(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XLV. Pourquoi la maîtresse d’une hôtellerie voisine du château venait souvent demander des nouvelles de Sainville et de Silvie. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XLV. Pourquoi la maîtresse d’une hôtellerie voisine du château venait souvent demander des nouvelles de Sainville et de Silvie. »

Chapitre XLV.
Pourquoi la maîtresse d’une hôtellerie voisine du château venait souvent demander des nouvelles de Sainville et de Silvie.

La maîtresse de l’hôtellerie voisine du château de la Ribeyra, où Sainville et Silvie avaient été premièrement portés, ne manquait pas de venir les voir tous les jours, et de s’informer de leur santé, surtout de celle de Silvie et de Sainville, mais avec tant d’empressement et d’assiduité, qu’on en soupçonna une autre cause que la civilité ; aussi y en avait-il une. Nous avons dit que le valet de Deshayes y était resté blessé ; que ce valet était un officier déguisé qui s’était mis à sa suite pour sauver la vie de Silvie et la faire perdre à Sainville. Ainsi il est juste de dire ce qu’il devint.

L’intérêt qu’il prenait dans la santé de Silvie ne lui permettait pas de demeurer longtemps sans en apprendre des nouvelles, et c’était lui qui envoyait l’hôtesse s’en informer régulièrement deux fois par jour. Il avait appris sans chagrin la mort de Deshayes ; mais il n’avait pas pu apprendre sans douleur la confession qu’il avait faite avant sa mort, et l’ordre qu’il avait donné à sa veuve d’épouser Sainville. Il s’était flatté que ce rival pourrait succomber à ses blessures, et apprit contre son espérance, que non seulement il était en sûreté de sa vie, mais encore qu’en peu de temps il serait parfaitement guéri. Sa santé à lui en était diminuée, et à ses blessures s’était jointe une fièvre très forte. Il s’était déclaré à l’hôtesse, à qui il avait donné de l’argent, non pas en valet, mais en homme de qualité très riche. Celle-ci s’était offerte à rendre tous les services qu’il pouvait prétendre d’elle, et cela avec tant de zèle, qu’il avait cru s’y devoir confier. Il lui avait dit sa qualité et son nom, et par hasard il se trouva que cette femme avait été élevée dans la maison de son père, où elle avait servi, et où elle demeurait encore lorsqu’elle s’était mariée en premières noces à un Flamand qui l’avait emmenée à Valenciennes, où en secondes noces elle avait épousé l’Espagnol avec qui elle était venue en Castille, et où elle tenait hôtellerie.

Cette Parisienne espagnolisée conservait toujours beaucoup d’amitié pour les Français, et surtout pour le sang de son maître. Elle avait de lui tout le soin possible, et voyant que sa santé bien loin de se rétablir s’affaiblissait de jour en jour, elle craignit que ce ne fût la faute du chirurgien qui le pansait, ce qui l’obligea de prier celui qui avait soin de Valerio et de Sainville de venir le voir, et de vouloir bien en entreprendre la cure. Celui-ci le fit, et trouva tant d’esprit et d’honnêteté dans ce Français, qu’il conçut pour lui une très grande affection, et croyant lui rendre service en le remettant à celui de Sainville, dont le valet de chambre avait été tué par les bandits, il avait parlé de lui à celui-ci avec tous les éloges possibles. Sainville accepta avec plaisir la conjoncture, d’autant plus que ne pouvant pas se passer de valet de chambre, et que celui-là lui paraissait lui être propre, il crut que c’était une affaire faite. Le chirurgien avait avancé les choses sans en parler ni à l’hôtesse ni à ce prétendu valet de chambre, dans la prévention où il était, que n’ayant plus de maître, il ne ferait aucune difficulté d’en prendre un de sa nation, que son bonheur semblait lui présenter dans un pays où vraisemblablement il ne devait pas espérer d’en trouver.

Sainville attendait donc la guérison de ce valet de chambre, et pour qu’il fût mieux soigné qu’il n’était, il pria Valerio de souffrir qu’on l’apportât aussi au château. Cet officier bien persuadé que Sainville ne le connaissait en aucune manière, accepta volontiers le parti qui lui était proposé, ne demandant qu’à s’approcher de Silvie, dont il espérait de se faire reconnaître, et s’expliquer avec elle par les occasions que le hasard pourrait lui fournir. Il avait, comme j’ai dit, envoyé deux fois par jour savoir de ses nouvelles, et l’assiduité de l’hôtesse avait comme j’ai encore dit, donné du soupçon.

