(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LIII. Belle morale du seigneur Don Quichotte. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LIII. Belle morale du seigneur Don Quichotte. »

Chapitre LIII.
Belle morale du seigneur Don Quichotte.

Le héros de la Manche n’avait garde de demeurer muet dans une si belle occasion d’étaler sa morale. J’avais résolu de ne point traduire aucun de ses sermons et de les sauter tous ; mais celui qu’il fit dans cette rencontre m’a paru si beau et si plein de bon sens, que je n’ai pas cru devoir en priver le lecteur. Il prit la parole après le duc, et voici ce que Cid Ruy Gomez lui fait dire.

Vous n’avez fait que me prévenir, Monsieur, lui dit-il, car j’allais parler à Madame avec la même sincérité que vous avez fait, et j’aurais ajouté que ce qui me surprend le plus, c’est que les maris espagnols veulent que toute la raison soit de leur côté, et tout le tort de celui des femmes ; cependant s’ils s’examinaient bien, ils verraient que ce n’est que leur amour propre qui les joue en leur persuadant une chose si fausse : je m’explique. Ils jugent qu’une femme infidèle est digne de mort, et le plus souvent ce sont eux-mêmes qui en sont la partie, le juge et le bourreau ; ils ne leur font aucune grâce, et la seule qu’elles puissent trouver, c’est une retraite dans un couvent lorsqu’elles peuvent s’y jeter, ou bien dans un autre asile où leurs maris ne peuvent porter ni leur vengeance ni leurs fureurs. Ce crime est pour eux un crime sans pardon, sans quartier et sans retour. Et quoiqu’ils punissent leurs femmes avec tant de sévérité, ils se donnent à eux-mêmes toutes sortes de licences. En effet, y a-t-il un Espagnol, qui outre sa femme n’ait encore une maîtresse publiquement entretenue, et quelquefois plusieurs ? Y en a-t-il aucun qui ne se fasse honneur de ses amourettes quoiqu’elles ne soient qu’un désordre effectif ? Et enfin y en a-t-il aucun qui voulût se retrancher tout à fait dans son domestique, à moins que ce ne soit dans les premières ardeurs d’un mariage, ou tout à fait dans un âge de retour ? N’est-ce pas là avouer qu’il n’y a pour eux que la force qui impose la loi, puisqu’ils sont par leur propre confession beaucoup plus condamnables que leurs femmes, en demeurant d’accord que comme l’homme a l’esprit incomparablement plus fort que celui d’une femme, qui, à ce qu’ils disent, n’est rempli que de faiblesse, il doit par conséquent employer cette force d’esprit à combattre ses passions et à vaincre ses tentations qui l’agitent. Les maris doivent donc montrer l’exemple qu’ils veulent que d’autres suivent ; et s’ils prétendent ne pouvoir pas résister à ces tentations, comme veulent-ils qu’une femme plus faible qu’eux y résiste ?

Je dis encore plus, c’est que certainement le crime est plus grand devant Dieu pour eux que pour elles, et je me fonde en cela sur ce que tout au moins une femme ne fait que peu ou point de scandale par le secret qu’elle tâche de garder dans ses intrigues, et qu’eux y vont tête levée, et qu’ainsi outre le scandale public qu’ils causent, ils donnent à la jeunesse un mauvais exemple. C’est peu à mon sens pour leur justification, que de dire que la mauvaise conduite d’une femme attire après elle plus de désordres que celle d’un homme, parce que, disent-ils, une femme qui reçoit entre ses bras un autre que son mari, met dans sa famille des héritiers qui ne lui sont de rien, et qu’ainsi outre le crime d’infidélité, elle fait encore un vol. Ne le font-ils pas eux-mêmes ce vol ? Et si c’est là la raison pour laquelle ils ne veulent pas que leurs femmes aient commerce avec d’autres qu’avec eux, pourquoi font-ils leur possible pour avoir commerce avec d’autres femmes que les leurs ?

