(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur de Contamine, et d’Angélique. »
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(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur de Contamine, et d’Angélique. »

Histoire de Monsieur de Contamine, et d’Angélique.

Pour vous faire bien comprendre toute la disproportion qu’il y a dans ce mariage, dit Des Ronais, il est à propos de vous faire souvenir de ce qu’ils étaient tous deux, avant que le sacrement les eût égalés. Il faut commencer par lui. Il est fils d’un homme de robe extrêmement riche de lui-même, et qui outre cela, avait gagné des biens immenses dans des emplois très considérables qu’il avait eus pour l’État, non pas dans les partis, ses biens, quoique très grands, viennent par des voies légitimes, c’est-à-dire par succession. Il avait de la qualité étant d’une maison qui s’est toujours distinguée par son attachement à la personne de nos Rois, mais plus connue dans la robe que dans l’épée, quoiqu’il en soit sorti de très braves gens, et qui ont servi dans les armées avec éloge. Avec le bien qu’il avait de son côté, il lui en vint encore d’autre, par son mariage avec la fille d’un partisan puissamment riche, duquel elle est restée seule héritière ; ses frères et sœurs étant morts avant père et mère, et après le mariage avec le père de notre héros, c’est à présent la belle-mère d’Angélique. Quoiqu’elle ait vécu assez longtemps avec le père de Contamine dans une union parfaite, ils n’ont pourtant jamais eu qu’un seul enfant, qui est celui dont nous parlons. Elle était encore en âge de se remarier lorsqu’elle est restée veuve, n’ayant au plus que vingt-neuf ou trente ans, dont elle avait passé près de quinze avec son mari ; mais elle a préféré le veuvage et le plaisir d’élever un enfant de six ans, qui lui restait d’un homme qu’elle avait tendrement aimé à tous les partis qui lui ont été offerts, quoiqu’il s’en soit présenté, qui à juste titre, portaient la couronne sur leurs armoiries. Son fils et Angélique sa bru demeurent avec elle, et celle-ci a si bien su s’en faire aimer, que lorsqu’elle est partie pour aller à une terre proche d’ici, il n’y a pas longtemps, Contamine a été obligé de cacher sa femme, parce que la belle-mère ne peut plus s’en passer et qu’elle voudrait l’avoir toujours avec elle ; en un mot, elle a cinq ou six fois dit en riant que si sa bru était en danger, elle s’y jetterait pour la sauver ou le partager avec elle, et que si c’était son fils, elle se contenterait d’appeler du secours, et de crier sauve qui peut.

Il est d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, assez bien prise, mais embarrassée. Il a les yeux noirs comme les sourcils, les cheveux et la barbe ; le visage blanc, plein uni et vermeil, le front large, la bouche belle pour un homme, les dents bien blanches et bien rangées, la voix forte, le son agréable et les mains potelées et charnues ; enfin, on peut dire qu’il est ce qu’on appelle un bel homme. Pour de l’esprit, il n’en manque pas ; mais il l’a timide. Il est sincère, obligeant, bon ami, d’une humeur fort douce, et pourtant capable d’un grand attachement. Il pleure quand il veut, ce qui lui a été d’un grand secours auprès de sa mère ; car les femmes se laissent toutes prendre par là. Il est honnête homme, de conscience, de probité et de parole, son mariage seul suffirait pour lui en attirer la réputation, quand même d’autres actions ne l’auraient pas fait paraître tel. Il était, comme vous voyez, soit par ses biens, par sa personne, et par son esprit, en état de rendre une femme très heureuse, soit pour l’abondance, ou pour la tranquillité de la vie, et pouvait lever les yeux aux premiers partis. Sa mère lui en a proposé plusieurs, qui ont fait depuis le bonheur de ceux qui les ont épousés, mais son fils ne seconda pas ses desseins, il les refusa, et jeta les yeux sur une fille qui paraissait infiniment au-dessous de lui.

Ce fut sur Angélique que vous venez de voir, et que vous avez connue dès le temps qu’elle demeurait chez Mademoiselle Dupuis la mère. Son père était un gentilhomme d’Anjou, cadet des cadets, n’ayant que la cape et l’épée et qui outre cela épousa une demoiselle de son pays qui n’en avait pas plus que lui. Son malheur voulut qu’il fût attaché [à] la fortune de Monsieur le maréchal d’Hocquincourt, et qu’il fût tué dans un parti contraire à celui du Roi. Sa mort laissa sa veuve privée de tout secours, et chargée d’une petite fille, qui est Angélique dont nous parlons ; et encore le maréchal d’Hocquincourt ayant été tué lui-même peu de temps après, cette femme fut obligée de chercher une condition pour vivre, n’ayant pas de quoi subsister ; bien loin d’en pouvoir donner à sa fille. Monsieur Dupuis obligea sa femme de prendre cet enfant, plutôt par charité que pour autre chose ; car dans l’âge de sept ou huit ans où elle était, elle ne pouvait pas rendre de grands services. Mademoiselle Dupuis qui était charitable, en eut beaucoup de soin. Elle lui fit apprendre à lire et à écrire, pour en être soulagée dans le détail de son ménage, son mari n’étant pas d’humeur d’entrer dans quantité de menues dépenses, dont pourtant il voulait quelquefois, pour la chagriner, qu’elle lui rendît compte ; quoiqu’il n’ait jamais rien exigé de pareil de sa fille. Angélique y resta six à sept ans ; et Mademoiselle Dupuis étant morte, son mari voulut mettre Angélique dans le couvent où était votre commère ; mais dans ce moment une des bonnes amies de la défunte qui connaissait Angélique, la demanda à Monsieur Dupuis pour être auprès de sa fille qu’elle allait mettre fille d’honneur auprès de Madame la princesse de Cologny. Dupuis qui connaissait cette femme pour femme de vertu, la lui accorda volontiers, et parla à Angélique comme s’il avait été son père : aussi y prenait-il intérêt, parce que son père à elle avait été cornette de la première compagnie ou de la mestre de camp du régiment de Dupuis, et qu’il l’avait connu pour fort brave homme.

Voilà le fondement de la fortune d’Angélique, qui au lieu d’aller dans un couvent avec votre commère, entra au service de Mademoiselle de Vougy, à peu près de son âge, laquelle Mademoiselle de Vougy fut reçue fille d’honneur de la princesse de Cologny deux ou trois jours après. Elle n’avait pour lors qu’environ quinze à seize ans. Je n’ai que faire de vous en faire le portrait, vous venez de la voir. On ne peut être mieux faite pour une petite personne. C’est une beauté achevée et régulière ; en un mot c’est un raccourci de ce que la nature peut produire de plus beau et de plus accompli ; et il faut bien que cela soit, puisqu’elle a si bien engagé un homme, dont l’esprit doux et modéré ne paraissait pas susceptible d’un engagement si solide. Elle a de l’esprit infiniment, et le tourne comme elle veut ; elle en a eu besoin pour parvenir où elle est. Elle a beaucoup de lecture, et une mémoire excellente ; elle chante à charmer, danse fort bien, peint fort joliment en miniature : enfin elle est universelle. Elle est sage, du moins il y a beaucoup d’apparence que si elle ne l’avait pas été, elle ne serait jamais parvenue où elle est. Contamine lui a offert toutes choses pour en triompher sans sacrement ; elle a tout refusé, et a mieux aimé risquer tout, que d’en avoir une partie par un bout qui ne lui fît point d’honneur. Elle a réussi, mais son bonheur s’en est mêlé ; car sans lui toute sa vertu et sa beauté l’auraient laissée en chemin. Elle ne se méconnaît point ; c’est ce qui fait dire qu’elle est digne de sa fortune. Elle est fort pieuse, fort charitable, fort bonne amie, secrète, point médisante ni satirique ; peut-être que sa politique a part à ses vertus ; quoi qu’il en soit, si elle se contraint elle se contraint fort bien : car tout paraît en elle fort naturel et sans fard.

