(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LX. De l’aventure qui arriva au malheureux Sancho peu de temps après qu’il fut hors de chez le duc de Médoc, et de plusieurs autres choses qui ne sont pas de grande importance. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LX. De l’aventure qui arriva au malheureux Sancho peu de temps après qu’il fut hors de chez le duc de Médoc, et de plusieurs autres choses qui ne sont pas de grande importance. »

Chapitre LX.
De l’aventure qui arriva au malheureux Sancho peu de temps après qu’il fut hors de chez le duc de Médoc, et de plusieurs autres choses qui ne sont pas de grande importance.

Il n’alla pas fort loin sans trouver plus qu’il ne cherchait. Le hasard voulut qu’à l’entrée d’une petite ville à une lieue de là, il rencontra un enterrement. Il demanda ce que c’était, et on lui répondit que c’était une femme qu’on allait enterrer dans le cimetière à cent pas de là, et on lui montra le mari qui accompagnait le corps. Sancho, qui était encore animé de colère contre Thérèse, ne fut pas maître de lui : Il est bienheureux celui-là, s’écria-t-il, plût à Dieu que je fusse à sa place. A peine eut-il lâché la parole, que le mari qui paraissait fort affligé, redoubla ses larmes et poussa des soupirs à toucher les cœurs les plus insensibles. Sancho trop pitoyable crut devoir le consoler. Il s’approcha de lui, et ne consultant que la raison : Il faut, lui dit-il, que vous soyez fou pour pleurer comme vous faites. Il semble que vous ayez perdu père et mère et toute votre postérité jusqu’à la vingtième génération. Quoi ! faut-il tant se désoler pour une femme ? Pardi pour une de morte mille retrouvées. Allez, allez, la perte n’est pas grande, je voudrais bien qu’il m’en fût arrivé autant ; ma foi, j’enterrerais la mienne en chantant plus haut que les gens d’Eglise quand ils enterrent un trésorier. Dieu vous a ôté la vôtre, c’est une grâce qu’il vous a faite, et qu’il ne fait pas à mille honnêtes gens qui la lui demandent tous les jours ; vous devez l’en remercier, plutôt que de la porter en terre avec tant de chagrin. Vous mériteriez pour votre pénitence qu’elle ressuscitât, et vous fît enrager comme ma mauricaude.

Des gens d’un esprit tranquille auraient regardé Sancho comme un fou ; mais ceux qui l’écoutaient étaient trop abîmés dans leur tristesse pour songer à plaisanter. Un des parents de la défunte entre autres, s’approcha de l’indiscret consolateur, et lui porta un coup de poing dans le ventre, dont il se fit à lui-même plus de mal qu’à Sancho, parce qu’il avait frappé sur le corselet dont le chevalier était armé. Il s’en aperçut bien, et voulut recourir à une autre arme, mais Sancho ne lui en donna pas le temps, et poussa son cheval sur l’agresseur, et le lui fit passer sur le corps, après l’avoir blessé et terrassé d’un coup de lance. Alors les autres assistants s’armèrent de ce qu’ils purent trouver ; les uns se saisirent des chandeliers, les autres des flambeaux, les autres prirent les bâtons qui servaient à porter le cercueil, et tous tombant en même temps sur le misérable chevalier, lui firent bientôt vider les arçons, et se mirent à travailler sur lui comme à l’envi l’un de l’autre ; de manière qu’ils l’auraient bientôt expédié si les gens que le duc avait envoyés après lui ne fussent arrivés assez à temps pour lui sauver la vie. Ils se firent connaître, et arrêtèrent la grêle de coups qui tombaient dru et menu sur l’infortuné Sancho. Ils le portèrent au château si moulu de coups, qu’il ne pouvait remuer ni pieds ni pattes ; il jetait le sang de tous côtés, et avait la tête fracassée en plusieurs endroits ; de sorte que les chirurgiens qui le visitèrent dirent d’abord que sa vie était en danger. La fièvre chaude dont il fut bientôt attaqué lui faisait dire mille impertinences dont on ne pouvait s’empêcher de rire, quelque pitié qu’on eût d’ailleurs de l’état où il était. Il disait en parlant des femmes, car il retombait toujours sur leur article : Mardi, ces créatures m’ont toujours porté guignon ; celles qui sont en vie m’ont fait enrager, m’ont battu et m’ont fait battre, et celles qui sont mortes me font assommer. Je ne m’étonne pas si je n’en ai point vu en enfer, les diales ont trop d’esprit pour en souffrir parmi eux. Ils les tiennent éloignées, et ma foi ils ont raison, car elles ne sont bonnes qu’à… Dieu m’entend bien.

