(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XXXV. Du tour ridicule et malin que fit Parafaragaramus au chevalier Sancho, et des événements tristes qui le suivirent. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XXXV. Du tour ridicule et malin que fit Parafaragaramus au chevalier Sancho, et des événements tristes qui le suivirent. »

Chapitre XXXV.
Du tour ridicule et malin que fit Parafaragaramus au chevalier Sancho, et des événements tristes qui le suivirent.

Nous retrouverons Don Quichotte dans peu de temps ; laissons-le courir la forêt sans fruit, il n’y fera rien qui mérite notre attention. Il n’en est pas de même du chevalier Sancho Pança. Nous l’avons laissé qui écoutait l’histoire de Sainville, et il n’y a pas un lecteur qui ne s’imagine qu’il n’en avait pas perdu un mot. Le lecteur se trompe cependant. La Française parlait français, et Sancho ne le savait pas : il douta quelque temps s’il était effectivement chevalier, parce qu’il n’entendait pas ce que disait la Française, et qu’il avait ouï dire à son maître que les chevaliers errants entendaient toutes sortes de langues. Pour résoudre ce doute il consulta la bouteille dont le glouglou mit fin à son inquiétude ; il était assis sur une chaise fort haute ; il s’endormit la tête et les bras appuyés sur la table. Parafaragaramus qui n’avait point dormi et avait toujours écouté lorsque la Française fut interrompue, se tourna du côté de Sancho, et voyant sa belle posture, il lui prit envie de lui jouer une pièce. Il perça la table, et avec des cordes qu’il passa dans les trous il attacha les bras et le corps de Sancho ; en un mot il le mit comme dans un travail où il ne pouvait se donner le moindre mouvement ; il lui attacha aussi les pieds ; et ne croyant pas qu’il y eût personne dans l’hôtellerie à qui il dût du respect, ni avec qui il fût obligé de garder des mesures, il retira le siège sur lequel Sancho était assis, et lui mit à l’air le même endroit où il avait reçu les dragées ; et il faut observer que le chevalier tournait directement le dos à la porte de la chambre : il ne s’était point encore éveillé ; mais la posture contrainte où il était, ne portant que sur ses cordes, dissipa bientôt son sommeil.

Le faux enchanteur trouva en sortant de cette chambre ce qu’il ne cherchait pas ; ce fut Gabrielle de Monsalve qui le reconnut, parce qu’elle savait le déguisement. Elle lui dit une partie de ce qui leur était arrivé, et qu’Eugénie était dans l’hôtellerie. Il jeta au plus vite son masque, ses armes et sa mandille, et entra dans la chambre où était sa maîtresse, bien fâché de la voir dans un lieu si indigne d’elle, et du sujet qui l’y avait fait venir. Le duc et la duchesse d’Albuquerque, qui savaient pour lors qui elle était, ne l’avaient point quittée, et la joie où elle était elle-même d’être échappée à son beau-frère et de se voir en sûreté, l’ayant tout à fait remise, elle allait monter dans le carrosse de Don Fernand avec Dorothée et Gabrielle pour retourner chez elle, lorsqu’en descendant de la chambre où on l’avait portée, et passant devant celle où était Sancho, elle entendit sa voix. Elle poussa la porte, et la première chose qu’elle vit fut le chevalier Sancho dans l’état où l’enchanteur l’avait mis ; malgré toute sa modestie elle ne put s’empêcher d’en rire ; le duc qui lui donnait la main, Dorothée et Gabrielle qui les suivaient, et qui eurent la même vision, en rirent aussi à gorge déployée ; l’officier était sur les épines dans la crainte que le scandale ne lui fît des affaires, mais voyant que tout le monde en riait, il en rit aussi et courut détacher le patient qui suait à grosses gouttes. Eh Monsieur le chevalier, qui vous a mis là ? lui dit-il. —  Ma foi, répondit Sancho, je m’y suis mis moi-même ; mais c’est ce diable de Parafaragaramus qui m’y a attaché par enchantement, car je n’en ai rien senti. —  Et où est-il ? demanda l’officier. —  Il faut, répliqua Sancho, qu’il soit retourné en enfer ; mais patience, rira bien qui rira le dernier : le faux glouton m’en a donné d’une, ajouta-t-il, mais je lui en rendrai d’une autre. —  Ah ! Monsieur le chevalier, reprit l’officier, Parafaragaramus est de nos amis ; vous l’avez pris pour un autre, ou quelque autre a pris son nom.