Elle était donc fille de chambre de Mademoiselle de Vougy, sa maîtresse apprenait à danser, à chanter, et d’autres choses qu’on fait apprendre aux filles de qualité. Angélique, qui était toujours auprès d’elle, profita plus qu’elle des leçons qu’on lui donnait. Elle apprit en perfection tout ce qu’on enseignait à sa maîtresse, surtout l’italien et la musique ; et cela sans avoir d’autres maîtres que les siens, qui ne lui parlaient que très peu.

Cette demoiselle fut obligée d’aller chez Madame de Contamine, pour une affaire qu’un de ses parents avait avec elle, et qu’il lui avait recommandée. Elle y mena Angélique : Contamine la vit et en devint tout d’un coup amoureux. Il ne lui parla point cette fois-là, il se contenta de l’admirer. L’affaire que Mademoiselle de Vougy avait entreprise pour son parent, était pour un chemin qui avait été reculé par un fermier de Madame de Contamine, et jeté sur les terres du cousin de cette demoiselle. Son prétexte était que ce chemin était plus court et plus droit : mais en effet c’était une entreprise de ce fermier, qui voulait chagriner ce gentilhomme, et augmenter d’autant le revenu de sa terre. Cela faisait beaucoup de tort au parent de Mademoiselle de Vougy, dont la terre était d’autant diminuée, et qui, à toutes choses près, n’était qu’un pauvre gentilhomme de campagne, en comparaison de Madame de Contamine. Et comme il ne voulait pas plaider contre elle, il avait prié sa cousine de faire en sorte que cette dame lui rendît justice à l’amiable. Les raisons de ce fermier paraissaient bonnes, ainsi cette affaire ne put pas se terminer sitôt ; et pour en venir à bout, il était écrit dans le ciel qu’Angélique y prendrait part.

Sa maîtresse fut obligée d’aller souvent chez Madame de Contamine, elle l’y menait toujours avec elle ; et Contamine, qui la voyait toujours, en devenait toujours de plus en plus amoureux. Une fois que Mademoiselle de Vougy y alla, elle entra seule dans le cabinet de Madame de Contamine, et laissa Angélique seule dans l’antichambre. Contamine y entra et s’approcha d’elle. J’ai bien du plaisir, lui dit-il, ma belle fille, de vous voir ici bien souvent. Il y paraît Monsieur, répondit-elle, par la nécessité où Madame votre mère et vous mettez Mademoiselle de Vougy d’y venir tous les jours. En êtes-vous fâchée, dit-il ? Je n’en suis pas fort aise du moins, répondit-elle, non seulement parce que je prévois que Mademoiselle de Vougy perdra ses pas ; mais aussi parce qu’elle est obligée de faire bien souvent une figure indigne d’elle. Ajoutez, reprit-il, que vous êtes fâchée vous-même, de rester à l’attendre toute seule dans une maison, où vous ne connaissez personne, et où vous perdez un temps que vous emploieriez beaucoup mieux ailleurs avec votre amant. Je n’ai rien à vous répondre, Monsieur, lui dit-elle, la solitude ne m’épouvante pas dans une maison d’honneur comme la vôtre, et surtout si proche de Madame votre mère ; et supposé que je regrettasse ici la compagnie d’un amant, vous êtes d’un ordre trop élevé, pour vous abaisser jusqu’au point de vous en faire confidence : mais soit par cette raison ou par une autre, si j’étais la maîtresse, je ne solliciterais pas davantage une bagatelle, après en avoir été refusée par des gens, qui n’ayant pas eu l’honnêteté de l’accorder dès la première demande qu’on leur en a faite, ne l’accorderont assurément pas, quelque sollicitation qu’on emploie auprès d’eux. Que savez-vous, dit-il, si on n’a pas quelque intérêt caché qui oblige de vous refuser, afin de vous obliger à venir demander ? Je dirais, répondit-elle, que le motif serait très peu honnête ; et qu’il faut que les gens qui ont envie de voir ici si souvent Mademoiselle de Vougy, ne la considèrent guère, puisqu’ils lui donnent toute la peine de l’aventure, et qu’ils pourraient lui en épargner une partie en venant la voir à leur tour. Mais si c’était vous, et non pas elle, qu’on voulût voir, reprit-il, qu’en diriez-vous ? Je ne sais point répondre à un pareil compliment, dit-elle, les gens d’ici qui pourraient souhaiter de me voir, n’ont assurément point assez de crédit pour décider de l’affaire qui nous y amène, et ne sont point assez considérables dans le monde pour croire faire tort à leur dignité en venant jusqu’à l’hôtel. Et si c’était moi, reprit-il en rougissant, consentiriez-vous que j’allasse vous voir ? Non très assurément, répondit-elle. Et pourquoi, lui demanda-t-il ? Parce que, répliqua-t-elle, des visites d’un homme comme vous à une fille comme moi, n’en feraient rien juger que de criminel ; et que je n’ai point envie de donner pied à la médisance ; mais, Monsieur, poursuivit-elle, n’allez pas plus loin. Un homme comme vous, croit faire honneur à une fille telle que je suis, quand il lui parle, et je vous assure que je n’ambitionne point cet honneur et que même il me chagrinerait. Ne vous étonnez donc pas, reprit-il, si j’empêche Madame de Contamine de vous rien accorder, puisque je n’ai que ce seul moyen de vous voir, en vous obligeant de venir ici. Ne poussez pas plus loin votre raillerie, Monsieur, lui dit-elle avec un peu de confusion, je suis par la bassesse de ma fortune obligée de souffrir tout de vous ; mais souvenez-vous qu’il est d’un honnête homme de ne jamais insulter aux malheureux que la fortune a mis au-dessous de lui, et surtout au sexe. Ce n’est point, je crois, vous insulter, dit-il, que de vous dire que je ne puis me passer de vous voir, et que vous êtes la plus aimable fille que j’ai jamais vue. Je ne sais point, Monsieur, lui dit-elle, quelle différence vous mettez entre l’insulte et la raillerie ; mais je m’aperçois que je suis l’objet de l’un et de l’autre. Vous ne l’êtes point, reprit-il, au contraire vous êtes l’objet de mon admiration et de mes respects, et je serais au désespoir que vous prissiez les paroles sincères que je vous dis, pour une raillerie. Oui, ajouta-t-il, je vous le répète, vous me paraissez la fille du monde la plus aimable ; et vous êtes aussi la fille du monde que j’aime le plus. Trouvez un moyen qui me facilite votre vue, ne me réduisez point au terme de ne plus vous voir, et dès aujourd’hui je vous assure que vous ne serez plus obligée de venir ici, puisque cela commence à vous chagriner. Il faudrait, dit-elle, que je fusse folle pour donner là-dedans ; mais n’importe, il faut que je fasse semblant de le croire, puisque vous me promettez que nous ne serons plus obligées de faire tant de tours. Apportez, Monsieur, le papier que Mademoiselle de Vougy vous demande, donnez-le lui à l’hôtel, elle vous tiendra compte de votre civilité, et ne refusera pas vos visites, si vous lui demandez la permission de lui en rendre. Il est vrai, reprit-il, mais ce serait elle que je verrais et non pas vous ; et ce ne serait que vous que je chercherais. Je ne la quitte point, reprit-elle, et vous me verrez toujours en la voyant. J’en tombe d’accord, reprit-il, mais en vous voyant je ne pourrai pas vous parler. Si c’est une seconde condition, dit-elle, que vous ajoutez à la première, vous gagnerez moins ici qu’à l’hôtel, car je vous déclare que je ne vous ouvrirai jamais la bouche chez vous, et qu’à l’hôtel, je ne vous empêcherai point de profiter des occasions que le hasard fera naître : je vous tiendrai compte même des pas que vous nous aurez épargnés. Vous me jouez, dit-il, vous ne me faites ces belles propositions que pour m’obliger à travailler moi-même à m’ôter les moyens de vous voir ; et quand vous aurez ce que vous demandez, vous vous moquerez de moi. Non, reprit-elle ; mais puisque par votre propre aveu, vous êtes le maître de nous satisfaire, et que vous ne le faites pas pour nous obliger à venir, je vous jure que je n’y viendrai plus, et que dès aujourd’hui je prierai Mademoiselle de Vougy de me dispenser de l’accompagner dans les visites qu’elle sera assez bonne pour vous faire. Si vous faisiez ce coup-là, lui dit-il, vous ne m’obligeriez assurément pas. Je ne cherche point à vous obliger, lui répondit-elle, puisque vous ne voulez point que nous vous ayons obligation. Mais quand vous m’aurez cette obligation, que ferez-vous, lui dit-il, pour me marquer votre reconnaissance ? Tout, dit-elle. On appelle cela, reprit-il, promettre tout pour ne rien tenir ; mais ne me promettez pas tant, et me tenez ce que vous me promettez. Eh ! que me demanderez-vous, dit-elle en riant ? Je vous demande, répondit-il, d’un grand sérieux, que vous croyiez que je vous aime. Je le croirai, dit-elle. Quelle certitude m’en donnerez-vous, demanda-t-il ? Celle qu’il vous plaira, répondit-elle, pourvu qu’elle dépende de moi, et que je puisse vous la donner. Comme ils en étaient là, Mademoiselle de Vougy sortit du cabinet de Madame de Contamine, et remmena Angélique avec elle.

