emportement, auquel il lui était défendu de rien opposer que ses larmes. Il s’y soumit avec une humilité toute chrétienne ; et avant que de prendre l’habit, il alla à pied à votre terre, sans que qui que ce soit le sût. Il ne put vous trouver, ni même découvrir le lieu où vous étiez allé, quelque perquisition qu’il en pût faire. Il revint à Paris, accablé de chagrin d’être revenu sans fruit. Il ne s’informa point du tout de Silvie, on le lui avait expressément défendu. Il prit l’habit à son retour, et fit ses vœux, après lesquels il me dit ce que je viens de vous dire de son voyage. Il a vécu comme un saint pendant le reste de sa vie, qui se termina, comme on lui avait prédit ; mais il n’est pas encore temps d’en parler. Je ne puis m’empêcher de faire une réflexion sur sa vocation et sa conversion ; qui est, que si on ne recevait dans les convents que des gens véritablement repentants et convertis, le nombre des religieux ne serait pas si grand ; mais leur vie serait plus exemplaire, et plus édifiante.

Pour revenir à Madame de Londé sa sœur, que j’aimais sincèrement, la maladie du frère, auprès de qui je restai presque toujours, me donna toutes sortes d’occasions de la voir ; mais elle évita avec tant de soin de me parler en particulier, qu’il me fut impossible de lui dire un mot en secret. Je lui écrivis vingt fois, elle ne voulut prendre aucune de mes lettres ; et quelque peine que je pusse prendre, il me fut impossible de la faire expliquer. Je ne m’étais pas encore mis sur le pied de me faire aimer d’elle malgré elle-même. Je crus néanmoins entrevoir qu’elle ne me haïssait pas.

Son frère qui se jeta dans un convent, m’ôta par sa retraite tous les prétextes que j’avais d’aller chez elle, et ne la voyant plus, je me désaccoutumai de l’aimer. Pour me consoler de sa perte et du chagrin de voir mes amis dispersés l’un dans un convent, d’autres en province, et d’autres dans des occupations sérieuses qu’ils avaient embrassées, je m’attachai, comme je vous ai dit, auprès de ma charmante veuve, qui me donna assez d’occupation pour m’empêcher de chercher ailleurs. Notre commerce dura cinq ans et plus ; et pendant ce temps-là j’appris avec beaucoup d’indifférence, que Mademoiselle Gallouin avait été mariée à Monsieur de Londé.

Si je vous croyais capable de lui rien dire, poursuivit Dupuis en s’interrompant lui-même, je ne parlerais pas si franchement que je parle ; mais vous êtes tous d’honnêtes gens, et je me fie sur votre discrétion, tant pour ceci que pour le reste que vous allez entendre. Je ne me souvenais donc plus du tout d’elle, reprit-il, de son ton ordinaire. Il était pourtant écrit qu’elle serait ma véritable passion, et que je l’aimerais plus que je n’avais jamais aimé, sans en excepter la veuve, et plus même que je ne me croyais capable d’aimer.

Il y avait donc plus de trois ans qu’elle était mariée, et plus de cinq, que je ne l’avais vue que par rencontre et fort rarement, sans lui avoir parlé du tout, lorsqu’elle se présenta à moi que j’y pensais le moins : l’aventure qui me la fit voir est assez particulière. Je me promenais seul un livre à ma main. Je rêvais à toutes les aventures de ma vie passée, et surtout au vrai plaisir qu’on goûte dans les bras d’une maîtresse fidèle et tendre, telle que ma veuve, avec qui j’avais rompu il n’y avait pas plus de huit jours, et dont j’avais l’idée toute pleine. Mes rêveries m’avaient insensiblement conduit jusqu’à une maison qui appartenait au chancelier de Monsieur, à une portée de canon de Paris. J’allai m’asseoir sur un banc à l’entrée d’une grande allée qui donnait d’un côté sur Paris, et de l’autre sur une campagne à perte de vue. À peine y fus-je assis, que je vis venir du côté où j’étais, une grande femme parfaitement bien faite et magnifiquement vêtue. Quoiqu’il fît chaud, elle avait un loup sur le visage, et cela m’empêcha de la reconnaître d’abord. Elle était seule et se promenait fort doucement, et regardait de temps en temps derrière elle. Voici une aventurière, dis-je en moi-même, il y a ici quelque amourette. Un moment après une femme vint lui parler : je n’entendis point ce qu’elle lui dit ; je vis seulement que cette dame fit un signe d’impatience et renvoya cette femme. Je ne voyais âme qui vive que nous dans ce jardin. La dame s’approchait toujours de moi, je remarquai qu’elle était fort blanche, et que ses yeux bleus ne m’étaient point inconnus. Une main admirable qu’elle me fit voir m’enchanta. Je rappelai inutilement mes idées ; je n’avais garde de songer à Madame de Londé.

Je remarquai qu’elle me regarda longtemps, et se retourna plusieurs fois vers moi après m’avoir passé. Cela me certifia qu’elle me connaissait et que je la connaissais. Elle revint sur ses pas de mon côté, les yeux toujours fixés sur moi. Je ne suis pas naturellement honteux ; je crus que c’était tout autre chose que ce n’était. Je la pris pour une aventurière qui attendait son héros sur le pré ; je me trompais, elle n’y était venue que pour déconcerter un rendez-vous.

Comme je n’augurais rien de trop favorable de cette dame, et que je vis qu’elle me regardait toujours ; j’allai à elle. Vous avez l’avantage de me connaître, lui dis-je, belle inconnue, et vous ne vous cachez de moi que pour ne vous laisser voir qu’à votre amant dans un lieu solitaire où vous l’attendez. J’ignore quel il est, et qui vous êtes ; mais s’il m’est permis de juger sur ce que je vois, il faut qu’il ait bien des charmes, ou que votre amour pour lui soit extrême, pour le trouver excusable de se faire attendre si longtemps dans un endroit où il aurait dû vous prévenir. Sur la foi de vos mains, de vos bras, de votre gorge, de vos yeux et de votre taille, je m’offre à remplir sa place, et je suis sûr, que vous ne regretterez point le change. Du moins vous ne trouverez pas dans moi cette indolence et cette tiédeur, dont je suis scandalisé dans lui.

Ne me connaissant pas, me répondit-elle, je vous pardonne les jugements téméraires que vous pouvez faire de me trouver ici seule. Il est vrai que c’est une aventure d’amour qui m’y attire, et c’en est une aussi, à ce que je crois, qui vous y a amené ? Non, lui dis-je, vous vous trompez ; je ne suis pas heureux en maîtresse. J’en avais une qui m’a cruellement abandonné. Je ne cherchais rien ici ; c’est ma rêverie qui m’y a conduit ; et la fortune m’y a retenu pour me faire prendre une place que l’indifférence de votre amant me laisse vacante ; et vous m’accuseriez de ne pas mériter vos faveurs, si je n’entreprenais pas de vous consoler de l’absence d’un autre, qui sans doute ne me vaut pas.

En disant cela je voulus lui porter la main au loup pour la reconnaître. C’est beaucoup entreprendre d’abord, dit-elle, en m’arrêtant la main. Si je voulais être connue je me serais déjà démasquée, mais, puisque je ne l’ai point fait, c’est signe que je ne veux pas le faire, et vous seriez indiscret d’entreprendre de me connaître malgré moi. Il est juste, lui dis-je, que les choses soient égales entre nous. Je suis sûr que vous me connaissez, pourquoi ne voulez-vous pas que je sache qui vous êtes ? Il est vrai, dit-elle, que je vous connais, vous êtes Monsieur Dupuis ; et il est vrai encore que je ne veux pas que vous me voyiez, parce que vous me reconnaîtriez. Qui pouvez-vous donc être, lui dis-je ? Je ne vous ferai aucune violence, mais j’attendrai ici votre amant pour lui faire un reproche de son peu de diligence. Si c’était mon époux, reprit cette dame ? Si c’est lui, répondis-je, je serai fort trompé ; mais je me vengerai de votre obstination. Hé comment feriez-vous, dit-elle ? C’est, poursuivis-je, que si c’est lui, le rendez-vous n’est assurément pas pour lui à l’heure qu’il est, je lui ferai soupçonner qu’il sera pour moi. Sa vue me dira qui vous êtes, et un grain de jalousie que je lui donnerai, vous fera repentir de vos refus à vous laisser voir. La menace est d’esprit, dit-elle ; mais sa malice ne cadre point avec les airs de dévotion que je vous ai vus autrefois, et qui vous faisaient regarder, il y a environ cinq ans, comme un petit saint, ou du moins comme un homme prêt à s’aller rendre capucin.

