(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XLII. Comment Don Quichotte sauva la vie à la duchesse de Médoc. Nouveaux exploits des deux chevaliers. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XLII. Comment Don Quichotte sauva la vie à la duchesse de Médoc. Nouveaux exploits des deux chevaliers. »

Chapitre XLII.
Comment Don Quichotte sauva la vie à la duchesse de Médoc. Nouveaux exploits des deux chevaliers.

On a dit ci-dessus que comme le duc de Médoc était parti de chez lui sans dire à la duchesse ni où il allait ni pourquoi il sortait, ne le voyant point revenir le soir, elle s’en enquit ; et quelqu’un de ses domestiques lui ayant dit qu’il était allé chez le comte Valerio, où étaient Don Quichotte et Sancho, elle ne s’en mit pas plus en peine ; mais la journée du lendemain étant passée sans le voir revenir, et sachant d’ailleurs qu’il avait encore envoyé chercher du monde, elle crut que c’était quelque nouveau divertissement qu’il se donnait aux dépens de nos aventuriers, et voulut en avoir sa part. Il n’y avait que deux petites lieues de son château à celui du comte ; ainsi elle résolut d’y venir à l’issue de son dîner. Elle se mit donc en chemin, et croyant le pouvoir faire en toute sûreté, elle n’avait que son train ordinaire, qui consistait en un écuyer, un cocher, un postillon et quatre valets de pied derrière son carrosse, tous désarmés, qui ne se doutant de rien, venaient tranquillement au-devant des six bandits qui allaient à eux. Sitôt que ces scélérats furent proches d’eux, prenant l’écuyer pour le duc dans son carrosse, ils y lâchèrent quatre coups de mousquet qui tuèrent l’écuyer et le cocher. cassèrent une jambe à un valet de pied et firent tomber la duchesse évanouie. Heureusement pour elle Don Quichotte et Sancho étaient à l’entrée de la forêt de ce côté-là. Leurs chevaux accoutumés à courir au feu prirent à toutes jambes le chemin du bruit et furent en un moment hors du bois. Le carrosse de la duchesse n’en était pas à deux cents pas, ainsi nos aventuriers virent distinctement ce que ces misérables faisaient.

Dans la croyance où ils étaient d’avoir tué le duc et la duchesse, ils ne songeaient plus qu’à se sauver, et pour cela dételaient les chevaux du carrosse pour s’en servir. Le cocher était étendu par terre, le postillon et trois valets de pied fuyaient à travers champ, en criant de toute leur force : celui qui n’était que blessé était à terre, où étant plus mort que vif, il n’osait branler ni ouvrir la bouche. Notre héros coupa chemin à un des fuyards, et ayant appris de lui qu’on venait d’assassiner la duchesse de Médoc, il tomba comme la foudre sur les bandits, qui n’avaient pas encore eu le temps de monter à cheval. Deux de ces malheureux, dont les mousquets étaient chargés, l’attendirent de pied ferme, et sitôt qu’il fut à portée ils les tirèrent. Leur crime leur ôtant l’assurance, la main leur trembla, et leurs coups donnèrent en glissant sur sa cuirasse, qui ne le percèrent pas, et ne firent que lui ôter un moment la respiration. Sancho vint à lui et le soutint sur son cheval. Si ces scélérats n’avaient pas été aveuglés, et qu’ils eussent conservé un peu de bon sens, il est constant que nos braves étaient morts, parce qu’il n’y avait rien de si facile que de les égorger ; mais les criminels manquent toujours à quelque chose : ils s’amusèrent à recharger leurs mousquets, et à aider leur camarade, ce qui donna le temps à Don Quichotte de revenir à lui, et à la duchesse celui de reprendre assez ses sens, pour s’apercevoir qu’on était venu à son secours.

Notre héros reprit sa fureur, en même temps qu’il reprit connaissance, et joignit les bandits l’épée à la main, qui surpris de se voir sur les bras un homme qu’ils croyaient mort, se défendirent avec tout le désespoir de gens qui n’attendent que la roue, et Don Quichotte les attaquait avec toute la témérité d’un chevalier errant. Sancho, prévenu qu’il n’avait rien à craindre, fut le premier à tirer du sang, et se défit d’un qui tâchait de ne le point ménager. Son cheval fut blessé d’un coup de pointe au poitrail, et n’étant pas accoutumé d’être piqué dans cet endroit, il se cabra, et jeta le pauvre écuyer sur sa croupe, et de là à terre. Il fut pourtant assez heureux pour n’être point blessé de sa chute. Don Quichotte qui conservait son sang-froid, le couvrit contre deux bandits qui voulaient le tuer. Sancho se releva promptement ; mais comme il avait lâché son épée en tombant, un des voleurs s’en était saisi. Tout désarmé qu’il était, il ne perdit pas le sens, et prit un palonnier qui était à terre, et s’en servit comme d’une massue si à propos, qu’il en assomma un des bandits qui faisait tête à Don Quichotte, et cassa les jambes de celui qui avait son épée, qu’il reprit tout aussitôt, et la lui passa dans la gorge.

Tout cela s’était fait à la tête des chevaux du carrosse, et devant les yeux de la duchesse, qui ne savait qui étaient ses vaillants défenseurs. Elle fut remarquée par un de ces scélérats, qui, poussé de son désespoir vint à elle, et l’aurait tuée si Don Quichotte ne se fût aperçu de son dessein. Ce malheureux se préparait à porter un coup d’épée à cette dame, et l’aurait assurément percée, si notre héros n’eût fait gauchir le coup, en lui poussant son cheval sur le corps, en sorte que la duchesse en fut quitte pour la peur, et pour une égratignure à la main qu’elle avait portée au-devant du coup.