Celle-ci ne lui parla point de la conversation qu’elle avait eue avec le fils de la maison, elle lui tenait au cœur , et dès ce moment-là, il est certain qu’elle fonda de grandes espérances sur ce qu’il lui avait dit. Elle avait fort bien connu qu’il lui avait parlé de cœur ; mais pour voir si elle ne s’était point trompée, elle résolut de lui tenir la parole qu’elle lui avait donnée de ne plus aller chez lui. Elle trouva en effet un prétexte pour rester à l’hôtel quatre jours après que Mademoiselle de Vougy fut obligée de retourner chez Contamine. Elle n’avança pas plus cette fois-ci que les autres, et revint fort scandalisée des refus que Madame de Contamine faisait. Angélique qui l’entendit s’en plaindre, se flatta que son amant lui ferait avoir satisfaction en sa faveur. Elle n’avait garde d’en rien témoigner ; mais elle ne se trompa pas. Il vint en effet le lendemain ; mais comme ce n’était pas Mademoiselle de Vougy qu’il demandait, il prit le temps qu’elle était sortie avec Madame la princesse de Cologny pour aller la voir. On lui dit qu’elle n’y était pas ; il le savait bien, et dit qu’il l’attendrait. Il monta dans sa chambre, où il trouva Angélique seule, comme il la voulait.

Etes-vous satisfaite, ma belle fille, lui dit-il. Vous m’avez tenu parole en ne venant plus au logis avec Mademoiselle de Vougy ; me la tiendrez-vous dans la reconnaissance que vous m’avez promise si je vous donnais satisfaction ? La voilà, poursuivit-il en lui montrant un papier, nous accordons plus qu’on ne nous demande : quels remerciements m’en ferez-vous ? Je ne vous en dois aucun, répondit-elle en riant ; votre présent n’est pas d’une générosité entière : vous y mêlez votre intérêt, et cela me fait défier des conditions du marché. Ne plaisantez point, reprit-il, je vous parle sérieusement, répondez-moi de même. Que voulez-vous, dit-elle, que je vous dise de sérieux sur un sujet tout bouffon ? Me croyez-vous assez simple pour croire qu’à ma seule considération vous accordez ce que vous avez refusé à Mademoiselle de Vougy ? Il faudrait que je fusse tout à fait ridicule pour le croire et mon sérieux là-dessus serait une des plus grandes folies que je pourrais jamais faire. Il n’est pourtant rien de plus vrai, reprit-il ; c’est vous qui avez tout fait, et sans vous, ni elle ni son parent n’auraient jamais rien obtenu, ni de ma mère ni de moi, et il est aussi certain que je vous aime plus qu’on n’a jamais aimé, qu’il est certain que je suis chrétien. Voyez si, après un pareil serment, vous seriez ridicule de prendre sérieusement ce que je vous dis. Ne doutez plus de la sincérité de mon amour, et répondez-moi comme en étant bien persuadée. Afin de vous parler sans témoins, sous prétexte d’attendre Mademoiselle de Vougy, je ne suis venu que lorsque j’ai su qu’elle était sortie ; et un moment avant son retour, vous verrez venir un laquais me demander, afin que sous le même prétexte, je puisse encore vous voir et vous parler ; ainsi ne faites plus de difficulté, et répondez-moi sincèrement et sérieusement. En vérité, répondit-elle, ce que vous venez de me dire me surprend si fort que ma gaieté s’est évanouie, et a fait place au plus grand sérieux que j’aie jamais eu et je vais vous répondre ainsi que vous le demandez. Je crois que vous m’aimez puisque vous me le dites ; mais quel est votre but ? De vous aimer toujours, reprit-il, et de me faire aimer de vous. Supposé que vous ne soyez point aimé, que ferez-vous, dit-elle ? Je serais toujours malheureux, dit-il ; mais je ne cesserais pas de vous aimer. Et supposé que je vous aimasse à mon tour, ajouta-t-elle, quel parti prendriez-vous ? Je prendrais, répliqua-t-il, tel parti que vous voudriez pour vous rendre heureuse. Ce parti que je voudrais, répliqua-t-elle, ne vous conviendrait sans doute pas. L’amour qu’un homme de votre rang a pour une fille du mien, la déshonore quand il est su, ou le déshonore lui-même quand il s’y abandonne jusqu’au point de donner tout à sa satisfaction. Songez à ce que je vous dis, ajouta-t-elle. J’aime mieux être toute ma vie pauvre, que de devenir riche par un moyen blâmable. Je n’ai pour tout bien que ma vertu, je ne la vendrai point. Ainsi vous ne devez rien espérer de moi qui puisse faire tort à mon honneur, et je ne prétends rien de vous qui puisse vous rendre méprisable devant le monde, par une démarche qui serait blâmée de toute la terre. Je ne suis point de fortune à vous épouser ; mais je ne suis point de naissance, et j’ai trop de cœur et de vertu, pour être jamais votre maîtresse. Vous m’avez priée de vous répondre sérieusement ; voilà, je crois, l’avoir fait. Oui, dit-il, vous l’avez fait. J’avoue que je m’étais attendu à une partie de votre réponse ; mais je ne l’espérais pas si décisive. À l’égard de vous épouser, toute la terre me blâmerait, si j’épousais une fille telle… Je sais bien, interrompit-elle brusquement, que je ne suis qu’une simple suivante : il est inutile que vous preniez le soin de m’en faire souvenir ; mais je sais bien aussi que je la serai toute ma vie, si pour cesser de l’être il faut faire une lâcheté. Vous n’êtes pas le seul qui m’ayez offert votre secours, d’autres en ont fait autant ; mais mon confesseur et mon sang, m’ont toujours dit, que la pauvreté n’était point un vice, et que devant Dieu et devant les hommes, une fille pauvre et sage, est plus estimable et mieux reçue, qu’une riche libertine. Voilà quels sont mes sentiments ; conformez-y les vôtres. Je ne vous parle point de m’épouser, je n’y prétends pas ; mais je vous supplie de ne me point importuner, et de me laisser en repos. Attendez Mademoiselle de Vougy, ou ne l’attendez pas, cela m’est indifférent aussi bien que votre papier ; et afin de ne me point exposer à des discours de votre part, que je ne dois point entendre, je vous laisse en liberté. Elle voulut en effet sortir, mais il la retint. Arrêtez, lui dit-il, ma chère Angélique ; vous ne savez qu’une partie de ce que j’avais à vous dire : non, dit-elle, mais je sais tout ce que vous pensez, et je me le tiens pour dit, et le quitta malgré lui.

