(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LVI. De ce qui suivit le désenchantement de Dulcinée. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LVI. De ce qui suivit le désenchantement de Dulcinée. »

Chapitre LVI.
De ce qui suivit le désenchantement de Dulcinée.

Après cela Sancho voulut ramasser l’autre bourse qui était à terre ; mais un démon qui n’avait encore rien dit, fut plus subtil que lui, et s’en saisit promptement, et s’adressant à Pluton il lui demanda audience. Sancho se jeta à corps perdu sur le démon ; mais celui-ci lui fichant ses griffes dans le bras lui fit jeter les hauts cris. Malgré la douleur que lui faisait le lutin, il criait que cette bourse était à lui, et qu’il l’avait gagnée de bonne guerre. Tais-toi, lui dit Pluton d’une voix épouvantable, on fait ici justice à tout le monde, laisse-le parler, on t’écoutera après dans tes défenses. Le lutin prit donc la parole, et l’adressant à Sancho lui-même : Je ne veux, lui dit-il, pour témoin de ce que je vas dire que toi-même et l’illustre Don Quichotte.

Te souviens-tu bien que lorsque tu trouvas dans la montagne noire une petite valise, tu te saisis de cent douze écus d’or qui étaient dedans ? Te souviens-tu bien qu’un bûcheron te dit qu’ils appartenaient à un jeune homme qui courait dans la forêt ? Te souviens-tu bien que tu voulais empêcher ton maître d’aller chercher ce jeune homme, parce que tu craignais d’être obligé de lui rendre son argent ? Regarde si tu ne fis pas là deux vols pour un ? Le malheureux Cardénio avait besoin de subsistance et de nourriture, et tu lui ôtas les moyens d’en trouver, en le volant de guet-apens. Ne dis point que cet argent était perdu pour lui, tu sais bien qu’il lui appartenait, et que de vils ouvriers avaient eu la modération de n’y point toucher ; joint à cela, quand cet argent aurait été perdu, quel droit y avais-tu ? Ne sais-tu pas que les trésors égarés et perdus appartiennent aux démons qui en sont les gardiens naturels, et en deviennent enfin les propriétaires ? C’était à moi que cet argent aurait appartenu ; mais je ne voulus pas te l’ôter dans le moment, dans la pensée que tu aurais assez de probité pour le rendre à Cardénio après qu’il serait rentré dans son bon sens et qu’il aurait retrouvé sa chère Lucinde. L’as-tu fait, et as-tu même eu aucune envie de le faire ? Je demande présentement la restitution de cet argent, puisque tu es en état de me le rendre, ou bien compte que je te vais mettre tout le corps en lanières et en charpie avec mes griffes.

Sancho fut bien étonné qu’on lui demandât la restitution d’un argent à quoi il ne songeait plus. Les griffes effroyables dont le lutin était armé, et dont il avait déjà ressenti la pointe, lui causèrent un frisson depuis les pieds jusqu’à la tête, et la peur qu’il en eut fut telle qu’il ne put ouvrir la bouche. Parafaragaramus entreprit sa défense. Grande divinité, dit-il à Pluton, vous sévère Minos, et vous équitable Rhadamanthe, souverains juges des enfers, vous venez d’entendre l’accusation qui vient d’être intentée par Plutus contre le chevalier Sancho. Son étonnement ne lui permet pas d’ouvrir la bouche pour défendre son innocence, qui éclate dans son silence ; mais souffrez que je vous la représente en son entier.

Il est vrai qu’il a trouvé l’argent qu’on lui redemande, il est vrai aussi qu’il ne l’a point rendu, et il avoue même qu’il n’a pas eu l’intention de le rendre ; mais quel droit a Plutus de redemander cet argent ? Il avoue lui-même qu’il n’était ni égaré ni perdu, il avoue qu’il appartenait à Cardénio ; ainsi Cardénio a pu en disposer. Il a su que le chevalier Sancho l’avait trouvé, et puisqu’il ne lui a pas redemandé, n’était-ce pas consentir qu’il le gardât, et le lui donner tacitement ? Je sais même qu’il le lui a donné tacitement, par conséquent la propriété de cette bourse, qui a été transportée à Sancho, rectifie ce qui paraît criminel dans le commencement de la possession ; ainsi je conclus à ce qu’il soit renvoyé absous de l’accusation contre lui intentée, Plutus condamné à lui rendre et restituer sa bourse, et aux dépens. Sancho fut rassuré par un si beau plaidoyer, et voulut y ajouter quelque chose du sien ; mais Plutus ayant demandé, comme les avocats font au barreau, un mot de réplique, et l’ayant obtenu, Sancho fut obligé de se taire.