Ne devraient-ils pas se souvenir, qu’outre le précepte divin qui attache la femme au mari, et réciproquement le mari à la femme, la fidélité conjugale est d’aussi ancienne date que le monde, où Dieu ne créa qu’une seule Eve pour Adam, tout de même qu’il n’avait créé qu’un seul Adam pour Eve ? Certes, si Dieu avait prétendu qu’un seul homme eût eu l’usage de plusieurs femmes, il ne se serait pas borné à n’en créer qu’une pour Adam, il lui aurait encore donné d’autres compagnes ; et si par la suite des temps la multiplicité des femmes fut permise, ce ne fut uniquement que pour favoriser la multiplication du peuple ; mais non pas pour fomenter la concupiscence des hommes. Outre cela s’il m’était permis d’entrer dans les vues de Dieu, je dirais que cet assemblage d’un seul homme et d’une seule femme dans le paradis terrestre, prouve sensiblement que Dieu voulut faire voir dès le commencement du monde que l’homme devait se borner à la possession d’une seule femme, comme une femme doit se borner à la possession d’un seul homme, et que ceux qui en usent autrement vont directement contre les décrets de sa providence et de sa sagesse divine.

Je ne comprends pas comment un homme qui a du bon sens et de la raison, et qui connaît les engagements où il est entré par le mariage, veut exiger de sa femme plus de fidélité qu’il n’en a pour elle. Cependant ce qui n’est pour lui qu’une galanterie, à ce qu’il croit, passe dans son esprit pour un crime irrémissible dans sa femme, et la vengeance qu’il en tire est tout à fait indigne d’un cœur généreux. La véritable générosité ne consiste qu’à humilier ceux qui résistent, à vaincre ceux qui se défendent, et à pardonner à ceux qui sont à notre discrétion ; elle ne gît pas, dit-il, dans la vengeance, mais à ne pas se servir du pouvoir qu’on a de se venger. Cela étant, est-ce un honneur pour un homme de poignarder ou d’empoisonner une femme, qui pour toute défense n’a que des larmes et des gémissements impuissants ? La vengeance qu’ils prennent des amants de leurs femmes ne leur est pas plus honorable, parce que c’est ordinairement un assassinat. Plusieurs hommes préparés devraient-ils se jeter sur un seul qui ne se doute de rien, qui étant surpris le plus souvent désarmé, n’a le temps ni le moyen de se défendre ? Oui, poursuivit notre héros en colère, les Français ont à mon sens un fond de générosité et de probité que les Espagnols n’ont, pas ; je l’avoue à la honte de la nation, mais la vérité me force à faire cet aveu.

Il serait à souhaiter pour nous, Seigneur chevalier, lui dit en riant la duchesse de Médoc, que nos maris fussent chevaliers errants, ou qu’ils eussent vos sentiments, nous en serions mille fois plus heureuses. — Ils en seraient plus heureux aussi devant Dieu et devant les hommes, reprit Don Quichotte ; devant Dieu, puisqu’ils lui tiendraient la promesse qu’ils lui ont faite à la face de ses autels de garder la fidélité à leurs épouses, comme ils veulent que leurs épouses la leur gardent ; et devant les hommes, parce qu’on ne verrait point parmi eux ces harpies invétérées qui passent de père en fils, et qui semblent être éternelles, contre les exprès commandements de Dieu. Les assassinats ne seraient point si fréquents, les crimes feraient plus d’horreur, et l’enfer n’engloutirait pas les âmes de ceux qui étant surpris de la mort, sans s’y être préparés, ne peuvent mériter leur salut par une sincère pénitence dans une plus longue vie.