Comme je n’avais jamais affecté de réforme que chez Madame Gallouin, je vis tout d’un coup avec qui j’étais, et me résolus de pousser l’aventure, et de jouer la comédie de mon mieux. J’avoue, repris-je, que j’ai eu autrefois dessein de me retirer du monde, comme ont fait quelques-uns de mes amis ; mais les sentiments de dévotion que j’avais et que j’ai encore, ne sont point contraires à l’envie que j’ai de vous connaître ; puisque je n’ai sur vous aucune intention criminelle. Il est encore vrai que je serais, il y a fort longtemps, dans un convent, si la passion que j’ai toujours eue dans le cœur, pouvait sympathiser avec l’entier dégagement qu’il y faut. J’en ai été empêché par l’amour que je conçus pour une personne divinement belle, à peu près de votre taille, mais pas si haute ni si remplie. Il est encore vrai qu’elle ne s’est point souciée de moi, puisqu’elle s’est mariée avec un autre : il est encore vrai que je ne suis pas en droit de la nommer infidèle, puisqu’elle ne s’était engagée à rien avec moi, quoiqu’elle sût ce que je souffrais pour elle : mais moi, poursuivis-je avec un grand soupir, toujours constant dans mon malheureux amour, et méprisant tout le reste du monde pour elle, je suis resté, et je resterai toute ma vie sans aucun engagement. Je pouvais prendre l’affirmative, étant bien certain que mon intrigue avec ma veuve n’était uniquement sue que d’elle et de moi.

Il y aurait fort à douter d’une si longue fidélité, reprit Madame de Londé. Il n’y a aucun lieu d’en douter, lui dis-je, vous-même qui me connaissez, citez-moi une fille ou une femme près de qui j’aie été assidu, ni qui ait donné lieu au moindre soupçon de ma part, depuis environ cinq ans et demi que je me suis déclaré à la personne dont je vous parle. Certes, repris-je, je n’ai eu aucune liaison ni avec fille ni avec femme ; je n’en ai même cherché aucune. La dureté et l’indifférence qu’elle a eues pour moi pendant fort longtemps qu’il m’a été permis d’y aller tous les jours, m’ont fait croire que je lui déplaisais ; et n’ayant plus de prétexte pour aller chez elle, parce qu’un frère qu’elle avait n’y demeurait plus ; j’ai cru que je lui ferais plaisir de ne plus présenter à ses yeux l’objet de sa haine. Je l’ai toujours aimée sans espérance. Son mariage n’a pourtant pas laissé de me mettre au désespoir ; et j’avais formé le dessein de m’aller poignarder à ses yeux, si un reste de dévotion ne m’avait fait comprendre qu’il ne m’était pas permis d’attenter sur ma vie, sans risquer celle de l’éternité. Depuis ce temps-là, j’ai vécu d’une manière digne de pitié. Je n’ai cherché que la solitude ; mon chagrin et des livres ont fait toute ma compagnie ; mes amis même, avec qui j’ai rompu tout commerce, ne me regardent plus que comme un sauvage. La crainte de lui porter le moindre scandale, ou de lui faire la moindre chose qui pût lui déplaire, m’a fait éviter non seulement les occasions de lui parler, mais même de la voir. Je ne l’ai regardée qu’en fuyant, lorsque mon malheur me l’a fait rencontrer, parce que sa vue renouvelle dans mon cœur une plaie toujours sanglante. Je ne me suis pas même informé d’elle ; et je n’en sais rien que par un bruit public que je n’ai pu m’empêcher d’entendre. J’ai appris que les infidélités de son époux avaient soin de me venger du mépris qu’elle avait eu pour moi. J’ai fait plus, j’ai un déplaisir sincère de savoir qu’elle n’est pas tout à fait heureuse. Mon Dieu, ajoutai-je en levant les yeux au ciel, est-il possible qu’un homme qui possède une aussi belle personne qu’elle, n’en fasse pas tout le bonheur de sa vie ; et qu’il méprise des caresses, pour qui je donnerais la dernière goutte de mon sang ! Je la plains, continuai-je en essuyant quelques larmes que j’avais laissé couler à dessein, et je la plaindrai toujours, parce que je sens bien que je l’aimerai toujours, et c’était en songeant à elle que mes rêveries m’ont amené dans un lieu où je n’étais jamais entré. Mais vous, continuai-je en m’adressant à elle comme surpris, par quel charme secret une inconnue comme vous a-t-elle arraché en un moment de ma bouche, un secret que j’ai toujours caché avec tant de soin, et que mon intime ami, même proche parent de ma maîtresse, a toujours ignoré, aussi bien que le reste du monde ?

Ce que vous venez de me dire est-il bien vrai, demanda-t-elle ? Plût à Dieu qu’il le fût moins, repris-je les larmes aux yeux ! Je ne mènerais pas la vie infortunée que je mène ! Oui il est vrai, ajoutai-je, et aussi vrai qu’il est certain que je vous l’ai dit, et que je vous parle sans vous connaître. Cette dame vous tiendrait compte, dit-elle, de tant de constance, si elle en était informée ; que ne l’en informez-vous ?

Le langage de l’amour m’est si peu connu, repris-je, que si j’étais devant elle, il me serait peut-être impossible de m’expliquer. Dites-moi son nom, dit-elle, peut-être qu’elle est de mes amies, et je l’en informerai pour vous. Je consens volontiers à vous le dire, lui dis-je : mais il faut que je sache entre les mains de qui je confierai un secret d’où dépend tout le bonheur de ma vie : ainsi démasquez-vous, et je verrai si je vous prendrai pour confidente. Si c’est à ce prix, dit-elle, que vous mettez votre secret, nous courons risque de remporter chacun le nôtre. Le mien ne me pèsera pas, repris-je, il y a trop longtemps que je le garde pour être importuné. Vous perdez plus que vous ne pensez, dit-elle, à ne me le pas découvrir. Vous ne gagnez rien, lui dis-je, à ne le pas savoir. Je n’y perds rien du moins, reprit-elle. J’en tombe d’accord, continuai-je : mais je ne vois pas que je perde plus que vous. Vous comptez donc pour rien, reprit-elle, de n’avoir pas le plaisir de voir une aussi belle femme que moi ? Mon cœur est tout rempli, répondis-je, et depuis qu’il a reçu l’impression qui y est gravée, les plus belles personnes du monde ne m’ont point donné plus de plaisir à voir, que j’en prends à voir un beau tableau.

J’avoue, reprit-elle, que je voudrais bien savoir le nom de cette dame qui vous cause tant d’indifférence pour les autres, et qui vous inspire une passion si vive et si constante. J’ai presque envie de me démasquer. Ne le faites pas, poursuivis-je, vous n’apprendriez pas pour cela mon secret. Je l’ai gardé trop longtemps pour le sacrifier à la simple curiosité de vous voir. Vous changez donc de volonté, reprit-elle. Oui, j’en change, répondis-je, et je demande présentement pardon dans mon cœur à ma belle maîtresse d’avoir eu de la curiosité pour une autre qu’elle ; ainsi soyez belle ou soyez laide, cela m’est indifférent.  La repartie est incivile, répondit-elle, et il faut que cette dame soit d’un terrible caractère pour vous donner tant de mépris pour le sexe. Au contraire, dis-je, si elle m’inspirait des sentiments moins honnêtes, je voudrais vous voir pour vous sacrifier si vous êtes belle, ou pour me moquer de vous si vous étiez laide. Je ne sais, me dit-elle, si vous seriez d’humeur à me sacrifier après m’avoir vue ; mais je ne puis souffrir que vous me croyiez laide, et avant que de vous quitter, vous verrez ce qui en sera. Sachez, poursuivit-elle, que vous-même m’avez dit que j’étais belle, et que depuis ce temps-là je ne crois point avoir changé. Je puis vous l’avoir dit, repris-je, mais la civilité peut avoir eu autant de part à mon compliment que la vérité. Il se peut faire encore que vous soyez effectivement belle, votre taille, et tout ce qui me paraît de vous me charme, parce qu’il a du rapport avec elle ; mais qui que vous soyez, il est absolument impossible que vous soyez aussi belle qu’elle est. Je verrai pourtant avant que de vous quitter, dit-elle, si j’aurai la honte d’être sacrifiée. Toujours puis-je vous dire, que vous êtes le seul homme du monde assez malhonnête pour m’avoir dit les duretés que vous venez de me dire, et je compte de vous obliger à m’en demander pardon. Je n’en ferai assurément rien, lui dis-je. Et...

Je voulus poursuivre, lorsque cette même femme qui était déjà venue lui parler revint encore. Il n’y a point d’apparence, Madame, lui dit-elle, votre chasse est inutile, les oiseaux ont pris une autre volée. J’ai donc perdu mes pas de ce côté-là, dit Madame de Londé. Adieu, Monsieur, poursuivit-elle en se retournant vers moi, gardez toujours votre secret ; la discrétion est de mérite. Vous avez oublié, Madame, lui dis-je en la retenant, que vous ne voulez pas me laisser croire que vous êtes laide. J’aime à vous voir m’en faire souvenir, dit-elle, et en même temps elle entra dans un cabinet de maçonnerie devant lequel nous passions. Voyez, Monsieur, poursuivit-elle en se démasquant, si vous vous êtes trompé, en me disant autrefois que j’étais belle, et si je me suis trompée moi-même de vous croire ?

Je savais fort bien, comme je vous l’ai dit, que c’était Madame de Londé ; cependant je fis semblant d’en être surpris jusqu’à l’extase. Je me retirai deux pas en arrière. Je m’appuyai contre la porte de ce cabinet, comme si je fusse tombé en faiblesse. Je ne dis qu’un seul mot, qui fut, ah mon Dieu ! Je laissai tomber mon chapeau, mes gants, mon livre et ma canne, comme si je n’avais pas eu la force de les soutenir. Un moment après je me jetai à ses pieds : Ah, Madame, lui dis-je, par quelle rencontre vous êtes-vous montrée à mes yeux ? N’étais-je pas assez malheureux sans me faire connaître toute la perte que j’avais faite ? C’en est fait, Madame, ajoutai-je, vous avez appris mon secret ; je ne me sens plus assez de force pour le cacher. C’est à vous à voir de quelle manière il vous plaît que je vive désormais avec vous. Vous savez que je vous ai toujours adorée ; la crainte de me découvrir n’aura plus rien qui me retienne. Je vous ai évitée jusqu’ici, mais il me sera impossible de me vaincre davantage. Ne m’ordonnez point de le faire ; il ne serait plus en mon pouvoir de vous obéir. Je vais chercher toutes les occasions de vous voir, et de vous prouver que je n’ai vécu, et que je ne vis encore que pour vous, avec autant de soin que je les ai jusqu’ici évitées.

