(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur Des Ronais, et de Mademoiselle Dupuis. »
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(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur Des Ronais, et de Mademoiselle Dupuis. »

Histoire de Monsieur Des Ronais, et de Mademoiselle Dupuis.

Je ne vous dirai point quelle était ma famille, vous la connaissez, puisque nous sommes nés voisins. Je ne vous entretiendrai point non plus de ma jeunesse, puisque nous avons été élevés ensemble. Je vous dirai seulement ce qui s’est passé depuis votre départ, qui surprit tout le monde qui vous connaissait. Les uns disaient que vous étiez retourné dans les troupes ; les autres disaient que vos parents appréhendant que vous fissiez à Gallouin une querelle plus funeste que la première, vous avaient fait mettre en lieu de sûreté ; les autres, qui apparemment visaient plus juste, disaient que vous étiez allé avec Silvie, qui disparut au même temps que vous, ou peu après : enfin chacun en disait ce qui lui en semblait, et faisait passer ces conjectures pour des faits certains ; vos seuls parents ne s’expliquaient pas. Madame votre mère même était plus réservée que les autres ; ce qui faisait croire qu’elle avait beaucoup de part à votre éloignement. Gallouin et Dupuis faisaient tous leurs efforts pour découvrir le lieu de votre retraite ; et enfin, comme Dupuis vous l’a dit, il alla six mois après se rendre capucin, sans autre raison apparente que le dégoût du monde, quoiqu’en effet il y en eût de secrètes qui me sont inconnues, et que Dupuis doit nous apprendre.

Votre retraite ou votre départ, ayant été longtemps le sujet de la conversation de vos amis et de leur tristesse, surtout de celle de Mademoiselle Grandet, qui croyait avoir de grands droits sur votre cœur, fit différents effets. Les uns s’en consolèrent assez tôt, d’autres par la longueur du temps, et la seule Mademoiselle Grandet ne s’en consola pas facilement. Elle a été mariée depuis, mais très mal, et si sa mère ne l’avait point violentée, elle serait encore fille, et vous auriez eu beaucoup de part à son célibat. Elle est présentement veuve, plus belle que jamais : elle a refusé plusieurs partis fort avantageux, parce qu’étant maîtresse d’elle-même, elle ne veut plus être obligée de contraindre les sentiments qu’elle a toujours eus pour vous. Mademoiselle Dupuis m’en a parlé dans ces termes ; et je ne fais aucune difficulté de le croire, parce qu’elles sont inséparables, et n’ont point de secret l’une pour l’autre : c’est peut-être sur ce sujet-là qu’elle veut vous parler. Vous me flattez, interrompit Des Frans, je ne mérite pas l’attachement d’une aussi parfaite personne qu’elle. D’autres vous diront ce qui en est, reprit Des Ronais, je n’en dirai pas davantage : quoi qu’il en soit, elle fut inconsolable de votre départ ; mais son secret fut caché. Elle devint tout d’un coup retirée ; elle s’exila des compagnies, et ceux qui voulurent la voir, furent obligés d’aller chez sa mère. Comme son proche voisin, j’y allai souvent, et la douceur de sa conversation me plut tellement, que sans être son amant, je lui rendis beaucoup de soins, et devins un de ses intimes amis.

Comme j’y étais, Mademoiselle Dupuis y entra avec sa mère. Elle n’avait environ que quinze à seize ans ; vous l’avez vue dans cet âge-là, puisque vous aviez tenu un enfant ensemble fort peu de temps auparavant. Elle n’était sortie du convent où elle avait été mise dès l’âge de six ans, que pour venir voir son père. Elle y rentra, après avoir été environ trois mois dans le monde ; et cela parce que sa mère ne voulait pas qu’on lui vît une fille si grande. Cette femme se piquait de beauté et de jeunesse, elle n’avait pas tout le tort ; mais cela lui a fait faire quelques démarches qui ont un peu nui à sa réputation. Elle était honnête femme cependant ; et quoique son amour-propre ne fût pas un modèle de vertu parfaite, il n’y a jamais eu que son mari qui en a douté ; et si elle s’est mal gouvernée ; il est certain que Dupuis a eu les yeux plus fins que le reste du monde. Je n’ai point envie de vous rien cacher ; vous allez juger vous-même ce qui en peut-être, lorsque je vous aurai dit ce qu’il fit le propre jour qu’elle mourut, il y a environ quatre ans et demi.

Dupuis, comme vous savez, était homme d’épée, qui avait beaucoup couru le monde. Il avait fait des voyages fort éloignés, dont il n’était pas revenu plus riche. Il était homme d’esprit, franc, sincère, n’ayant fourbé que sa fille et moi, se moquant de la bagatelle. Il avait toujours été malheureux du côté de la fortune, rien ne lui avait réussi ; et c’est ce qui est cause, que, quoique sa fille soit unique, elle n’est pas si riche, à beaucoup près, que Dupuis et son frère, quoique les pères des uns et des autres aient également partagé la succession de leur aïeul, et que le bien de ceux-ci qui n’a point été augmenté, soit encore divisé entre eux. Dupuis, comme je vous l’ai dit, avait fait des pertes terribles. Heureux pourtant d’avoir reconnu avant la mort, qu’il n’était pas né pour amasser beaucoup de bien, et de s’être enfin résolu à ne plus confier rien à la fortune, et à ne la plus tenter, avant qu’elle l’eût mis tout à fait hors d’état de le faire. Il avait été outre cela extrêmement débauché. Il reçut au siège de Charenton trois coups dans le corps, dont il pensa mourir. Tous les sacrements lui furent administrés, après une confession générale, dont il n’eut l’absolution, qu’en promettant de changer de vie, et d’épouser sa femme. Il fut marié dans son lit ; et lorsqu’il se porta bien, on fit courir le bruit qu’il avait été marié incognito il y avait plus d’un an, et qu’il n’avait pas voulu découvrir son mariage, crainte que cela ne lui fît quelque affaire avec Monsieur le prince de Lonne, de la main de qui il avait refusé un bon parti. Comme on aime à gloser sur les affaires d’autrui, des gens toujours à l’affût pour médire des autres, observèrent que Mademoiselle Dupuis (car il ne l’a jamais fait appeler Madame) accoucha environ six mois après la blessure de son mari ; et prétendirent que la consommation avait précédé la bénédiction de plus de trois mois. Quoi qu’il en soit, elle mit au monde la belle Manon Dupuis, dont je vous parle, qui est votre commère, et n’a point eu d’autres enfants depuis.

Après la naissance de cet enfant, elle véquit fort bien ; mais comme elle était jeune, parfaitement belle et bien faite, Dupuis âgé de plus de cinquante-huit ans, ruiné de ses fatigues et de ses blessures, prit la maladie des vieillards. Il devint soupçonneux, et contre l’ordinaire, il prétendit voir plus clair que personne dans la conduite de sa femme, et ne véquit pas avec elle dans une union fort grande. Il avait tort cependant, la plus déchaînée médisance s’est bornée à dire, qu’elle aimait à être parée, et à être vue ; mais n’a jamais attaqué sa vertu.

Elle mourut, comme je vous ai dit, il y a environ quatre ans et demi, aux jours gras ; le propre jour de sa mort son mari se masqua et alla chez le marquis de Verry. Ce marquis donnait à souper, après lequel il devait y avoir bal, et la fête était faite pour une fille de très grande qualité, qu’il épousa quatre jours après. Il avait été averti de la mort de Mademoiselle Dupuis, et on remarqua que cette nouvelle l’avait attristé. Il était en effet de ses amis, mais non pas son amant, et n’a jamais parlé d’elle qu’avec vénération. Dupuis fort proprement masqué entra dans la salle, où il était avec belle compagnie, et lui présenta un momon de cinquante louis d’or, le marquis topa et perdit masse et paroli, et ne voulut pas jouer davantage. Un des conviés prit sa revanche, et perdit aussi bien que plusieurs autres qui jouèrent contre Dupuis, qui gagna six cents louis ; et c’était à ce qu’il disait, la seule journée de bonheur qu’il eût eu en sa vie, mettant la mort de sa femme et son gain dans le même rang.

Comme il avait joué beau jeu on le prit pour un homme très riche, du moins ses manières le disaient. On le pria de se démasquer, il parut vouloir s’en défendre d’abord ; mais enfin il se démasqua. Le marquis qui le reconnut fit un grand cri. Comment, dit-il, un homme dont la femme vient d’expirer, se déguise et court le momon ! Malheureux, poursuivit-il, sont-ce là les larmes que vous répandez, et que vous devrait arracher la perte d’une des plus belles et des plus vertueuses femmes du monde ? Doucement Monsieur le Marquis, répondit Dupuis, ne vous emportez pas. La perte de ma femme est plus grande pour vous que pour moi. Toute la différence que j’y trouve, c’est que j’en avais la propriété et vous l’usufruit, l’un vaut bien l’autre. Pour le masque et le momon, si j’avais perdu mon argent, j’aurais peut-être pleuré ; du moins j’aurais été triste, et par là j’aurais fait ma cour aux femmes, qui auraient cru que j’aurais regretté la mienne ; mais à présent je suis en droit de me réjouir. Je perds une femme qui me chagrinait, et je gagne six cents louis. J’ai sujet de joie, et vous non, puisque vous perdez dans un même jour une Cloris qui ne vous coûtait rien, et votre argent ; et là-dessus je vous donne le bonsoir, et sortit sans attendre de réponse.

Je vous donne à penser dans quels sentiments il laissa ses auditeurs qui s’éclatèrent de rire. Le marquis le traita de fou, et de brutal, pria ses amis de tenir l’aventure secrète, et défendit à ses gens d’en parler, protestant devant Dieu, qu’il ne demandait dans sa femme qu’autant de vertu qu’il en avait trouvé dans Mademoiselle Dupuis. Cependant comme celui-ci avait de l’esprit, et que sa mésintelligence avec sa femme était connue, il craignit qu’on ne lui fît quelque affaire, d’autant plus qu’il commençait à courir des bruits de poison. Il envoya donc quérir des médecins et des chirurgiens, fit ouvrir le corps de sa femme ; et la mort s’étant trouvée naturelle, il prit leurs certificats, et la fit porter en terre.

Vous voyez bien par là qu’il prétendait être mieux informé que personne de la conduite de sa femme ; et c’est là ce qui a donné lieu au public de la soupçonner, la maxime étant certaine, qu’un mari qui doute de la conduite de son épouse, autorise les autres à en croire du mal.

Pour sa fille, il ne pouvait pas la nier. C’était son portrait ; et ce qui me surprend, c’est que plus elle a grandi, plus elle a embelli, et plus elle lui a ressemblé ; c’était pourtant un des hommes du monde le plus laid, n’ayant rien de beau que le front, les yeux et la taille. La mort de sa mère ne la fit point sortir du couvent ; Dupuis ne voulait point être chargé d’une fille de dix-sept à dix-huit ans. Il ne la retira auprès de lui que lorsqu’il ne put plus agir. Elle parut dans le monde, il y a environ trois ans, et prit le soin d’un bien qui devait lui appartenir un jour. Elle était âgée d’environ vingt ans, je l’avais vue, comme je vous ai dit, quelque quatre ans auparavant chez Mademoiselle Grandet ; mais quoiqu’elle fût déjà d’une beauté admirable, ce n’était rien au prix de ce qui me parut à cette seconde vue, qui fut encore chez la même, mais qui pour lors avait épousé un nommé Mongey. Je n’entreprendrai point de vous faire son portrait, il est au-dessus de mes expressions. Figurez-vous une taille admirable et un port de princesse ; un air de jeunesse soutenu par une peau d’une blancheur à éblouir, et de la délicatesse de celle d’un enfant, telle qu’on peut l’apporter d’un convent, où ordinairement on ne se hâle point tant que dans le monde. Elle a les yeux pleins, bien fendus, noirs et languissants, et vifs lorsqu’elle le veut, le front admirable, large et uni, le nez bien fait, la bouche petite et vermeille, et les dents comme de l’ivoire, la physionomie douce et d’une vierge. Tout cela était soutenu par une gorge qui semblait faite au tour, potelée et charnue, la main très belle, le bras comme le col, la jambe bien faite, la démarche ferme et fière, et toutes ses actions et ses paroles animées ; mais remplies d’une certaine modestie naturelle qui m’enlevait : en un mot, c’est une beauté achevée. Je ne pus m’en défendre, je me [livrai] tout entier. J’avais conservé mon cœur jusque-là, je le rendis ; je l’aimai, ou plutôt je l’adorai dès le moment que je la vis. On ne dispose pas de son cœur comme on veut ! Je me représentai les bruits qui avaient couru de sa mère après sa mort, le peu de bien qu’elle avait ; et je crus que quoiqu’elle fût la plus belle personne que j’eusse jamais vue, je ne la regarderais qu’avec indifférence. Je me trompai, je la vis le lendemain à la messe ; un regard qu’elle jeta sur moi, qui semblait me demander mon cœur, détruisit toutes mes résolutions. J’excusai sa mère, son père ne me parut plus qu’un brutal et un scélérat ; et je me figurai qu’une femme qui n’aurait pas été tout à fait vertueuse, n’aurait pas pu mettre au monde une fille si accomplie. Je m’abandonnai à ma passion, mes soins furent bien reçus. Je parlai, elle m’écouta ; mais sans me rendre aucune réponse positive. Je fus longtemps dans l’incertitude, et je n’en sortis que par une aventure qui me fit connaître qu’elle m’aimait assez pour songer sérieusement à m’épouser.

Il y avait un jour un ecclésiastique chez elle : on parla de plusieurs choses indifférentes, et insensiblement la conversation tomba sur le mariage, et sur ce qui pouvait l’empêcher ou le faire casser. Il dit qu’autrefois l’Église était plus rigide qu’à présent ; mais que la corruption des mœurs des chrétiens l’avait forcée d’avoir de la condescendance ; qu’autrefois on ne permettait pas que des gens qui avaient tenu un enfant ensemble, s’épousassent. Qu’à présent on n’en faisait aucun scrupule ; que même on n’en demandait point de dispense, que cependant cette alliance spirituelle devait empêcher la corporelle. Que l’expérience journalière faisait voir que les enfants qui naissaient d’un pareil mariage, aussi bien que ceux qui venaient de père et de mère, parents de sang, étaient toujours malheureux dans leur fortune, et souvent corrompus dans leurs mœurs. Que Dieu faisait voir qu’il avait ces sortes d’alliances en horreur par le peu de bénédiction qu’il y répandait, quelque dispense qu’on pût obtenir, et que l’Église pût accorder pour aller au-devant du scandale, et le plus souvent pour le couvrir du manteau de sa charité.

Il faut savoir qu’il demeurait auprès de chez elle un fort honnête homme, dont la femme était prête d’accoucher, et qu’ils lui avaient plusieurs fois dit qu’ils nous prendraient elle et moi pour tenir leur enfant. Cette femme accoucha le lendemain de cette conversation, son époux vint me trouver, et pour réponse à son compliment, je lui promis d’être chez lui l’après-midi. Je croyais qu’elle serait ma commère, le père et la mère le croyaient aussi, et nous nous trompions. Ce que cet ecclésiastique avait dit, lui tenait au cœur : en effet lorsque cet homme lui eut fait son compliment, et qu’il lui eut dit qu’il avait ma parole pour elle, comme elle l’avait plusieurs fois promis : je ne me suis engagée qu’en riant, dit-elle, et je vous supplie de m’en dispenser. Il y va de la vie de votre enfant, parce que tous ceux que je tiens, meurent, et que de plus de vingt que j’ai tenus, il n’y en a pas un vivant. Elle mentait, car elle n’en a jamais tenu qu’un avec vous, qui se porte encore fort bien ; mais elle ne voulait pas en tenir avec moi ; et quelque chose qu’on pût lui dire, elle ne voulut point être ma commère ; je fus choqué de son procédé, que je crus injurieux, je lui en parlai le jour même. Elle se mit à rire de mes reproches, et comme je les continuais, elle me fit insensiblement souvenir de ce que cet ecclésiastique avait dit. J’ai bonne mémoire, poursuivit-elle en rougissant, et en me quittant. Quoique cette déclaration si peu attendue, fût épineuse pour une fille, et qu’elle ne pût pas dire plus, il est certain que sa manière fut accompagnée de tant de pudeur, que j’en restai en même temps surpris et charmé. Tout ce que cet homme avait dit me revint en un moment dans l’esprit ; je vous avoue que depuis je n’y avais fait aucune réflexion. Je nommai cet enfant avec Madame de Mongey, qu’elle-même me donna pour commère, et elle assista à la collation.