Je ne puis m’empêcher, poursuivit notre héros, de reprendre dans nos Espagnols cette inclination qu’ils ont à la vengeance, qui étant réservée à Dieu seul, comme ils le disent eux-mêmes, parce que c’est le morceau le plus friand et le plus délicat, et qui est seul digne de lui, ils osent cependant par une fureur impie partager avec lui ce qu’il s’est réservé à lui seul. N’est-ce pas vouloir par un orgueil damnable s’égaler à lui, que de prétendre attenter ainsi sur ses droits ? On ne peut pas disconvenir que les anciens chevaliers errants n’aient été des hommes parfaits et des modèles de vertu ; qu’on m’en cite quelqu’un qui ait manqué de fidélité à sa maîtresse ou à son épouse. Nos Espagnols ne devraient-ils pas se faire aussi bien qu’eux un point d’honneur de leur fidélité et de leur constance ? Il n’y a qui que ce soit qui ne soit sujet à être tenté, cela est même assez ordinaire ; mais quoiqu’il soit difficile, il n’est pas impossible de résister à la tentation et aux appétits désordonnés que peuvent donner une belle fille ou une belle femme qui vient s’offrir ; il faut appeler à son secours toute sa raison et l’idée de la dame de son cœur, et sans doute on en sortira à son honneur. Notre héros dit cela avec un visage si content et si rempli de lui-même, que la duchesse de Médoc vit bien qu’il songeait à Altisidore. J’ajouterai, poursuivit-il, que la conduite de nos Espagnols sur ce sujet est une chose étonnante. Ils disent qu’il leur est impossible de résister à la tentation, et veulent que des femmes y résistent, quoiqu’ils les estiment remplies de faiblesses ; ils prétendent que la vue d’une belle se rend tout d’un coup si bien maîtresse de leur cœur, qu’ils ne peuvent se défendre de ses caresses empoisonnées, et ôter de leur esprit l’idée que leurs charmes y ont imprimée. Si cela est, par quelle raison prétendent-ils que l’aspect d’un homme ne fasse pas la même impression sur le cœur d’une femme ? Je dirai bien plus, si eux qui s’attribuent la fermeté sont si facilement vaincus, comment des femmes qui n’ont que de la faiblesse s’empêcheraient-elles de succomber, puisqu’avec cela cette impression est bien plus vive et bien plus forte dans leur cœur que dans celui des hommes, parce que la douceur d’esprit d’une femme la porte naturellement à la tendresse ? Je n’en veux point d’autre exemple que celui d’Angélique ; que devint-elle sitôt que Médor parut à ses yeux ? L’amour dans le cœur d’une femme est toujours plus impétueux et plus violent que celui d’un homme ; et pour preuve de cela, c’est qu’on voit peu d’hommes, mais plusieurs femmes mourir d’amour, témoin Didon pour Enée, Isabelle pour Zerbin, et mille autres que je passe sous silence. C’est donc une tyrannie aux hommes de vouloir obliger des esprits plus faibles que les leurs à avoir plus de fermeté qu’ils n’en ont eux-mêmes ; et c’est une cruauté et une barbarie de punir dans autrui des fautes qu’on commet soi-même, pendant qu’on ne les regarde dans soi que comme une galanterie dont on se fait honneur.

On avait craint que le héros de la Manche par la citation de ses romans ne se jetât dans les abîmes sans fond de la Chevalerie errante ; mais loin de cela il raisonna toujours, comme on le voit, de fort bon sens. Les Espagnols ses auditeurs ne lui repartirent rien crainte de dispute ; et les Français et les dames qui avaient fort goûté et approuvé ce qu’il avait dit, se regardaient l’un l’autre, et ne savaient que penser d’un homme, qui ne passant dans leur esprit que pour un fou, parlait néanmoins si à propos, et mêlait dans ses discours une morale si pure et si chrétienne parmi tant d’impertinences.