J’ai mal fait de m’être fait connaître, reprit-elle, je me suis exposée à une étrange aventure. Je vous défends pourtant de songer à me voir jamais. Votre défense est inutile, Madame, interrompis-je ; je vous tromperais, et je me tromperais moi-même si je vous promettais de vous obéir. Non, poursuivis-je, en lui embrassant les genoux, je ne pourrai m’empêcher de vous voir, et de vous adorer. Je mourrai malheureux, mais du moins je mourrai satisfait, puisque vous saurez que je ne mourrai que pour vous.

J’ai le don de pleurer auprès des dames quand je veux. Je pleurai là de bonne grâce. Elle prit ma comédie pour une très grande sincérité. Les larmes lui vinrent aux yeux à son tour ; en un mot, je la touchai vivement. Elle me fit relever, et me fit plaisir, car le gravier me blessait les genoux. Elle s’assit sur un banc dans le cabinet même, et me fit asseoir auprès d’elle. Elle essuya ses larmes, et me parla d’une manière toute charmante, en me faisant sa confession générale.

Qu’elle m’avait aimé dès le temps qu’elle m’avait vu chez sa mère. Qu’elle avait refusé de me répondre, parce qu’elle était dans un âge qui lui faisait craindre les suites d’un engagement ; et que sa timidité était encore augmentée par les fréquentes leçons de Madame Gallouin sa mère. Qu’elle aurait consenti à m’épouser préférablement au reste du monde, si elle avait osé s’expliquer, et que mes assiduités lui en eussent donné lieu. Qu’un bruit qui avait couru de quelque engagement que j’avais en secret, avait été cause qu’elle avait facilement consenti à épouser Monsieur de Londé, que sa mère lui avait proposé. Qu’elle avait vécu, et vivait encore assez tranquillement avec lui ; parce que le libertinage de son époux la mettait à couvert de répondre aux empressements qu’il aurait eus pour elle, s’il n’avait pas été volage. Qu’elle le laissait vivre à sa fantaisie, non seulement parce qu’elle n’avait pas pour lui cette délicate tendresse, qui est mère de la jalousie, mais aussi parce que son tempérament ne s’accordait pas à mille devoirs auxquels le mariage assujettit une femme. Qu’elle était la première à rire des égarements de son époux, et qu’elle n’était venue dans ce jardin, que pour le surprendre dans un rendez-vous qu’elle croyait qu’il y avait avec une fort jolie bourgeoise.

J’ai perdu mes pas, poursuivit-elle ; au lieu de lui, je vous ai trouvé. Votre vue a rallumé dans mon cœur l’inclination que j’ai eue autrefois pour vous. Je croyais vous avoir oublié, je me trompais ; je n’ai pu résister à l’envie qui m’a prise tout d’un coup de vous entretenir. Je l’ai fait sans prévoir ce qui pourrait m’en arriver. Votre déclaration que je n’attendais pas, m’a surprise et réjouie tout ensemble. Je n’ai consulté que mon cœur pour me faire voir, bien sûre que c’était de moi que vous parliez à moi-même : je croyais n’en faire qu’une simple plaisanterie ; mais je vois bien que je me suis trompée. Vous m’avez assurée que vous m’avez toujours aimée, je ne vous ai jamais oublié, et je vous avoue que je vous aime encore ; mais si vous vous obstinez à me voir, je prévois mille malheurs qui me rendront la plus infortunée de toutes les femmes, et qui ne vous rendront pas plus heureux. Il n’importe, repris-je, j’aurai toujours le plaisir de vous voir.

Ce ne sera pas chez moi, dit-elle. Ce sera où je pourrai, lui dis-je, et chez vous comme ailleurs, si les occasions s’en présentent ; je les rechercherai même. Vous ne me ferez pas plaisir, dit-elle. Je ne suis plus en termes de prendre aucune précaution, repartis-je en me rejetant à ses pieds, et en me servant utilement du don des larmes. Ma passion est à un point qui bannit de mes actions toute sorte de conduite : il faut que je vous voie absolument, au hasard de tout ce qui en pourra réussir. Si vous avez quelque pitié de ce que je souffre depuis six années, si vous voulez bien me faciliter les moyens de vous voir ; vous préviendrez mille éclats fâcheux que je ne pourrai pas éviter de moi-même ; mais si par une cruauté qui n’est plus de saison, vous me laissez en proie à mon désespoir, je ne suivrai plus que mes transports. Ma passion, dont je ne serai plus le maître, et qui a banni ma raison, me fera passer par-dessus toutes sortes de considérations, et vous vous trouverez peut-être enveloppée dans des éclats qui vous feront repentir, mais trop tard, de ne les avoir pas prévenus par des égards moins sévères pour le peu de raison qui me reste.

C’est, dit-elle, en recommençant à pleurer, vouloir me faire des conditions le poignard sous la gorge. Que deviendrais-je, poursuivit-elle, si je souffrais que vous me vissiez en particulier ? Ces ménagements s’accorderaient-ils avec toute ma vertu ? Votre vertu est en sûreté avec moi, répondis-je ; le récit de mes malheurs, de mes souffrances et de mon désespoir, n’échauffera pas un tempérament aussi froid que le vôtre. Je ne veux pas m’y exposer, reprit-elle. Que voulez-vous donc que je devienne, repris-je ? Il faut prendre un parti avant que de nous quitter. C’est à vous à le choisir, ajoutai-je : il faut que votre compassion me soulage et me conduise, ou que votre cruauté en me faisant périr, vous risque vous-même.

La femme qui nous avait jusque-là écoutés, et qui n’avait pas encore dit un mot, se mêla de notre conversation. Vos emportements ne seront pas toujours si violents, Monsieur, me dit-elle : la bonté de Madame en émoussera la plus forte pointe ; et vous Madame, poursuivit-elle parlant à elle, quand vous y aurez bien pensé, vous verrez qu’il est de votre intérêt de ménager par votre prudence une passion qu’une rechute soudaine et imprévue convertit en fureur, après six années d’assoupissement. Oui, Monsieur, continua-t-elle en parlant à moi, reposez-vous sur mes soins de celui de votre conduite ; vous verrez Madame, je suis à elle, et je vous en faciliterai les moyens ; mais il faudra exécuter avec ponctualité tout ce que je vous dirai de faire. Vous me sauvez la vie, lui dis-je en me relevant et en l’embrassant, et quelque chose encore qui m’est plus précieux, qui est la réputation de Madame. Achevez, poursuivis-je, faites-la résoudre d’y consentir. Faites tout ce qu’il vous plaira, reprit Madame de Londé, pourvu que je ne me trouve jamais avec vous toute seule, j’approuverai le reste.

Il fut donc résolu que j’irais voir cette femme sous un nom déguisé de parent, et que nous prendrions des mesures pour nous voir Madame de Londé et moi le plus souvent que nous pourrions, sans l’exposer à aucun risque. Après cette résolution, je la quittai. Je ne la conduisis point à son carrosse, parce que quelqu’un de ses laquais aurait pu me reconnaître chez elle, et je retournai chez moi très satisfait de ma rencontre.

Il faut que je vous achève mon portrait, me dussiez-vous regarder comme je le mérite. J’avais fait le comédien, comme vous avez vu, j’étais encore tout rempli du commerce que j’avais eu avec ma veuve, qui ne faisait que de finir. Je me formai mille espérances chimériques sur le sujet de Madame de Londé ; j’espérai d’en établir un pareil avec elle. J’en faisais déjà ma maîtresse. Je la comptais pour une conquête assurée. Ce n’était plus, à ce que je me figurais, cette demoiselle Gallouin si craintive et si réservée ; c’était une femme mariée, chagrine contre son mari, qu’elle n’avait jamais aimé. C’était une maîtresse tendre et fidèle : c’était une femme portée comme la veuve, au plaisir de l’amour, qui ne cherchait qu’à se venger des infidélités de son époux, dont elle ne refusait les caresses et ne les méprisait qu’à cause qu’elle n’aimait que moi, et que tout autre que moi ne lui convenait pas : enfin je la comptais entre mes bras : mais je comptais, comme on dit, sans mon hôte.

J’allai le lendemain voir cette femme de chambre qui s’appelle la Mousson ; c’est encore celle qui la sert à présent. J’y allai sous le nom de son frère : comme nous en étions convenus. Elle me dit qu’elle s’était offerte à nous rendre service par deux raisons ; la première, parce que sa maîtresse et moi lui avions fait pitié ; et la seconde, parce qu’elle était fort aise de voir sa maîtresse dans quelque amusement qui pût dissiper un chagrin noir et morne, dans lequel elle l’avait toujours vue plongée, soit en effet par l’amour qu’elle avait toujours eu pour moi, dont elle ne lui avait pourtant jamais parlé, soit par l’indifférence de Londé qui vivait d’une étrange manière, quoiqu’elle n’en eût jamais témoigné le moindre chagrin, ni à lui ni à personne.