Pendant ce beau dialogue Sancho fut délié, et se trouvant en liberté il descendit aussitôt et trouva Dorothée et Eugénie.Celle-ci lui fit la guerre d’être dans un cabaret au lieu de signaler sa valeur, et lui reprocha qu’il n’était pas de parole. Ah pardi, Madame, lui répondit Sancho, nous voilà bien dedans. Ne voyez-vous pas bien que ce maudit Parafaragaramus jaloux de l’honneur que j’aurais gagné, et vous aussi, m’a lâché un démon qui m’a fait déjeuner par enchantement ; et de peur que je ne le battisse bien, pour sa récompense, il m’a emmené dans l’endroit où vous m’avez vu, où il m’a endormi et lié ; mais patience, tout vient à point à qui peut attendre.

Sancho aurait plus longtemps continué ses extravagances, s’il n’eût été interrompu par une demoiselle qui était la même qui avait commencé l’histoire de Sainville, laquelle ayant appris la qualité du duc d’Albuquerque, son crédit et la figure qu’il faisait en Espagne, le vint aborder fort civilement, et lui demanda sa protection pour deux dames françaises, et pour un gentilhomme qui en avaient besoin. Le duc la reçut fort civilement. Et ayant appris que ces dames et le gentillhomme dont il était question, avaient été attaqués le matin dans la forêt par des voleurs, Eugénie qui ne douta point que ce ne fût encore un coup de son beau-frère, comme en effet c’en était un, se crut obligée de lui offrir un asile dans son château, tant pour elle que pour sa compagnie ; ce que la Française ayant accepté, alla prendre ses dames, qui étaient la marquise, Silvie, et sa tante, et le blessé qui était Sainville ; et tous quatre s’étant mis dans le carrosse qui les avait amenés, et la damoiselle qui avait parlé, et deux filles de chambre étant montées en croupe derrière des cavaliers, ils suivirent le duc d’Albuquerque qui prenait le chemin du château de Valerio.

Comme ils sortaient de l’hôtellerie, on y apportait un homme mourant que Silvie n’eut pas plutôt regardé qu’elle fit un grand cri qui obligea le duc d’Albuquerque à faire arrêter. Cet homme qu’on apportait tendait faiblement les bras à Silvie : Je ne suis plus votre ennemi, Madame, lui dit-il d’une voix mourante, et en même temps tomba en faiblesse. La comtesse Eugénie ayant appris que ce blessé était l’époux de cette dame française, lui fit aussi prendre le chemin du château, où nous les laisserons aller pour retourner à Don Pedre que nous avons laissé aux mains avec le valet de Deshayes.

Ce valet était un officier déguisé qui aimait Silvie depuis longtemps, et qui croyant, comme beaucoup d’autres, que Sainville l’avait enlevée, s’était mis avec Deshayes pour courir après, dans la résolution de venger sur son rival son amour méprisé, et pourtant de sauver la vie de sa maîtresse en la dérobant à la rage de son mari qui était parti dans la résolution de la poignarder partout où il pourrait la trouver. Dans ce dessein il avait suivi Deshayes, à qui il s’était fait présenter comme un valet fidèle, brave et bon postillon : il avait défendu sa vie non pas par amitié pour lui, mais parce qu’il s’était figuré que c’était Sainville qui lui avait fait dresser cette partie, et qui avait voulu le faire assassiner pour posséder ensuite sa veuve sans crainte et sans traverse. Cette pensée lui était tout à fait entrée dans l’esprit, et elle était d’autant mieux fondée que ces assassins n’avaient point demandé la bourse, et avaient tout d’un coup attaqué la vie ; il crut même que Don Pedre était Sainville qui s’était déguisé, et cela avait été cause que sans s’amuser à courir après les ravisseurs d’Eugénie, il s’était opiniâtrement attaché à lui.