Il prit le parti de sortir aussi, sans voir Mademoiselle de Vougy. Il ne savait quelle résolution prendre ; car de l’épouser, il n’y voyait point d’apparence, et n’y songeait pas même encore ; de la quitter, c’était à quoi il ne pouvait consentir. Elle de son côté, qui avait remarqué dans ses yeux tout l’amour qu’il avait pour elle, résolut de pousser sa fortune aussi loin qu’elle pourrait aller. Elle connaissait qu’il était trop bien pris pour pouvoir se dégager, et qu’avec le temps elle l’amènerait au point de dire les grands mots ; ainsi elle résolut de paraître avec toute la vertu et la fierté qu’une fille peut avoir, sans pourtant le dégoûter par aucune incivilité ; et jamais fille ne s’est mieux tirée d’un pas si difficile. Elle dit à Mademoiselle de Vougy qu’il était venu pour la voir, sans dire pourquoi, crainte de le commettre, ou qu’il n’eût voulu se dédire. Il revint le lendemain que cette demoiselle était encore sortie.

Angélique le voyant entrer dans sa chambre, lui fit une révérence fort modeste, sans lui rien dire ; et sans répondre à ce qu’il lui disait, elle alla chercher une autre fille qui vint avec elle. Elle lui parla pour lors, et lui dit que Mademoiselle de Vougy savait qu’il était venu le jour précédent. Elle ne sait pas, Monsieur, ajouta-t-elle, le sujet qui vous a amené. Si c’est pour lui donner ce qu’elle vous demande, ou si c’est pour autre chose. Elle sait seulement que vous êtes venu, et si elle n’était pas encore sortie aujourd’hui avec la princesse, elle vous aurait épargné la peine de revenir ; mais je ne doute pas qu’elle n’aille ce soir chez vous, quoique tard, parce qu’elle est à Luxembourg, et je ne vous conseille pas de l’attendre. Si ce que j’ai à lui dire, reprit-il, était d’assez grande conséquence pour m’obliger d’attendre son retour, ne voudriez-vous pas bien me tenir compagnie. Je n’ai rien à vous dire, Monsieur, et je ne vois pas qu’il puisse y avoir entre vous et moi aucune conversation capable de vous désennuyer. Vous êtes assurément nécessaire ailleurs ; il vaut mieux qu’elle aille ce soir chez vous, comme elle y est résolue ; car après que vous l’auriez attendue bien longtemps, il viendrait peut-être quelque laquais vous quérir, et vous sortiriez sans lui avoir parlé. Vous êtes malicieuse, reprit-il, avec votre laquais. J’entends ce que vous voulez dire : mais il n’est pas nécessaire que Mademoiselle de Vougy se donne la peine de venir au logis. Elle la prendra avec joie, reprit Angélique, pourvu que ce soit la dernière fois que vous l’obligiez de la prendre. Il resta toute l’après-midi, mais il ne put lui parler seul à seul ; cette fille ne la quitta point. Il sortit enfin, et la salua fort honnêtement ; elle lui rendit son salut, et le laissa aller.

Mademoiselle de Vougy alla chez lui le soir même, et ne le trouva pas. Elle parla à Madame de Contamine, et sut d’elle qu’il avait leur consentement en bonne forme, et qu’il voulait le lui porter lui-même : en effet, il y alla le lendemain, et le lui donna avec mille civilités, s’excusant de ce qu’on avait été si longtemps à la satisfaire, et lui faisant voir que son parent obtenait plus qu’il n’avait demandé. Cette demoiselle le remercia fort honnêtement en présence d’Angélique, et ajouta qu’elle lui en avait une obligation toute particulière. Madame votre mère, poursuivit-elle, Monsieur, m’avait témoigné si peu de disposition, la dernière fois que je lui parlai de cette affaire, que je la croyais échouée ; mais elle m’a dit hier qu’elle n’avait pu refuser à vos instances un accord plus avantageux que je ne l’espérais. Que même vous l’aviez obligée de céder une pièce de terre plus à la bienséance de mon parent ; ainsi c’est à vous, Monsieur, à qui je dois rendre grâce d’avoir réussi. Je vous en remercie et vous en ferai remercier par mon cousin, qui est un fort honnête homme, que vous ne serez pas fâché d’avoir obligé. Il répondit à ce compliment avec toute l’honnêteté possible, et le finit par la prier de souffrir qu’il lui rendît quelques visites ; elle y consentit fort honnêtement.

Il voulut en sortant donner une lettre à Angélique, elle ne la prit pas, et ne fit pas même semblant de l’avoir vue, quoiqu’elle lui sût bon gré de sa persévérance, et de la satisfaction qu’il avait donnée à Mademoiselle de Vougy. Il revint le lendemain, et continua ses visites pendant plus d’un mois, sans faire autre chose que de faire croire qu’il était amoureux de cette demoiselle. Chacun lui en fit la guerre ; Madame la princesse de Cologny elle-même lui dit que ce serait un bonheur très grand pour elle. Cette demoiselle ne s’en défendit point, elle avoua que le parti lui plairait fort, et qu’outre le bien et la fortune, Contamine était à son goût ; mais elle dit à la princesse, qui s’offrait d’en entamer les premières paroles, qu’il ne s’était point encore expliqué, et qu’elle la suppliait d’attendre qu’il eût parlé le premier. Cette demoiselle est assez belle, et aimable, l’appui de la princesse aurait embarrassé Contamine, et aurait mis Angélique au désespoir. Elle en fut vivement alarmée, et cela fut cause qu’il ne fut plus rebuté, lorsqu’il voulut lui donner une lettre en cachette. Elle la prit en tremblant, comme si elle avait fait une mauvaise action, et étant seule, elle la lut et y trouva ces paroles.