Madame a beau se déguiser, poursuivit cette femme, et vouloir faire croire que les amourettes de Monsieur ne la choquent pas ; elle est femme, et cela seul me suffit pour ne me point persuader de son indifférence affectée. En effet, disait-elle, où est la femme, belle, bien faite, et jeune comme elle est, qui pourrait s’accommoder d’un mari qui fait continuellement lit à part, et qui ne lui parle jamais en particulier ni nuit ni jour ? Est-ce pour vivre en religieuse que Madame s’est mariée ? Pardi, ajouta-t-elle avec une pointe de colère, on ne se marie que pour être deux, et travailler à faire un troisième. Tâchez Monsieur, me dit-elle, de lui faire prendre un autre train de vie. Je vous aiderai de tout mon possible, je vous en assure.

Je rendis grâce à cette femme de son zèle, et un présent que je l’obligeai de prendre, acheva de me la gagner. Elle alla avertir sa maîtresse que je l’attendais, et me rapporta qu’elle avait eu toutes les peines du monde à la faire résoudre de venir ; mais enfin elle vient, me dit-elle, poussez votre fortune.

Madame de Londé vint en effet, Mousson voulut sortir, elle la rappela. Vous avez bien peur, Madame, lui dis-je, que je profite d’un moment d’entretien particulier avec vous. Je vous laisserai parler tant que vous voudrez, me dit-elle, et même dire tout ce qu’il vous plaira ; mais je ne veux absolument pas me trouver seule avec vous. Vous savez que ce n’a été qu’à cette condition-là que j’ai pu me résoudre à vous voir ici. Il n’y a que Mousson qui puisse nous écouter ; mais je me fie en elle ; et après ce qu’elle sait, rien ne la surprendra, pourvu que vous vous en teniez aux paroles, comme vous en êtes convenu, et je ne suis pas résolue d’en permettre davantage ; et si vous l’entrepreniez, comptez que quelque chose qui puisse en arriver, je ne vous verrai de ma vie.

Ce fut ce qu’elle me dit, et qu’elle a depuis très exactement observé : en sorte qu’en six mois de temps, je n’étais pas plus avancé que le premier jour. Du reste tant de protestations d’amour que j’en voulais ; mais cela ne passait pas la bouche, que je n’avais pas même le plaisir de baiser.

J’étais chagrin franchement, de faire l’amour comme les anges. Cette méthode ne m’accommodait pas ; je m’en plaignis à Mousson qui me dit qu’elle n’y comprenait rien non plus. Que depuis que je voyais sa maîtresse, elle ne lui voyait plus tant de chagrin ; que sa beauté en était même devenue plus vive, et son teint plus brillant. Que peut-être c’était ma faute, si je n’avançais pas plus auprès d’elle. Je lui répondis qu’elle voyait bien elle-même que je faisais tout ce que je pouvais : que sa maîtresse était une femme indomptable ; que même sa présence à elle, qui ne nous quittait point, me rompait en visière ; et qu’elle me ferait un vrai plaisir de trouver quelque prétexte pour sortir, et nous laisser Madame de Londé et moi quelque temps seul à seul.

Elle me répondit que cela ne dépendait pas d’elle, et que sa maîtresse lui avait expressément défendu sous peine d’être congédiée, de nous quitter de vue, pour quelque cause que ce fût, quand nous serions ensemble. Cependant cette femme eut pitié de moi, et s’exposa aux menaces de sa maîtresse, et à être chassée comme elle pensa l’être, et comme elle l’aurait été effectivement, si je n’avais pas fait jouer de puissants ressorts pour la raccommoder : en voici le sujet.

Elle me dit un soir que Londé était allé à deux lieues de Paris, où il coucherait à son ordinaire ; et que si je voulais venir le lendemain de bon matin, elle me ferait voir sa maîtresse dans son lit endormie. J’embrassai cette femme à cette proposition, et j’acceptai le parti sur-le-champ, comme vous pouvez croire. Cette femme me conduisit jusque dans la chambre de sa maîtresse et m’y laissa. Je m’émancipai à des libertés qui ne m’étaient point ordinaires avec elle. Elle fut promptement réveillée, et fut extrêmement surprise de se trouver entre mes bras. Si elle n’avait fait que se défendre, j’aurais expliqué le proverbe à mon avantage, mais elle se mit à crier au secours de toute sa force, je n’eus point d’autre parti à prendre qu’une prompte retraite.

Des domestiques entrèrent dans sa chambre en même temps du côté qu’elle répondait à l’appartement de son mari sur le grand escalier. Ils lui demandèrent ce qu’elle avait à crier : Mousson qui rentra dans ce moment entendit sa réponse. Qu’elle s’était réveillée en sursaut, et qu’il lui avait semblé qu’elle était entre les griffes d’un dragon. Belle excuse ! Je la remerciai dans mon âme de l’application de sa fable. Cependant à peine fut-elle habillée, qu’elle congédia Mousson sous des prétextes inventés, entre lesquels n’était point oubliée la défense qu’elle lui avait faite de ne jamais sortir de sa chambre qu’elle ne fût levée et habillée.

Cette femme qui aime véritablement sa maîtresse, vint me trouver au logis où je m’étais retiré : elle me parut au désespoir. Je vis bien qu’il n’y avait point de temps à perdre. Je lui dis ce qu’il fallait qu’elle fît, et elle l’exécuta. J’allai tout aussitôt au convent des capucins de la rue Saint-Honoré trouver le frère de Madame de Londé. Nous étions toujours bons amis ; mais je ne lui avais jamais parlé de l’amour que j’avais pour sa sœur. Je ne lui en parlai point encore. Comme nous étions ensemble à parler de choses indifférentes, on vint l’avertir qu’on le demandait à la porte. Nous y allâmes ensemble.

C’était Mousson. Je viens mon révérend Père, lui dit-elle, vous supplier de faire ma paix avec Madame, elle vient de me donner mon congé fort en colère contre moi : je vous avoue que j’ai tort, mais je lui en demande pardon ; faites-moi la grâce de l’apaiser. J’y ferai mon possible, dit-il. Il n’y a point de temps à perdre, mon révérend Père, reprit-elle. Si Madame en prend une autre à ma place, il n’y aura plus rien à faire pour moi.

Quelle est cette femme mon révérend Père lui demandai-je, elle me paraît fort affectionnée ? C’est, me répondit-il, la femme de chambre de Madame de Londé ma sœur. Il faut faire sa paix, lui dis-je, donnez-vous la peine d’y aller présentement. Cette femme me paraît de bonne physionomie, je joins mes prières aux siennes ; et je consens de prendre sur mon compte les obligations qu’elle vous aura de son raccommodement ; et si vous voulez y venir présentement, ajoutai-je, je vous y accompagnerai. Je n’ai point eu l’honneur de la voir depuis son mariage, et je serai fort aise de la saluer. Je le veux bien, dit-il, nous irons y dîner ensemble, aussi bien c’est maigre, et ils n’en mettront pas plus grand pot au feu. Je vais vous donner un billet, dit-il à cette femme. Je n’ose y retourner sans vous, mon révérend père, répondit-elle ; je n’attends mon retour que de votre présence. Il faut donc que ma sœur soit bien en colère, dit-il en riant ; allez, ajouta-t-il, nous attendre à sa porte, nous y serons aussitôt que vous.

Nous ne tardâmes pas à y aller. Nous trouvâmes le mari et la femme prêts à se mettre à table. Londé ne faisait que d’arriver. Dans un autre temps sa présence m’aurait fâché, mais pour lors je fus fort aise de l’y voir, parce que j’étais fort sûr que cela empêcherait sa femme d’en venir à quelque éclaircissement qui ne m’aurait pas plu, et où je n’aurais pas trouvé mon compte.

Londé ne me connaissait point, ne m’ayant jamais vu, parce que pour entrer chez lui, j’avais toujours pris les moments qu’il était dehors, et les gens du logis n’avaient garde de me reconnaître vêtu comme j’étais, moi qui ne leur avais jamais paru qu’un misérable. Je fis donc comme si ç’avait été la première fois que j’eusse vu Madame de Londé depuis son mariage. Je n’ai pas voulu, Madame, lui dis-je en entrant, manquer l’occasion d’accompagner le révérend père pour avoir l’honneur de vous saluer, et vous assurer en même temps que je prends plus de part que qui ce soit à votre mariage. Après ce petit compliment, je la saluai à la française. Elle reçut mon salut avec dépit ; mais pourtant avec civilité, et me rendit mon compliment avec quelque contrainte. Je saluai ensuite Londé, que le capucin avait instruit de ce que j’étais. Il me combla d’honnêtetés, à quoi je répondis du mieux qu’il me fut possible dans le moment.

Nous nous mîmes à table tous quatre. Ce fut là que le bon père capucin demanda la grâce de la Mousson : Madame de Londé perdit contenance dans cet endroit, et s’obstina si fort sur la négative, que tout le monde en fut surpris. Son frère et son époux lui demandèrent quel si grand mal cette femme avait fait pour être si fort en colère. Elle en donna les raisons les meilleures qu’elle put qui ne parurent que des vétilles, parce qu’elle ne dit point la véritable. Je la regardai en souriant. Cela acheva tout à fait de la déconcerter. Elle rougit et dit tout haut en me montrant : voilà Monsieur qui connaît mieux les raisons de mes refus que tous vous autres, et je suis certaine qu’il les approuve, s’il veut dire ce qu’il en pense.