Don Quichotte les avait laissés aux mains ensemble, et n’étant plus que seul à seul, ils avaient fait voir toute la valeur, ou plutôt toute la fureur dont sont capables des gens possédés par la jalousie, l’amour, le désespoir et la haine. Cet officier n’était pas bien monté, et voyant que son cheval ne pouvait pas tenir tête à celui de son ennemi qui était un fort andalour, il avait commencé avant que de s’attacher au maître par porter au cheval deux grands coups d’épée dans les flancs. Tant que cet animal avait eu de la force, il avait fort bien secondé Don Pedre ; mais son sang étant épuisé, les forces lui manquèrent tout d’un coup, et il tomba sur le nez. Le Français mit aussitôt pied à terre dans le dessein d’égorger son ennemi ; mais l’Espagnol se releva, et ils continuèrent à pied leur combat, qui fut fort opiniâtre. Cependant comme le Français était plus adroit que Don Pedre, celui-ci vit bientôt son sang couler, ce qui ayant achevé de le mettre en fureur il se lança à corps perdu sur le Français, mais si malheureusement pour lui, qu’il s’enferra de lui-même, et tomba roide mort ; le Français le démasqua, et voyant que ce n’était pas Sainville, il crut pour lors que ce n’était qu’un voleur, et le laissa là.

Il revint au même endroit où il avait laissé Deshayes qu’il trouva nageant dans son sang ; il l’étancha le mieux qu’il put, et à force d’appeler au secours, il fut entendu de l’hôtellerie, et ceux qui y allèrent l’y portèrent, lorsqu’il fut reconnu par Silvie qui en sortait et qui suivait le duc d’Albuquerque pour aller au château du comte Valerio.

Lorsqu’ils y arrivèrent ils le trouvèrent éveillé, fort en peine de son épouse qu’il avait envoyé chercher de tous côtés : comme elle s’en était doutée, elle avait concerté sur le chemin avec le duc d’Albuquerque et Dorothée ce qu’ils lui diraient pour ne point le chagriner en lui racontant la mauvaise action de son frère, ce qui aurait encore nui à sa santé, et c’était pour tenir ce petit conseil qu’elle avait empêché le duc d’offrir une place dans son carrosse à la demoiselle française qui lui avait demandé sa protection, comme la civilité semblait le demander ; ainsi étant prêts à répondre, ils lui dirent qu’ils s’étaient amusés à voir le chevalier Sancho en sentinelle, et prêt d’en venir aux coups avec le faux Parafaragaramus. Valerio ne les écouta presque pas, tant il eut de joie de voir chez lui le duc d’Albuquerque et son épouse ; il les combla de civilités, et ils y répondirent en gens de qualité espagnols, c’est-à-dire le mieux du monde. On l’informa ensuite des désordres que des voleurs faisaient autour de chez lui ; à quoi Eugénie ajouta qu’elle avait donné retraite dans son château à des gens qui avaient été fort maltraités. Le duc lui dit que c’était des Français et des Françaises qui paraissaient gens de qualité, et que s’il avait été proche de chez lui, il lui eût évité toute l’incommodité qu’il en pouvait recevoir, en les conduisant dans quelque endroit qui lui appartient. Valerio lui répondit qu’il lui avait fait plaisir, et qu’étant une fois prisonnier des Français il en avait reçu un traitement si généreux et si honnête, qu’il ne souhaitait rien plus ardemment que de pouvoir s’en ressentir avec honneur. Il ajouta que s’il était en état de sortir de sa chambre il irait les voir et les assurer qu’ils étaient absolument les maîtres chez lui, et en même temps pria la comtesse d’aller donner ses ordres pour que rien ne leur manquât.