LETTRE.

Voici la sixième lettre que je vous écris, belle Angélique, sans savoir si elle aura un sort plus heureux que les autres. Je ne vous dirai point que je vous aime, je me flatte que vous n’en doutez pas. Je ne demande point que vous vous confiiez à mes paroles, n’en croyez que mes actions. Je ne vous dirai point que je suis prêt à vous épouser, c’est ce que vous ne me conseilleriez pas vous-même lorsque vous en saurez les raisons. Je ne vous dis point aussi, que je renonce à vous par une possession légitime. J’en formerais vainement le dessein. Le trouble de mon cœur est inconcevable, sortez du malheureux état où vous êtes, retirez-vous dans votre particulier, éloignez-vous d’un quartier où vous êtes trop connue, recevez mes présents pour me faire honneur, et ne vous engagez à rien avec moi. Si nous étions dans un pays où on ne vous connût pas, je n’hésiterais point ; vous seriez à moi si vous vouliez y consentir ; mais à Paris : mettons les charmes de votre personne à part, et l’amour que j’ai pour vous, qui ne regarde que moi ; serais-je excusable devant le monde si je vous épousais telle que vous êtes ? Je ne borne point vos espérances ; mais épargnez-moi la honte d’une si grande chute. Procurez-moi un moment d’entretien seul à seul, vous débrouillerez les sentiments de mon cœur qui sont si confus que je ne puis les démêler moi-même. J’attends votre réponse comme l’arrêt de ma vie, ou de ma mort ; c’est-à-dire avec la dernière impatience. Adieu.

Cette lettre était d’un style à lui faire tout espérer, pourvu qu’elle sût se bien ménager ; elle ne s’oublia pas. Contamine revint le lendemain ; il croyait tout au moins qu’elle allait lui parler, ou lui donner un rendez-vous. Il se trompa, elle n’avait pas dessein de lui faire aucune avance. Il fut obligé de chercher à la voir lorsque Mademoiselle de Vougy serait sortie. Cela n’arriva que huit jours après ; et pendant ce temps-là, elle jouit de son trouble, de son impatience, et du triomphe de sa beauté. Enfin il la trouva seule, et elle en fut fort aise, parce que quelques paroles de la princesse avaient redoublé sa jalousie.

Qu’avez-vous donc résolu, belle Angélique, lui dit-il, avez-vous dessein de me mettre au désespoir ? Ne suis-je pas assez rendu ? Espérez-vous voir augmenter mon amour ? Il est impossible. Décidez de votre fortune et de la mienne ; voyez ce qu’il vous plaît que je devienne. Je veux, répondit-elle, que vous me laissiez en repos. J’approuve vos raisons pour ne me point épouser, approuvez les miennes pour ne vous voir jamais. Ne vous obstinez pas davantage, vous ne feriez que perdre votre temps, ou me rendre malheureuse, si j’étais assez crédule pour vous écouter. Mais, dites-moi, reprit-il, ce qu’il vous plaît que je fasse, je suis prêt à tout. Je veux, dit-elle, que vous songiez à épouser Mademoiselle de Vougy. Elle songe à vous, le parti vous convient ; et je ne vous conviens pas. Je ne songe point à elle, reprit-il, et plût à Dieu que vous en eussiez de l’ombrage, le sacrifice que je vous en ferais vous assurerait de ce que je pense. Eh bien, dit-elle, faites-le moi, ce sacrifice, et ne venez plus ici. Je ne vous verrais plus, dit-il. Vous m’en persuaderez mieux, interrompit-elle. C’en est assez, répondit-il, je suis ici à ma dernière visite. Vos ordres seront exécutés, et le sacrifice que je vous fais ne coûte rien à mon cœur : mais belle Angélique, ajouta-t-il, en se jetant à ses genoux, et en lui mouillant les mains de ses larmes, je ne puis vivre sans vous voir, et sans vous parler. Vous savez écrire, reprit-elle, je ne refuserai pas vos lettres. Cependant, dit-il, vous resterez dans un état qui me défendra de songer à vous ; sortez-en, je vous supplie, j’ai de quoi vous faire vivre ailleurs et plus honnêtement, et plus magnifiquement. Je ne puis plus vous voir obligée d’employer à un service indigne de vous et de moi, un temps que je voudrais que vous n’employassiez qu’à songer à ma tendresse. Logez ailleurs, n’ayez pour maîtresse que vous-même, demeurez avec votre mère, les visites que je vous rendrai auront un prétexte plus honnête. Que dirait-on ici, si on savait, qu’assez bien dans l’esprit de la maîtresse, il lui préfère une fille qui la sert ? Je n’y viendrai plus puisque vous me le défendez, je vous écrirai, puisque vous me le permettez ; mais vos réponses, qui me les rendra ? Qui mettre dans notre confidence capable d’un secret qui nous est de si grande conséquence ? Si vous logiez dans un quartier éloigné d’ici, où vous ni votre mère ne fussiez point connues, vous pourriez en changeant de figure, faire oublier ce que vous êtes à présent ; et pourvu que vous vouliez sauver les apparences, je m’offre à faire le reste, consultez-en votre mère. Je ne vous demande aucune faveur qui puisse faire tort à votre vertu. Je ne vous demande pour toute reconnaissance des présents que je vous ferai, que la seule satisfaction de vous les faire, et de vous voir dans un état où je ne sois pas forcé de contraindre devant tout le monde les sentiments de mon cœur les plus tendres et les plus pressants. Vous n’approuveriez pas vous-même que je me déclarasse publiquement l’amant d’une fille de chambre. Je serai pourtant bientôt réduit à le faire, si vous-même ne me prêtez la main pour me soutenir sur le bord du précipice : mais si en changeant d’état vous cachez la bassesse de votre fortune, je me ferai honneur d’avouer toute la tendresse que j’ai pour vous.

Les sentiments que vous me témoignez, répondit-elle, sont d’un parfaitement honnête homme. Non sans doute, je n’approuverais pas que vous vous déclarassiez l’amant d’une simple servante, j’en aurais moins d’estime pour vous ; mais approuveriez-vous que j’acceptasse les moyens que vous m’offrez de sortir de l’état où je suis ? Ma vertu n’y serait-elle point intéressée ? Et ne serait-ce pas en effet me vendre que de recevoir les secours que vous me feriez ? Que dirait-on de me voir tout d’un coup dans une autre figure ? Je serais reconnue, que n’en croirait-on pas à mon désavantage ? Vos visites passeraient-elles pour innocentes ? Vous conviendrez avec moi qu’il ne suffit pas à une fille d’être sage et vertueuse ; c’est en effet l’essentiel, mais il faut aussi qu’elle paraisse telle. La paraîtrais-je dans cet état que vous voulez que je prenne ? Tout le monde croirait-il que vous feriez tant pour moi par un pur motif de charité, et sans que j’achetasse vos présents par des faveurs criminelles ? Que deviendrais-je, si après avoir pris un état au-dessus de mes forces, j’étais abandonnée de vous d’une manière ou d’autre ? Je ne parle point du changement qui peut arriver dans vos intentions, je me flatte de votre constance, ou du moins de votre générosité ; mais vous n’êtes point immortel. Que ferais-je pour soutenir l’état que j’aurais pris ? Moquée et raillée de tout le monde, faudrait-il que je fusse réduite à soutenir par un libertinage effectif, l’ombre d’un premier libertinage ? J’ai rendu justice à vos raisons, les miennes ne sont-elles pas justes, et ne les approuvez-vous pas ?