Je conviens, dit Plutus, que l’argent appartient au chevalier Sancho, puisque le sage Parafaragaramus dit que Cardénio le lui a donné. Je consens qu’il en profite et renonce à toute propriété dessus, tant au principal qu’à l’accessoire ; mais le tribunal des enfers ne punit pas seulement les mauvaises actions, il punit aussi les mauvaises intentions. Celle du chevalier a été de retenir cet argent à l’insu du propriétaire, et par conséquent de faire un vol. Cette intention n’a pu être rectifiée par la propriété postérieurement acquise, qui ne peut avoir d’effet rétroactif, et qui par conséquent n’a pu justifier une intention antérieurement criminelle, et c’est sur quoi je demande justice.

Les juges imposèrent silence à Parafaragaramus et à Sancho qui voulaient parler, et Minos ayant été aux opinions prononça l’arrêt en ces termes : La Cour a ordonné que Plutus rendra au chevalier Sancho la bourse et l’argent qu’elle renferme, et que préalablement avant la restitution d’icelle, icelui Sancho pour punition de sa mauvaise intention recevra vingt coups de bâton sur ses épaules, si mieux n’aime renoncer à toute propriété sur la bourse, ce que la Cour laisse à son choix et option sans déplacer, dépens compensés.

Pardi bon, reprit Sancho après cette belle décision, j’ai eu vingt-quatre coups pour quatre cents écus d’or, et je laisserais ma bourse pour vingt, non ferais pas pour cent. Mais, Messieurs les juges des enfers et des diables, ajouta-t-il, ne serait-il pas à propos d’envoyer chercher ma femme pour lui en faire recevoir sa part ? La bonne bête a plus profité que moi de l’argent, ainsi il serait juste qu’elle en payât la meilleure partie, les cordeliers n’ont pas de manche si large qu’est sa conscience, et de mauvaise dette il faut tirer tout ce qu’on peut quand on devrait être payé en chats et en rats, autrement celle qui a mangé le lard ne le paierait pas, et moi qui n’ai mis qu’un bout du doigt dans la sauce je la paierais toute entière avec le poisson. Oui ma foi, elle a bonne gueule, autant de servi autant de mangé : bien gagné bien dépensé, il ne faut point de bourse pour le serrer, et cependant Sancho a bon dos, il est battu et paie l’amende ; ainsi va le monde, les bons paient pour les méchants ; mais si j’en étais le maître, bon gré mal gré je la ferais chanter. — Il a raison, interrompit Minos, nous avons eu tort d’imposer au seul Sancho une punition qui doit être commune à sa femme et à lui, puisqu’il n’a eu sa mauvaise intention que pour enrichir sa mauricaude : ainsi il faut réformer notre arrêt et trouver deux différentes pénitences qui conviennent à l’un et à l’autre. Ils retournèrent aux opinions, après quoi Minos prononça ordre à Sancho de donner à sa femme douze coups de bâton bien appliqués tout aussitôt qu’il la verrait, et que pour lui il en serait quitte pour trente poils de barbe qui lui seraient arrachés sur l’heure.