Je la remerciai d’une déclaration si extraordinaire ; nous nous expliquâmes, et nous résolûmes que je la ferais demander à son père. Pour moi j’étais en pouvoir de disposer de moi, ayant l’âge qu’il me fallait, et plus de parents à qui je dusse compte de mes actions. Suivant toutes les apparences, Dupuis ne devait pas être fâché que je songeasse à sa fille. Ma famille égalait la sienne, mon bien était plus considérable que le sien, et j’étais en état de prétendre à un parti plus avantageux. Tout cela nous faisait croire que ce serait une affaire aussitôt faite que proposée, nous nous trompions. Il répondit aux gens qui lui parlèrent, qu’il m’était fort obligé de l’honneur que je voulais lui faire, mais qu’il ne pouvait l’accepter ; et cela, dit-il, parce qu’il ne pouvait la pourvoir sans se défaire d’une bonne partie d’un bien qui le faisait subsister honnêtement, et qui étant divisé avec son gendre, se trouverait très médiocre ; outre qu’il l’avait sauvé du naufrage du reste, avec assez de peine pour en jouir tranquillement le reste de ses jours. Qu’il n’avait retiré sa fille auprès de lui que pour en être soigné et soulagé sur la fin de sa vie, et non pas pour la faire passer entre les bras d’un homme, qui pourrait l’empêcher femme, d’avoir pour lui les égards et l’attachement qu’elle avait fille. Que si elle ne se conformait pas à sa volonté, il savait fort bien que ce qu’il avait de bien était à lui. Qu’elle ne pouvait lui demander que celui de sa mère, qui comme elle savait elle-même, ne lui avait jamais apporté de quoi faire chanter un aveugle. Qu’il fallait si elle voulait l’avoir après sa mort, qu’elle le gagnât pendant sa vie par son attache ; sinon qu’il savait bien à quoi s’en tenir. Que c’était là sa dernière résolution, qu’il ne changerait pas, et qu’il priait qu’on ne lui parlât jamais de la marier, si on voulait rester de ses amis.

Une réponse si précise fut un arrêt décisif. Sa fille en pleura ; j’en fus au désespoir ; mais il n’y avait point de remède. Dupuis était entier dans ses volontés, il avait pris sa résolution de longue main : ainsi il nous fut tout à fait impossible de l’en faire changer, quoique nous missions toutes choses en œuvre ; et nous en fîmes une, qui bien loin de nous servir, comme nous nous l’avions espéré, pensa nous perdre sans retour.

Ce fut de lui faire parler par son confesseur, qui lui représenta que sa fille ne trouverait pas toujours un parti aussi avantageux que moi. Qu’elle devenait d’un âge, pour lequel il fallait avoir de la condescendance : qu’il était temps de la marier. Que je consentais de la prendre telle qu’elle était pour lors sans un sol, à condition seulement de lui assurer le sien par le contrat de mariage ; qu’ainsi il en jouirait toujours. Qu’en prenant un gendre, il se faisait un double appui au lieu qu’il n’avait que sa fille. Que la conscience même l’obligeait à prévoir mille fâcheuses extrémités, où une fille violentée, et remplie de passion, peut se porter. Que les exemples qui se présentaient tous les jours, devaient lui faire craindre que sa fille ne les suivît. Qu’il était de son intérêt et de son honneur de prévenir le tout par un prompt mariage. Enfin cet ecclésiastique lui dit tout ce qu’une rhétorique charitable et chrétienne pouvait lui mettre à la bouche, et ne réussit pas. Il avait à faire à un homme que ses malheurs avaient aigri, et que le monde avait instruit : ainsi il lui répondit article par article, suivant son génie.

Qu’il convenait que le parti, suivant toutes les apparences, était fort avantageux, mais qu’il n’avait compté de son bien avec personne ; qu’ainsi on ne savait s’il y aurait plus d’un côté que d’autre ; et que peut-être à sa mort, sa fille paraîtrait un parti aussi avantageux pour moi, que je paraissais l’être alors pour elle. Que pour l’âge de sa fille, il n’était pas assez avancé pour l’obliger à rien précipiter. Que trois ou quatre années plus ou moins ne la rideraient pas. Que se mariant plus tard, elle n’aurait pas tant d’enfants, mais qu’ils seraient d’une santé plus vigoureuse, et qu’elle qui se serait tout à fait formé l’esprit, conduirait mieux son ménage, et serait revenue des dissipations de la jeunesse. Qu’à l’égard de son bien que j’offrais de lui laisser pendant sa vie, on ne l’entendait pas mal, de prétendre lui faire grâce, en lui laissant simplement l’usufruit d’une chose dont il avait la propriété. Que l’un et l’autre lui appartenaient, et qu’il voulait les conserver jusques à sa mort, n’étant nullement d’humeur à se dépouiller avant que de vouloir se coucher. Que quand une fois il se serait privé du droit de disposer de son bien à sa fantaisie, sa fille et son gendre croiraient que cet usufruit serait un vol qu’il leur ferait le reste de ses jours. Qu’il n’était pas assez bon pour se laisser mourir pour leur faire plaisir ; et qu’il ne voulait pas les exposer à offenser Dieu en souhaitant sa mort. Que le monde n’était rempli que de vieillards qui s’étaient rendus malheureux eux-mêmes par la sotte bonté qu’ils avaient eue pour leurs enfants, qui au grand scandale de la piété et de la religion, ne les regardaient plus, et les méprisaient, après en avoir tout tiré ; qu’il ne voulait pas leur ressembler. Qu’il voulait que sa fille dépendît toujours de lui, sans se mettre lui au hasard de dépendre d’elle, ni de son gendre. Qu’il savait fort bien que pour amener un père au but, les enfants faisaient les plus belles promesses du monde ; mais que la signature faisait tout oublier. Que pour lui il répondait devant Dieu que sa fille ne lui manquerait jamais de parole de ce côté-là, étant bien résolu de n’en point courir les risques. Que pour l’appui qu’on lui offrait dans son gendre, il n’en avait aucun besoin, ses affaires ne demandant ni protecteur, ni solliciteur ; qu’elles étaient claires et nettes, et qu’elles ne craignaient ni saisies ni procès, parce qu’il ne devait pas un sol à qui que ce fût. Que pour sa personne il ne lui fallait qu’un valet et sa cuisinière, et une garde dans ses maladies, et pour s’appuyer sa canne ou le bâton dont on faisait son lit. Qu’à l’égard de la conscience il n’était pas trop bon casuiste, mais que comme elle ne répugnait pas au sens commun, il ne comprenait pas que son salut dépendît du mariage de sa fille. Qu’il semblait qu’on voulût lui faire appréhender quelque libertinage de sa part, et l’en rendre responsable devant Dieu, faute de l’avoir mariée. Qu’à cela il n’avait qu’un mot à répondre. Qu’il avouait que les pères et mères étaient coupables de la mauvaise conduite de leurs enfants, lorsqu’ils forçaient leur inclination, soit pour le mariage, soit pour le convent. Qu’il se tenait pour justifié de ce côté-là, son inclination n’étant pas de la marier de sa vie, et qu’après sa mort elle choisirait elle-même. Qu’il n’avait point envie non plus de la mettre dans un convent, puisqu’il l’en avait retirée, et qu’elle lui était utile dans le monde. Qu’il ne l’empêcherait point non plus d’y aller si elle le voulait, ce qu’il ne craignait pas, puisqu’elle avait tant d’envie d’être mariée. Que les pères et mères étaient encore coupables, lorsque leurs enfants, pour avoir les choses nécessaires, étaient obligés par leur lésine de recourir à la bourse d’autrui. Qu’il n’en était pas ainsi à son égard, sa fille ayant avec lui non seulement le nécessaire, mais encore tout le superflu qu’elle pouvait souhaiter, tant pour ses habits, que son divertissement. Qu’il ne lui avait jamais rien refusé ; et qu’au contraire il avait toujours été le premier à prévenir ses besoins, en lui garnissant sa bourse, sans attendre qu’elle lui demandât rien [ce qui était vrai, car il en agissait fort bien de ce côté-là ;] et qu’en un mot elle faisait la dépense sans rendre compte. Que ce ne serait donc pas la nécessité qui la porterait au mal, mais le seul plaisir des sens. Qu’à cela il savait un remède infaillible, qui était de ne la point quitter de vue, ou d’ordonner à sa femme de chambre qui était une espèce de gouvernante, de rester toujours avec elle, de la mener toujours à la messe avec lui, et de la faire rester tout le jour dans sa chambre sans la laisser sortir qu’avec des gens qui en répondraient ; et qu’il empêcherait fort bien toutes sortes de dévotions et de pèlerinages hors de sa porte. Qu’à l’égard des lettres et des billets doux, il les laisserait volontiers courir, parce qu’il savait fort bien que ce n’était pas là ce qui multipliait l’espèce. Qu’il n’empêcherait pas même que nous ne nous vissions ; mais qu’il ferait en sorte que ce ne serait point en particulier ; et que si malgré tout, il en était la dupe, elle la serait plus que lui devant Dieu et devant les hommes : devant Dieu, puisqu’il ne serait point damné pour les péchés d’autrui, et devant les hommes en la laissant à sa discrétion propre, sans prendre en elle plus d’intérêt qu’à la plus indifférente des créatures. Qu’il croyait pourtant qu’elle était sage et trop bien élevée pour faire une sottise ; mais que si elle en faisait, elle en pâtirait toute seule. Qu’outre qu’elle n’aurait rien de lui, il en userait à son égard comme Mademoiselle de l’Épine en avait usé à l’égard de sa fille, que cet exemple était tout récent.

Quelle était cette demoiselle de l’Épine, interrompit Des Frans ? C’est, reprit Des Ronais, une femme dont la fille contracta à son insu un mariage qui n’était pas tout à fait dans l’ordre, elle vint pour accoucher chez sa mère, qui la sacrifia à Monsieur Des Prez, père de son amant ; et la pauvre fille fut conduite à l’Hôtel-Dieu, où elle mourut le même jour. Je m’en souviens, reprit Des Frans, j’en ai entendu conter l’histoire par un Parisien à Lisbonne. Il n’en savait peut-être que le bruit commun, reprit Des Ronais, Dupuis la sait d’original, il faudra l’engager à la dire ; elle est belle et curieuse. Nous verrons cela reprit Des Frans, je suis fâché de vous avoir interrompu ; poursuivez je vous supplie, la longue réponse de Monsieur Dupuis, elle me paraît bien dure ; mais pourtant pleine de bon sens. Sa réponse finit là, reprit Des Ronais, mais non pas sa conversation avec son confesseur. Il entendit quelque bruit, et ne doutant pas que sa fille et moi ne fussions aux écoutes, comme en effet nous y étions, fort embarrassés de notre figure, il invectiva d’une manière étrange, et qui mortifia tellement votre commère, qu’elle ne put s’empêcher de pleurer ; c’est ce qui nous fit retirer, après avoir entendu le beau sermon qu’il lui faisait, sans faire semblant de parler à elle.

Car, Monsieur, disait-il à ce confesseur, ne faut-il pas que je sois bien malheureux ? J’ai fatigué et travaillé toute ma vie plus qu’on ne peut croire ; jamais rien ne m’a réussi. J’ai perdu presque tout mon bien par des coups de fortune dont je ne me plains pas, parce qu’il n’y a point eu de ma faute, et que c’est Dieu qui l’a voulu : je n’ai plus qu’un moment à vivre goutteux, et presque paralytique, et l’on veut me dépouiller du reste d’une fortune fort ample ; et qui encore ? une fille qui me doit tout, et à qui ma seule bonté y donne droit après ma mort. On veut m’obliger de quitter un bien dont je ne puis me passer, et de le donner à un homme qui peut-être ne m’en aura jamais d’obligation : car enfin ma fille n’est pas faite tout exprès pour trouver un mari d’autre matière que les autres, et qui suive une règle particulière. Je juge de lui par moi-même ; j’aurais juré lorsque je faisais l’amour à sa mère, que je l’aurais aimée éternellement. Elle fut assez sotte pour le croire, et pour me laisser faire tout ce que je voulus : il est pourtant vrai que je n’eus avec elle que trois ou quatre nuits de plaisir, que nous passâmes à la dérobée ; et qu’après cela, ce ne fut plus le cœur qui me ramena auprès d’elle, ce fut simplement le corps. Il est encore vrai que si elle n’avait point été grosse, ou que je n’eusse point été assez malade pour ne plus espérer en revenir, je ne l’aurais jamais épousée, malgré les serments que j’avais faits et la promesse qu’elle avait de moi ; tant il est vrai que les faveurs prématurées dégoûtent un honnête homme. Je ne l’épousai qu’à cause de l’enfant qu’elle portait ; encore fut-ce par un cas de conscience qu’on me fit, et que je disputai le plus qu’il me fut possible, contre un père jésuite qui me confessa, et qui m’y obligea. Je ne l’aimais plus, la jouissance avait tué l’amour. Je m’étonne encore toutes les fois que j’y pense, comment on put me faire venir jusque-là ; mais on me disait à tout moment que j’allais mourir ; et à force de l’entendre dire je le crus, la peur de la mort m’avait démonté. Quand on est dans cet état-là, les choses paraissent dans un autre point de vue qu’en santé. Ma femme était sage, à ce qu’on disait, je le croyais ainsi, et on attachait mon salut éternel à sa main. Je la pris, non pas pour l’amour d’elle, mais pour légitimer son fruit et me mettre en paradis. Je n’y ai point été pourtant, puisque je suis encore sur terre ; mais du moins je n’ai point été en enfer, puisque je suis resté dix-huit ans avec elle en purgatoire, où j’ai fait pénitence de n’être pas mort. Elle s’est enfin laissé mourir, et franchement elle m’a fait plaisir ; et il est si vrai que je ne l’aimais plus lorsque je l’ai épousée, qu’une heure après la bénédiction, je fis mon testament, par lequel je ne lui laissais que très peu de chose pour vivre, et lui ôtais le maniement du bien que je laissais à son enfant. Ce testament n’a point eu de lieu, puisqu’elle est morte avant moi. J’ai vécu avec elle avec assez de tranquillité, parce qu’il y fallait vivre : mais sans la considération de ma fille, que j’ai toujours aimée et que j’aime encore, sa mère aurait assurément mal passé son temps. Je me suis bouché les yeux sur sa conduite, non pas que je ne m’aperçusse fort bien de tout ; mais parce que je n’ai jamais aimé l’éclat. Je ne voulais pas publier moi-même des choses qu’il était de mon honneur de cacher et qui auraient rejailli sur sa fille, et outre cela, elle a toujours fort bien sauvé les apparences, qui est le point essentiel de la conduite d’une femme, le reste n’étant à mon sens qu’une pure bagatelle.