Cependant un des bandits, qui restait en état de défense, voyant bien que sa résistance ne servirait de rien, s’était servi de l’occasion, et étant promptement monté sur le cheval qui s’était déchargé de Sancho, il le piquait, ou plutôt le pressait de tout son possible, car il n’avait point d’éperons, et se serait peut-être sauvé, si Sancho ne s’en fût point aperçu. Mon cher maître ! cria-t-il à Don Quichotte, comment boirons-nous ? voilà un voleur qui emporte le pain et le vin, et j’ai une soif enragée ; courons vite après. Don Quichotte qui venait de terrasser celui qui avait voulu tuer la duchesse. ne voyant plus qu’un homme en état de défense, et qu’il lui venait encore du secours d’un autre côté, se contenta de recommander de ne le pas tuer, et de le prendre vif, après quoi il se mit aux trousses du fuyard, qu’il eut bientôt atteint, et dont il eut aussi bientôt purgé le monde.

Les gens qui venaient au secours de la duchesse étaient les siens mêmes, qui après avoir été de loin témoins du combat de nos braves, et voyant que le nombre des assassins diminuait, étaient venus pour achever d’en délivrer leur maîtresse, et se servant de l’exemple que Sancho leur avait montré, ils prirent chacun un palonnier, et eurent bientôt abattu le malheureux qui restait sur ses pieds ; ils allaient achever de l’assommer, lorsque Don Quichotte qui arriva ramenant le cheval de Sancho, et par conséquent la bouteille, les empêcha de tuer ce misérable, et se contenta de le faire lier et garrotter aussi bien que l’autre, que Sancho avait assommé, et celui à qui il avait fait passer son cheval sur le corps, qui tous deux n’étaient qu’étourdis. De sorte que de ces six qui avaient voulu assassiner le duc, il n’y en eut que deux qui restèrent sur la place, et quatre autres qui furent pris en vie, desquels était celui à qui Sancho avait cassé les jambes.

Sancho ne voyant plus à combattre, et se ressouvenant que la dépouille était à lui, fouilla les vivants et les morts, sur qui il trouva encore un butin qui lui plut beaucoup, quoiqu’il ne fût pas si considérable que le premier ; il leur laissa néanmoins leurs habits, parce qu’ils ne valaient pas la peine d’être emportés. Pendant qu’il était occupé à cette belle action, Don Quichotte l’avait été à faire lier ceux qui étaient encore en état de défense, et tous deux n’ayant plus rien à faire, Sancho se ressouvint qu’il avait soif, et fit ressouvenir son maître de la même chose.

Ils levèrent en même temps l’armet, Don Quichotte pour aller à la duchesse, et Sancho pour boire. Ce fut là que cette dame les ayant reconnus, en fut en même temps surprise et réjouie. On laisse à penser au lecteur les remerciements qu’elle leur fit, et qu’elle avait en effet sujet de leur faire. Notre héros lui dit, qu’il était le plus heureux de tous les chevaliers, de ce que la fortune lui avait fourni l’occasion de lui rendre service. Qu’il était très fâché du risque qu’elle avait couru, mais aussi qu’il était très réjoui de l’en avoir retirée. Elle remercia aussi Sancho qui lui dit à l’oreille, qu’en peu de temps elle en verrait bien d’autres, puisque les enchanteurs ne les persécutaient plus tant qu’ils avaient fait ; et qu’ils en avaient un du premier ordre avec qui ils avaient contracté amitié. Il n’en voulut pas dire davantage, de crainte d’être entendu de son maître, qui présenta la main à la duchesse, pour la faire descendre de carrosse, pour en ôter le corps de son écuyer. Sancho le voulait encore fouiller, mais il en fut empêché par Don Quichotte, qui lui dit, que ce n’était pas un ennemi, et que par conséquent, ce qu’il avait n’était pas de bonne prise. Il entretint cette dame pendant qu’on raccommodait son train, avec tant de courtoisie et de sagesse, qu’elle ne savait que juger d’un homme qui était effectivement fou, et qui pourtant parlait de si bon sens et se battait avec tant de conduite et de valeur.

Il avait mis pied à terre pour aider à la duchesse à descendre de carrosse, et Sancho n’était point encore remonté sur son cheval, lorsque la duchesse, qui s’informa du duc son époux, ayant appris qu’il était lui-même dans la forêt à la quête des bandits, en eut une vive douleur, craignant qu’il ne s’en trouvât quelqu’un assez déterminé pour aller à lui, comme il en était venu à elle, et cherchant dans sa tête le moyen de le retirer d’un lieu où il courait tant de péril, elle n’en trouva point de meilleur ni de plus facile, que celui de faire tirer plusieurs coups de mousquet, ne doutant pas qu’il ne vînt au feu, comme en effet elle ne se trompa pas. On avait ôté aux six bandits qui l’avaient attaqué[e], leurs armes et leur poudre ; ainsi elle ordonna à ses gens de s’en servir pour tirer coup sur coup. Ils le firent, et Sancho qui voulut à contretemps faire l’officieux, se mit de la partie malgré son serment, de ne rien avoir à démêler avec une arme infernale. Il ne savait par où s’y prendre, mais sa vaine gloire ne lui permit pas d’avouer son ignorance.