Cette proposition lui fit froncer le sourcil ; mais on l’y fit résoudre malgré lui, malgré ses dents. Deux démons l’ayant lié les bras derrière le dos et assis sur la sellette, lui prirent chacun une oreille avec des tenailles pour lui faire tenir la tête ferme, et les deux autres vinrent se mettre à côté de lui, et avec des pincettes à barbier ils lui arrachèrent les poils de la barbe en même temps ; en sorte que l’un tirant à droite et l’autre à gauche, ils lui faisaient faire une grimace de chat fâché toute plaisante et toute risible. Il cria plus haut qu’il n’avait jamais fait ; mais cela ne servit de rien, non plus que la douleur qu’il ressentit aux oreilles qui pensèrent aussi d’être arrachées. Il fallut compter les poils de la barbe qu’on lui avait arrachés, et comme il s’en trouva six de trop, Minos ordonna qu’ils seraient précomptés sur les coups de bâton ordonnés à Thérèse, attendu que l’homme et la femme n’étant qu’un, ce que l’un recevait devait être au profit de l’autre. Non, non, dit Sancho quod gripsi gripsi, quand elle a bien bu je ne laisse pas d’être à jeun ; il ne faut pas réformer un arrêt ; elle en aura sa part ; on m’a donné un chapon, je lui rendrai une poule. Après cela Sancho ayant été lâché reprit sa bourse avec tant de joie qu’il ne se sentait plus ni des coups de discipline, ni des poils de sa moustache, non plus que de ses oreilles.

Comme il aurait déjà voulu être bien loin avec son argent, il regardait s’il ne verrait pas une porte ouverte pour sortir au plus vite, mais le pauvre homme n’avait garde d’en voir ayant toutes été fermées avec une grande exactitude. Son inquiétude se remarquait par ses fréquents tournements de tête et son agitation continuelle ; mais le malheureux n’en était pas encore où il pensait : car un démon dameret, c’est-à-dire fort proprement vêtu, et nullement effroyable comme les autres, mais au contraire parfaitement bien mis avec de la broderie d’or et d’argent, de belles bagues et de beaux anneaux aux doigts, de beau linge et de belles dentelles, poudré, frisé, en un mot tiré à quatre épingles et d’un visage fort doux, fort mignon et fort beau, s’approcha du trône de Pluton, et ayant posé sur le premier degré deux petits paniers qu’il portait, l’un rempli de petites cornes de différentes couleurs, et l’autre de petites fioles d’essence, de pots de pommade, de tours de cheveux, de boîtes à mouches, de fard et d’autres ingrédients propres aux femmes, se mit à genoux et d’une voix fort douce et fort agréable se mit à le supplier de lui accorder audience.

Un diable de si bonne mine attira l’attention de nos deux chevaliers, et Pluton lui ayant permis de parler, il commença par remontrer toutes les peines qu’il se donnait pour rendre les femmes belles et attirantes, qu’il inventait tous les jours quelque pommade et quelque essence pour conserver leur teint, ou bien pour en cacher les rides, qu’il avait depuis peu de temps travaillé à cela avec beaucoup de succès, puisqu’il y avait des femmes âgées de plus de soixante ans qui ne laissaient pas par son moyen de paraître avec des cheveux bruns, une peau unie et délicate, et enfin si jeunes qu’il faudrait avoir en main leur extrait baptistaire pour les croire plus vieilles que leurs enfants ; que cela faisait augmenter le nombre de leurs amants, et augmentait en même temps celui des sujets de l’enfer ; mais que malgré tous ses soins il courait risque de perdre son temps s’il y avait encore dans le monde deux hommes de l’humeur du chevalier Sancho, qui à tout moment disait pis que rage des femmes, et tâchait d’en dégoûter tout le monde ; que si cela était souffert, il n’avait qu’à laisser en enfer son panier plein de cornes, parce qu’il ne trouverait plus de femmes qui en pussent faire porter à leurs maris, n’y ayant plus aucun homme qui leur voulût aider à les attacher, qu’il avait employé un temps infini pour en faire qui fussent propres à tout le monde, qu’il y en avait de dorées pour les maris pauvres, et qui se changeaient sur leur tête en cornes d’abondance ; qu’il y en avait d’unies et simples pour ceux dont les femmes faisaient l’amour but à but ; qu’il y en avait de jaunes pour ceux qui épousaient des filles qui avaient déjà eu quelque intrigue ; de blanches pour ceux qui épousaient des veuves ; de noires pour ceux qui épousaient des fausses dévotes ; de diaphanes et transparentes pour ceux dont les femmes savaient cacher leur infidélité ; de vertes pour ceux qui épousaient des filles élevées dans un couvent ou dans une grande retenue ; et de rouges pour ceux dont les femmes payaient leurs amants, à qui d’ordinaire elles ne se contentaient pas de sacrifier la bourse et l’honneur, mais le sang même de leur époux ; que chaque couleur convenait parfaitement à la qualité d’un chacun ; qu’il y avait dans le monde assez de femmes de vertu qui rebutaient les hommes, sans que Sancho voulût mettre les hommes sur le pied de rebuter les femmes ; que c’était de quoi il demandait justice, et protestait en cas de déni de laisser toutes les femmes et les filles en garde à leur propre vertu, sans les tenter dorénavant par lui-même, et sans les faire tenter par d’autres, ni leur fournir les occasions d’être tentées.