J’avoue, Madame, lui dis-je, que je pénètre vos raisons : cette femme ne peut pas être innocente en même temps et vous déplaire. Mais Madame, à tout péché miséricorde. Je vous assure pour cette femme, après ce que je lui ai ouï dire au révérend père que voilà, qu’elle vous aime infiniment ; qu’elle ne vous donnera plus lieu de vous plaindre d’elle, et qu’elle vous servira mieux dans la suite, c’est de quoi je suis si certain, que sur la bonne foi de ses paroles et de sa physionomie, je joins en sa faveur mes prières, si elles peuvent quelque chose, à celles de Monsieur votre époux et du révérend père votre frère, qui pourtant devraient être suffisantes dans une occasion telle que celle-ci.

Voilà un beau régal pour la première fois que Monsieur nous fait l’honneur de nous venir voir, que des querelles domestiques, reprit Londé. Reprenez-la, Madame, poursuivit-il en s’adressant à sa femme, et ne nous en rompez plus la tête. Appelez Mousson, dit-il à un laquais, qu’elle entre. Vous voilà remise avec votre maîtresse, lui dit-il sitôt qu’il la vit. Que diable, ne soyez pas quelquefois si bonnes amies ensemble, et ne vous brouillez pas si souvent. Et nous, ajouta-t-il s’adressant à nous, parlons d’autres choses. Nous changeâmes de propos en même temps.

Nous passâmes une partie de l’après-midi ensemble, après quoi nous nous séparâmes, sans que je pusse dire un mot à Madame de Londé. Je laissai tomber en sortant une petite tabatière, pour me faire un prétexte d’y revenir en présence du mari même ; et cela dans la crainte que j’avais de ne pouvoir de longtemps parler à Madame de Londé, par le moyen de Mousson, et j’écrivis le soir cette lettre :

LETTRE.

Vous avez beau vous mettre en colère contre moi, Madame, j’ai beau me repentir de vous en donner sujet, je ne m’aperçois point que je puisse en devenir plus sage. Prenez-vous à vous-même de la violence de mon ardeur, et n’accusez que votre cruauté de mon manque de respect. Je suis au désespoir, non pas de vous avoir vue dans l’état où vous étiez, non pas de vous avoir embrassée, ni de vous avoir dérobé des faveurs, je ferai la même chose encore dans une pareille occasion, quoique je fusse certain de n’en remporter que votre haine : mais je suis au désespoir que votre indifférence ne m’ait pas permis de pousser à bout une si favorable aventure. Je ne sais quels sont à présent mes sentiments pour vous, donnez-moi le moyen de vous les expliquer. Je vous aime jusqu’à l’adoration et jusqu’à la fureur, je vous hais de toute mon âme pour votre cruauté. Je vous déteste, comme la seule cause de mon désespoir, et du malheur que je prévois qui en résultera, et je suis en même temps charmé de votre vertu. Par quel charme m’inspirez-vous tant de passions différentes ? Je vous adore cruelle et sévère, que ferais-je, si je vous trouvais pitoyable ? C’est en vain que vous vous prenez à votre femme de chambre de la surprise que je vous ai faite, elle n’y a point de part. J’avais passé la nuit dans votre appartement sans qu’elle le sût ; je l’avais trompée la première, et si votre porte n’avait point été [fermée] en dedans, j’aurais fait au milieu de la nuit, ce que j’ai fait en plein jour. Voyez à quoi vous me réduisez, tant pour vous que pour moi ; au nom de Dieu prenez un parti. Je vous porterai ma vie et mon épée, résolvez-vous au sacrifice que je vous en ferai, ou changez de manière pour moi. Ma résolution est prise ; et je serai par ma main et à vos yeux, la victime de votre cruauté ; ou l’état de ma vie deviendra moins cruel et plus supportable.

Je retournai le lendemain chez elle, non plus déguisé : (Dupuis avait pris la place du frère de la Mousson.) Je parlai à cette femme qui me dit que sa maîtresse était dans une telle colère contre elle et contre moi, qu’elle n’avait osé lui parler du tout. Qu’elle lui avait seulement dit qu’elle ne savait pas que je fusse dans son appartement, comme nous en étions convenus ; mais qu’elle ne lui en avait pas paru persuadée. Je voulus lui donner ma lettre pour la lui rendre ; elle me pria de trouver bon qu’elle ne se mêlât pas de notre raccommodement. Je la priai de se trouver auprès de sa maîtresse lorsque je la lui donnerais moi-même, elle y consentit et entra dans la chambre avec moi.

Je pris l’occasion de lui aller demander ma tabatière, et j’entrai sans la faire avertir. Je viens vous avertir, Madame, lui dis-je, de vouloir bien faire demander à vos gens si quelqu’un d’eux n’aurait pas trouvé une petite tabatière que je crois avoir laissé tomber ici ? Elle me vient d’une main qui m’est extrêmement chère. Elle envoya une fille s’en informer. Me voyant seul avec elle et Mousson, je me jetai à ses pieds. Laissez-moi insolent, me dit-elle avec un air de fierté et de mépris à quoi je n’étais point fait, et à quoi j’aurais répondu suivant ma passion, si je n’avais entendu marcher dans son antichambre. Je voulus lui donner ma lettre, elle la rebuta, et je la jetai décachetée à la ruelle de son lit. Elle vit mon action, et voulait m’obliger de reprendre cette lettre ; mais l’arrivée de cette fille qui me rapportait ma tabatière, empêcha mon dessein. Je repris ce que j’avais feint de venir chercher, et je sortis aussitôt.

Apparemment que Madame de Londé lut ma lettre ; car il me fut impossible de trouver, pendant plus de deux mois, l’occasion de lui dire une seule parole, qu’en présence de son époux. J’avoue que cette conduite, qui m’aurait autrefois rebuté, m’anima, et me rendit très sincèrement le plus amoureux et le plus constant de tous les hommes, du plus libertin que j’avais été, et tel enfin que je suis aujourd’hui, ne connaissant aucun bonheur que dans la possession d’une femme si belle, si aimable et si vertueuse. Ainsi ce que vous allez entendre se fit avec une sincère résignation de ma part et sans aucun déguisement, quoique jusque-là, presque toutes mes actions n’eussent été qu’un rôle étudié de tête ; sans que le cœur y eût participé.

Cette fermeté à ne vouloir plus me parler, m’obligea, pour en trouver les moyens, de me mettre dans les parties de Londé. J’entrai dans tous ses plaisirs, et insensiblement je devins son confident. Il ne se cachait point de ses affaires de cœur, au contraire, il était le premier à en entretenir sa femme, et à en faire des trophées.

Mais, lui dis-je, un jour que nous étions seuls à sa maison de campagne, ne craignez-vous point le ressentiment de Madame de Londé ? Belle, bien faite, jeune, et aussi aimable qu’elle est ; êtes-vous excusable de vous donner à d’autres qui ne la valent pas ? Vous ne la connaissez pas, me dit-il, il est impossible qu’il y ait une femme au monde plus froide qu’elle, elle aurait été fort bonne religieuse. La chasteté du couvent ne lui aurait fait aucune peine à garder. Lorsque je veux l’embrasser, le privilège de mari la gêne et la contraint, il en faut venir aux épées et aux couteaux ; et ce n’est pas mon humeur de la violenter tous les jours, comme il faudrait que je fisse.

Mais, lui demandai-je, est-ce qu’il n’y a point d’amour réciproque entre vous deux ? Vous êtes-vous épousés sans vous aimer ? Je ne sais pour elle, si elle a jamais rien aimé, dit-il, pour moi je l’aimais à en être fou, et je l’aime encore de toute ma tendresse. J’ai été l’homme de France le plus fidèle et le plus retiré auprès de ma femme pendant plus de dix-huit mois ; et je le serais encore, si les grands feux de ma part étant assoupis, je n’avais pas cru m’apercevoir qu’elle ne me recevait dans ses bras, que parce que j’étais armé du sacrement ; et nullement par aucune autre attache à ma personne, que celle à quoi son devoir l’obligeait. Je m’en suis expliqué avec elle ; elle ne m’a point déguisé sa pensée, au contraire elle m’a sincèrement avoué que le peu d’ardeur que je lui voyais, était un défaut de son tempérament qui ne la portait pas au plaisir de l’amour. Depuis ce temps-là, je me suis aperçu que je lui faisais plaisir de m’éloigner d’elle, et de la laisser vivre à sa fantaisie.

J’ai cru qu’un peu de jalousie de son côté, et un peu d’indifférence et d’infidélité [du mien], me la ramèneraient plus ardente ; je me suis trompé, elle n’a fait que rire de mes amourettes, et bien loin de s’en chagriner, je sois damné, si depuis environ huit mois que je n’ai plus du tout de particulier avec elle, je ne me suis aperçu que son teint est devenu plus brillant, et son visage plus gai. Cela est surprenant, lui dis-je, car ordinairement la compagnie d’un homme ne fait qu’embellir une femme.