Sitôt que Thérèse vint à paraître devant ses yeux : Ote-toi de là, lui dit-il, et me laisse en repos. — Eh mon pauvre mari, lui répondit-elle, je vous demande pardon, mourez en paix. — Tu n’as donc qu’à t’en aller, lui repartit Sancho, car une femme et la paix, c’est le feu et l’eau. Quand je serai dans l’autre monde, je ferai amitié avec quelque démon, que je prierai de te venir emporter, et puis je te verrai de bon cœur ; jusque-là serviteur aux orgues.

On lui retrancha l’usage du vin, et on ne lui donnait que de la tisane, breuvage qui n’était point de son goût. On eut tant de soin de lui, que ses blessures, quoique dangereuses, furent bientôt guéries. Comme les chirurgiens le voyant hors d’affaire lui permirent l’usage du vin pour hâter son rétablissement, il demandait incessamment à boire, et trompant sa garde, qui n’osait en cela acquiescer à ses volontés, crainte d’une rechute plus dangereuse que la maladie, lorsqu’il pouvait s’emparer d’une bouteille de vin, il la suçait jusqu’à la dernière goutte.

Sancho avait repris toutes ses forces lorsque les ducs de Médoc et d’Albuquerque, le comte de la Ribeyra, la marquise, la belle La Bastide, le comte du Chirou, Sainville et Silvie partirent pour Madrid. Le curé et son neveu, le bachelier Samson Carasco, le barbier, la nièce et la gouvernante de Don Quichotte, s’en retournèrent au Toboso. Il ne resta au château que les duchesses de Médoc et d’Albuquerque, la comtesse Eugénie et les deux chevaliers. Thérèse et sa fille y demeurèrent aussi, parce que les dames les voulurent retenir pour s’en divertir. Ces deux paysannes n’avaient jamais été si aises qu’elles l’étaient de se voir bien nourries et bien entretenues ; elles commençaient à se croire des gens de conséquence, et la duchesse ne trouvait pas un plus grand plaisir que celui de les faire jaser. Elle dit à Thérèse qu’elle voulait marier sa fille avec le fils de son défunt fermier. — Est-il riche, Madame ? demanda Thérèse, car quand une femme apporte de quoi dîner, il est juste que le mari apporte de quoi souper. Outre cela sait-il gagner sa vie ? Il vaut mieux un gendre pauvre qui sache parler, qu’un riche qui ne sache qu’avaler. Il faut encore qu’il soit bon ménager ; celui qui dépense prudemment ne fait point de mauvaise emplette ; mais ceux qui achètent ce dont ils n’ont que faire sont souvent obligés de vendre celles dont ils ont besoin. Quand on vend pour vivre, on ne mange pas de bon cœur, et le rire et la faim ne sont pas bien ensemble. La duchesse, après l’avoir assurée que le mari qu’on destinait à sa fille était tel qu’il le fallait, le lui fit voir, et elle en fut contente ; mais elle dit qu’il fallait que Sanchette le fût aussi, puisque c’était pour elle. On fit venir la petite fille. Ecoute, Sanchette, lui dit sa mère en présence de toute la compagnie, Madame la duchesse veut te marier avec ce jeune homme-là ; si c’était moi, j’aurais bientôt dit oui, mais c’est pour toi, fais comme tu voudras, au moins si dans la suite il te frotte un peu l’échine, ne me viens pas étourdir les oreilles, car je ne te force pas ; si tu dis oui, à la bonne heure ; si tu dis non, tant pis pour toi, il a la mine de ne pas manquer de femmes. Sanchette qui ne savait que répondre, demeura confuse. La duchesse de Médoc voyant son embarras, dit à sa mère qu’il ne fallait pas la presser, et qu’il était juste de donner aux parties le temps de se connaître. Cependant ce mariage ne tarda guère à s’achever, et peu de temps après, son gendre et Sanchette s’en retournèrent au Toboso.