Sancho qui n’avait jamais cru qu’on eût dû lui faire un crime de cinquante bagatelles qu’il avait dites sans dessein, tomba de son haut à ce plaidoyer. Qu’as-tu à répondre à cette accusation ? lui demanda Pluton. — Il n’y répliquera rien, dit Parafaragaramus en prenant son parti, et en effet ce n’est qu’une accusation en l’air où il n’y a rien à répondre. Supposé même qu’il fût vrai qu’il eût voulu détourner les hommes de l’amour des femmes, il n’aurait fait que ce que font tous les jours les confesseurs, les directeurs et les prédicateurs sur qui la puissance de l’enfer ne s’étend pas, ainsi il y a lieu d’appel comme de juge incompétent ; d’ailleurs il ne suffit pas au démon Molieros d’accuser le chevalier Sancho, il faut qu’il le convainque, qu’il montre quelque preuve d’homme ou de femme que ses discours aient convertis ; c’est de quoi je le défie, et c’est ce qu’il ne peut pas faire, parce qu’en effet Sancho n’a fait que perdre sa morale ; et comment ne la perdrait-il pas, puisqu’il n’en a jamais débité qu’en plaisantant, et que les gens d’Eglise la perdent bien, eux qui la prêchent avec le plus grand sérieux qu’ils peuvent, et qui même l’appuient des préceptes et des commandements qui leur viennent d’en haut et d’un pouvoir supérieur à tout ?

Outre cela, poursuivit un démon qui n’avait pas encore parlé, le chevalier Sancho ne parle point contre les femmes par malice ; le bon seigneur les aime autant et plus que les autres. Je ne ressemblerai pas à Molieros, et je rapporterai preuve de ce que j’avance. Il ne faut que savoir l’aventure qui lui est arrivée il n’y a pas si longtemps avec une fille nommée Altisidore. — Je la sais aussi bien que vous, repartit Molieros, c’était moi qui lui en avais inspiré la tentation, et je l’avais conduite jusques au point de réussir quand des esprits d’en haut gardiens de l’honneur de cette fille vinrent mal à propos les séparer tous deux et les châtièrent de leurs mauvais desseins sans leur avoir permis de l’accomplir. Cependant ce n’est pas là ce qui me chagrine le plus, puisqu’ici la volonté est punie aussi bien que l’action, et que Sancho en voulant déshonorer cette fille, l’a déshonorée en effet autant qu’il a pu et est autant coupable du crime que s’il l’avait commis, puisqu’il n’a pas dépendu de lui de le commettre : aussi cet article est-il marqué sur mon journal en lettres rouges ; mais ce ne sera qu’après sa mort qu’il en tiendra compte. Ce qui me choque, c’est qu’il me rompt en visière témoin une fille de son village qui allait se laisser aller à son amant lorsqu’il vint mal à propos leur rompre les chiens par sa présence, et qu’il leur dit quelque chose que cette fille a toujours contre lui sur le cœur, ce qui fait que depuis ce temps-là elle lui a toujours fait la mine. Ai-je menti, dit-il à Sancho en le regardant, ce que je dis n’est-il pas vrai ? — Pardi, dit Sancho, ce diable-là tient un registre bien exact de ce que je fais ; c’est peut-être lui qui écrit ma vie. Il allait continuer lorsqu’il fut interrompu.