Il est pourtant vrai, reprit-il, qu’elle a embelli par le célibat ; et je me suis peu à peu accoutumé à ne la plus regarder comme ma femme, mais seulement comme ma bonne amie. Mais ne craignez-vous pas, repris-je, qu’elle se lasse enfin de sa solitude, et qu’elle ne soit d’humeur à vouloir retrouver son mari ? Je voudrais, dit-il, que cette humeur la prît, je reviendrais fidèle autant que je l’ai été ; et par là, elle m’épargnerait bien des peines et des chagrins, sans compter la dépense. Que ne lui en faites-vous parler par ses frères et par son confesseur, lui dis-je encore ? Je n’ai que faire, me répondit-il, de l’entremise de qui que ce soit, Madame de Londé sait ses devoirs. Il ne dépend que de moi de l’y mettre ; mais je voudrais que ses caresses vinssent d’elle-même et de son cœur, et non pas des remontrances d’autrui ; et c’est ce que je prévois qui n’arrivera pas, ou elle changera bien de tous côtés.

Il n’y a que fort peu de jours que j’allai la trouver dans son lit dans l’intention de passer quelques moments avec elle, poursuivit-il. Elle me reçut comme une honnête femme peut et doit recevoir son mari. Je me mis auprès d’elle ; mais lorsque je voulus en venir au fait, elle me dit, qu’elle savait bien que j’étais le maître de faire ce que je voudrais, qu’elle savait bien que son corps était à moi ; qu’elle ne me refuserait pas, sitôt que je voudrais me satisfaire ; mais que si je voulais lui faire plaisir, je n’exigerais pas de son devoir des embrassements et des complaisances, où elle ne se portait qu’à contrecœur pour le corps, et par mortification pour l’âme.

Que diable, poursuivit-il, auriez-vous voulu que j’eusse fait ? Je la laissai là ; et je crois que tout autre en ma place en aurait fait autant, à moins que ce ne fût un brutal, ou un crocheteur, qui baise sa femme à coups de poing.

Ce que vous me dites là me passe, lui dis-je, et à quoi donc passe-t-elle son temps ? Je l’ai étudiée, me répondit-il, et de fort près, sans qu’elle en ait jamais rien su. J’ai cru au commencement qu’elle avait quelque commerce secret, et quelque amourette qui la rendait si froide pour moi : j’en suis absolument désabusé. Elle ne voit âme qui vive que ses domestiques, et quelques-uns de ses parents, encore si rarement que j’en ai honte moi-même. Elle est quelquefois des trois mois entiers sans sortir de chez elle, que pour aller à la messe ou au sermon, et elle passe tout son temps à faire enrager sa femme de chambre, qui quelquefois la fait bien enrager aussi, comme vous vîtes il n’y a pas longtemps, ce qui n’est pas rare, car bonnes amies à midi, la querelle s’en mêle avant la nuit.

Elle passe encore son temps avec des filles qu’elle fait travailler avec elle depuis le matin jusqu’au soir ; et c’est elle qui a fait ou fait faire dans sa chambre toute la tapisserie, les housses des sièges, des fauteuils et du lit qui sont dans son appartement, broderie, campanes, et le reste. Je ne croyais pas qu’elle en verrait le bout en cent ans ; elle a pourtant achevé tout en moins de deux ans. Il est vrai qu’elle faisait travailler douze filles d’une si grande force, et dans une si grande retraite, qu’elles appelaient le logis un couvent de pénitence, et qu’il y en a eu deux ou trois, qui, après avoir eu fait leur temps, n’ont pas voulu s’y remettre pour trois autres mois, quoiqu’elle les nourrît bien et les payât de même ; et ce qu’il y a encore d’extraordinaire, c’est que pendant tout le temps qu’elle a eu son meuble en tête, et qu’elle y faisait travailler, aucun homme, tel soit-il, n’est entré dans son appartement que ses frères et moi, et ceux que j’ai bien voulu y mener ; c’est de quoi je suis très certain.

Je ne lui sais pas d’autre divertissement que de faire quelquefois monter tous les gens du logis dans sa salle ou son antichambre, de les faire tous danser aux chansons devant elle, et quelquefois de danser aussi avec eux, ou bien de leur faire dire des contes pour rire. Je l’ai cent fois trouvée dans cette belle occupation ; et c’est à cause qu’elle se familiarise tant avec eux qu’ils l’aiment tant, mais qu’ils la font aussi quelquefois bien enrager, et puis ils en sont quittes pour lui demander des pardons, et recommencent deux jours après.

Il n’y a encore que quinze jours que je fus une heure à frapper à la porte, et qu’étant monté dans son appartement, où j’entendais un bruit du diable, je la trouvai toute seule à une petite table, et tous les gens du logis qui faisaient les Rois devant elle ; c’était son cocher qui était le Roi, qu’elle avait fait boire à n’en pouvoir plus, et qui faisait des contes dont elle riait jusqu’aux larmes ; et je fus obligé d’avoir la complaisance de me mettre à table avec elle, où nous nous servîmes nous-mêmes, parce qu’elle fit mettre mon cocher et mes laquais avec les autres, qui firent jusqu’à deux heures après minuit une vie et un sabbat en notre présence, dont je ne pouvais m’empêcher de rire aussi bien qu’elle. Il est vrai qu’elle avait eu la malice de faire mettre l’un auprès de l’autre, un palefrenier poitevin qui ne savait que son patois, et une servante de cuisine qui ne savait que le bas normand, qu’elle disait qu’elle voulait faire marier ensemble, et qui se faisaient des contes l’un à l’autre, contre qui la gravité de Caton n’aurait pas tenu, et je vous avoue que le temps que j’y passai ne m’ennuya pas.

Voilà, lui dis-je, un caractère de femme tout à fait extraordinaire. Il n’est pas ridicule, reprit-il, son caractère. Elle aime à rire, comme vous voyez, quand l’envie lui prend ; elle est même malicieuse ; et pour vous prouver que ses froideurs sont uniquement un vice de son tempérament, et non pas de sa fantaisie, je n’ai qu’à vous raconter le tour qu’elle me fit il y a environ trois mois, dans la même maison où nous sommes.

Je la faisais réparer, particulièrement le jardin. J’y devins amoureux d’une petite paysanne belle comme un petit ange, et toute jeune. Les gens de ville et du grand air sont souvent plus mal venus auprès de ces sortes de filles que des paltoquets de leur volée. Je l’avais éprouvé dans quelques autres aventures, dans celle-ci ma petite paysanne fut traitable, et nous conclûmes de bouche ensemble assez promptement. Il ne s’agit plus pour le reste que de nous trouver seul à seul en lieu commode. Elle était tout le jour en vue de son père ou de sa mère, et assez souvent de tous les deux ensemble, parce qu’elle les aidait à leur jardinage et travaillait avec eux dans ce temps-là ; si bien que ce fut en leur présence même que le marché fut conclu, sous l’espérance d’un présent et de devenir une demoiselle. Ils n’entendaient rien de ce que leur fille et moi nous disions ; mais ils auraient vu ce que nous aurions fait. C’était en me promenant et en la regardant accommoder des salades que je lui parlais, et qu’elle me répondait. Nous fûmes bientôt d’accord ; un rendez-vous termina l’affaire. Elle y prit goût, et de si bon cœur, qu’elle me proposa de chercher des moyens de nous voir avec plus de liberté et plus à notre aise.

Nous nous avisâmes que son père et sa mère venaient à Paris tous les mercredis et samedis matin à la halle, et partaient du village toujours à une heure ou deux après minuit au plus tard, et que souvent même ils y allaient dès les mardis et vendredis au soir. Nous convînmes que je viendrais coucher à ma maison toutes les nuits des mardis aux mercredis, et des vendredis aux samedis, et qu’elle viendrait me trouver sitôt que son père et sa mère seraient partis, et que le reste de sa maisonnée composée de deux enfants serait endormi. Je mis un laquais dans ma confidence pour lui faciliter l’entrée du logis et de ma chambre : on ne trouve que trop de semblables canailles, mais celui dont je me servis n’était qu’un gros sot.

Cela étant résolu de la sorte, je ne manquai point aux rendez-vous, la petite paysanne me plaisait. Ce petit commerce dura environ quatre mois, sans que Madame de Londé y prît garde. Elle s’aperçut enfin que je découchais de chez moi réglément deux fois la semaine ; et que je prenais toujours les mêmes nuits. Elle se douta de quelque intrigue, et m’en dit un mot en riant. Je lui répondis sur le même ton, que je n’y allais que pour voir le travail des menuisiers, des peintres et d’autres ouvriers qui y étaient en effet occupés. Elle ne fit que rire de ma réponse, et me fit remarquer qu’elle ne la croyait pas vraie, ni sincère.

Les femmes sont toujours curieuses ; elle se mit en tête d’approfondir la vérité. Elle questionna mon animal de laquais, et le tourna de tant de côtés, que le maraud fut assez sot pour lui découvrir toute la vérité. Elle lui défendit de me rien dire de leur conversation. Elle avait appris comment cette fille entrait, et à quelle heure elle sortait, et jeta son plan là-dessus pour la surprendre, comme elle fit.