Oui, belle Angélique, lui répliqua-t-il, je n’avais jusques à présent adoré que votre beauté ; mais à présent je suis charmé de votre esprit et de votre vertu ; et puisque pour la première fois vous voulez bien entrer en explication avec moi, souffrez que je vous dise mes sentiments et ce que j’ai résolu. J’ai prévu...

Comme il allait continuer, Mademoiselle de Vougy entra. Il ne resta qu’un moment avec elle, et retourna chez lui dans le dessein d’écrire à Angélique ce qu’il avait voulu lui dire. Il le fit, mais il ne put lui faire rendre sa lettre ce jour-là ni le lendemain. Il sut enfin que sa mère était malade, et qu’elle était allée lui rendre dans sa maladie, les services que sa pauvreté l’empêchait de se faire rendre par d’autres. Il eut beaucoup de peine à déterrer la maison, mais enfin à force de perquisition, il la découvrit et y alla.

Angélique fut surprise au dernier point de le voir dans une maison où elle l’attendait si peu ; mais il le fut bien davantage de voir l’extrême pauvreté de la mère et de la fille. Il les jugea dignes de ses charités, et elles l’étaient en effet. Il sortit presque aussitôt qu’il fut entré. Elle crut dans le moment qu’elle ne le reverrait de sa vie, et ce fut un rude coup pour elle ; mais après quelques réflexions, elle en jugea autrement. Il ne fut en effet qu’une demi-heure à revenir.

Vous n’êtes point ici en état de vous parler, belle Angélique, lui dit-il, je n’ose pas même y rester plus longtemps. Je vous quitte, mais je reviendrai tous les jours apprendre de vos nouvelles, et de celles de votre mère. Ayez-en soin, poursuivit-il, mais n’incommodez point votre santé, elle m’est trop précieuse pour n’y pas prendre de part. Je suis fâché de l’état où elle est, et de vous voir vous-même dans un lieu si peu digne d’une fille que j’adore. Je sors, prenez garde que personne ne touche à votre armoire ; je verrai demain si vous avez pour moi quelque considération. Il sortit aussitôt ; et elle alla ouvrir cette armoire. Elle y vit une fort belle bourse ; elle la prit sans réflexion. Elle était toute pleine d’or, et d’un billet qui en sortait, qu’elle lut. Il contenait ces mots.

BILLET.

Vous n’êtes point, belle Angélique, dans l’état de refuser les secours qu’on peut offrir à votre mère. Celui où elle est m’oblige à la secourir du mien. Ce n’est point à vous que je prétends faire aucun présent, c’est à la nécessité qu’elle en a, et je vous rends responsable devant Dieu de ce qui pourra réussir de sa maladie, si par votre fierté vous refusez les moyens de la soigner. Je ne prétends pas que vous m’ayez aucune obligation de ce que je fais ; c’est la charité seule qui m’y porte, et toute l’obligation que je prétends vous en avoir, c’est le seul usage que vous ferez de ce que je vous laisse. Tâchez de changer la décoration de votre chambre, vous pouvez le faire sans bruit ; et je connaîtrai si vous avez quelque considération pour moi, par celle que vous aurez pour votre propre mère, tant pour la propreté de votre chambre, que pour le nécessaire à la vie et à sa santé.

Jamais Angélique n’avait été si embarrassée qu’elle la fut à la lecture de ce billet. Elle était dans une très grande nécessité de toutes choses. Sa mère courait risque faute de secours. On lui en offrait ; mais c’était son amant. Elle craignait de s’engager avec lui si elle s’en servait ; elle nous a avoué à Mademoiselle Dupuis et à moi, qu’elle n’avait su quel parti prendre, et qu’elle ne se serait pas déterminée sitôt, si un capucin, qui vint pour confesser sa mère, et dont elle prit le conseil, après lui avoir sincèrement déclaré sous le sceau de la confession, les termes où elle en était avec Contamine, ne lui eût dit qu’elle pouvait s’en servir en conscience, et suivre les termes du billet sans être engagée pour cela.

Elle s’en servit donc, et fut fort aise que le conseil d’un homme d’Église s’accordât avec son cœur : car dans le fond elle n’était pas fâchée d’avoir obligation à un amant qu’elle aimait, et qui s’y prenait d’une manière si honnête et si généreuse. Elle acheta une tapisserie, des sièges, et enfin rendit sa chambre sinon magnifique, du moins assez propre pour recevoir d’honnêtes gens. Contamine alla la voir le lendemain, et lui sut bon gré de ce changement ; il l’en remercia. Elle lui rendit grâce pour sa mère de sa libéralité, et lui avoua ingénument, qu’elle n’avait rien fait que par le conseil d’un religieux. Il la blâma de cette précaution, mais en riant ; et lui dit qu’il ne prétendait pas qu’elle lui en eût aucune obligation en son nom : cependant, belle Angélique, poursuivit-il, il ne tient qu’à vous que je vous en aie une, en m’accordant une grâce que j’ai à vous demander, et qui regarde encore votre mère. Vous n’êtes point assez forte, ni assez faite à garder des malades, pour supporter les fatigues du jour et de la nuit, vous êtes trop jeune pour veiller ; il faut que vous preniez une garde ; que vous achetiez un petit lit, pour coucher seule dans ce cabinet, et non pas dans un air renfermé où vous n’êtes point accoutumée. Votre mère en sera mieux servie, et je ne tremblerai plus pour vous. Elle lui sut bon gré de prendre garde à tout ; et quoiqu’elle parût ne consentir qu’avec répugnance à ce qu’il lui demandait, elle y consentit pourtant avec plaisir.

Il lui envoya une aiguière, deux plats, deux assiettes, deux cuillères, deux fourchettes, deux flambeaux et un bougeoir d’argent, et enfin tout le service qui pouvait servir à une femme malade. Il ne voulut pas en faire porter plus, crainte qu’Angélique ne le refusât absolument. Une si grande continuation d’honnêtetés la rendit plus familière. Il lui demanda la permission de venir la voir tous les jours, elle y consentit avec peine ; mais à condition que pour que ses visites ne fussent point sues, crainte du scandale, il ne viendrait que le soir, si tard que tout le monde serait retiré ; et que surtout son carrosse ni ses gens n’approcheraient point ; je ne veux pas même qu’on soupçonne qui vous êtes, ajouta-t-elle. Vous voulez que je prenne une garde, je la prendrai pour vous satisfaire ; mais afin qu’elle ne trouve pas à redire sur vos visites de nuit, il est à propos que vous passiez pour mon cousin, neveu de ma mère. Je n’en ai aucun ; mais cette garde ne vous connaîtra pas. Nous lui dirons même, que ne dépendant pas de vous pendant la journée, vous venez quand vous pouvez. Elle croira sur ce pied-là, que vos visites seront d’un bon parent ; et j’espère que vous vivrez avec moi aussi sagement que si j’avais en effet l’honneur d’être votre cousine. Il fit tout ce qu’elle voulut, et ne passa pas un jour sans y aller, et sans lui porter, ou lui envoyer quelque présent qu’elle était obligée de recevoir, en apparence malgré elle, mais dans le fond fort aise de voir un procédé si généreux. Il vivait devant cette garde, comme si il avait été en effet son cousin ; et comme il n’y allait que fort tard, il ne fut jamais ni vu ni connu de personne.