Je vous dis ceci, Monsieur, poursuivit-il, sous le sceau de la confession, et seulement pour vous faire connaître que j’ai toujours été malheureux, soit dans ma jeunesse par mes fatigues et mes pertes, soit dans mon mariage par ma femme, qui avait trouvé le secret à force de me faire enrager, d’être la maîtresse de me faire taire et de faire tout à sa tête, ou enfin sur mes vieux jours par mes maladies, et par une fille qui m’ayant toutes sortes d’obligations, veut me quitter, me réduire au blanc, et peut-être ne me plus regarder que comme son persécuteur. Mais puisqu’elle se détache si facilement de moi, je vais travailler à me détacher d’elle, et la première fois qu’on me parlera de la marier, et que je saurai que cela viendra d’elle, ou la première sottise qu’elle fera qui viendra à ma connaissance, je l’abandonnerai et me retirerai dans un endroit où je donnerai tout ce qui me reste, et où j’aurai le bonheur de mourir avec tranquillité. Je ne sais s’il poursuivit ; sa fille qui se retira bien mortifiée de sa curiosité et de ce que j’avais tout entendu aussi bien qu’elle, m’obligea d’en faire autant.

Nous avions lieu de soupçonner qu’il avait eu la malice de vouloir nous dégoûter l’un de l’autre ; elle de moi par son exemple à lui ; et moi d’elle par celui de sa mère. Cela nous donnait à tous deux des pensées tellement confuses, que nous n’osions nous regarder. Enfin le confesseur sortit, et nous rapporta ce qu’il avait dit au sujet du mariage, sans nous parler de la mère ni de ce qui pouvait nous chagriner par rapport à l’un ou à l’autre. Il nous dit seulement que nous ne devions point songer à nous marier ; que c’était de la peine et du temps perdu. Qu’il ne nous conseillait pas de lui en parler davantage. Qu’il était inébranlable dans sa résolution ; et que si nous nous obstinions à vouloir l’en faire changer, nous nous nuirions à nous-mêmes, et que pour lui il ne lui en parlerait jamais, vécût-il cent ans. Dieu m’en préserve, repris-je. Je ne sais de quel air je dis cela, mais le confesseur et Mademoiselle Dupuis s’en mirent à rire.

Après que cet ecclésiastique fut sorti, elle monta dans la chambre de son père, qui la faisait appeler. Elle me dit de venir la voir dès le soir même, et que nous passerions la soirée sur sa porte, si nous ne pouvions pas nous aller promener. Je le lui promis ; pour elle, elle alla trouver son père. Le monde n’est pas prêt de finir, lui dit-il, sitôt qu’il la vit, comme elle me le dit le soir même : vous pensez donc, poursuivit-il, qu’un prêtre vous ferait gagner votre procès comme à votre mère ; non, non, détrompez-vous, on n’a pas tous les jours des crises de dévotion. Ne vous mêlez pas de me faire faire des leçons, je suis trop vieux pour en prendre, je ne vous en fais point moi. Je vous laisse gouverner à votre fantaisie, mais observez-vous si bien, que je n’aie point lieu de me plaindre de vous. J’avais résolu de vous empêcher de voir Des Ronais, cet amant si poli et si chéri ; mais j’ai changé de pensée ; cela ferait trop parler les gens. Votre mère a donné assez de prise aux caquets, je veux vous en sauver. Si vous voulez que je songe à vous, ne m’en faites point souvenir vous-même. Pour lui et pour vous, gouvernez-vous si sagement, que le public et moi soyons contents de votre conduite. Vous me connaissez, vous savez que le ton pédagogue n’est point mon caractère. Je ne vous ai jamais rien dit là-dessus, je crois que vous avez toujours été sage, j’espère que vous la serez toujours. Je ne vous en parlerai jamais, je vous le promets, mais ne me donnez point lieu d’agir ; car il ne faudrait qu’un moment pour vous rendre malheureuse, et pour vous faire pleurer toute votre vie. Après cela il se tut, et lui a tenu parole, car depuis ce temps-là, il ne lui en a jamais ouvert la bouche. Il fallut donc me résoudre à quitter la partie, ou à filer le parfait amour en fidèle héros de roman jusques à sa mort, qui arriva environ dix-huit mois après.

J’avais tous les sujets du monde de croire qu’on m’aimait. Toutes les faveurs qui n’étaient point criminelles m’étaient accordées ; tous les jours je la voyais ; nous allions même fort souvent nous promener ensemble ; j’étais bienvenu chez Dupuis qui me faisait mille amitiés, quoiqu’il se doutât bien, que s’il n’eût tenu qu’à moi, je l’aurais envoyé dans l’autre monde.

Je fus obligé d’aller en Angoumois pour quelques affaires de famille où j’avais le principal intérêt. Je crus n’être que six semaines au plus à mon voyage, mais j’en fus bien davantage. Je la priai avant mon départ de me donner son portrait ; après quelques petites façons elle me le promit et me demanda le mien. Je le lui promis, et le lui donnai le premier comme elle l’avait souhaité. Il était simplement dans une boîte de vermeil doré avec un miroir dedans à la droite du portrait. Elle ne me donna le sien que le jour que je partis ; il était bien plus galant, et bien plus riche que le mien. Il était d’émail parfaitement bien travaillé, d’une miniature fine, et parfaitement ressemblant ; il y avait un rang de perles autour en dedans, et un autre autour du miroir. La boîte était aussi d’émail, et représentait d’un côté, au dos du portrait, Didon sur un bûcher, le poignard à la main, une mer couverte de vaisseaux dans l’enfoncement, faisait voir la fuite d’Enée, et autour il y avait ces paroles :

Je suivrais son exemple.

L’autre côté au dos du miroir, représentait un cavalier, dont le cheval paraissait aller à toutes jambes, et un Amour qui volait devant lui, paraissait tenir la bride de son cheval, et l’éloigner d’une ville et de plusieurs femmes peintes dans l’enfoncement. Les mots écrits autour étaient ceux-ci.

Rien ne retient un amant conduit par l’Amour.

Ce présent était très riche, et le peintre et le joaillier qui avaient travaillé au mien, auxquels je le montrai, me dirent que tout y était achevé, et que la boîte et le portrait valaient au moins deux cents louis. La galanterie était spirituelle, le cavalier m’ordonnait de revenir le plus promptement que je pourrais, et d’éviter les occasions de manquer à la fidélité que je lui avais jurée, et Didon m’assurait de la sienne jusqu’à sa mort. Didon s’est pourtant démentie, mais ce n’est pas encore le temps d’en parler.

Je vous laisse à penser quels remerciements je lui fis, et combien je lui promis de constance ; elle m’en promit autant de sa part. Je partis, et malgré une assez longue absence, je revins plus amoureux encore que je n’étais allé. Il me parut qu’elle avait aussi plus de vivacité dans son amour qu’à mon départ. Je trouvai ses empressements plus animés. Je lui avais écrit tous les ordinaires, et tous les ordinaires aussi j’avais de ses lettres : je lui envoyais même de petits présents tels que je les trouvais.

J’avais connu son esprit dans nos conversations ; et il est certain que jamais fille n’en a eu de plus aisé. Elle ne rêve point à ce qu’elle dit, et parle plus juste qu’un autre ne pourrait penser ; mais ses lettres l’emportent sur tout, j’en suis charmé. C’est un style concis, châtié, naturel, et pathétique, revêtu d’un certain caractère touchant, qui pénètre mille fois plus que la parole animée du son de la voix et des gestes du corps. J’étais tellement content d’avoir une maîtresse si parfaite, que pour me justifier auprès de quelques dames de province, qui ne trouvaient pas bon que je fusse si indifférent dans leur pays, je leur montrai son portrait. La richesse le fit admirer, elles se récrièrent sur la beauté qui y était renfermée, et me dirent que les manières de devises qui y étaient, pouvaient bien n’être pas de son invention. Elles me dirent que ce serait une personne parfaite, si elle avait autant d’esprit que de charmes dans le visage. Je leur répondis que tout venait d’elle ; et pour les mieux convaincre, je leur montrai une lettre que je venais de recevoir il n’y avait pas une heure. J’ai encore toutes celles qu’elle m’a écrites, je vous le montrerai quand il vous plaira, et c’est tout ce qui me reste d’elle ; car pour me dispenser de les lui rendre à notre rupture, je lui ai écrit que je les avais brûlées. Comme celle-ci vient au sujet, je ne puis me dispenser de vous la lire. En achevant ces mots, il prit un petit coffre où il y avait plusieurs lettres, il en ouvrit une, et lut ces paroles.

LETTRE.

Si je me croyais, je ne vous écrirais pas, je suis tout de bon en colère contre vous. Est-il rien de plus offensant pour moi, que cette liberté d’esprit que je remarque dans vos lettres, et que cette santé parfaite dont vous jouissez et dont vous prenez tant de soin de m’instruire ? Vous m’avez dit mille fois que vous m’aimiez, je vous ai cru : vous m’aviez promis d’être de retour dans un mois, je vous ai laissé partir sur cette assurance : il s’en est déjà passé quatre depuis, et après une si longue absence vous êtes content, et vous vous portez bien. Que vous êtes heureux d’avoir un esprit et un cœur à l’épreuve de l’absence et de la jalousie ! Je ne vous ressemble pas je suis jalouse jusqu’à la fureur , ma jalousie va jusqu’à souhaiter que tout le monde vous haïsse, afin que rebuté par tout, vous soyez obligé de revenir à moi. Ce sentiment vous est trop injurieux pour me durer longtemps : je fais dans le moment même des souhaits tout opposés ; et je me dis à moi-même, que plus vous serez aimé et plus vous aurez des maîtresses, plus je me justifierai à moi-même l’attachement que j’ai pour vous. Je voudrais que pour vous voir, toutes les filles empruntassent mes yeux ; mais je voudrais que vous ne regardassiez que moi. Je voudrais que toutes vos maîtresses eussent un vrai mérite, afin que leur sacrifice relevât le mien. N’en croyez rien, l’amour-propre me fait parler, je ne veux de vous aucun sacrifice, je ne veux que de l’amour, et je ne vous demande seulement que de ne me point sacrifier. Si vous l’avez fait, ne me l’avouez pas, je tâcherai de me tromper moi-même. Le moyen cependant de ne pas regarder votre indolence, votre sang-froid dans vos lettres, la longueur de votre absence, et votre parfaite santé, et le moyen sur tant de présomptions contre vous, que je puisse m’aveugler moi-même, jusqu’au point de me croire toujours aimée ? C’est avec une espèce de certitude que je vous crois infidèle. Les belles de province m’ont supplantée ; un objet présent est toujours plus touchant qu’une maîtresse absente. Vous n’avez de moi qu’un portrait qui n’est qu’une idée et de simples couleurs ; je suis au désespoir de vous l’avoir donné, vous le comparez avec vos belles, elles vous plaisent, et il ne vous plaît plus. Le change avantageux porte avec soi son excuse dans un cœur inconstant ; que de raisons contre moi ! Quand reviendrez-vous ? Ne vous verrai-je plus ? M’avez-vous oubliée ? Si vous m’aimez autant que vous voulez me le faire croire, ne préféreriez-vous pas l’amour à toutes choses ? N’avez-vous plus d’autre marque à me donner de votre passion, que de l’écriture, qui peut-être me trompe ? Adieu, je suis si troublée que mon inquiétude paraît jusque sur le papier. J’avais résolu de vous quereller en commençant ma lettre, mais votre idée qui s’est présentée à mon esprit, a fait évanouir ma colère. Mademoiselle Mallet a fait aujourd’hui ses vœux, la voilà enfin religieuse. Qu’elle est heureuse si son cœur est libre ! Mais qu’elle sera malheureuse, si elle se ressouvient de Beaulieu avec quelques-uns des mouvements que j’ai, lorsque je pense à vous.

Cette lettre acheva le portrait de Mademoiselle Dupuis : les dames furent charmées, et malgré moi presque, elles se firent mes confidentes. Je pressai la conclusion de mes affaires le plus que je pus ; je restai cependant encore près de deux mois à Angoulême ; et pendant tout ce temps-là, les lettres qu’elle m’écrivait furent le sujet des conversations. On me félicitait sur mon choix ; on m’animait même à être fidèle pour une fille qui paraissait si bien le mériter.

J’avais un rival à Paris, c’était le fils d’un officier de la Maison du Roi, qui s’était mis sur le pied de faire l’amour à votre commère, pendant les derniers jours de mon absence ; mais comme c’était un jeune homme tout sortant des classes et du droit, et avec cela aussi sot qu’un Parisien qui n’a jamais quitté de vue le clocher de sa paroisse, elle s’en divertissait, et m’en écrivait d’un style contre lequel la gravité de Caton n’aurait pas tenu. Je n’ai jamais vu d’homme si bien tourné en ridicule, je montrais ce qu’elle m’en écrivait, et tout le monde admirait comme moi la délicatesse de la satire. Enfin sa manière d’écrire, et l’amour effectif qui paraissait dans ses lettres, lui firent autant de partisans qu’il y avait de gens qui les vissent, et le nombre n’était pas petit.

Je revins, comme je vous ai dit, plus amoureux que je n’étais parti, et dans le dessein de faire tout pour l’épouser. Dupuis avait vu quelqu’une des lettres que j’écrivais à sa fille sur cet article, et avait pris ses précautions, comme je vous le dirai tout à l’heure. Vous ne sauriez concevoir la tendresse des embrassements qu’elle et moi nous donnâmes à ce retour, si ardemment attendu des deux côtés. Nous pleurâmes de joie l’un et l’autre ; je restai presque sans sentiment à ses pieds, et je m’aperçus qu’elle n’était guère mieux que moi. Nous reprîmes bientôt nos sens, et enfin je résolus de faire un dernier effort pour l’épouser à quelque prix que ce fût. Dans ce dessein j’allai dès le lendemain matin voir Dupuis, pendant que sa fille était allée à la messe, je choisis ce temps-là exprès.

Je me jetai à ses pieds, et lui demandai sa fille toute nue, c’est-à-dire, que je m’offrais à la prendre sans bien, sans aucun engagement de sa part, et même sans aucune espérance de son côté. Je lui demandai seulement qu’il voulût bien me la donner, que je le laissais le maître des articles, et que sans avoir un sou d’elle, et sans même espérer en avoir jamais rien, je m’offrais à l’avantager de tout ce qu’il voudrait, et à reconnaître que j’en avais reçu une dot, telle qu’il la fixerait lui-même.

Pouvais-je faire plus ? Il me parut embarrassé de mon empressement ; mais comme il l’avait en partie prévu, comme je vous l’ai dit, ayant lu quelques-unes de mes lettres, et qu’il s’y était préparé, il me répondit, que ma longue absence lui avait fait croire que je ne songeais plus à sa fille, et que les choses avaient changé de face depuis mon départ. Je suis engagé, poursuivit-il, avec un de mes intimes amis dont le fils aime ma fille aussi bien que vous, et qui je crois ne lui déplaît pas. Je la lui ai promise, et tous les démons de l’enfer ne me feraient pas manquer à ma parole ; cependant je n’ai point envie de la violenter ; si elle ne consent pas l’engagement que j’ai pris pour elle, il n’y faudra plus songer. Achevez, lui dis-je, en me rejetant à ses pieds, d’où il m’avait fait relever ; et puisqu’enfin vous consentez à la marier, donnez-la-moi si elle le veut bien.