Cette dame y avait pourvu en entrant chez elle : elle avait ordonné à son officier de donner des chambres propres aux dames et aux hommes, et avait envoyé chercher le chirurgien qui avait soin de son époux pour visiter les blessures de Deshayes et de Sainville ; si bien que lorsqu’elle y retourna le chirurgien était à travailler. On les avait mis dans des chambres différentes, et Deshayes ne sut point que Sainville fut dans le même château que lui. Il fut visité le premier comme le plus malade, et le chirurgien ayant eu ordre de venir rapporter au comte et à la comtesse l’état de la santé de leurs hôtes, il vint leur dire que Sainville était, comme Valerio, sans aucun danger pour la vie, et uniquement épuisé par la perte du sang ; mais que pour Deshayes il avait plus besoin d’un confesseur que de tout autre secours, et que c’était sûrement un homme mort dans vingt-quatre heures au plus tard ; ce fut aussi le sentiment du vieillard qui avait le premier pansé Valerio chez les chevriers. Ce rapport donna occasion de parler des bandits, et Valerio qui ignorait la vie que ses frères avaient menée, regrettait sa santé qui ne lui permettait pas de nettoyer son voisinage de tant de brigands qui y faisaient de si grands désordres.

Le duc et la comtesse pour ne rien dire qui donnât matière aux soupçons, parlèrent de Sancho Pança, et dirent enfin au comte ce qui lui était arrivé dans l’hôtellerie : il en rit autant que ses blessures le lui purent permettre. De lui, on tomba sur Don Quichotte qu’on dit n’avoir point été vu de la journée. Valerio l’envoya chercher, et on le ramena fort tard sans qu’il eût rien trouvé de ce qu’il avait cherché. Comme, excepté ses visions sur la Chevalerie errante, il n’y avait guère d’homme au monde de meilleur sens, ni plus discret que lui, Eugénie lui fit confidence de tout ce qui regardait Don Pedre et elle, et le pria de n’en pas plus parler à son époux qu’il avait parlé d’Octavio, parce que cela augmenterait sa maladie par le chagrin qu’il en aurait ; Don Quichotte le promit, et l’heure de souper étant venue, Eugénie fit mettre la table auprès du lit de son époux, et alla quérir les belles Françaises ses hôtesses ; mais Silvie qui fondait en larmes la pria de l’excuser, lui disant que ses malheurs ne lui laissaient que la mort à souhaiter ; la marquise pria Eugénie de souffrir qu’elle tînt compagnie à Sainville, et la tante de Silvie lui fit trouver bon qu’elle tînt compagnie à sa nièce ; de sorte qu’il ne vint avec la comtesse, que la même demoiselle française qui avait demandé au duc d’Albuquerque sa protection. Comme les différents sentiments ne permettaient pas que les esprits fussent portés à la joie, on ne fit point prier Sancho de venir souper, et il resta avec l’officier dont les civilités bachiques lui plaisaient plus que la meilleure compagnie, outre que n’ayant pas tout à fait tenu parole à la comtesse, et se souvenant bien de l’état où elle l’avait vu dans l’hôtellerie, il ne cherchait pas à se présenter à ses yeux.

Le souper ne fut pourtant pas triste ; Eugénie se contraignit pour ne donner aucun soupçon à son époux ; le duc et la duchesse d’Albuquerque tâchèrent d’y inspirer la joie, ou du moins d’en bannir la mélancolie. Don Quichotte, dont l’excès de fureur était tout à fait passé, y fit la figure d’un honnête homme ; et la Française s’y fit regarder non seulement comme une belle personne, mais comme une fille de qualité fort spirituelle et bien élevée. Elle ignorait la part que le frère du comte avait dans ce qui était arrivé : c’est ce qui fit qu’elle s’emporta un peu contre la mauvaise police d’Espagne pour la sûreté publique ; à cela près elle plut à tout le monde ; on parla des gens avec qui elle était ; on la pria de dire par quelle aventure tant de Français se trouvaient en Espagne en même temps. Elle s’en fit d’autant moins prier, qu’elle vit bien que c’était une nécessité d’instruire ses auditeurs pour attirer leur protection ; et qu’outre cela la situation où les Français et les Françaises se trouvaient, ne permettait pas qu’on cachât rien. Ainsi elle recommença l’histoire de Silvie et de Sainville comme elle l’avait déjà racontée dans l’hôtellerie ; et lorsqu’elle fut dans l’endroit où elle avait été interrompue, elle poursuivit en ces termes, en faisant parler Sainville en personne.