Mademoiselle de la Bastide qui avait la première fait connaissance avec l’hôtesse, était curieuse, comme le sont ordinairement les filles, de savoir quel était le sujet de ces visites si ponctuelles ; c’est pourquoi elle la sonda sur cet article, et n’eut pas beaucoup de peine à lui faire tout avouer. L’hôtesse qui était charmée de cet officier, lui en fit un portrait tout à fait avantageux, qui pourtant n’était point flatté, parce que véritablement c’était un des hommes de France le mieux fait, le plus beau et le plus spirituel ; en un mot, un jeune homme tout aimable. La belle La Bastide commençant, sans savoir pourquoi, à s’intéresser pour ce Français, eut envie de le voir, et le plaignit dans son cœur de s’être adressé à une femme préoccupée pour un autre ; elle en parla à Silvie, qui tout d’un coup devina que c’était le comte du Chirou, et ne se trompa pas. Elle ne savait quel parti prendre pour se défaire de lui, et ne point donner sujet de jalousie à Sainville, et elle était encore incertaine de ce qu’elle devait faire lorsqu’elle apprit que ce prétendu valet de chambre était aussi bien qu’elle dans le château de Valerio, où il venait d’être apporté de l’hôtellerie ; elle apprit aussi que sa santé se rétablissait d’heure en heure, et qu’avant deux ou trois jours il serait en état de se rendre à ses devoirs auprès de Sainville.

Elle demanda conseil à l’aimable Provençale sur ce qu’elle avait à faire en cette occasion. Cette spirituelle fille lui répondit qu’avant de la conseiller il fallait savoir en quels termes ils en étaient. La belle veuve lui dit qu’ils ne s’étaient jamais parlé, et que tout ce qu’elle en pouvait savoir elle-même, n’était fondé que sur des conjectures de l’assiduité et de l’attachement qu’il avait eu de la suivre partout où elle allait, et de se trouver partout où ses affaires la conduisaient ; qu’en un mot ç’avait été son ombre pendant tout le dernier mois qu’elle était restée à Paris ; mais que ses chagrins et ses affaires l’éloignant de toutes sortes de compagnies, elle n’avait jamais fait semblant de s’apercevoir de ses assiduités ; qu’il était pourtant vrai qu’elle l’avait remarqué et distingué comme l’homme le mieux fait qu’elle eût jamais vu, et qu’elle n’avait pu s’empêcher de demander qui il était, et qu’ainsi n’ayant jamais vu autre que lui s’obstiner à la suivre, elle ne doutait pas que ce ne fût lui qui eût accompagné Deshayes.

Cela étant, la belle La Bastide, lui dit l’hôtesse, ce n’est point à vous à révéler ce mystère à Sainville, et vous ne devez traiter le comte du Chirou que comme un simple valet de chambre tant qu’il voudra ne paraître à vos yeux que sur ce pied-là ; mais s’il veut se déclarer, il sera temps alors de le traiter d’une autre manière, et cependant faire en sorte que Sainville s’en dégoûte peu à peu, et l’obliger à le congédier avant qu’il ait eu le temps de s’expliquer. Ce conseil étant le seul à prendre et le meilleur à suivre, Silvie s’y arrêta, mais elle n’eut pas longtemps à garder le secret.

A peine ce prétendu valet de chambre put marcher qu’il vint se rendre auprès de Sainville. Le comte Valerio était dans sa chambre auprès de lui, et sitôt qu’il eut jeté les yeux sur ce nouveau domestique qu’il reconnut malgré son changement d’habit et de teint : Quoi ! Monsieur, lui dit-il en l’embrassant, vous me savez ici, et vous vous cachez de moi ! Où est cette amitié que vous m’avez jurée ? Sainville fut étonné de cette action, et le prétendu valet de chambre en fut tout décontenancé. Valerio qui était honnête homme fut fâché de l’avoir imprudemment fait connaître sans doute malgré lui ; il l’emmena dans son appartement, où après avoir renouvelé une amitié qu’ils avaient contractée ensemble la dernière campagne, il lui demanda par quelle aventure il était ainsi venu en Espagne en habit d’inconnu. Le comte du Chirou qui ne crut pas que les intérêts de Sainville fussent plus chers à Valerio que les siens, ne lui en fit aucun mystère. Valerio lui dit les termes où Sainville et Silvie en étaient ensemble, et ne lui conseilla pas de s’y obstiner, parce qu’outre le chagrin qu’il en aurait, il ne prendrait que des peines fort inutiles. Du Chirou, après quelque temps d’incertitude, se mit à la raison, et se résolut à partir pour la France sitôt que ses forces seraient revenues. Ensuite Valerio lui demanda pourquoi il s’était caché de lui. Du Chirou lui répondit qu’il n’avait point su que ce fût dans son château qu’on eût apporté Deshayes et les autres, et qu’il n’avait pas même entendu prononcer son nom. Le comte en convint, parce qu’en effet du Chirou ne le connaissait que sous le nom de Valerio Portocarrero, et qu’on ne le nommait en Espagne que le comte de Ribeyra.