Le transport où j’étais me fit ajouter plusieurs raisons dont je ne me souviens pas, et qui enfin le touchèrent si vivement, qu’il me promit de me la donner, si elle se déclarait pour moi, et que si elle se déclarait pour l’autre, je chercherais parti ailleurs. Je le veux bien, lui dis-je, il ne sera pas difficile, je crois de la faire expliquer, et je me tiens sûr de son consentement. Tant mieux pour vous, me dit-il, si cela est elle est à vous ; mais gardez-vous de vous tromper vous-même. Vous ne connaissez pas les filles, elles sont plus fines que vous ne pensez, et se réservent des ressources que le plus fin de tous les hommes ne pourrait pas prévoir. Je ne crois pas, répliquai-je, que Mademoiselle Dupuis en ait qui puissent me chagriner. Tant mieux pour vous, dit-il encore. Je n’en pus tirer autre chose ; mais en me remettant au choix de sa fille, c’était me donner gain de cause. Il m’avait voulu donner de la jalousie, j’en pris en effet, mais qui fut bientôt dissipée.

J’attendis sa fille dans une salle en bas, elle revint peu après, et fut surprise de me voir si matin chez elle ; je n’y allais ordinairement que les après-midi : mais elle la fut bien plus, quand je lui eus dit ce qui m’avait amené. Vous nous perdez, me dit-elle, la démarche que vous avez faite sans m’avoir consultée, va attirer d’étranges suites : vous ne deviez pas en venir jusque-là sans m’en avertir, et sans avoir mon consentement.

Cette réponse me mit tout à fait en colère. Je lui dis que je n’en craignais point les suites, et que s’il y en avait à appréhender, ce n’était que pour elle. Que de l’air dont elle me parlait, je voyais bien que son père avait raison de douter de son choix en ma faveur, et qu’apparemment elle se destinait au nouvel amant dont il m’avait parlé. Je le prenais d’un ton si haut, et j’étais tellement animé, que je ne sais si je ne lui aurais point dit d’injures ; mais elle ne m’en donna pas le temps. Mon père, me dit-elle, joignant les mains toute surprise, vous a dit que j’avais un nouvel amant ? Oui, il me l’a dit, répondis-je ; et il m’a bien dit plus, puisqu’il m’a dit que vous l’aimez. Ecoutez, reprit-elle tranquillement, cela me fait soupçonner quelque tour. Je ne vous ai jamais donné sujet de vous défier de ma sincérité, l’explication que nous pourrions avoir ici ensemble ne se pourrait pas faire sans qu’on nous entendît et le secret nous est nécessaire pour plus d’une raison : trouvez-vous, poursuivit-elle, à trois heures cette après-midi dans le jardin de l’Arsenal, nous parlerons là tête-à-tête sans être interrompus ; et je m’expliquerai avec vous d’une manière à vous rassurer. Comme ces paroles étaient soutenues d’un grand air de bonne foi, je m’y rendis et j’acceptai le rendez-vous. Nous nous y trouvâmes et nous parlâmes ensemble fort longtemps. Je lui dis mot pour mot tout ce que j’avais dit à son père, et ce qu’il m’avait répondu.

Je ne sais que vous dire, me dit-elle, je suis plus embarrassée que vous. Le respect que je dois à mon père m’empêche de rien dire contre lui : cependant le mieux que j’en puisse juger, c’est qu’il nous joue ; car il sait bien que je ne consentirai jamais à aucun mariage qu’avec vous, et sur ce pied-là il ne veut point me marier de sa vie. À l’égard de l’amant qu’il me donne, je ne sais sur qui jeter les yeux. Je n’ai vu personne depuis votre départ que le jeune Du Pont : son père est ami du mien ; mais pour l’aimer, la manière dont je vous en ai écrit me persuade que vous ne le croyez pas : mon père même ne le regarde que comme un enfant. Si son père a parlé au mien, c’est ce que je ne sais point, en tout cas, il y a là-dessus un bon remède. Il vous a dit que j’étais à vous si j’y consentais, ce sera une affaire bientôt faite. Je suis prête à lui déclarer mes sentiments quand il vous plaira, quoiqu’il ne les ignore pas, pour les lui avoir dits plus d’une fois : mais je les lui déclarerai encore devant vous et devant toute la terre s’il est besoin ; et dès aujourd’hui même, si vous voulez. Je ne crois pas qu’on puisse parler plus juste : voyez ce que vous voulez que je fasse, je le ferai sans hésiter. Croyez-moi, hâtez-vous de le faire expliquer, puisqu’il vous a donné parole. Mettez-le dans la nécessité de vous la tenir ; et pour cela faites-moi parler devant lui et à lui-même. Je la pris au mot, et la suppliai que ce fût dans le moment.

Nous remontâmes ensemble dans le carrosse qui l’avait amenée, qui était un fiacre, n’ayant pas voulu nous servir du carrosse de son père ni du mien, et nous arrivâmes dans le dessein de lui parler tous deux, et d’avoir tout d’un coup un oui ou un non. Mais nous avions à faire à un homme qui ne se gouvernait pas comme nous pensions. L’ardeur dont je lui avais parlé le matin, et l’amour qui éclatait dans mes paroles, avaient surpris un de ces instants de pitié, auxquels les plus diables sont sujets quelquefois malgré eux. Il m’avait accepté et s’en était repenti dans l’instant même ; car il ne voulait absolument pas marier sa fille. Ainsi il chercha les moyens de rompre l’engagement où il s’était mis de me la donner, si elle voulait elle-même se donner à moi ; mais il ne voulait pas que je pusse accuser sa fille de notre rupture, parce qu’il ne voulait pas que je rompisse avec elle. Il me regardait comme la devant épouser un jour, quoiqu’il ne voulût pas que ce fût pendant sa vie. Son but n’était que de me reculer, et non pas de me rebuter. C’était dans ce dessein, que pendant mon absence il était entré en effet en parole avec le père de Du Pont, quoique en effet il ne voulût pas donner sa fille à un homme d’un mérite si mince et si peu aisé ; et comme il ne doutait pas que je ne le misse bientôt dans la nécessité de conclure, en faisant expliquer sa fille devant lui et moi, il résolut de nous prévenir. Voici ce qu’il fit.

Il avait entendu le rendez-vous de sa fille et de moi : à peine fut-elle sortie qu’il envoya quérir Du Pont le père, pour une affaire qu’il supposait pressée. Il vint aussitôt, et le hasard fit, que dans le même moment son fils venait voir Mademoiselle Dupuis, et qu’ils entrèrent tous deux en même temps. Sitôt que Dupuis le vit, il se résolut de les jouer aussi bien que sa fille et moi. Après les premières civilités, il dit à Du Pont le père qu’il avait réfléchi sur ce qu’ils avaient dit ensemble au sujet du mariage de leurs enfants ; et que se sentant vieux et cassé, il était résolu de terminer le plus tôt qu’il pourrait. Le jeune Du Pont chatouillé, ne donna pas le temps à son père de répondre, il parla le premier ; et s’il ne fit pas voir beaucoup d’esprit, du moins fit-il voir beaucoup d’amour. Il sauta au cou de son prétendu beau-père, et lui dit que c’était un bonheur auquel il ne s’attendait pas ; mais qu’il le recevait pourtant de bien bon cœur. Le père plus modéré remercia Dupuis d’aussi bonne foi, que si celui-ci en avait eu dans la proposition qu’on lui faisait ; et comme elle lui était très avantageuse, il l’accepta sur le champ. On parla des articles du contrat. Du Pont se dépouillait en faveur de son fils de sa charge chez le Roi, dont il avait la survivance. Ils accordèrent à Dupuis tout ce qu’il leur demanda ; et enfin l’affaire fut traitée si sérieusement, que c’eût été une chose conclue, et dont Dupuis n’aurait pas pu se dédire, si sa fille avait voulu y consentir : mais c’était ce qu’il savait bien qu’elle ne ferait pas, et ce n’était qu’en vue de lui jouer un tour comme celui-là, et de l’obliger à s’opposer à ce qu’il paraîtrait vouloir, qu’il avait toujours protesté de ne la point violenter. Ainsi sans courir aucun risque, il se donnait une comédie dont les acteurs étaient d’autant plus inimitables qu’ils étaient naturels, et que leur rôle n’était point fardé ni étudié.

Nous arrivâmes comme ils en étaient encore sur les articles de ce prétendu mariage. La vue des Du Pont me fit taire d’abord, parce que je ne les connaissais point : mais je ne fus pas longtemps sans les connaître, le compliment du fils m’instruisit. Mademoiselle, dit-il en s’adressant à elle, voulez-vous bien que je vous témoigne ma joie du bonheur que Monsieur votre père m’assure en vous donnant à moi ; car je vous crois trop sage pour l’en dédire. Il allait continuer ses impertinences, si je ne l’avais interrompu. Monsieur Dupuis vient, dites-vous, Monsieur, lui dis-je, de vous donner parole pour le mariage de sa fille et de vous ? Oui, Monsieur, me dit-il. Eh bien, Monsieur, lui repartis-je, Monsieur lui-même m’a promis ce matin qu’il laisserait décider Mademoiselle. J’y prétends aussi bien que vous, et tout aussi bien fondé pour le moins ; je la remets pourtant à son choix : et vous, Monsieur, qui la croyez trop sage pour dédire celui de Monsieur son père, je vous crois trop sage, trop bien né, et trop honnête homme vous-même, pour vouloir la violenter, et pour ne vous pas soumettre à ce que son inclination en voudra bien ordonner. Parlez, Mademoiselle, lui dis-je, l’occasion ne peut être plus belle ni plus favorable. Elle rougit, mais ne balança pas un moment. Elle se jeta à genoux devant son père sans regarder les Du Pont, et je lui entendis dire en ma faveur, tout ce qu’une fille sage, honnête, spirituelle, et passionnée peut dire de plus fort ; elle finit par assurer son père qu’elle ne ferait jamais rien de contraire à la vertu, qui pût lui déplaire ; mais qu’elle le priait de vouloir bien ne la point forcer en disposant d’elle malgré elle-même.

Je pris ma partie aussi ; et quoique je me doutasse bien de la fourberie, je ne laissai pas de lui parler, si bien que Du Pont le père qui est honnête homme, entreprit notre protection. Il dit à Dupuis qu’il n’aurait jamais voulu entendre parler de l’engagement où ils venaient d’entrer, si les sentiments de Mademoiselle sa fille, et les miens lui avaient été connus ; qu’il ne pouvait pas mieux faire que d’unir deux personnes dont les cœurs paraissent si vivement pris, et que c’était le conseil qu’il lui donnait en honnête homme, et qu’il l’en priait en ami.

Dupuis, qui ne s’attendait pas à cette prière, en fut déconcerté pendant un moment ; mais comme il avait pris sa résolution, il dit sans façon, que sa fille était une insolente de parler de la sorte devant tant de monde, qu’elle manquait au respect qu’elle lui devait, et à la retenue qu’elle se devait à elle-même ; que tout ce qu’il pouvait faire pour la punir était de la laisser telle qu’elle était ; qu’il ne la violenterait point, puisqu’il le lui avait promis, mais que tout au moins, puisqu’elle le dédisait, il ne consentirait pas à son choix. Vous m’avez promis, lui dis-je, de me la donner si elle y consentait, et je vous somme de votre parole. Bagatelle, reprit-il, vous me teniez l’épée dans les reins, et j’avais oublié que j’étais engagé avec Monsieur Du Pont. Je vous rends votre parole, reprit celui-ci, que cela ne vous empêche point de conclure avec Monsieur. Il n’en sera rien autre chose, reprit Dupuis avec colère, et en se tournant de l’autre côté de son lit ; et en effet il nous fut impossible d’en tirer davantage.

Du Pont le père ne savait qu’en penser, le fils était au désespoir de voir ses espérances évanouies ; Mademoiselle Dupuis sortit toute en pleurs ; mais moi qui connus pour lors toute la fourberie, je ne pus me taire. Il y a longtemps, Monsieur, lui dis-je, que je songe à Mademoiselle votre fille, vous savez que je ne lui suis pas indifférent. Vous faites venir Monsieur à la traverse, et vous me le préférez. Je n’ai pas l’honneur de le connaître, mais l’amour-propre me flatte assez, pour mettre en ma faveur toute la différence qui est entre nous, et je crois que Monsieur ne me le disputerait pas, pour peu qu’il me connût ; du moins je ne voudrais pas me changer pour lui de quelque manière que ce soit. Je suis fâché de m’expliquer si ouvertement, mais l’injustice que vous me faites m’y oblige. Quoi qu’il en soit, Monsieur, et quel que soit le motif qui vous fasse agir, je suivrai l’exemple de Mademoiselle votre fille, et ne vous dirai rien, de crainte que la passion dont je suis animé, ne me fît sortir du respect que je dois au père d’une fille que j’aime jusqu’à la fureur et à l’idolâtrie. Je sortis effectivement, et vins la rejoindre. Je la trouvai toute en larmes ; j’avais besoin d’être consolé, mais sa douleur me toucha plus que la mienne. Nous nous dîmes l’un à l’autre tout ce qui nous vint à la bouche, et nous ne conclûmes rien que de nous aimer éternellement, malgré les traverses que son père nous suscitait. Elle me fit voir une crainte tendre, que je ne me rebutasse, dont je fus vivement pénétré, et contre laquelle je la rassurai par mes serments d’une fidélité éternelle.

Les deux Du Pont descendirent environ demi-heure après. Je croyais aller avoir une querelle sur les bras, je fus trompé. Le père est honnête homme, qui me dit qu’il ne se sentait point offensé de la manière dont je l’avais pris, ni du mépris que j’avais fait de son fils en sa présence, qu’il donnait cela à la passion, et qu’il faudrait n’être pas raisonnable pour demander de la raison dans un amour au désespoir. Un discours si honnête attira mes excuses, et votre commère fit quelque chose de plus fort ; car après s’être excusée d’avoir parlé si librement sur la nécessité où elle avait été de s’expliquer, elle ajouta, en adressant la parole au fils : vous savez bien, Monsieur, qu’on ne dispose pas de son cœur comme on veut. Si je vous avais connu avant Monsieur Des Ronais, votre mérite m’aurait touchée ; mais vous n’avez paru à mes yeux qu’après que mon cœur a été tout rempli. Je n’ai pu vous y donner que de l’estime, vous êtes trop honnête homme pour prendre mal ce que je vous dis, et la très humble prière que je vous fais devant Monsieur votre père, c’est de ne plus donner sujet à aucun éclat. Je vous entends, Mademoiselle, interrompit le père, car tout cela était de l’algèbre pour le fils, je vous engage ma parole qu’il ne vous importunera plus ; et dès à présent je lui ordonne de prendre de vous un congé éternel. Il ne faut jamais, poursuivit-il, parlant à son fils, qu’un honnête homme soit de trop quelque part que ce soit. Vous avez joué ici un vilain rôle, ne vous y exposez plus, et pour cela promettez à Mademoiselle de ne la venir jamais voir ; et puisque votre amour a été mal reçu, que du moins votre obéissance à sa volonté vous tienne lieu de mérite. Il le fit en jeune homme fort docile, et nous nous séparâmes après mille civilités de part et d’autre.

Je fus donc délivré de mon rival sans en être plus heureux. Votre commère et moi connaissions bien la fourbe de son père qui nous avait joués. Il n’y avait plus d’apparence de rien tenter. Nous n’espérions plus rien de favorable que du temps ; et cependant je mourais de chagrin de voir vivre quelqu’un. Ce quelqu’un ne parla non plus à sa fille des Du Pont ni de moi, que si nous n’eussions jamais été. Il ne lui en fit ni pire ni meilleur visage, ni à moi non plus qui continuai d’aller chez lui à tous moments. Il observait un silence sur tout ce qui nous regardait, qui nous embarrassait ; mais nous n’avions rien à craindre, il ne nous voulait aucun mal. Il nous avait fatigués et rebutés, c’en était autant qu’il lui en fallait, il n’en demandait pas plus.