J’ai dit que c’était ordinairement le sujet de leurs conversations, qui pour cette fois fut poussé plus loin qu’il ne l’avait encore été. C’était la veille du départ de toute la compagnie du château de la Ribeyra ; et comme le curé du village des chevriers où Valerio avait été porté, venait prendre congé de lui et de la comtesse Eugénie, et qu’il était présent à tout ce que Don Quichotte avait dit, il ne put s’empêcher de l’approuver, et convint que le péché devant Dieu était en effet plus grand pour les hommes que pour les femmes, et en donna une raison qui parut très juste, savoir que rarement les femmes font les premières démarches ou avances d’une aventure, et qu’il est bien plus difficile de se défendre que d’attaquer ; au lieu que les hommes, qui attaquent toujours et ne se rebutent point par les refus, marquent un esprit diabolique, non seulement en offensant Dieu dans le cœur par un dessein constant et persévérant de l’offenser, mais aussi en poussant et en obligeant les autres de l’offenser avec eux ; ce qui était un péché prémédité, un péché raisonné, un péché d’action et de volonté, et par conséquent tellement atroce qu’il n’y avait que la miséricorde de Dieu qui pût le pardonner.

Voilà la morale que j’ai trouvée dans mon original espagnol, et que j’ai trouvé à propos de traduire en français, comme quantité d’autres, parce qu’elle m’a paru juste et naturelle et capable de faire impression sur l’esprit du lecteur, particulièrement s’il a la crainte de Dieu et son salut en recommandation, sans parler de son honneur, qui n’est jamais réel et véritable, s’il n’a pour fondement la probité.

Après cette digression je retourne à Don Quichotte qui releva encore ce que le curé venait de dire. Ajoutez, Monsieur, lui dit-il, qu’un homme qui jette une femme dans le désordre, est cause de la perte du plus parfait ouvrage qui soit sorti des mains de Dieu. — Ah ! Monsieur, lui repartit le curé, sauf le respect que je dois aux dames qui m’écoutent, vous me permettrez de vous dire que votre sentiment choque celui de tous les théologiens et de tous les physiciens ou naturalistes, qui tous unanimement donnent la préférence à l’homme, conviennent que la femme n’est qu’un informe composé de la nature. L’Ecriture Sainte même élève l’homme au-dessus de la femme, lorsqu’elle dit qu’il en est le chef, et qu’elle ordonne aux femmes d’être sujettes à leurs maris. — Tout beau, Monsieur, répliqua notre chevalier, laissez-moi vous répondre. Pour l’Ecriture, il est vrai qu’elle ordonne à la femme d’obéir à son mari ; mais elle ordonne aussi au mari de tout quitter pour s’attacher à sa femme, et ne lui permet pas d’en rechercher d’autres ; elle dit que le mari est le chef de la femme, cela est encore vrai ; mais le chef ou la tête n’est pas la plus noble partie du corps, c’est le cœur. Mais sans parler de l’Ecriture, voici quel est mon raisonnement pour prouver que la femme est plus parfaite que l’homme.

A l’égard des théologiens et des philosophes qui soutiennent le contraire, je n’en dirai qu’un mot, c’est qu’ils étaient, et sont encore, hommes remplis d’amour propre : ainsi il n’y a pas à s’étonner que de leur autorité privée ils se soient donné la préférence ; mais la raison qu’ils ont eu de décider en leur faveur, n’est pas convaincante pour moi. Remontons plus haut et vous verrez mon argument. Quand Dieu créa le monde, il fit tous ses ouvrages de plus parfait en plus parfait ; c’est de quoi vous ne pouvez pas disconvenir. Ne regardons que les espèces animées ; il créa les animaux devant que de créer Adam, qui était plus parfait qu’aucun autre animal ; il créa Adam devant Eve, et si j’ose me servir de ce terme, Adam fut le modèle d’Eve. Adam ne fut formé et pétri que de boue, cette boue s’était amollie par l’attouchement des doigts de Dieu, et par le mélange de la salive de Dieu. La nature de cette boue se changea en une espèce plus noble et plus parfaite. Dieu tira une côte d’Adam pour former Eve ; donc Eve ne fut point formée de boue, mais d’une matière plus excellente ; Eve fut créée après Adam, et fut le terme des ouvrages de Dieu, donc elle était plus parfaite qu’Adam, puisque Dieu créa tout de plus parfait en plus parfait. Il me semble que toutes les parties de mon argument se suivent, et que la conséquence que j’en tire est juste et naturelle, et par conséquent convaincante.