Valerio lui donna une chambre à côté de celle de Sainville, à qui on donna des défaites en paiement ; et comme Silvie venait le voir fort souvent, et que tous les Espagnols et Français mangeaient ensemble, du Chirou eut tout le loisir de voir cette belle veuve ; mais il ne lui parla pas plus de son amour qu’il lui en avait parlé à Paris. Ce n’était cependant pas la discrétion qui l’en empêchait, mais bien la vue de l’aimable Provençale qu’il n’avait pu s’empêcher d’aimer avec toute l’ardeur et la sincérité possible. Il ne faisait aucun mystère de sa naissance ni de sa qualité, quoique sa maison fût trop considérable en France pour n’être pas connue de Sainville, de la marquise et de Silvie. L’agréable La Bastide ne leur cacha pas l’amour que du Chirou lui avait témoigné, et tous l’en félicitèrent, parce que le parti lui était très avantageux. Elle leur avoua qu’il ne lui était point indifférent ; mais elle ne lui fit pas connaître sitôt le progrès qu’il avait fait sur son cœur, parce que sa facilité de changer Silvie à elle, lui ayant fait appréhender un pareil changement d’elle à une autre, elle voulut s’assurer de sa constance avant que de se résoudre à l’aimer tout de bon. Elle lui fit connaître ces soupçons fort spirituellement et comme par plaisanterie ; mais il lui répondit fort sérieusement et fort galamment, qu’il ne connaissait et n’avait regardé Silvie que sur le pied d’une femme séparée d’avec son mari, et d’une femme qui avait un amant favorisé ; que sur ce fondement il avouait que les vues qu’il avait eues pour elle n’étaient pas fort à l’avantage de sa vertu, et qu’il n’avait commencé de la regarder sur le pied qu’elle méritait de l’être, que depuis qu’il savait son histoire ; qu’ainsi son amour n’était pas extrêmement violent, mais qu’il n’en était pas de même de celui qu’il avait pour elle, puisqu’il était accompagné de vénération, d’estime et de respect.

L’agréable Provençale trouva ses raisons assez bonnes pour s’y rendre, et lui assura sincèrement qu’il ne lui serait pas indifférent pourvu qu’il persévérât. Il le lui promit ; et afin qu’elle n’eût plus aucun soupçon sur Silvie, il la lui sacrifia en présence de tout le monde ; mais il le fit d’une manière que cette belle veuve aurait eu tort de s’en scandaliser, puisqu’en même temps qu’il la sacrifiait, et lui disait qu’il ne l’aimait plus, il lui faisait réparation des sentiments injurieux qu’il avait eu de sa vertu. Il pria la marquise de souffrir qu’il l’accompagnât à Madrid, et sollicita sa belle maîtresse de se joindre à lui pour lui faire obtenir cette grâce. La marquise qui vit bien que sa parente ne demandait pas mieux, y consentit de la meilleure grâce du monde, bien persuadée que la vertu et la sagesse de cette aimable Provençale était un garant certain de sa conduite et du respect de du Chirou. Comme Silvie et elle ne se quittaient point, Sainville et le comte du Chirou qui étaient toujours avec elles, et qui avaient l’un pour l’autre une estime toute particulière, devinrent bientôt parfaitement bons amis.