Elle vint une heure avant que cette fille dût sortir de ma chambre. Elle mit pied à terre à cent pas du logis, afin que le bruit de son carrosse ne fût point entendu. Elle monta dans mon antichambre, et obligea mon grand animal de ne faire aucun bruit. Elle attendit tranquillement que cette fille sortît, si bien qu’elle la surprit à ma porte. Jugez de son étonnement, de se voir arrêtée par ma femme, qu’elle connaissait parfaitement bien. Arrêtez ma belle enfant, lui dit-elle, je ne veux vous faire aucun mal, n’ayez point de peur. Elle la regarda, l’examina et la reconnut, l’obligea de prendre de l’argent qu’elle lui donna, et la laissa aller sans lui dire ni faire autre chose.

Elle entra aussitôt dans ma chambre et vint me trouver à mon lit ; je n’avais garde de songer à elle. Je savais bien que je vous prendrais sur le fait, me dit-elle en me baisant ; mais je vous le pardonne, car elle est bien jolie, et bien jeune. Après cela elle s’en retourna sans attendre ma réponse.

Je fus surpris de son procédé. Je revins dîner à Paris, où il fallut essuyer ses plaisanteries, qui me divertirent bien loin de me fâcher ; car telle que vous la voyez, avec son sérieux éternel, il faut que vous sachiez qu’il n’y a pas de femme en France qui ait l’esprit plus bouffon ni plus jovial qu’elle, ni les meilleures rencontres, lorsqu’elle est de bonne humeur et en train de rire. Je voulus lui montrer que je n’étais pas tout à fait épuisé. Non non, me dit-elle en riant, ce serait trop de travailler le jour et la nuit, et tout en riant m’empêcha de lui rien faire ; voilà le caractère de la dame.

J’avoue, repris-je, qu’il est tout à fait singulier, et que je n’aurais jamais cru qu’une femme pût être si détachée du commerce des sens. Elle l’est, poursuivit-il, ce n’est pas là le seul endroit qui m’en a convaincu. Je n’ai point de substitut en campagne ; c’est de quoi je suis très certain. Elle ne me contraint point ; je ne la violente pas. Je vis avec elle à ma fantaisie, il ne tient qu’à moi d’en faire l’usage d’une femme ; mais je ne me plais point d’abuser des droits que la qualité de son époux me donne, et je n’ai aucun soupçon qu’elle en aime un autre. Ainsi sans en faire plus mauvais ménage ensemble, nous vivons chacun en liberté, et comme bons amis seulement, ou bien plutôt comme frère et sœur, puisque nous mangeons ensemble ; mais c’est aussi tout ce que nous faisons, quoique nous soyons bien véritablement l’homme et la femme, et qui même ne nous haïssons pas ; du moins n’est-ce que parce que je l’aime beaucoup, que je me prive de sa compagnie.

Si un autre qu’un mari, lui dis-je, me contait une pareille histoire, je ne la croirais assurément pas. Elle est cependant vraie, me dit-il ; et si les gens mariés avaient l’un pour l’autre autant de considération que Madame de Londé en a pour moi, et moi pour elle, nous ne verrions pas tant de ménages dans le désordre. Il serait pourtant à souhaiter, ajouta-t-il, pour le repos et le salut de chacun en particulier, qu’en vivant chacun à sa guise, les lois de l’honneur fussent en sûreté, et le désordre absolument banni, comme il est d’entre elle et moi. Vous demandez l’impossible, lui dis-je. Je le sais bien, me répondit-il : non seulement parce que les femmes du caractère de Madame de Londé sont extrêmement rares, et que la nature n’en produit pas grand nombre si peu sensibles qu’elle aux plaisirs des sens, ni à la jalousie ; mais encore parce qu’il serait très difficile de trouver un autre mari que moi qui aimât sa femme autant que j’aime la mienne, qui néanmoins aimât mieux se priver du plaisir de l’embrasser, et d’avoir une postérité légitime, que de lui causer le moindre chagrin ou la moindre répugnance.

Tout ce que cet homme me disait de sa femme me faisait croire que l’amour qu’elle avait pour moi était ce qui l’empêchait de recevoir avec plaisir, et même de rechercher les caresses de Londé, qui pour lui rendre justice, était un des hommes de France des mieux faits, et des plus beaux et d’un vrai mérite. Je n’accusais donc que son penchant pour moi ; peut-être ne me trompai-je pas, mais cela ne m’avançait pas davantage : car pour ce qui regarde la prétendue froideur de son tempérament, je l’ai toujours regardée comme une chimère et une idée. Madame de Londé était tellement réservée pour moi, que je ne pus jamais lui parler en particulier, ni devant même la Mousson, depuis que je l’avais surprise dans son lit, et il y avait de cela plus de six mois, et soit par l’admiration que j’avais pour sa vertu, soit par la force de mon amour que je n’avais pas encore bien connu ; soit par tous les deux ensemble, je vins à l’aimer jusqu’au point de ne pouvoir plus vivre sans elle.

Je commençai à haïr son mari d’une telle force, que j’aurais voulu le voir mort ; et ne pouvant pas posséder sa femme de son vivant, j’eus mille fois envie de me couper la gorge avec lui, ou de lui en faire autant à elle, que Tarquin en fit à Lucrèce. Cette pensée ne me dura guère, le crime m’a toujours fait trop d’horreur. Je regrettai de n’avoir pas voulu apprendre les secrets que son frère avait voulu me montrer.

Cependant, comme vous savez ma belle cousine, je tombai malade cet été dernier. La chaleur de la fièvre jointe à celle de la saison, me donna bientôt des transports au cerveau. Vous m’avez dit que je ne faisais que parler incessamment de Madame de Londé, et que mes rêveries vous instruisirent de tout ce que j’avais sur le cœur, et des résolutions que j’avais formées de poignarder le mari, ou de violer la femme. Vous m’avez dit que vous en eûtes horreur et que vous lui en parlâtes. Qu’elle avait été fort embarrassée sur le parti qu’elle devait prendre ; mais qu’enfin elle s’était résolue de me venir voir. Qu’elle y était venue en effet, et que je lui avais dit mille extravagances, sans pourtant lui manquer de respect. Qu’elle avait eu pitié de l’état où elle me voyait, sans passer plus outre, et qu’elle vous avait priée de ne me laisser voir dans mes accès qu’à des gens dont on pût répondre, à cause de son nom que j’avais éternellement à la bouche, soit en bien, soit en mal.

Vous m’avez dit encore qu’elle vous avait priée de ne me point laisser voir à son époux, qu’elle savait devoir venir. Qu’en effet, il y était venu deux fois ; mais que vous lui aviez toujours dit que je n’étais point en état d’être vu. Enfin ma jeunesse me sauva la vie, comme vous savez ; mais je ne recouvrai la santé qu’avec un redoublement d’amour pour cette femme, qui me conduisit à un désespoir effectif.

À cause de ce que j’avais dit dans ma fièvre, et dont vous l’aviez instruite, elle était plus sur ses gardes que jamais, et ne me voyait plus qu’en tremblant. Elle évitait de me parler, et surtout de se trouver seule avec moi avec tant de soin, que toutes mes peines furent inutiles. Je fis vainement mes efforts pour lui parler, même en présence de la Mousson. La vie que je menais me parut un supplice ; et je m’arrêtai au dessein de la perdre en sa présence, ou de l’obliger à se livrer à moi pour éviter ma mort. Je vous avoue qu’il y avait là-dedans de la folie : peut-être qu’un reste de fièvre chaude s’en mêlait, du moins il y avait beaucoup de fureur. Mais enfin je m’y résolus, et ce que je ne puis comprendre moi-même, c’est qu’il ne me vint jamais dans l’esprit de tourner la pointe de mon épée contre elle, pas même de lui en faire la peur.

À force de chercher l’occasion de me satisfaire, je la trouvai plus de six semaines après en avoir formé le dessein. Je me glissai un soir dans un cabinet à côté de sa chambre et qui y répondait. Je m’y cachai derrière un paravent qui y était renfermé, n’étant pas la saison de s’en servir. Je n’en sortis que lorsque je vis qu’elle était seule dans sa chambre, où elle avait soupé seule, Londé n’étant point au logis.

Tous les domestiques étaient tellement éloignés de là, à souper à leur tour, qu’ils n’entendirent point le premier cri que ma présence lui fit faire. Elle était à genoux devant un prie-Dieu, lorsque j’entrai dans sa chambre. Elle voulut sortir ; c’en est fait, Madame, lui dis-je, en la retenant, je n’ai plus rien à ménager dans les termes où je suis. Je viens chercher la mort en votre présence, puisque je ne puis espérer de vous adoucir. Je lis mon arrêt dans vos yeux. L’exécution que j’en vais faire est un spectacle digne de votre cruauté, ajoutai-je, en fermant la porte qui répondait au grand escalier. Je revins en tirant mon épée du fourreau : elle était plus morte que vive, et tellement transie de frayeur, qu’elle n’ouvrit pas la bouche. Il est certain que j’étais dans un tel transport, que j’allais infailliblement me percer le cœur, sans elle, qui me sauva la vie. J’appuyai le pommeau de mon épée contre la muraille, et la pointe contre mon côté, et me jetai dessus à corps perdu comme on peint Ajax.