Le curé allait relever un raisonnement si captieux, et la dispute n’en serait pas demeurée là, si Sancho lui avait donné le temps de prendre la parole ; mais une pinte de vin qu’il avait dans la tête ne lui permit pas de garder le silence plus longtemps. Tout beau, Monsieur, dit-il à son maître en l’interrompant, n’allez pas parler de même devant ma mauricaude, vous augmenteriez encore la bonne opinion qu’elle a d’elle ; elle m’a dit mille fois que je ne suis qu’une bête, qu’un animal ; vraiment elle me dirait bien cette fois-là que Dieu m’a mis au monde avant AdaM. — Votre femme est donc méchante, Chevalier Sancho, lui demanda la duchesse, puisque vous vous en plaignez ? — Pardi, Madame, répondit Sancho, elle est tout comme les autres femmes. — Comment comme les autres femmes ? reprit la duchesse, croyez-vous qu’elles soient toutes méchantes ? — Mon Dieu, Madame, lui répliqua Sancho, ne remuons point l’eau qui dort, laissons là les femmes telles qu’elles sont, et la mienne comme les autres. Monseigneur Don Quichotte prend leur parti, parce qu’il n’en a pas, s’il en avait une il parlerait autrement. — Et comment en parlerait-il ? lui demanda le duc. — Ma foi, Monseigneur, lui répondit Sancho, il en parlerait comme moi. — Dites-nous donc ce que vous en pensez, lui dit le comte Valerio. — J’en pense, répliqua Sancho, que… Je ne veux rien dire à cause de ces dames qui m’écoutent. — Au contraire, ami Sancho, lui dit la belle Dorothée, dites tout ce que vous pensez, nous ^ vous en prions toutes, et cela servira à nous faire connaître nos défauts pour nous en corriger. — Vous ne ressemblez donc pas à ma femme qui ne se corrige de rien, leur dit-il. — Mais enfin que pensez-vous de toutes les femmes ? lui dirent-elles toutes en même temps. — J’en pense, leur dit-il, qu’Adam fut formé de boue, puisque boue y a ; mais que Dieu se servit de la plus dure de ses côtes pour former Eve, et qu’il commença par la tête, car les têtes des femmes sont dures comme le diable, surtout celle de la mienne.

Tout le monde se mit à rire de la réponse de Sancho ; mais Don Quichotte outré de son effronterie, lui dit qu’il ne devait pas parler des femmes comme il en parlait, surtout devant les dames qui l’écoutaient. — Pardi, Monsieur, répondit Sancho avec une pointe de colère, elles m’ont forcé de parler, et puis au fond je ne me plains pas de ces dames, et ne prétends point les offenser ; mais j’entends dire par tant de gens que leurs femmes ont des têtes de fer, et d’ailleurs la mienne en a une si forte, que je m’imagine qu’elles se ressemblent toutes, et que c’est queussi queusmi ; et de plus avec tout cela je ne me plains que de ma femme, parce que je n’en ai qu’une, et je crois que tous les autres aussi bien que moi ne se plaignent que de la leur, parce qu’ils n’en ont pas deux. En un mot. Monsieur, voyez-vous, chacun sent son mal ; tous les souliers du monde paraissent bons et bien faits, et il n’y a que ceux qui les portent qui sentent où ils les blessent. — Mais, Chevalier Sancho, lui dit Eugénie, vous déchirez là les femmes sans pitié. — Eh non, Madame, reprit-il, je ne parle que de la mienne ; et en effet, il n’y a qu’elle qui me fasse enrager. — C’est votre faute, lui dit la belle Provençale, vous deviez étudier son humeur avant que de l’épouser. — Eh oui, oui, lui dit Sancho, t’y voilà laisse-t’y choir ; une fille qui a envie d’être mariée ne se déguise pas ? n’est-ce pas ? Elle ne fait pas la sainte sucrée ? On ne la prendrait pas pour être toute de miel et de beurre ? Mais quand le oui est dit, et qu’elle voit bien qu’un mari ne peut plus s’en dédire, c’est pour lors qu’elle ne se contraint plus, et qu’elle met le diable à la maison. — Mais, Sancho, lui dit la duchesse, il semble que vous vouliez faire entendre que toutes les femmes fassent désespérer leurs maris. — Non pas toutes, Madame, répondit-il ; il y en a qui sont bien douces ; mais en récompense il y en a aussi qui ne le sont guère, et d’autres qui ne le sont point du tout. Toute la compagnie se faisait un plaisir d’augmenter l’embarras de Sancho, qui les divertissait ; mais enfin ennuyé de répondre à tout le monde, et sans parler à personne en particulier, il dit tout résolument et en colère, qu’il n’avait parlé que de sa Thérèse, et au bout du compte, ajouta-t-il, qui se sent morveux se mouche.