Le comte Valerio fut prié de dire par quelle aventure il connaissait ces deux Français, et il le fit en disant qu’en passant une fois de Barcelone à Naples sur une galère d’Espagne, il avait été attaqué et pris par une galère française commandée par Sainville, de qui il avait reçu un traitement si honnête et si généreux, qu’il s’en ressentirait toute sa vie. Que pour le comte du Chirou, ils n’avaient pas toujours été si bons amis qu’ils étaient parce qu’ils avaient aimé la même maîtresse à Gironne, que pourtant malgré sa concurrence, du Chirou n’avait jamais voulu le faire arrêter comme il le pouvait lorsqu’il allait dans cette place dont les Français étaient maîtres, pour voir incognito leur commune maîtresse ; mais qu’enfin tous deux ayant reconnu que non contente de les sacrifier l’un à l’autre, elle les sacrifiait encore tous les deux à un troisième, ils s’étaient joints d’intérêt pour avérer sa perfidie, et la prendre sur le fait ; qu’ils y avaient réussi, et que cette conformité d’aventures les ayant rendus fort bons amis, qu’ils s’étaient promis amitié et secours partout où ils se trouveraient, sauf le service de leur souverain et l’intérêt de leur honneur ; que même sitôt que la paix avait été faite entre la France et l’Espagne, du Chirou l’était venu voir à Barcelone, où il s’était fait porter blessé, et lui avait offert sa bourse, et tout ce qui pouvait dépendre de lui, pour lui rendre tous les services qui auraient pu lui être nécessaires dans l’état où il se trouvait.

Les dames espagnoles avaient contracté cependant une étroite amitié avec les Françaises, et s’étaient mutuellement fait confidence de leurs affaires. La duchesse de Médoc avait dit au duc son époux par un reproche fort obligeant pour la marquise, qu’il avait été sur ses brisées en écrivant au marquis de Pecaire, son frère à elle, en faveur du marquis, et avait ajouté qu’elle laissait à sa générosité et à son bon cœur le soin de lui procurer de l’appui au Conseil de Madrid ; mais qu’elle se chargeait de lui en procurer à Naples. Elle avait en effet écrit au vice-roi, dont elle était sœur ; et comme ils s’étaient toujours parfaitement aimés, elle ne doutait pas qu’il ne fît en sa faveur tout ce qu’il pourrait faire pour le marquis, puisque outre la tendresse de frère, il était de son intérêt de ménager une sœur qui était extrêmement riche, et qui n’avait point d’enfants ; aussi fit-il tout ce qui dépendait de lui, et à la réception de cette lettre le marquis eut tout lieu de se louer de sa générosité, et n’eut plus besoin du crédit du prince de Melphe. Il le manda à la marquise son épouse, mais elle ne reçut pas sa lettre sitôt que le duc de Médoc reçut des nouvelles de ceux du Conseil de Madrid, auxquels il avait écrit. Elles étaient si pleines d’honnêtetés pour lui, et d’assu- j rance de service pour le marquis qu’il protégeait, que la marquise, à qui il les communiqua, n’eut plus d’inquiétude de ce qui pouvait arriver à son époux, et ne craignit plus que les mauvais traitements que le vice-roi de Naples pouvait lui faire ; mais elle en fut délivrée par des lettres qu’elle reçut de lui, et d’autres que la duchesse reçut de son frère, qui leur apprit que le marquis était libre sur sa parole, et s’embarquerait à la première occasion commode pour se rendre à Madrid, où les ordres du Conseil l’appelaient, et où il achèverait de se justifier de ce dont on l’accusait.

La marquise ayant par là l’esprit en repos, les ducs et les deux épouses n’ayant eu aucun sujet de chagrin que par rapport à leurs amis, le comte Valerio et son épouse étant contents, Sainville et sa veuve étant dans la meilleure intelligence du monde, aussi bien que le comte du Chirou avec la belle Provençale, Valerio et Sainville reprenant peu à peu leurs forces, Don Quichotte se portant bien, et Sancho en parfaite santé, à quelques brûlures près ; en un mot tout le monde ayant l’esprit porté à la joie et au plaisir on se disposa en attendant le départ, qui n’était retardé que par Valerio, Sainville et du Chirou, à prendre de nos aventuriers tout le divertissement qu’on pouvait en prendre sans s’en railler ouvertement, surtout de notre héros, dont le comte du Chirou admirait la valeur, et à qui il devait la vie, aussi bien que la duchesse et Eugénie, qui outre cela lui devait encore celle de son époux, et peut-être son honneur. Les Espagnols et les Français avaient tenu conseil, où chacun avait inventé quelque tour. On avait résolu de faire arriver chez le duc les aventures les plus surprenantes, et d’y faire désenchanter Dulcinée, et cependant on s’était diverti de Sancho, comme je vais dire dans le chapitre suivant.