Je vous ai dit qu’il avait voulu tout rompre sans que sa fille me donnât le moindre sujet de me plaindre d’elle.

Je vous ai dit qu’il me regardait comme un homme qu’il lui destinait pour époux, mais je ne vous ai pas dit qu’il m’aimait. Il était vrai cependant, et il me le marqua d’une manière fort généreuse environ un mois après.

Il faut que vous sachiez que j’avais eu l’agrément pour la charge dont je suis à présent revêtu. Il en était tombé une à vendre par la mort du titulaire ; il s’agissait de payer. J’avais environ les deux tiers de l’argent qu’il me fallait, mais je m’étais engagé de fournir le tout en un seul paiement. Pour mon malheur un banquier qui avait plus de vingt mille écus à moi, mourut dans cet intervalle de temps ; et comme ces sortes de gens font souvent belle figure aux dépens d’autrui, et que les affaires de celui-ci étaient hors d’état de pouvoir me rembourser si promptement, je comptais mon argent perdu, ou du moins fort aventuré. Je cherchai de l’argent de tous côtés ; mais mon crédit n’était pas assez bien établi pour trouver assez tôt une somme si considérable, dans un temps où les banqueroutes étaient fort fréquentes, et l’argent très rare. J’étais donc dans une peine qui ne se peut comprendre. Je ne sais pas où Dupuis l’apprit, puisque je n’en avais rien dit à sa fille, et qu’elle ne le sut que lorsqu’il l’envoya chez moi. Il emprunta de l’argent de tous côtés, mit même une partie de sa vaisselle d’argent en gage ; et enfin lorsque je m’y attendais le moins, je la vis entrer chez moi. Elle me dit que son père ayant su que j’avais besoin d’argent comptant, m’envoyait douze mille écus, et qu’elle avait ordre de lui de me dire, que si cela ne suffisait pas, je le lui fisse savoir, qu’il répondrait pour moi partout, et qu’il me trouverait tout ce qui me serait nécessaire. C’était plus qu’il ne me fallait avec le comptant que j’avais. Elle me dit ce qu’il avait fait, et qu’elle avait craint, lui voyant si promptement tant emprunter et tant vendre, (car elle croyait la vaisselle vendue) qu’il ne lui jouât quelque tour ; mais enfin qu’elle ne se sentait pas de joie, voyant quel dessein il avait eu.

Je vous avoue que cette générosité me toucha très sensiblement, surtout dans la nécessité où j’étais d’argent comptant ; car il m’envoya cet argent presque le midi, et c’était l’après-midi du même jour que je devais faire le paiement. Mon premier soin fut d’aller d’abord le remercier. Je lui rendis toutes sortes de grâces, et lui avouai sincèrement, qu’il me tirait d’un très grand embarras. Il interrompit mes remerciements, et sans changer la manière dont il avait coutume d’agir avec moi, il me dit d’aller terminer mes affaires. Qu’on connaissait ses amis dans le besoin ; qu’il était le mien plus que je ne pensais, quoiqu’il fût bien persuadé que j’aurais voulu le voir au diable. Venez, ajouta-t-il, souper avec nous. Quand je vis qu’il agissait sans façon, j’agis de même. J’allai à mes affaires, dont par son secours je sortis à ma satisfaction.

Je soupai chez lui, et voulus continuer à lui marquer ma reconnaissance de l’obligation que je lui avais. Il m’interrompit toujours ; et comme j’en reprenais souvent le discours : Hé morbleu, dit-il, puisque vous en voulez tant parler, il faut que j’en parle aussi. N’est-il pas vrai, dit-il, que si je vous avais donné ma fille avec mon bien, je ne vous aurais pas rendu service, parce que je ne l’aurais peut-être pas pu, ou que vous n’en eussiez pas eu besoin ? N’est-il pas vrai encore, que si vous aviez épousé ma fille toute nue, comme vous me la demandiez, vous croiriez que ce serait son bien que je vous aurais donné, et non pas le mien ? N’est-il pas vrai encore, que parce que vous ne m’êtes rien, vous m’avez plus d’obligation de ce que j’ai fait, que vous n’en auriez si vous étiez mon gendre ? N’est-il pas vrai que vous en avez plus de reconnaissance, et qu’en un mot cela vous touche davantage ? J’avouai que oui. Et voilà justement l’endroit, reprit-il. Mon cher ami, poursuivit-il en me frappant sur l’épaule, sois toujours le maître du tien, et laisse à tes enfants, quand tu en auras, le soin de te faire la cour ; sans te mettre jamais en risque de la leur faire. Il est agréable d’être le maître, sur tout chez soi. Tu auras des enfants un jour, agis-en avec eux, comme j’en agis avec toi et Manon (car je vous regarde tous deux sur le même pied, ) et tu en seras toujours craint et respecté.

Quoique sa morale me fît enrager, je ne laissais pas de la trouver de fort bon sens ; et si tout le monde en agissait comme lui, les enfants auraient pour leurs parents plus d’égards et de vénération. Car comme il disait, les enfants trouvent toujours bien leurs pères et leurs mères ; mais les pères et les mères ne trouvent pas toujours leurs enfants : outre que c’est une honte de dépendre de ceux qui nous doivent la vie ; et qu’au contraire il est naturel et de droit divin, que nous dépendions de ceux qui nous ont mis au monde.

J’admirais cet homme qui me confiait volontiers son bien, et qui ne voulait pas me donner sa fille par une ferme résolution de ne se point dégarnir : car enfin, il m’aimait, et il est même très constant qu’il avait une telle confiance en moi, qu’il ne me parla jamais de lui faire ni obligation ni billet ; et que lorsque je lui rendis une partie de l’argent qu’il m’avait envoyé de trop, et que je lui donnai ses sûretés par écrit pour le reste, il les prit effectivement ; mais me demanda si j’avais envie de mourir avant lui, et ajouta que les gens d’honneur ne devaient point exiger entre eux ces sortes de précautions filles de la défiance.

Si cette occasion m’avait donné à connaître qu’il prenait part à mes intérêts, un[e] autre qui survint peu de temps après, me fit connaître qu’il en prenait à ma personne.

Il y avait une jeune fille assez jolie, qui demeurait chez Madame de Ricoux chez qui je logeais, car ce n’est que depuis la mort de Dupuis et ma réception dans ma charge, que je tiens mon ménage ; avant cela je m’étais mis en pension chez cette dame qui est ma parente, et pour tout train je n’avais qu’un cocher, un valet de chambre, et un laquais. Je donnais à mes gens leur argent à dépenser, et je mangeais avec cette dame. On disait que cette fille était de bonne famille, effectivement elle n’avait pas les manières d’une misérable. Elle venait assez souvent dans mon appartement et dans ma chambre, soit pour nettoyer, soit pour prendre mon linge et raccommoder ce qui en était déchiré. Elle y vint quatre ou cinq fois de suite que j’étais seul, et elle y venait sans nécessité apparente. J’eus de la tentation, je ne faisais l’amour avec votre commère que comme les anges, le corps malgré moi n’y avait point de part, et je ne demandais pas mieux qu’un amusement. Cette fille était gaillarde et de bonne humeur, j’étais porté au badinage ; et enfin, comme le diable se mêle de tout, nous travaillâmes à faire un troisième. Il y avait longtemps que ce commerce durait sans éclat, et sans que qui que ce soit le soupçonnât, mais enfin il fut découvert.

Dupuis avait des amis partout, il fut informé que cette fille était prête d’accoucher, qu’elle me faisait un procès à l’Officialité, et qu’elle avait le matin même obtenu un décret contre moi. Je n’étais point encore revêtu de la charge que j’ai. Il me dit tout, et me jeta par là dans la plus grande confusion que j’aie eue de ma vie. Il est vrai pourtant qu’il n’avait pas voulu me parler devant sa fille, mais elle écoutait tout, lequel vaut le mieux ; ce n’est qu’une bagatelle, reprit-il, mais qui ne laisserait pas de vous faire de la peine si vous étiez arrêté ; et cela ne ferait pas un bon effet pour votre réputation, surtout sur le point d’être reçu à une charge qui veut un homme détaché des plaisirs et de mœurs réglées. Restez chez moi, continua-t-il, on ne viendra pas vous y chercher, et les choses pourront s’accommoder ; mais il est bon de savoir, si, lorsque vous avez fait avec elle votre première sottise, vous avez promis de l’épouser, ou si vous avez fait quelque présent. Je ne lui ai rien promis, lui dis-je, mais je lui ai donné trente louis d’or. C’est acheter un péché mortel bien cher, dit-il en riant, et depuis ce temps-là, ajouta-t-il, ne lui avez-vous rien donné ? Non, lui répondis-je ; car elle n’a pas voulu rien prendre, quoique je lui en aie plusieurs fois offert. Elle avait ses vues, dit-il, mais n’importe, c’est-à-dire, que l’intérêt l’a fait tomber la première fois et que le plaisir l’a ramenée à sa chute. Laissez-moi faire, poursuivit-il, nous en sortirons bien, restez ici, et m’y attendez. Il envoya chercher une chaise à porteur, y ayant fort longtemps qu’il ne se servait plus du carrosse qui n’était plus qu’à sa fille ; et malgré tout ce qu’elle et moi lui pûmes dire, il sortit, quoiqu’il y eût plus de six mois qu’il n’eût pas vu le pas de sa porte, ayant même la permission de faire dire la messe chez lui.

Il alla partout où il voulut ; je ne sais pas comment il s’y prit, mais en moins de quatre heures de temps il revint chez lui avec un parchemin dans sa poche. Voici, dit-il, en me le montrant, emplastrum contra contusionem ; votre belle ne peut plus vous faire arrêter, et vous pouvez la faire arrêter elle. Je ne crois pas, poursuivit-il, que vous soyez assez scélérat pour faire mettre cette pauvre diablesse en prison, mais il faut lui en donner la peur, puisque vous le pouvez. Tous les huissiers savent que vous avez un décret contre elle, elle le saura bientôt elle-même, laissez-la venir, elle se rendra traitable, et nous l’aurons par composition. En effet, il envoya chercher un sergent, qu’il connaissait pour être des bons amis de cette fille. Il lui mit le décret en main, mais il ne lui donna point d’argent, de peur qu’il ne voulût le gagner : il lui promit seulement de le payer après la capture. Ce sergent fit ce qu’il en avait espéré. Il avertit cette fille, qui se trouva fort embarrassée, voyant bien qu’on lui ferait de terribles affaires, si malgré des gens infiniment plus riches qu’elle, et bien plus puissants, elle s’obstinait à vouloir m’épouser malgré moi. Dans le même temps on lui fit parler d’accommodement, et Dupuis s’y prit si bien et si vivement, que ce fut une affaire terminée en deux jours à peu de frais. Il est vrai qu’il m’en coûta de l’argent, et que je promis de prendre l’enfant ; mais sa mort qui arriva quinze jours après sa naissance, me délivra du soin de l’élever. Dupuis et sa fille firent encore plus pour se mettre l’esprit en repos. Ils ont marié cette fille à un homme de province, et Dupuis qui lui fit un présent de noce, m’obligea de contribuer à sa dot.

Cette affaire-ci m’avait un peu brouillé avec votre commère, qui prétendait que je lui avais manqué de fidélité. Elle m’en fit la mine pendant quelque temps, et n’eut point de repos que cette fille ne fût partie avec celui qui l’avait épousée. Pour Dupuis il n’en fit que rire. Cela donna matière à d’aussi plaisantes conversations entre lui, sa fille et moi, qu’on puisse jamais en avoir. Il n’était nullement prévenu en faveur du sexe ; et ne se mettait pas sur le pied de garder tant de mesures, et d’examiner ses paroles devant elle. C’est une terrible chose que ces démangeaisons de la chair, disait-il, surtout pour de jeunes filles. Les exemples de tant de malheureuses qu’elles voient tous les jours, ne les rendent pas plus sages : au contraire, plus il y en a de libertines aujourd’hui, et plus il y en aura demain. Je me figure, poursuivit-il, qu’elles se parlent ainsi à elles-mêmes. Telles et telles ont fait des enfants, et se sont perdues de réputation et d’honneur ; c’est qu’elles n’ont pas eu l’esprit de cacher leur secret comme telle et telle, dont on ne parle seulement pas. Madame une telle accoucha il n’y a que six mois ; elle souffrit des douleurs inconcevables ; elle fut si mal que l’on désespéra de sa vie, elle-même crut en mourir ; elle jurait son Dieu et son âme, que si elle en pouvait réchapper, son mari ne l’approcherait jamais ; elle renonçait à tous les hommes : cependant malgré ses douleurs et ses serments, la voilà encore grosse, et outre son mari, on dit qu’elle a encore un amant favorisé ; il faut donc que ce soit un grand plaisir que celui de la compagnie d’un homme. La curiosité porte à en goûter ; les réflexions émeuvent les sens ; un gaillard les surprend dans le moment de la tentation, elles résistent un peu pour faire honneur à leur défaite ; enfin elles succombent par faiblesse, et poursuivent par libertinage. Il n’y a que la première chasse qui coûte. Au commencement d’une aventure une fille est honteuse. Quelque plaisir qu’elle sente, un reste de pudeur lui en fait dissimuler une partie. Elle n’est encore que patiente, le temps l’apprivoise insensiblement, et elle devient enfin agente. Alors, à beau jeu, beau retour, le cavalier s’épuise, la belle qui ne fait qu’entrer en goût, court au change, et en fait tant, qu’à la fin le diable emporte la voiture et les cavaliers.

Il était impossible de s’empêcher de rire, lorsqu’il se mettait sur cette matière. Comme il était naturellement malin et goguenard, il assaisonnait ses paroles d’un certain ton de voix et d’un air railleur, qui valait mieux que le reste. Sa fille sortait lorsqu’elle voyait qu’il commençait, mais il avait le secret de la faire rester malgré elle, en la faisant mettre à table dans un coin. Elle s’était insensiblement accoutumée à l’entendre, elle lui répondait même assez souvent, et défendait son sexe le mieux qu’elle pouvait, sans lui faire changer d’opinion. Mais, lui dit-elle un jour, si vous êtes si fort persuadé de la fragilité des filles, pourquoi souffrez-vous que moi qui suis la vôtre, vive sur ma bonne foi comme j’y vis ? Et pourquoi ne craignez-vous pas que je fasse quelque sottise aussi bien que les autres ? Croyez-vous que par une règle particulière je me gouverne bien, vous qui ne croyez pas qu’il y ait une fille qui soit sage ? Car enfin si j’avais été d’humeur à me gouverner mal, qui m’en aurait empêchée, puisque vous m’en avez laissé toute la liberté ? Si j’avais eu envie d’avoir un galant, j’en aurais bientôt trouvé, et sans aller trop loin, Monsieur Des Ronais que voilà, s’est plusieurs fois offert à mon service, et s’y offrirait bien encore, ou je suis fort trompée. Vous ne la seriez pas, repris-je, et je vous dirai sincèrement devant Monsieur votre père, que vous n’êtes qu’une sotte de ne lui pas justifier par votre exemple, les sentiments qu’il a du général. Il n’est pas question de cela, interrompit Dupuis, chacun dans le monde agit selon ses lumières. Je ne suis ni espagnol, ni portugais, ni italien, ni turc ; je ne me fie point de la continence d’une fille sur des grilles ni sur des verroüils. La sagesse d’une fille n’est rien à moins qu’elle ne vienne de sa propre vertu, sans aucun secours étranger. Tout le monde a cela de propre, particulièrement les femmes, de se porter avec ardeur à tout ce qui est défendu. C’est ce qui fait qu’il y a assurément plus de libertines en Italie et en Espagne, qu’en France où les femmes sont libres, et où tout au moins elles ne font que très rarement les premières avances. La véritable vertu d’une fille consiste à être tentée et à ne pas succomber à la tentation ; et c’est ce qui fait que nos Françaises, qui conservent leur chasteté, sont mille fois plus louables que les femmes des autres nations que je viens de nommer, parce qu’elles sont toujours dans l’état de tentation par le commerce du monde, et qu’elles y résistent, au lieu que les autres ne doivent leur sagesse qu’aux murs qui les environnent. Ce qui fait que dès la première fois qu’on se trouve seul à seul avec elles, on débute comme les brutes par la conclusion. Et quoiqu’on dise que l’Espagne est le pays de l’amour, les gens de bon goût sur la galanterie, ont toujours plus de satisfaction d’une femme qui fait acheter ses faveurs, ou qui n’en accorde point du tout ; et c’est cette sagesse plus naturelle à nos Françaises qu’à aucune autre nation du monde, qui fait le sujet de l’admiration et de l’attache de leurs amants. Mais d’abord qu’il y a de la contrainte, bien loin qu’une fille trouve des charmes dans sa vertu, elle s’en dégoûte, et fait tout son possible pour obéir à son amant au hasard de tout.