Monsieur le chevalier, lui dit le curé, il faut que vous vous désabusiez. Si vous avez eu le malheur de trouver une mauvaise tête, cela ne mérite pas d’en faire une thèse générale. — Ce n’est pas à vous à parler des femmes. Monsieur le licencié, lui dit brusquement Sancho ; il ne faut pas qu’un savetier passe sa semelle ; vous ne devriez pas avoir assez de commerce avec les femmes pour savoir si elles sont bonnes ou méchantes. Je ne m’étonne pas si vous croyez qu’elles sont douces, vous autres gens d’Eglise, vous ne les voyez que dans leur bonne humeur.

Le chevalier Sancho a raison, dirent en même temps les ducs et le comte, toutes les femmes ne sont bonnes qu’à faire désespérer leurs maris. — C’est ce que je disais l’autre jour, reprit Sancho, ravi que les gens mariés fussent de son parti. — Mais, Chevalier Sancho, lui dit Eugénie, il faut prendre en patience les contradictions de votre femme, et croire que c’est Dieu qui vous l’a donnée telle qu’elle est pour vous faire faire pénitence. — Non, non, Madame, lui dit-il, ce n’est pas le bon Dieu, c’est le Démon qui me la laisse. — Voilà de terribles paroles que vous lâchez, lui dit le curé. — Oh ! Monsieur, mêlez-vous de votre bréviaire, lui dit-il, car franchement vous m’embarbouillez l’esprit ; je sais bien ce que je dis. Un valet de pied de Madame la comtesse, poursuivit-il, lisait tout haut l’autre jour auprès de mon lit l’histoire du bonhomme Job, il dit que Dieu avait donné le pouvoir au démon de le persécuter, et de lui ôter tout ce qu’il avait. Celui-ci lui ôta ses maisons, ses troupeaux, ses enfants ; en un mot tout ce qu’il aimait et lui donnait de la satisfaction ; mais il avait trop d’esprit pour lui ôter sa femme ; il savait bien qu’elle seule ferait plus enrager le bonhomme Job par son babil et ses reproches, que toutes les pertes qu’il avait faites. Les ulcères dont il était couvert, la vermine qui le mangeait, et le fumier sur lequel il était étendu, ne purent ébranler sa constance, mais sa femme pensa le désespérer. Et pourquoi ne voulez-vous pas qu’il m’ait aussi laissé la mienne dans le même dessein ? — Vous faites là une mauvaise application de l’Ecriture Sainte, lui dit encore le curé. — Oh pardi, lui dit le chevalier en se levant, c’est dommage que vous ne soyez pas femme, vous contestez toujours sans pouvoir vous taire ; et en même temps il sortit de la salle avec un air de dépit et de colère, qui fit rire tout le monde autant et plus que ce qu’il avait dit.