La mère d’Angélique vint enfin à se mieux porter, il en eut autant de joie que si elle avait été la sienne. Angélique lui en sut bon gré. Il demanda à cette femme si elle pouvait manger. La garde répondit pour elle que oui, et que dès le lendemain elle lui donnerait un poulet à la broche à son souper. J’en serai, reprit-il promptement, ma bonne tante, je viendrai souper avec vous. Ne vous embarrassez point de ce que nous mangerons ; j’en aurai soin. Je serai demain des vôtres ma belle cousine, poursuivit-il, s’adressant à Angélique. Elle fut tellement surprise de ce transport, qu’elle ne dit pas un mot. Dès le lendemain matin il lui fit porter un coffre fermé, et un quart d’heure après il en envoya la clef avec un billet, par lequel il la priait de l’ouvrir, sans que sa garde vît ce qui était dedans ; elle l’ouvrit donc seule, et trouva tout le reste d’un fort beau service d’argent, auquel rien ne manquait. Il était soutenu par du coton fourré à force dans les intervalles. Elle fut surprise de ce présent, et ayant aperçu un billet qui était au haut de ce coffre, elle l’ouvrit et lut.

BILLET.

Il serait honteux, ma charmante cousine, que votre table ne fût pas garnie, faute de vaisselle, et afin que votre garde ne puisse s’apercevoir qu’elle ait été apportée exprès pour le souper, retirez-la de ce coffre, et la mettez dans le vôtre, ou dans votre armoire, il sera temps ce soir de lui faire prendre l’air. Je l’attends, ce soir avec impatience ; si je m’étais attendu à votre civilité, je n’aurais point soupé avec vous. Je m’en suis prié moi-même, et je crois avoir bien fait.

On ne pouvait rien de plus honnête que ce présent et la manière de le faire en augmentait encore le prix. Il ne manqua pas de venir souper : il apporta lui-même ce qu’il avait acheté ; et comme il vint de bonne heure, il vint à pied, enveloppé dans un gros manteau, crainte d’être connu. La garde tourna la broche et pendant ce temps-là, lui et elle restèrent seuls auprès du lit de la mère. Angélique voulait le remercier de son présent ; il l’interrompit toujours, pour lui témoigner la joie qu’il avait de manger avec elle pour la première fois. La malade à qui Angélique, par le conseil de son confesseur et par le consentement de Contamine, avait dit qui il était, était étonnée de voir dans un homme de son rang, tant d’amour pour sa fille, et de voir avec quelle joie il avait saisi de lui-même l’occasion de manger avec elle ; honneur qu’elle n’aurait jamais espéré. Elle savait ses présents et sa charité pour elle, ce qui n’avait pas peu contribué au rétablissement de sa santé qui devint meilleure de jour en jour. Pour revenir à ce souper, jamais homme ne parut plus gai et plus content, et Angélique nous a dit que ce qu’elle lui avait vu faire, avait achevé de la persuader qu’il agissait avec elle avec toute sorte de sincérité.

Sitôt que cette femme fut en état de se lever, il s’adressa à elle pour obliger sa fille d’accepter ce qu’il lui avait destiné. Il envoya la garde en ville sous quelque prétexte, et parla à la mère d’Angélique. Il est inutile, Madame, lui dit-il, de vous dire que [j’aime] la belle Angélique ; je ne doute pas qu’elle ne vous l’ait dit, et que mes démarches ne vous en aient assurée. Je ne prétends d’elle que des faveurs légitimes, c’est au mariage que je tends. Il y a du temps à attendre, car malgré l’amour que j’ai pour elle, je ne me résoudrai jamais à manquer au respect que je dois à ma mère. Je lui ai trop d’obligation pour hasarder de lui donner le moindre chagrin, et vous-même tomberez d’accord qu’il n’y a pas d’apparence que je lui propose un mariage avec votre fille, et moins encore qu’elle y consente. Je sais qu’elle a résolu de me marier, je parerai le coup, et je ne serai jamais qu’à ma chère Angélique ; c’est sur quoi elle peut compter. D’un autre côté vous jugerez qu’il me serait extrêmement fâcheux d’épouser une fille que tout le monde aurait vu servir. Ce qui est fait est fait, mais pour l’avenir, je vous supplie toutes deux de prendre un autre train de vie. Je lui ai proposé de changer de quartier. Je vous le propose encore. Votre garde ignore qui vous êtes, qu’elle n’en sache jamais rien, et servez-vous d’elle, jusques à ce que vous ayez une servante, et Angélique une fille de chambre et un petit laquais. J’aurai soin de vous fournir tout ce qu’il vous faudra pour vos meubles et vos vêtements ; et parce qu’il est vrai que je suis mortel, et que si Dieu disposait de moi, vous ne seriez plus en état ni l’une ni l’autre de soutenir une pareille dépense, voilà, poursuivit-il, en tirant de sa poche trois parchemins différents, une rente sur l’Hôtel de Ville que j’ai acquise sous son nom et que je lui donne ; une autre rente sur une communauté ; et une maison proche de la porte de Bussy que je lui donne encore. Lorsque je l’épous[er] ai cela me reviendra ; et si par ma mort je ne l’épouse pas, elle aura toujours de quoi vivre le reste de ses jours dans un état assez honnête. Mais parce que, belle Angélique, continua-t-il, en s’adressant à elle, vous pourriez croire que mes libéralités seraient intéressées, et que j’espérerais de vous quelque faveur contraire à votre vertu, et au respect que j’ai pour vous, je prie devant vous votre mère de ne vous point quitter de vue lorsque nous serons ensemble ; et je vous jure dès à présent de n’aller vous voir chez vous, que lorsqu’il vous plaira me le permettre, si rarement que mes visites ne vous causeront aucun scandale, et d’avoir pour vous autant de respect que si vous étiez élevée au-dessus de moi, autant que vous devriez l’être, si votre fortune se rapportait à votre mérite.

Doutez-vous à présent de la pureté de mes intentions et qu’elles soient tout à fait honnêtes ? Je fais encore plus. Vous ne pouvez point répondre de votre cœur, si je suis assez malheureux pour que vous ne puissiez-vous donner à moi qu’avec répugnance, je vous rends à vous-même, vous pouvez disposer de vous, ce que je vous donne peut vous faire trouver un bon parti : pourvu que je vous sache heureuse et contente, il me semble que je le serai aussi ; et qu’au contraire je mourrais de chagrin et de désespoir, si en vous épousant, je ne faisais pas tout votre bonheur, comme j’espère que vous ferez tout le mien.