L’action de désespoir que je faisais, dissipa toutes les frayeurs de Madame de Londé. Elle ne craignit plus que j’en voulusse à sa vie ou à sa vertu. Elle se jeta sur moi dans le moment, mais non pas assez promptement pour me sauver tout à fait ; mon épée me passa tout à travers du corps entre les côtes. Elle la retira promptement de la plaie. Mon sang coulait comme de deux fontaines. Ah Dieu ! que vois-je, s’écria-t-elle ? Vous ne voyez rien que le commencement, Madame, lui dis-je : donnez que j’achève, poursuivis-je, en voulant reprendre mon épée de sa main. Votre cruauté ne peut être assouvie et satisfaite qu’à mon dernier soupir ; je suis venu pour le lâcher devant vous. Au lieu de me rendre mon épée, elle courut appeler du secours.

La cuisine où les domestiques mangeaient était tellement éloignée, qu’on ne l’aurait point entendue, et que je serais peut-être mort sans secours, si le hasard n’eût voulu que Mousson eût oublié sa serviette dans sa chambre, où elle venait la quérir. Elle entendit la voix de sa maîtresse et y vint. Je vous laisse à juger de sa surprise, en la trouvant l’épée sanglante à la main, et moi percé de part en part tout plein de sang, et sa maîtresse plus morte que vive.

Madame de Londé m’embrassa pour lors. Au nom de Dieu, me dit-elle, ayez soin de votre vie. Je vous jure de vous en tenir compte ; mais songez à mettre ma réputation à couvert, je vous en supplie, et je vous l’ordonne. Vous le voulez, Madame, lui dis-je, vous serez obéie. Je suivis Mousson dans sa chambre, elle alla quérir un chirurgien qui me pansa devant Madame de Londé, et qui trouva la plaie extrêmement dangereuse et mortelle.

J’ai resté six semaines entières chez elle, jusque’à ce que j’aie été en état de souffrir le transport ; et j’y ai été avec un tel secret que qui que ce soit ne l’a su qu’elle, la Mousson et le chirurgien qui m’a pansé. Je revins au logis au bout de ce temps-là, ou plutôt je m’y fis rapporter, tellement faible et tellement changé, qu’on ne me reconnaissait presque pas. Je n’étais pas encore guéri, et le chirurgien venait me voir tous les jours. Cela donna lieu au soupçon que ma mère, et plusieurs autres, qui n’étaient pas fort persuadés de ma sagesse, eurent que mon libertinage m’avait obligé d’aller en garnison chez lui pendant tout ce temps-là. Jugement téméraire, que je pardonne pourtant de tout mon cœur, Madame de Londé ayant dit depuis son veuvage, qu’elle savait bien où j’étais.

Pour revenir à elle, on ne me pansait qu’en sa présence, elle-même y mettait la main. Je la voyais tous les jours, parce qu’elle était au chevet de mon lit tout le temps qu’elle y pouvait être ; et une telle action l’ayant parfaitement convaincue de l’ardeur et de la force de mon amour, elle me fit toutes les caresses qu’elle pouvait me faire ; et s’humanisa enfin jusqu’à me faire croire que je serais heureux, sitôt que ma santé pourrait me permettre de l’être. Peut-être ne me faisait-elle ces belles promesses, que pour me faire revenir plus vite, et se défaire plus promptement de moi ; peut-être aussi ne me les faisait-elle pas, et que ce n’est que l’amour-propre qui m’abusait. Quoi qu’il en soit, je sortis de chez elle dans cette espérance ; mais il est arrivé bien du changement depuis ce temps-là.

Je n’étais pas encore guéri, ni en état de sortir, que j’appris que Londé était mort de pleurésie, en deux jours à sa maison de campagne proche de Paris : je n’en fus pas fort fâché, sa veuve la fut, et en effet Londé méritait d’être regretté, et le fut de tous les gens qui le connaissaient. Cela fut cause que deux mois après que je sortis pour la première fois, et que je vis sa veuve, je ne la pressai pas sur ce qu’elle avait semblé me promettre.

Je laissai couler en liberté ses premières larmes, et j’allai essuyer les autres. Je la trouvai seule avec Mousson à ma seconde visite, comme je l’en avais fait prier par cette femme. Je me jetai à ses pieds : elle m’embrassa. Nous ne pûmes nous regarder qu’avec des yeux humides. Je ne lui parlai point du tout de Londé : je ne lui parlai que de moi. Je lui fis voir toujours le même amour et la même ardeur, mais j’ajoutai que j’en avais banni tout ce qu’il avait de criminel. Vous êtes maîtresse de vous-même, Madame, poursuivis-je, il ne tient qu’à vous de me rendre le plus heureux de tous les hommes, et de suivre avec innocence les conseils de l’amour que vous m’avez dit avoir toujours eu pour moi.

Elle m’embrassa encore, et me promit de se donner à moi sitôt que la bienséance le lui permettrait. Je la suppliai d’en abréger le temps, et je l’en pressai avec tant d’instance, qu’elle me l’accorda. Elle me pria de sauver du moins les apparences en obligeant ses parents de la presser de la même chose : afin qu’elle parût sacrifier une partie de son deuil à leurs sollicitations et à leurs prières, et non pas à l’amour seul.

J’eus recours au religieux, à qui je me découvris. Il fit agir le reste de sa famille, à qui seule Madame de Londé fit semblant d’accorder six mois de moins. Je la voyais tous les jours, et je remarquais avec plaisir que le temps qui restait à courir l’ennuyait aussi bien que moi. Je ne voyais rien dans elle qui ne démentît cette froideur dont Londé l’avait accusée : au contraire j’y voyais de l’ardeur pour moi, et nous n’étions plus qu’à douze jours de notre mariage, lorsque nous le vîmes encore reculé par la mort de son pauvre frère, que je vais vous dire, et dans laquelle sa malheureuse destinée a été pleinement accomplie.

Il était bon religieux et bon prédicateur. Il fut choisi pour aller en mission ce carême dernier, et cette mission ne devait finir que le jour de la Quasimodo. Il nous avait priés en partant de différer notre mariage jusqu’à son retour, et nous le lui avions promis avec d’autant plus de facilité, que le temps des noces cadrait à celui de son retour, puisqu’il ne lui fallait au plus que deux jours pour revenir d’où il était à Paris ; ainsi nous comptions d’être épousés le second jeudi d’après Pâques, qui devait être justement le surlendemain de son retour.

Il avait été le samedi saint dans un endroit où sa charité et son zèle l’avaient conduit. Il se retirait dans son couvent à deux lieues de là avec un frère qui l’accompagnait, lorsqu’il lui arriva le plus grand malheur qui puisse jamais arriver à un homme de sa robe. Il fallait nécessairement qu’ils passassent par une forêt, et qu’ils en traversassent une partie par un chemin très peu fréquenté, étant un chemin de traverse. Il y avait dans cette même forêt des voleurs qui avaient fait des désordres et des crimes épouvantables. La justice les poursuivait : et dans le temps qu’ils cherchaient à s’échapper, ils aperçurent au clair de lune ces deux pauvres capucins qui tâchaient de regagner leur couvent.

Ces scélérats les arrêtèrent pour avoir leurs habits, afin d’échapper à ceux qui les cherchaient sous l’apparence de religieux ; et afin qu’ils ne pussent avertir les gens de justice, ils résolurent de les tuer ; mais de peur que leurs corps n’indiquassent leur crime, ils les pendirent à des arbres. Il leur fut pourtant inutile ; ils furent attrapés à trois lieues de là, et n’avouèrent que sur la roue, où ils furent mis, ce comble d’iniquité : mais cela ne sauva pas la vie du pauvre religieux ni de son compagnon, dont ces scélérats avaient jeté les habits dans un fossé.

C’est ainsi qu’est mort un homme dont la vie dans son couvent a été celle d’un saint ; c’est ainsi qu’en voulant éviter par sa retraite du monde la mort funeste dont il était menacé, il n’a fait que se mettre dans l’unique chemin où il pouvait la trouver.

La perte d’un si bon ami et d’un si saint homme me fut extrêmement sensible, et me l’est encore ; et quelle que soit l’injure qu’il vous ait faite, sans savoir vous en faire, puisqu’il ne savait pas votre mariage, poursuivit Dupuis parlant à Des Frans, je crois que vous êtes trop honnête homme pour ne lui pas donner votre compassion, après une pénitence si sincère et une mort si funeste. Vous connaissez ce que je pense, répondit Des Frans, je ne me souviens plus qu’il m’ait offensé, je le pleure aussi bien que vous ; et je suis persuadé que qui que ce soit qui apprendra sa mort, ne lui refusera pas des larmes, pour peu qu’il ait d’humanité. Nous en parlerons une autre fois, pour le présent poursuivez votre histoire.

Elle est au bout, reprit Dupuis ; car je crois qu’il est inutile de vous dire les pleurs que ce malheur a coûtés à toute la famille, particulièrement à sa sœur et à moi ; ils ne sont pas encore taris. Il y a si peu de temps que cette fâcheuse aventure est arrivée, et cette perte sera si longtemps nouvelle dans le cœur de Madame de Londé et le mien, qu’il ne faut pas s’étonner si notre mariage en a été retardé jusqu’ici. Mais enfin, toutes les difficultés sont aplanies ; tout le monde est d’accord ; notre contrat de mariage est en état d’être signé. Nous ne souhaitons elle et moi que d’être l’un à l’autre ; et j’espère que nous terminerons tout aussitôt que Monsieur Des Ronais avec ma belle cousine.

Il se passa quelques aventures avant ces deux mariages, et celui de Madame de Mongey et de Des Frans qui se fit peu de temps après.