Par exemple, poursuivit-il, si lorsque je n’ai pas voulu vous marier ensemble, je t’avais défendu, dit-il à sa fille, de voir Monsieur Des Ronais, mets la main à la conscience, n’est-il pas vrai que tu ne m’aurais pas obéi. Lorsqu’une fille donne des rendez-vous à un amant, qu’elle voit malgré ses parents, c’est un temps dérobé qu’elle y emploie, mais dont elle ne perd pas un moment. Un cavalier avance plus là ses affaires en un quart d’heure, qu’il ne fait en six mois quand il voit sa maîtresse tous les jours. C’eût été dans cette occasion que j’aurais craint que tu n’eusses suivi le penchant ; au lieu qu’en te laissant vivre avec lui à ta fantaisie, il n’a presque employé son temps qu’à se plaindre, et à me donner au diable entre cuir et chair, et qu’il t’a laissée en repos ; ce qu’il n’eût pas fait dans des endroits écartés, tels qu’on les choisit pour des rendez-vous : outre que je n’avais presque rien à craindre ici de Monsieur Des Ronais, ma propre expérience me le faisant connaître.

J’ai été jeune autrefois, poursuivit-il, j’aimais une fille que je recherchais pour le sacrement. J’en étais aimé ; et quoique je fusse effronté avec les autres, celle-là ne m’inspirait que du respect, ou du moins l’amour que j’avais pour elle, quoique violent, ne m’a jamais laissé la hardiesse d’entreprendre avec elle, ce que j’entreprenais toujours avec les autres. Ainsi je sais par moi-même, qu’on agit toujours autrement avec une fille qu’on veut épouser, qu’avec une autre, quoique d’égale qualité. Me trompé-je, continua-t-il, parlant à moi ? Est-il vrai que les moments que vous auriez passés ailleurs, n’auraient pas été aussi innocents que ceux que vous avez passés chez moi ? Je ne sais ce qui en eût été, répondis-je, mais je crois que j’aurais toujours eu le même respect, et que Mademoiselle eût toujours été également sage. Et moi je n’en crois rien, dit-il, du moins suis-je certain que vous ne lui auriez pas prêché la vertu, et j’aurais appréhendé qu’elle n’eût suivi vos conseils ; car quand une fille a de la confiance aux gens, elle s’abandonne à leur conduite ; et Dieu sait où vous l’auriez menée. Mais quel plaisir prenez-vous, repris-je, à nous laisser Mademoiselle et moi au hasard de succomber ? Que ne consentez-vous à notre mariage, puisque vous paraissez l’approuver ? C’était la fin ordinaire de nos conversations, et c’était à quoi il ne répondait qu’en changeant de propos, ou en disant qu’il n’y avait rien de pressé.

C’était ainsi que nous passions le temps. J’allais chez lui à tous moments, j’y mangeais tous les jours ; et pour être en effet le gendre de la maison, il ne me restait qu’à partager le lit de la fille. Ce fut à quoi je tâchai de la faire consentir ; mais j’eus beau lui faire remarquer les distinctions que son père avait pour moi, et sa tendresse pour elle, qui nous étaient de sûrs garants de son consentement, si notre commerce éclatait d’une manière ou d’autre ; et qu’il consentirait à notre mariage avec facilité, quand il n’y aurait plus pour lui d’autre parti à prendre, et qu’il verrait que nous aurions pris le nôtre ; toute ma rhétorique fut inutile. Elle me laissait parler et dire tout ce que je voulais, mais elle ne se laissait point persuader. Elle me répondait en riant, qu’elle ne voulait pas se mettre au hasard de me perdre, et qu’elle m’aimait trop pour en venir jusque-là ; que mon aventure, et ce que son père avait dit sur un sujet pareil, était son préservatif : eh qui vous presse, poursuivait-elle en riant ? Ne savez-vous pas bien trouver ailleurs ce qu’il vous faut ? Non, répondais-je. Je puis trouver ailleurs quelque plaisir du corps, mais ce n’est qu’avec vous que je puis goûter ceux du cœur. Hé mon Dieu ! disait-elle, la différence est, je crois, bien imaginaire.

Je n’en pus jamais tirer autre réponse : enfin, par la suite du temps, je m’étais fait une manière de vie que je ne comprenais pas moi-même. Je voyais tous les jours un homme, dont la vie me faisait mourir de chagrin, et que je ne pouvais haïr ; car outre ce qu’il avait fait pour moi, il me recevait comme son fils, et me faisait rire. Je voyais tous les jours une fille que j’aimais jusqu’à la fureur, et dont j’étais aimé à ce que je croyais, et cependant je ne ressentais aucun de ces mouvements impétueux, auxquels l’amour rend si sujets ceux qui sont remplis de passion. Tout ce que j’en puis dire, c’est que ne voyant pas jour à réussir, après avoir tant manqué d’entreprises, le cœur et le corps s’étaient fait une habitude de se laisser conduire par l’esprit et par la raison, et s’étaient rendus traitables.

Enfin après avoir vécu longtemps de cette sorte, Dupuis tomba tout d’un coup dans une très grande faiblesse. La nature défaillit en un instant. Il avait assez vécu pour songer à la mort. Il s’y prépara en bon chrétien, et comme cette fois-là il vit bien qu’il n’en pouvait revenir, il voulut se réconcilier avec moi, et me faire lire jusques au fond de son cœur. Après qu’il eut reçu tous ses sacrements, il nous fit venir dans sa chambre sa fille et moi. Il en fit sortir tout le monde ; il la fit asseoir sur son lit, et moi dans un fauteuil à son chevet.

Il me conta en peu de mots, et sans se flatter, toute sa vie. J’y vis une suite perpétuelle de pertes et de malheurs ; mais parmi tant d’infortunes et beaucoup de débauches, j’y remarquai un fonds de probité inépuisable. Il a été assurément un des plus honnêtes hommes du monde, d’une conscience nette et droite ; et si il l’avait moins été, outre qu’une partie de ses malheurs ne lui seraient point arrivés, il aurait acquis des biens immenses qu’il a mieux aimé mépriser, que de faire plier sa bonne foi, et son bon cœur. Il me dit que la certitude où il avait été depuis très longtemps de n’être point né pour être heureux, était ce qui l’avait forcé de se précautionner contre tout. Qu’il n’avait jamais douté que sa fille et moi n’en eussions fort bien usé à son égard, si il avait permis notre mariage. Que cependant il avouait n’avoir jamais pu vaincre dans son cœur la crainte du futur. Je ne vous donne rien, poursuivit-il, en vous donnant ma fille, elle est à vous par toutes sortes de raisons. Je vous demande pardon à l’un et à l’autre, de m’être si longtemps opposé à votre union ; mais je suis plus excusable que condamnable, de n’avoir pu vaincre dans mon cœur une faiblesse qui y était, et que la seule approche de la mort en chasse. Je sais que vous l’aimez véritablement, je ne saurais la remettre en de meilleures mains que les vôtres. Je vous la recommande pour elle-même, j’ose y joindre ma considération, qui est celle d’un mourant, qui vous proteste avec vérité, qu’il vous a toujours infiniment aimé et estimé pendant sa vie. Donnez-vous la main l’un à l’autre, j’espère qu’elle vous sera aussi chère après votre mariage, qu’elle vous l’a jamais été, parce que j’espère qu’elle sera toujours la même, et qu’elle ne vous fera jamais repentir de l’honneur que vous lui faites. Je prie Dieu qu’il vous comble de ses bénédictions. Je vous donne la mienne, poursuivit-il, en parlant à sa fille ; mais c’est à la charge que vous vous en rendrez digne par votre vertu, et par un sincère et inviolable attachement à la personne de Monsieur Des Ronais. Rendez grâce à Dieu de vous avoir destinée à un homme comme lui ; ayez pour lui toute la tendresse qu’il mérite, et toute la reconnaissance que vous devez à l’honneur qu’il vous fait ; car naturellement il pouvait mieux prétendre que vous ; et ayez pour lui sans fard, et sans étude, toute la fidélité, la soumission et le respect qu’une honnête femme doit à son époux, c’est à ces conditions que j’attache ma bénédiction. Allez, poursuivit-il, s’adressant à moi, dites à mon confesseur ce que je viens de vous dire, et demandez-lui s’il n’y a pas moyen de vous épouser dans ma chambre même. Je n’ai plus rien à prétendre au monde, et je mourrais tout à fait content, si je pouvais vous voir l’un à l’autre, et voir ma fille avant ma mort dans une alliance assurée, que mille contretemps peuvent faire manquer quand je ne serai plus. Hâtez-vous, si vous voulez que j’en aie la satisfaction ; je sens mes forces, et je n’ai pas pour plus de trois heures de vie.

Il semblait qu’il prévît ce qui devait arriver après sa mort ; mais le voyant dans une si bonne disposition, j’en voulus profiter. Je ne croyais pas qu’il fût si bas qu’il le disait ; car je lui voyais, outre un jugement net et un discours solide, une parole forte et les yeux vifs. Le pauvre homme se sentait et se connaissait mieux que moi. J’avais une douleur très véritable de l’état où je le voyais. Les pleurs de sa fille qui étaient sincères, me pénétraient. J’admirais la tranquillité dont il la consolait ; car il est certain qu’il mourut en stoïque, et qu’il ne lui échappa jamais ni impatience, ni aucune parole qui marquât le moindre retour vers le monde. Je parlai à son confesseur en sa présence, il m’avoua de tout. Le confesseur nous dit qu’il ne pouvait pas nous donner la bénédiction de mariage sans la permission de l’archevêque de Paris ; mais qu’il ne doutait pas de l’obtenir dans l’état qu’étaient les choses. Nous le priâmes de se donner la peine d’y aller. Il le fit après avoir pris nos noms et nos qualités, et laissa un autre ecclésiastique auprès de Dupuis. Nous y restâmes aussi. Ce fut là que je vis dans un mourant une véritable et sincère résignation, et un véritable détachement de toutes choses ; enfin des sentiments tels que je souhaite les avoir, lorsque je serai dans le même état. Il nous récita ces vers-ci, que lui-même avait faits.

SENTIMENTS DE DUPUIS MOURANT.

Bientôt enseveli dans un profond sommeil
Je ne verrai plus le soleil.
Bientôt débarrassé des troubles de la terre,
Et bientôt au nombre des morts,
Je ne me verrai plus dans l’esprit et le corps
Contraint de soutenir une éternelle guerre.

Un trépas désiré vient me fermer les yeux
Je ne reverrai plus cet œil brillant des cieux.
Je ne trouverai plus sa lumière importune,
Mes malheurs sont égaux au nombre de mes jours,
Je ne gémirai plus des coups de la fortune,
Ma mort en arrête le cours.

Ce n’est point un mal que la mort ;
Je m’y prépare sans effort.
Toujours obéissant aux lois de la nature
Lorsqu’elle l’a voulu ma mère m’a conçu,
J’ai suivi volontiers ma pénible aventure,
Et je rends volontiers le jour que j’ai reçu,

Mortels qui commencez aujourd’hui votre vie,
Je ne vous porte point d’envie.
Les troubles d’ici-bas sont pires que la mort,
Si du fond du néant j’avais pu les connaître,
Et que Dieu m’eût laissé le maître de mon sort,
Je n’aurais jamais voulu naître.

Tous les jours opposés à de nouveaux malheurs ;
Tous les jours exposés aux nouvelles douleurs
D’un corps sujet à pourriture ;
Se sentir de chagrin dévorer jusqu’aux os ;
Voilà, faibles mortels, notre vive peinture ;
Ce n’est point en vivant qu’on trouve du repos.

Contre tous ces malheurs la mort m’ouvre un asile,
Je m’y jette l’esprit tranquille.
Je ne reconnais point d’horreur dans le trépas.
Dans l’immense bonté du créateur du monde
Après les troubles d’ici-bas,
Je ne vois qu’une paix profonde.

Comme je ne me souvenais pas d’avoir jamais vu ces vers, je lui demandai si c’était lui qui en était l’auteur. Il me dit que oui, et qu’il les avait faits quelques mois auparavant. Je le priai de me les dicter, il le fit ; et ce furent presque ses dernières paroles, car en me serrant la main et en demandant des prières, il expira entre mes bras. Sa mort m’arracha des larmes, et je secondai très sincèrement la douleur de sa fille, qui était excessive.

La permission de nous marier arriva après son dernier soupir ; et elle nous fut inutile par l’obstination de cet ecclésiastique, qui ne voulut jamais s’en servir, et qui nous dit que Monseigneur n’avait accordé cette permission que pour satisfaire l’esprit d’un homme mourant, et lui mettre la conscience en repos du côté du monde, en l’obligeant à n’y plus songer. Qu’il nous marierait très volontiers, si Monsieur Dupuis était encore en état d’en être le témoin et de le voir ; mais que son dernier soupir avait changé le tout, et que notre mariage ne regardant plus que nous, et nullement le mort, à qui il était désormais indifférent, nous n’étions pas dans la situation de nous dispenser des cérémonies ordinaires de l’Église.

Ce fut une nécessité, il en fallut passer par là. Quelque bonne mine que j’aie faite depuis à cet ecclésiastique, il est certain que je lui veux tous les maux du monde et il est en effet cause de tout le mal qui m’est arrivé depuis. Son zèle n’était pas condamnable dans le fond, mais un sacrement est toujours un sacrement, de quelque manière qu’il soit administré ; et à mon égard, je me serais tenu aussi bien marié que si je l’avais été par le pape même, à la face de toute l’Europe. Ce confesseur fut plus circonspect, et je perdis ma rhétorique aussi bien que Madame Dupuis et notre ami son fils, qui comme moi, firent leur possible. L’infidèle Manon, qui avait son dessein déjà formé, et qui apparemment n’avait été retenue que par la présence de son père qui aurait blâmé son inconstance, en fut, je crois, fort aise. Cependant je fus assez dupe pour croire qu’elle agissait de bonne foi, quand faisant trêve à ses larmes pour un moment, elle pria cet ecclésiastique de nous marier, et lui offrit même un présent fort considérable, pour l’obliger de nous donner la bénédiction ; mais la perfide voyait bien qu’il était trop obstiné pour le faire.