Halte-là, Messieurs les avocats, leur dit Rhadamanthe d’un ton effroyable. La Cour est assez instruite du fait dont il s’agit. Le chevalier Sancho t’a rompu en visière, poursuivit-il s’adressant à Molieros, mais tu n’es qu’un jeune diable apprenti ; les crimes dont tu l’accuses devant nous ne sont point de notre compétence, ils n’offensent que toi et nous, et nous ne sommes pas juges que dans notre propre cause. Je conviens qu’il a voulu déshonorer Altisidore ; mais puisque les esprits d’en haut l’en ont puni, ce n’est pas à nous à redoubler sa peine, et nous l’en tenons absous. Après cela il arrêta un moment, et Sancho qui croyait en être quitte prit ce temps-là pour dire à son maître, que les juges d’enfer ne sont pas si diables qu’on le dit, puisqu’ils entendent raison.

Mais, reprit Rhadamanthe en le regardant d’un visage affreux et le faisant trembler, je trouve que les démons accusateurs ont pris le change, et qu’au lieu de s’attacher à des faits graves, ils n’ont objecté que des minuties. C’est d’avoir voulu violer les droits de l’hospitalité en voulant d’un lieu d’honneur où il était bien reçu en faire le théâtre de ses débauches, dont il mérite des reproches et des châtiments ; c’est d’avoir eu plus d’indulgence pour soi-même que pour autrui, c’est d’avoir été hypocrite, d’avoir voulu priver les autres des plaisirs infâmes où il tâchait de se souiller lui-même, d’avoir voulu sous les dehors d’une vie honnête et d’un mépris affecté des femmes cacher le penchant vicieux qu’il a pour elles ; c’est là vouloir imposer à Dieu et aux hommes, avoir deux mesures, l’une pour soi, l’autre pour autrui, c’est cela encore un coup dont on devait l’accuser ; il devait se souvenir de son proverbe ordinaire, Médecin guéris-toi toi-même. Quoi ! perfide, lui dit-il, tu prêches la vertu aux autres et tu ne l’exerces pas, ne sais-tu pas que le meilleur sermon se tire de l’exemple qu’on donne ? Voilà ce qu’on appelle hypocrisie, qui est sujette à notre justice, et pour laquelle il lui doit être imposé une punition. En même temps il se leva et alla avec les autres aux opinions, et Minos prononça l’arrêt en ces termes.

Attendu que les crimes dont l’accusé est prévenu et convaincu, sont d’avoir voulu satisfaire Dieu et les hommes d’une belle apparence qui n’est que de la fumée, et qui provient d’un cerveau gâté qu’il faut purger ; ordonné qu’il sera parfumé de deux cassolettes d’enfer dans le moment. Après quoi il fit signe aux démons qui étaient toujours restés proche Sancho, de se saisir de lui. Ils le prirent donc encore, et deux lui tenant la tête comme quand on lui avait arraché la moustache, les deux autres prirent chacun une bande de papier qu’ils roulèrent en flèches, et en ayant allumé un bout, ils le mirent dans leurs bouches, et l’autre dans les narines du patient, et soufflèrent chacun leur camouflet à perte d’haleine, ce qui était capable de faire crever un cheval, et qui fut aussi plus sensible à Sancho que tout ce qu’il avait encore souffert. Les yeux lui sortirent presque de la tête, et jamais son cerveau ne fut mieux purgé, car il en éternua plus de cent fois avec des branlements de tête extraordinaires. S’il n’en fût pas revenu si promptement les peines de l’enfer auraient été bornées là ; mais ayant tout à fait repris ses sens et sa connaissance par un grand verre de vin qu’on lui fit boire, on acheva la cérémonie.

Le pauvre diable croyait bien encore cette fois-là être quitte de toutes ces persécutions, mais un autre démon l’entreprit en lui disant : N’as-tu pas entendu lire par ton maître ce qui est écrit au-dessus de la porte du palais de Merlin, et qui conduit à celui de Pluton où tu es ? N’as-tu pas entendu qu’il n’y doit entrer que des gens d’un cœur pur, qui ne possèdent rien du bien d’autrui, et qui n’ont jamais fait aucun mensonge ? On a purifié ton corps et ton cerveau, on t’a justifié sur l’argent que Plutus disait qui ne t’appartenait pas ; je requiers qu’on purifie ton esprit pour tes menteries. Combien en as-tu fait en ta vie ? Les voilà toutes écrites, poursuivit-il en lui montrant un gros livre ; mais comme le temps me presse, je ne t’en citerai qu’une, parce qu’elle est grave et qu’elle était contre les intérêts de ton bon maître et bienfacteur, et contre la princesse Dulcinée, qui a été privée par ta négligence de la consolation qu’elle aurait eue et qu’elle attendait de recevoir des nouvelles de son chevalier : fus-tu seulement la chercher ? et tout ce que tu vins en rapporter à ton bon maître n’était-il pas faux ? Parle, perfide, est-ce ainsi que tu devais reconnaître les générosités du grand Don Quichotte, qui t’avait fait présent de deux ânons à la place de Rossinante que tu t’étais sottement laissé prendre ? As-tu renoncé au présent et au don quand tu eus retrouvé ton cher camarade ? Souverains juges, continua-t-il en s’adressant à Pluton et aux autres, je vous en demande justice suivant votre équité et votre prudence ordinaire.