Sa sortie n’interrompit point la conversation, qui fut encore continuée comme elle avait commencé. Il était allé chercher l’officier, pour se désaltérer suivant sa coutume, et pour jaser avec lui ; mais ne l’ayant pas trouvé, il revint en peu de temps, et rentra tout doucement de peur d’interrompre son maître qui parlait, et que toute la compagnie écoutait avec beaucoup d’attention.

La suite de son discours l’avait obligé de citer une petite aventure. Cid Ruy Gomez croit que c’est celle d’Angélique, qui fut tout d’un coup aimée de Roland, comme elle aima depuis tout d’un coup le beau Médor. Il la représentait comme une parfaitement belle personne couchée sur l’herbe, et empruntait pour la peindre tous les lieux communs qu’il avait lus dans les romans ; les roses des joues, les perles dans la bouche, le corail des lèvres, l’albâtre du front, et mille autres semblables impertinences y tinrent leur place ; en un mot, rien n’y fut oublié. Sancho qui l’écoutait attentivement, fut ennuyé d’une description si pompeuse, qui n’était point de son goût, parce qu’il n’y comprenait rien ; mais il acheva de se fâcher tout de bon lorsque son maître vint à peindre les cheveux qui tombaient négligemment sur les épaules de celle dont il faisait l’éloge, et qui pendaient à grosses ondes tout le long de son corps ; c’était à son dire autant de liens où les amours enchaînaient les cœurs, et les petits zéphirs s’y jouaient avec eux, et les faisaient nonchalamment voltiger. Tenez, tenez, Monsieur, lui dit-il promptement en l’interrompant, ne serait-ce pas là un petit zaphir qui se joue dans les vôtres ? En même temps il lui porta la main auprès de l’oreille, et fit semblant d’en tirer quelque chose, qu’il mit entre ses deux pouces, et faisant la même figure que les gens font quand ils écrasent de la vermine.

Cette malice de Sancho interrompit et déconcerta notre héros ; qui devint en un moment rouge comme du feu, et ensuite pâlit de colère. Toute la compagnie riait à gorge déployée. Sancho, qui vit que sa malice n’avait nullement plu à notre héros, se retira auprès de la duchesse de Médoc, qui pour adoucir Don Quichotte, fit à son écuyer une sévère réprimande de son peu de respect d’avoir mal à propos interrompu un discours que toute la compagnie écoutait avec plaisir. Sancho avoua qu’il l’avait fait exprès, et en demanda pardon à son maître. On lui demanda à quel dessein, et il répondit avec plus d’esprit qu’on ne pensait, qu’il y avait quelque temps que son maître étant en conversation avec le curé de son village et son neveu, ils avaient trouvé à redire aux choses inutiles qu’on mettait dans les livres, et que peut-être le sage enchanteur qui écrivait leur histoire, et qui n’en oubliait pas une circonstance, serait embarrassé d’entendre des choses qu’il n’entendait pas lui-même ; qu’on ne parlait que pour se faire entendre, et que cela étant, on n’avait que faire de se servir de termes obscurs ; par exemple, ajouta-t-il, au lieu de dire que les saphirs… — Il faut zéphirs, lui dit la duchesse en l’interrompant. — Eh bien, reprit-il, au lieu de dire que les zéphirs, puisque zéphirs y a, se jouaient dans les cheveux de la dame dont Monseigneur et Maître parlait, et les faisaient voltiger, je ne sais comme il a dit, ne valait-il pas mieux dire tout d’un coup que le vent les soufflait ; cela aurait été plus court, et je l’aurais mieux entendu. Tout le monde se mit encore à rire de cette belle expression de San-cho, à qui son maître fit signe de se taire, et continua son histoire, qui ne fait rien à celle-ci, puisqu’elle est écrite ailleurs.