Comme excepté l’empêchement que Dupuis avait toujours apporté à son mariage, jamais père n’en avait usé mieux que lui, il est certain qu’elle en eut un regret très sensible. Je la consolai le mieux que je pus, et m’affligeant avec elle, je la conduisis chez moi, ayant pris cette maison-ci, sitôt mon affaire arrivée chez Madame de Ricoux avec qui j’étais brouillé à cause de cette fille qu’elle disait que j’avais débauché chez elle ; et n’y mangeant plus je ne voulus plus y loger.

J’y amenai donc Mademoiselle Dupuis, à qui Mademoiselle Grandet pour lors veuve, et Madame de Contamine vinrent tenir compagnie, et je retournai chez elle, où j’avais laissé Madame Dupuis et son fils, belle-sœur et neveu du mort, et plusieurs autres parents, qui tous me regardaient comme le maître du logis, et qui me laissèrent faire comme je l’entendais. J’avais pris de votre commère toutes les clefs de l’appartement de son père et du sien. Je fis apposer le scellé que je fis lever deux jours après. J’ordonnai de la pompe funèbre, des prières et de tout le reste : enfin j’agis en tout comme si j’avais été effectivement le maître. Lorsqu’on fit l’inventaire, je m’emparai de tout, je fis comme pour moi-même. L’infidèle me faisait pourtant travailler pour un autre ; mais je n’étais pas devin. Elle signa tout ce que je lui dis de signer, et ne signa pas ce que je ne voulus pas qu’elle signât. Enfin elle se rapporta de tout à moi, et ne s’en est pas repentie. Comme son père ne lui avait pas laissé un sou de dettes, et qu’elle était seule fille et héritière, il n’y eut pas un mot de contestation. Elle n’eut qu’à essuyer les formalités de justice comme mineure émancipée, et Dupuis comme son curateur ; toute la famille lui ayant déféré cet honneur sans charge. Elle se mit en possession de tout de plein droit, et lorsque tout fut net chez elle et en bon ordre, je l’y reconduisis si abattue, que je n’osai lui parler sitôt de notre mariage.

Madame Dupuis sa tante, mère de notre ami, qu’apparemment elle avait priée d’en agir ainsi, lui représenta en ma présence, que si elle se mariait sitôt après la mort de son père, cela donnerait à parler ; qu’on dirait dans le monde tout le contraire de la vérité, et qu’elle devait laisser passer quelque temps. Cette raison était faible, chacun savait ce qui en était, cependant je la pris pour bonne. Elle consentit la première à différer, et la perfide ne cherchant qu’à gagner du temps pour trouver un prétexte de rupture, me pria d’y consentir aussi. Cela me chagrina, je fis néanmoins tout ce qu’elle voulut. Je n’avais pas coutume de la contredire en rien, et je consentis d’autant plutôt, qu’il m’était arrivé quelque affaire en Angoumois où il était à propos que j’allasse. Ce voyage devait être environ d’un mois sur le lieu, et le temps d’aller et de venir faisait environ celui qu’elle voulait retarder. Et comme sa tante lui dit encore, qu’il n’était pas honnête qu’une fille seule tînt sa maison avec tant de domestiques, je lui conseillai d’aller passer ce temps-là chez elle parce que j’espérais que la compagnie qu’elle y verrait, et surtout l’esprit jovial de son cousin, la retireraient insensiblement du fond de sa tristesse. Elle me crut, alla chez sa tante, et y est encore.

Quinze jours après, ou environ, j’allai la voir pour la dernière fois, étant la veille de mon départ ; je lui vis écrire quelques lettres par la poste. Je ne m’en inquiétai point, sachant bien qu’étant pour lors maîtresse de son bien, dont une partie est située en province, elle pouvait avoir relation pour ses affaires avec des gens à qui elle était obligée d’écrire. Je m’aperçus pourtant qu’il y en avait une entre autres, dont elle avait voulu me cacher l’adresse. Vouloir cacher quelque chose à un amant, c’est justement vouloir lui donner de la curiosité. Les termes où nous en étions, pouvaient me permettre de lui demander à qui elle écrivait. Je ne le fis pourtant pas. Je me contentai de laisser tomber un gant, et en le ramassant je levai la tête que j’avais baissée ; et comme cette adresse était au-dessous, j’y lus le nom de Gauthier sans savoir en quelle ville. Cette adresse était de sa main, et le cachet était le sien ; mais n’ayant jamais entendu parler d’aucun nom comme celui-là, je ne m’en embarrassai pas davantage.

Je partis pour mon voyage, au retour duquel nous devions être mariés. Nos adieux furent encore plus tendres qu’à mon premier voyage. J’agis cette fois-ci en homme impatient de jouir de sa conquête. Je ne vis uniquement que les gens à qui j’avais à faire. Je sacrifiai une partie de mes droits pour terminer promptement, et enfin je fus de retour à Paris quinze jours avant qu’on m’y attendît.

J’allai chez elle dès que je fus arrivé, avant même que d’aller chez moi, elle n’y était pas. Il y arriva dans le moment même que j’y étais, un facteur avec deux lettres pour elle. Sa femme de chambre qui savait l’état où nous en étions, me les laissa prendre. Je lui recommandai de ne point dire que j’étais venu, et cela parce que je voulais lui faire une surprise, en mettant une lettre de ma main dans une de celles que j’avais, afin de l’embarrasser pour en rire. Cette fille me le permit, et j’allai chez moi me débotter ; car comme je vous ai dit, j’étais venu descendre chez elle. J’étais prévenu que ces lettres ne parlaient que des affaires qui concernaient son héritage, et qu’elle ne serait pas fâchée que j’en eusse décacheté une. Je le fis donc sans hésiter. Mais quelle lecture ! Il faut être moi, pour bien concevoir ma rage et mon désespoir : je ne pouvais soupçonner qu’il y eût aucun tour là-dessous. Le facteur des mains de qui je l’avais reçue était le même qui m’en apportait chez moi. Cette lettre était signée par un nommé Gauthier. Cela me fit souvenir du soin qu’elle avait pris de me cacher une adresse à un nom pareil. Je ne savais que dire, ni que penser. Vous êtes sans doute en peine de savoir ce que chantait cette lettre, il est juste de vous le dire, en voici la copie mot pour mot.

LETTRE.

C’est avec la dernière joie, Mademoiselle, que j’ai reçu votre lettre du 14. et que j’ai appris qu’enfin vous n’êtes plus sous la tyrannie de votre père. J’ai mille fois admiré la complaisance que vous aviez pour lui, et la vertu avec laquelle vous supportiez ses mauvaises humeurs. Je ne croyais pas que la piété filiale pût s’étendre jusqu’à rendre des services tels que ceux que vous lui avez rendus dans sa maladie. Enfin vous êtes libre, j’en remercie Dieu tous les jours, tant pour vous que pour moi. Je n’ai plus que très peu de temps à rester ici, et dans quinze jours au plus tard, j’espère aller goûter auprès de vous tous les plaisirs que peut promettre un amour heureux vainqueur de tant de traverses, et d’un rival favorisé par un homme de qui vous dépendiez. Tel qu’il soit ce rival, je vous jure sa perte sitôt que je serai arrivé, ou ma mort me délivrera de l’horreur de vous voir entre ses bras. Puisque vous voulez bien vous donner à moi, rien ne m’empêchera d’être heureux, ni de vous prouver qu’on n’a jamais été plus fidèle ni plus amoureux que Gauthier.

À Grenoble, le...

De bonne foi, mon cher ami, qu’auriez-vous fait en ma place ? Quel parti auriez-vous pris ? On ne meurt point de douleur, j’en serais mort dans le moment même. Je restai plus d’une heure comme bête, tant un coup si imprévu m’avait étourdi. La rage succéda à ma douleur. Je n’écoutai plus que ma fureur, et résolus de prévenir cet homme, qui promettait si bien ma mort avant que de m’avoir vu. Je mis la main à la plume, je ne me souviens plus de ce que j’écrivis dans le transport où j’étais. Je lui renvoyai ses lettres sans avoir vu que celle de ce Gauthier, et lui envoyai aussi ce que je venais d’écrire. Je remontai à cheval dans l’instant même, et me rendis en poste à Grenoble, dans le dessein de voir si ce Monsieur Gauthier serait aussi méchant de près que de loin. La colère me donnait des ailes ; j’y fus en trente heures, et sans me reposer, je fis chercher cet homme partout où je pouvais en apprendre des nouvelles, je n’en pus rien découvrir. Enfin rebuté de mes recherches inutiles, pis qu’enragé contre ma perfide, je traversai le Lyonnais et le Forez, et me rendis à Angoulême, résolu d’y rester jusqu’à ce que je l’eusse tout à fait oubliée. Quatre mois n’y ont pas suffi. J’y serais resté davantage ; mais les intérêts de ma charge, à laquelle il a fallu me faire recevoir, m’ont forcé de revenir à Paris, il y en a environ trois plus animé contre elle que jamais.

Elle vint pour me voir dès le lendemain que je fus revenu. Je fis dire que je n’y étais pas, et défendis qu’on la laissât jamais entrer si elle revenait. Cet ordre a été exécuté : elle m’a écrit, je lui ai renvoyé ses lettres cachetées, avec son portrait et d’autres bijoux que j’avais eus d’elle. Depuis ce temps-là son cousin et d’autres ont voulu nous bien remettre ensemble ; mais comme la trahison est trop noire et trop visible, je n’ai point voulu entendre parler d’elle. Elle ne m’a rien envoyé, je ne lui redemande rien, si ce n’est qu’elle me laisse en repos. Elle n’est point mariée, et je ne sais ce qui peut l’en avoir empêchée ; car outre son Gauthier que je n’ai jamais pu découvrir, elle a été demandée par deux personnes qui valent mieux qu’elle, et qu’elle ne devait pas refuser. Je n’ai pas cherché ce Gauthier avec beaucoup de soin, parce que j’ai cru que la meilleure vengeance que j’en pouvais tirer, était de les mépriser l’un et l’autre.

À présent je ne sais ce qu’elle veut vous dire, mais je sais bien que je n’ai pas imposé d’un mot ; et je crois que vous ne feriez pas autre chose que ce que je fais, c’est-à-dire, de témoigner une très grande indifférence, qui n’est pourtant pas telle que je la voudrais ; car pour vous en parler sincèrement, j’ai toujours des retours de tendresse qui me rappellent vers elle ; mais il me semble que la perfidie est trop noire pour ne me pas abandonner tout à fait à mon dépit et à mon honneur.

Si Mademoiselle Dupuis, reprit Des Frans, est une infidèle, j’approuve fort votre procédé. Elle ne mérite pas qu’un honnête homme songe à elle ; mais n’étant pas prévenu comme vous je jurerais, qu’il y a là-dessous du malentendu. En effet, comment aurait-elle fait pour pratiquer ce Monsieur Gauthier, sans que vous l’eussiez jamais vu, vous qui étiez toujours chez elle ? À quelle fin se promettre à deux en même temps ? Pourquoi vous manquer après tant de démarches faites en votre faveur ? Qu’aurait-elle eu à venir tant de fois vous chercher ? Que pourrait être devenu ce Gauthier ? Pourquoi vous écrit-elle ? Et enfin si elle est une infidèle, pourquoi tenter votre raccommodement ? Tout cela cache un mystère dont vous devriez déjà être éclairci ; et je suis sûr qu’il y a du malentendu, ou du moins de la précipitation de votre côté, et du hasard du sien, ou bien elle est la plus fourbe, et la plus scélérate fille qui soit au monde, puisque Silvie est morte.

Je ne sais ce qu’il peut y avoir, reprit Des Ronais. Je vous avoue que je n’y connais rien moi-même, et que les faits ne me paraissent pas bien concertés. Je vous prie, quand vous la verrez, si la conversation tombe sur moi, comme je n’en doute pas, faites en sorte d’en savoir la vérité. Un regard fixe qu’elle jeta sur moi avant-hier, dérangea une partie de ma colère ; et c’est pour cela que je ne veux pas lui parler moi-même. Cela vaut fait, reprit Des Frans, et dès aujourd’hui vous en saurez des nouvelles. J’ai promis à son cousin d’y aller demain, mais il n’est que cinq heures, il fait beau, je suis en état de sortir, et je n’ai rien à faire. Si vous voulez me le permettre, j’irai tout présentement ; et à mon retour je vous en dirai des nouvelles certaines en soupant. Je n’y tarderai qu’autant de temps qu’il m’en faudra pour m’instruire de ce que je veux savoir ; car franchement j’ai besoin de repos, n’ayant presque point reposé ces deux dernières nuits, que j’ai passées à la noce de Monsieur de Jussy, et j’étais fatigué de mon voyage.

Des Ronais le remercia de ses offres, et ne les accepta que pour le lendemain qu’il sortit à l’issue du dîner. Il vit ses oncles qui étaient de retour, et qui le reçurent fort bien, parce qu’il ne leur demanda rien. Il leur témoigna qu’il voulait se fixer à Paris, et les pria de l’aider de leurs lumières pour lui faire acheter une charge telle qu’il leur témoigna en vouloir une ; et alla ensuite passer le reste de l’après-midi chez la maîtresse de son ami.

Ils se firent mille civilités l’un à l’autre. La belle Dupuis lui fit mille questions, à quoi il répondit, et finit par dire, qu’étant arrivé comme étranger dans sa patrie, il avait été fort heureux de rencontrer Monsieur Des Ronais, qui par ses honnêtetés, et la retraite qu’il lui avait donnée chez lui, lui avait fait connaître, qu’il avait toujours pour lui la même amitié qu’ils avaient contractée dès leur première jeunesse. C’est, ajouta-t-il, un fort honnête homme à qui je serais ravi de rendre service. Vous le pouvez, reprit Mademoiselle Dupuis, en le remettant dans son bon sens, dont il est privé depuis huit mois. Il ne m’a rien paru dans lui que d’un homme fort sage, reprit Des Frans. C’est pourtant un fou, et vous en conviendrez vous-même, ajouta-t-elle, quand vous saurez les extravagances qu’il m’a faites. Il m’a raconté, dit Des Frans, ce qui s’est passé entre vous deux. Eh vous a-t-il raconté, interrompit-elle, les belles visions qu’il s’est allé mettre dans la tête ? J’en ai eu pitié au commencement, poursuivit-elle. J’ai fait ce que j’ai pu pour le désabuser, je ne me suis pas contentée d’aller chez lui plusieurs fois, quoiqu’il ait eu l’incivilité de me refuser sa porte dès la première. Cette action qui a scandalisé tout le monde, qui l’a sue, ne m’a point rebutée. Je lui ai écrit coup sur coup ; il m’a renvoyé toutes mes lettres sans les lire. Il fait bien pis ; car partout où il me voit, il me brusque, bien loin d’avoir pour moi la moindre des civilités que son sexe doit au mien ; et tout cela fondé sur une lettre que j’ai voulu mille fois lui expliquer, sans qu’il ait voulu m’entendre. Dites-moi de bonne foi, ajouta-t-elle, s’il n’est pas étonnant qu’un homme assez fou pour courir en Dauphiné dans le dessein de se battre avec un rival, refuse de faire un pas pour s’expliquer avec une fille qu’il aime ? Car quelque mine qu’il fasse de me haïr, le pauvre garçon se trompe. Je le connais trop bien pour prendre le change. De mon côté, je ne m’en cache pas, quoique je doive être rebutée de ce que j’ai fait, et de son peu de confiance en moi, je l’aime toujours également. J’ai voulu lui donner de la jalousie pour l’obliger d’en venir aux explications, j’ai perdu mon temps. Il n’a tenu qu’à moi de me marier, et fort avantageusement ; mais je ne puis songer qu’à lui, et je mourrai fille, ou je l’épouserai. Je le regarde toujours comme devant être mon époux, non seulement par la volonté et l’ordre de mon père, mais parce que je n’aime que lui. J’ai été fort longtemps à pleurer son changement, ou plutôt son opiniâtreté, je n’en suis point consolée ? Mais enfin il faut finir. Vous êtes son ami, ayez pitié de l’état où nous sommes lui et moi. Je suis lasse de me tourmenter inutilement ; faites-nous la grâce de savoir de lui quand il veut que je me justifie, ce sera bientôt fait. Je n’ai qu’à lui dire ce que je lui ai plusieurs fois écrit. Si nous nous raccommodons, nous vous aurons obligation du raccommodement. Et si vous ne vous raccommodez pas, reprit Des Frans en riant, quelle obligation m’aurez-vous ? Je vous aurai en mon particulier, reprit-elle, celle d’avoir achevé de me déterminer à me jeter dans un convent avant la fin de la semaine. Mais je crois que nous renouerons, car je suis sûre qu’il m’aime autant que jamais ; et pour moi je vais vous montrer à quel point je l’aime, puisque je garde encore des mesures avec lui, après en avoir reçu l’impertinente lettre que voilà, et que je vous prie de lire. Elle lui mit une lettre entre les mains, il l’ouvrit et lut.