On demanda à Sancho s’il avait quelque chose à dire, et son silence ayant fait connaître qu’on ne lui imputait rien dont il ne s’accusât lui-même, on alla aux opinions, et Minos prononça qu’étant l’ordinaire de punir les parties coupables, et le mensonge qui lui était reproché étant fait à une fille, la Cour ordonnait que la bouche de Sancho serait frappée de douze coups de poing appliqués par elle-même. Dulcinée qui était à côté de Don Quichotte, supplia Pluton et les autres de la dispenser d’être l’exécutrice de leur arrêt, et à sa prière l’exécution en fut commise aux douze filles de Balerme, qui voulurent aussi s’en défendre, mais on les y obligea sous peine de rester enchantées. Sancho fut donc retiré de la balustrade, et porté par les quatre démons au milieu de ces demoiselles, ou du moins des douze figures qui paraissaient telles. Il y fut assis à plat de terre, et là chacune l’une après l’autre, en tournant autour de lui de sa gauche à sa droite, lui appliquèrent un soufflet de toute leur force. Il ne fut nullement ménagé, parce que la nièce et la gouvernante, qui étaient au nombre de ces filles, y déployèrent toute la vigueur de leurs bras. Le pauvre homme n’osait branler crainte de pis, et souffrit tout malgré lui, malgré ses dents. Il en eut la mâchoire gauche ébranlée et la joue toute déchiquetée en dedans, de sorte qu’il crachait du sang en très grande quantité. Après cela Pluton demanda s’il y avait encore quelqu’un qui eût quelque chose à reprocher à Sancho et aux autres, et tout le monde ayant gardé le silence, il les déclara tous innocents, et ordonna que Sancho fût vêtu d’une robe purifiée. Là-dessus Minos présenta aux démons une grande mandille d’un beau brocard blanc, dont ils vêtirent le chevalier qui se laissa faire de son bon gré, et qui fut rendu à son maître.

Dans ce moment un coup de tonnerre se fit entendre ; les lumières du palais de Pluton, qui ne jetaient qu’une lueur fort sombre, n’étant que des bougies dans des lanternes de papier brouillard, disparurent, et une obscurité fort épaisse succéda à cette lueur. La première grille de fer tomba, et en un moment le théâtre sur lequel ils étaient tous, les remit dans la salle dont ils étaient descendus ; la grille de fer tomba, le tout au bruit du tonnerre et dans une obscurité très grande.

Parafaragaramus leur dit de le suivre, et pour cet effet ils le prirent par la main, et étant dans la même salle où ils avaient vu Dulcinée en paysanne, il parut tout d’un coup de la lumière, et au lieu du spectacle affreux du tribunal de Pluton, il ne se présenta rien à leurs yeux que d’agréable à la vue. Ce n’était que miroirs de tous côtés, lustres éclatants d’or et d’argent, et une musique charmante s’y faisait entendre ; enfin ils croyaient être effectivement dans un palais enchanté, et Sancho n’aurait pas cru sortir de l’enfer si son corps, sa barbe et ses joues n’en avaient porté des marques. Six des filles de Balerme lui demandèrent congé, et elle l’accorda à toutes celles qui le voulurent. Il en sortit huit avec Parafaragaramus qui se chargea du soin de les conduire. Sancho voulait les suivre, mais le sage enchanteur lui ordonna de rester avec les autres, l’assurant qu’il n’avait plus rien du tout à craindre.