LETTRE.

Le hasard vient de me découvrir votre perfidie, je vous renvoie la lettre de votre cher amant, à qui j’en vais porter réponse pour ce qui me regarde. Vous lui avez apparemment dit que je suis un lâche, puisqu’il jure si bien ma perte sans me connaître. Il faut le voir, ce nouveau Mars. Je vais lui porter ma vie, ou lui arracher la sienne. Je ne vais pas vous disputer, vous ne le méritez pas ; je serais fâché d’avoir fait une pareille démarche pour une perfide comme vous. Je vais lui faire voir que vous n’êtes pas sincère en lui mandant que je manque de cœur. J’en ai pourtant assez pour ne me venger de vous, qu’en vous méprisant comme la plus infâme des créatures. Je vous regarde comme une perdue plus digne de compassion que de haine. Adieu, votre destin me vengera de vous. À force de chercher vous trouverez quelque plumet de votre manière. Je vous renvoie tout ce que j’ai à vous. J’ai brûlé vos lettres, votre esprit est trop fertile en galanterie, pour avoir besoin d’un pareil modèle, et j’estime vos faveurs à l’égal de celles des courtisanes.

Vous voyez bien, poursuivit-elle, après qu’il eut lu, que votre ami a pris tout de bon la chèvre. Vous voyez bien que je devrais le laisser là ; mais non, je l’aime trop pour n’avoir pas pitié des peines qu’il se donne à plaisir. Je n’ai montré cette lettre qu’à deux dames de mes amies. Si mon cousin l’avait vue, ils ne seraient pas si bons amis qu’ils sont. Je vous la confie pour la rendre à Monsieur Des Ronais. Je l’ai toujours regardé comme mon mari ; sur ce pied-là je pardonne à ses mauvaises humeurs, et veux en agir avec lui comme si j’étais en effet sa femme ; parce que je la serai quand il voudra. Ainsi je passe par-dessus tous les égards que je me dois, comme fille. Mais si il abuse encore cette fois-ci de ma bonté, vous pouvez lui dire que ce sera assurément la dernière.

Concertons tout, reprit Des Frans, la lettre qu’il ouvrit vous était adressée ; elle cadrait à vos aventures ; elle était d’un amant favorisé ; et je ne vois pas que Monsieur Des Ronais ait beaucoup tort d’avoir pris feu. Il est vrai, dit-elle, que la lettre m’était adressée, mais il n’est pas vrai qu’elle fût pour moi ; c’est ce que je lui ferai connaître sitôt qu’il voudra. L’homme qui l’a écrite, et la demoiselle pour qui elle était, sont mariés ensemble, et sont tous deux à Paris. Il est bon que l’éclaircissement se fasse en leur présence, afin que Monsieur Des Ronais parle à Monsieur de Terny, qui est le Gauthier de cette lettre. Monsieur de Terny lui montrera de son écriture, et on lui dira pourquoi elle était sous un nom emprunté, et qu’elle m’était adressée. J’enverrai demain quérir le mari et la femme pour dîner ici. Je suis certaine qu’ils y viendront, venez-y aussi et amenez Monsieur Des Ronais ; je suis fort trompée si nous ne nous séparons bons amis. Et si Monsieur Des Ronais, dit Des Frans en riant, ne veut pas venir, que lui dirai-je ? Que vous le ferez mettre aux petites Maisons, reprit-elle aussi en riant. Et pour témoigner que vous parlez par mon ordre, voilà avec sa belle lettre mon portrait que je lui renvoie. Rendez-le-lui, et dites-lui de ma part, qu’il est un fou de me l’avoir renvoyé, que j’ai encore le sien, et que je le garderai toute ma vie. Je vois bien, reprit Des Frans, en riant, que votre raccommodement sera bientôt fait ; car si vous l’aimez, je vous jure qu’il vous aime bien aussi, et que ce n’est qu’un dépit amoureux qui le tient. Avouez tout, interrompit-elle, et convenez qu’il est un extravagant, au désespoir à présent de n’avoir pas accepté les moyens que je lui ai donnés de s’éclaircir.

Comme ils discouraient ainsi, il arriva une dame d’une magnificence achevée, qui venait voir Mademoiselle Dupuis. Des Frans voulut sortir, mais il en fut empêché par elle-même. Vous ne reconnaissez pas Madame, lui dit la belle Dupuis, vous ne la regardez qu’avec indifférence. Il la regarda pour lors avec attention. Je demande pardon à Madame, dit-il, si je ne la remets pas d’abord. J’ai quelque idée de l’avoir vue, mais je ne puis me souvenir où c’était. Je suis tellement changée depuis ce temps-là, reprit cette dame, que je ne m’étonne pas, Monsieur, que vous ne me remettiez point. Si peu de gens jetaient les yeux sur moi, il n’y a que six ans, j’étais si peu de chose dans le monde, que quelque idée que vous en ayez, vous ne vous imaginerez jamais qui je suis à présent. Je ne sais point ce que vous êtes à présent Madame, reprit-il, mais vos traits me rappellent une fille qui demeurait dans une maison où je fréquentais souvent. Je n’ose pas vous la nommer par la grande disproportion de l’état où je vous vois, à celui où était cette fille. Vous ne vous trompez pourtant pas, reprit cette dame. Est-il possible Madame, reprit-il, que ce soit vous que j’ai vue autrefois si différente de vous-même ? Oui, interrompit la belle Dupuis, Madame est la même personne que vous avez connue sous le nom d’Angélique, et qui ne doit à présent sa fortune qu’à sa beauté et à sa vertu. Elle est à présent femme de Monsieur de Contamine. Ah ! Madame, reprit promptement Des Frans, est-il possible que ce que Mademoiselle Dupuis me dit, soit une vérité ? Oui Monsieur, répondit cette dame, c’en est une ; tout le monde sait ce que j’ai été autrefois, et je m’en souviendrai toujours, pour me confirmer dans la reconnaissance que je dois à Monsieur de Contamine, et à Mademoiselle Dupuis, qui a bien voulu se donner pour moi des peines, dont je lui aurai obligation toute ma vie. Vous savez bien que je lui en ai quelqu’une, mais les dernières que vous ignorez, et que vous apprendrez quand il vous plaira, sont celles à qui je dois tout ce que je suis. Je n’ai rien fait pour vous Madame, qui mérite tant de reconnaissance, reprit cette aimable fille, vous ne devez votre rang qu’à votre mérite ; vous êtes seule qui puisse me faire dire que la fortune seconde quelquefois la vertu. J’ignore, reprit Des Frans, quels services Mademoiselle a pu vous rendre ; mais, Madame, après vous avoir vue ce que je vous ai vue, vous voir à présent l’épouse de Monsieur de Contamine, je vous avoue que c’est un changement qui me passe, et que je ne puis presque comprendre. Eh bien, reprit l’aimable Dupuis, retournez chez Monsieur Des Ronais, il sait l’histoire de Madame, elle a bien voulu la lui dire elle-même ; dites-lui qu’il vous en fasse le récit, il ne vous ennuiera pas, et je suis sûre que Madame ne sera pas fâchée que vous l’appreniez ; car outre qu’il n’y a rien qui ne soit à son avantage, je lui ai mille fois entendu parler de vous avec éloge, et cela me fait croire que Des Ronais ne la désobligera pas.

Je ne serai jamais fâchée que Monsieur Des Ronais dise à Monsieur Des Frans, ce qu’il sait de moi, reprit cette dame, et si j’étais fâchée de ce que quelqu’un sait mes affaires, ce serait de ce qu’il les sait lui-même, sans avoir voulu me laisser voir clair dans les siennes, ni que je fusse sa confidente ; Mademoiselle Dupuis, poursuivit-elle, me dit dès hier que vous viendriez la voir aujourd’hui, c’est ce qui m’y a fait venir. Vous êtes l’ami de Des Ronais, dites-lui de ma part que je suis scandalisée de son peu de civilité, qu’il devait m’écouter quand j’ai voulu lui parler de sa maîtresse ; qu’il ne pouvait pas moins faire par complaisance pour mon sexe, si il ne m’écoutait pas pour ses intérêts propres, qu’il est cause du peu d’embonpoint de Mademoiselle, et que je lui en veux bien du mal. Dites-lui pourtant, que je ne suis pas malfaisante, et qu’au lieu de me venger de lui comme je le pouvais, en animant sa maîtresse contre ses manières désobligeantes, j’ai toujours soutenu que ce n’était au commencement qu’un dépit amoureux que la bonté de Mademoiselle a nourri et qu’une fierté hors d’œuvre de sa part a prolongé.

La belle Dupuis lui rendit compte de la conversation qu’elle venait d’avoir avec Des Frans, qui continua. Des Ronais est trop heureux, Madame, dit-il, d’avoir une si bonne protectrice et une maîtresse si tendre ; et je vous jure, que s’il ne se rend pas à ce que je vais lui dire, je romprai avec lui pour toujours. Amenez-le-nous seulement, lui dit cette dame en riant ; Monsieur de Contamine et Madame de Cologny seront demain tout le jour à Saint-Germain, je viendrai dîner ici, je m’en prie moi-même, et je me fais fort que nous le rendrons plus souple et plus humilié devant sa maîtresse qu’un novice de convent devant son provincial. Il le promit et sortit.

Des Ronais l’attendait avec impatience. Eh bien, lui dit-il, dès qu’il le vit, avez-vous de bonnes nouvelles à me dire ? Non, répondit Des Frans en riant, mais j’ai à vous quereller de la part de ma commère, qui est fort innocente de la lettre dont vous l’accusez d’être l’héroïne, et de la part de Madame de Contamine que j’ai laissée chez elle. Vous êtes trop heureux en bonne amie et en maîtresse ; on vous aime toujours, et on est sûre d’être aimée aussi. On vous traite de fou et d’incivil, et on vous rend justice. On est prêt à vous épouser, et pour arrhes de la noce, voilà le portrait de la future épouse que je vous rapporte, avec la belle lettre que vous lui avez écrite. On vous fera connaître le quiproquo demain à dîner ; le rendez-vous est pris. Le prétendu Gauthier qui n’est qu’un nom en l’air, s’y trouvera. C’est Monsieur de Terny qui s’est servi du nom et de l’adresse de son valet de chambre, pour des raisons que vous saurez. Il écrira devant vous, pour vous convaincre qu’elle était de sa main ; et sa femme pour lors sa maîtresse, vous certifiera qu’elle l’a reçue. On vous dira pourquoi ces lettres étaient adressées à votre maîtresse, et pourquoi elle renvoyait les réponses. Enfin on vous satisfera, on vous pardonnera vos brusqueries, et on vous épousera si vous voulez. Sinon pour vous montrer qu’on ne reste dans le monde que pour vous, on se mettra dans un convent.

Voilà ce qu’on m’a chargé de vous dire, et que vous preniez bien garde à vous bien servir de cette occasion-ci, car si vous la refusez, vous pouvez compter que ce sera la dernière. J’ai promis de vous mener au rendez-vous, sinon j’ai promis de rompre avec vous. Je tiendrai ma parole de quelque côté que ce soit, c’est à vous à choisir. Je ne veux entendre ni vos si ni vos mais, je veux seulement que vous m’appreniez l’histoire de Madame de Contamine. Vous la savez d’elle-même, et elle et votre maîtresse vous chargent de me l’apprendre. Vous me dites là tant de choses à la fois, répondit Des Ronais, que je ne sais par où je commencerai pour satisfaire. Comment se peut-il qu’une lettre qui est écrite à une fille, qui cadre si bien à son sujet, qui lui est adressée sans enveloppe, et qu’elle reçoit par la poste, ne soit pas pour elle ? Tous les faits sont vrais, reprit Des Frans, on vous les avoue ; mais on nie la conséquence que vous en tirez. On vous en instruira demain, j’y serai présent : toujours puis-je vous assurer que le changement que vous avez remarqué dans la beauté de votre maîtresse, ne provient que du chagrin qu’elle a de vos manières. Elle n’aime que vous, elle ne compte que sur vous, c’est de quoi je puis vous répondre. Elle a voulu vous instruire de tout et de bouche et par écrit. Elle a fait ce qu’elle a pu pour vous rappeler, et ce n’est que votre faute d’avoir été si longtemps brouillés. Voilà tout ce que je puis vous dire, ne sachant rien de plus. Demain vous saurez le reste et j’ai fort envie de savoir l’histoire de Madame de Contamine, et comment une fille que j’ai vu servir à la chambre de la mère de votre maîtresse, a pu s’élever à la fortune où elle est à présent, c’est ce que je ne comprends pas.

Vous seriez le seul, reprit Des Ronais, qu’un tel changement ne surprendrait pas. Il a surpris tous ceux qui l’ont su ; et ce qui étonne encore davantage, c’est qu’elle a épousé Monsieur de Contamine du consentement de Madame de Contamine la mère, qui est la femme de France la plus ambitieuse, et qui destinait son fils à un des plus riches partis du royaume. Il est encore vrai qu’elle ne l’a retenu par aucune faveur ; au contraire ç’a été sa vertu qui l’a charmé et qui l’a obligé de l’épouser. Il est encore vrai que quoiqu’elle le désespérât par ses froideurs, il lui savait bon gré dans le fond de l’âme, d’en agir avec lui comme elle en agissait ; et la considération de sa vertu à elle, et de son respect à lui pour sa mère, ont été cause du consentement de Madame de Contamine à leur mariage.

Je vous parlerai une autre fois de Mademoiselle Dupuis : je ne sais pas bien moi-même ce que j’en pense à présent, et si vous voulez m’entendre, vous allez apprendre l’histoire que vous avez envie de savoir. Vous saurez cependant, avant que de la commencer, que Monsieur de Jussy est venu pour vous voir. J’ai fait mon possible pour le retenir, mais ses affaires ne lui ont pas permis de vous attendre. Je l’ai reconduit à son carrosse, dans lequel j’ai vu son épouse, qui m’a paru une très belle personne, et qui m’a donné beaucoup d’envie d’apprendre leur histoire. Vous la saurez une autre fois, reprit Des Frans : je serai fort aise que Monsieur Dupuis, Madame de Contamine, et ma commère la sachent aussi, elle pourra servir à la réconciliation de Jussy avec Madame de Mongey. Il est vrai, dit Des Ronais, qu’elle n’est point de ses amis. Elle en parle comme d’un fourbe. Vous en saurez le sujet, reprit Des Frans. Nous irons demain, si vous voulez voir Jussy et son épouse, pour aujourd’hui, parlons de Monsieur et de Madame de Contamine.