Angélique qui ne s’attendait point à de si beaux présents, ni à un compliment si honnête et si généreux, en fut tellement pénétrée, qu’elle ne put ouvrir la bouche pour lui répondre. Elle se jeta à ses pieds les larmes aux yeux et le cœur saisi. Vous vous moquez de moi, lui dit-il, belle Angélique, en la relevant et en lui baisant les mains qu’il tenait ; et elle, soit par un effet de sa reconnaissance ou de l’amour qu’elle avait pour lui, ou par un autre mouvement dont elle ne fut pas maîtresse, se jeta tout d’un coup à son cou, et l’embrassa de toute sa force. Il lui rendit ses embrassements et la retint entre ses bras le plus qu’il put. Elle se retira enfin toute honteuse, et confuse de ce qu’elle venait de faire. Ne vous repentez point, lui dit-il, belle Angélique, de m’avoir fait voir que je ne vous suis pas tout à fait aussi indifférent que je le craignais. C’est la première faveur que vous m’avez accordée, mais je suis mille fois plus charmé de ce petit transport, que [de] tout ce que vous auriez pu me dire. Je ne sais, dit-elle toute honteuse, si j’ai bien ou mal fait ; mais quoique mon action soit trop libre, et qu’elle soit même effrontée, j’avoue que je ne m’en repens pas. Que je vous ai d’obligations ! lui répliqua-t-il en lui serrant les mains, mais achevez, acceptez-vous les propositions que je viens de vous faire ? Je ferai tout ce qu’il vous plaira, répondit-elle. Votre procédé est trop beau, et me paraît trop franc pour m’en défier. Je recevrai vos présents pour paraître moins indigne de vous, et je crois que ma mère y voudra bien consentir. Vous me promettez donc d’être mon épouse, lui dit-il en l’embrassant ? Et moi je vous jure d’être votre époux, sitôt que je pourrai l’être sans nous commettre, et que je serai maître de moi. Acceptez, lui dit-il en riant, et en lui mettant au cou un fil de perles, la chaîne qui vous attache à moi, et cette bague qui vous assure de ma foi. Elle se laissa mettre l’une et l’autre sans aucune façon, il n’y avait plus à en faire. Souvenez-vous, lui dit-il, que je ne veux pas que ce soit cela qui nous attache l’un à l’autre, et que je vous prie que ce soit le cœur. Il les pria ensuite d’acheter de beaux meubles et de se mettre proprement. Il lui porta le lendemain plus d’argent trois fois qu’il ne leur en fallait, et dit à Angélique que sitôt qu’elle serait vêtue, il la mènerait à sa maison, dont il avait réservé le premier appartement pour elle, et les pria en sortant de quitter le plus tôt qu’elles pourraient le quartier où elles étaient.

Elles n’y restèrent pas longtemps, Angélique changea de figure la première et se mit fort proprement. Il eut soin de la fournir de beau linge, de coiffures, de dentelles, et enfin de tout ce qu’un homme peut acheter pour une fille ; et le tout étant très beau, cela lui donna un nouveau lustre. Il la conduisit à sa maison, elle en trouva l’appartement fort agréable, et la maison très belle. Il la montra pour propriétaire à un homme de pratique qui en occupait le reste, et ensuite il fut quinze jours sans aller les visiter du tout, leur laissant ce temps-là pour se meubler et s’accommoder, sans qu’il parût y prendre part. Il fut content lorsqu’il y alla ; rien n’y manquait, ni pour la propreté, ni pour la commodité. Angélique avait une fille de chambre et un petit laquais, sa mère avait une servante qui faisait leur cuisine. Angélique avait une chambre magnifique et un cabinet très beau. Sa mère avait une grande chambre et une antichambre proprement meublées ; une autre chambre pour la fille de chambre et la cuisinière, et une cuisine fort grande, fort commode et bien garnie, où couchait le laquais. Tout cela faisait six pièces de plain-pied, et on entrait dans toutes ces chambres de l’une à l’autre par l’antichambre, sans passer par l’escalier de devant, Angélique ayant fait même murer les portes de son appartement qui y répondaient ; en sorte qu’il fallait monter par l’escalier de derrière qui donnait sur la cour, qui était séparé de l’allée par une porte de fer qui fermait toujours, et cette cour était aussi séparée du jardin que Contamine lui avait réservé par une grande balustrade de fer, et on descendait à ce jardin de son appartement, par une montée qui y répondait, sans être obligé de passer par la cour. Outre cela Contamine, ou plutôt elle, fit faire dans ce jardin deux salons couverts et peints, dans lesquels il y avait des tables et des sièges, et deux berceaux de verdure aux deux autres côtés. Ainsi l’appartement qu’Angélique et sa mère occupaient, répondait sur le devant et sur le derrière, et le reste de la maison était occupé par un homme de plume, qui en louait lui-même à un marchand, et encore à d’autres ; si bien qu’Angélique fort bien logée, retirait encore deux mille francs du reste de sa maison. Il vous est facile de voir par là, que cette maison est belle et grande et d’un grand prix, surtout dans l’endroit où elle est située. Elle est encore aujourd’hui à elle, aussi bien que le reste, que Contamine lui a donné depuis leur mariage ; car ils sont mariés séparés de biens ; et qu’il meure quand il voudra, elle est en état de soutenir l’air dont elle le porte à présent, quoiqu’elle ait toujours trois grands laquais derrière son carrosse, et le reste à proportion.

Tout ce que Contamine vit dans cette maison lui plut, surtout elle, qui bien loin de se ressentir des bassesses de sa fortune, prit toutes les manières d’une fille de qualité bien élevée. Il la pria d’achever d’apprendre à chanter, à danser, à jouer des instruments, et d’autres choses propres à la perfectionner. Elle le fit et réussit ; et pour occuper le temps de son loisir, elle s’occupa à la lecture, et il lui prit envie d’apprendre à peindre en miniature. Elle réussit encore, et fut en moins d’un an de temps assez habile en ce dernier art pour faire le portrait de son amant, qui eut la complaisance de se laisser peindre par elle. Elle lui donna son portrait qu’elle avait fait elle-même devant son miroir. Elle lui fit présent de quantité de petites miniatures, qu’il recevait d’elle comme des présents de très grande valeur. Elle devint l’admiration de tous ceux de son voisinage qui la connurent. Elle sortait cependant fort peu, tant pour n’être point vue, qu’afin que Contamine la trouvât toujours chez elle. Il ne lui rendait pas de trop fréquentes visites, et ne donna jamais matière à la médisance. Lorsqu’il la trouvait en compagnie avec les gens du logis, il y restait sans aucun entretien particulier, et c’était ce qui empêchait qu’on en dît du mal. Je crois qu’il n’y en avait point, du moins il ne me paraît pas vraisemblable que Contamine l’eût jamais épousée, s’il en fût venu à bout. Ce n’est pas qu’il ne lui ait fait quantité de propositions qui n’auraient pas été refusées par d’autres, mais ce fut inutilement ; au contraire plus elle lui avait d’obligation, plus elle était réservée avec lui.

Elle avait, comme je vous ai dit, toutes les manières nobles, et l’air d’une fille de qualité ; il est vrai qu’elle avait été élevée dans des maisons qu’on pouvait appeler des écoles de civilité ; mais il n’en était pas de même de sa mère, qui ne changea pas comme elle : et comme Angélique appréhendait avec raison, que cette femme ne lâchât dans sa colère quelque parole qui n’eût pas été à propos, elle avait pour elle toutes sortes de complaisances, et ne la chagrinait en rien, quoiqu’elle en fût fort chagrinée, surtout lorsqu’elle voulait entrer ou sortir de sa chambre, parce qu’il fallait absolument passer par celle de sa mère, qui se couchait de meilleure heure qu’elle, qui passait dans son jardin une partie de la soirée avec les filles du logis, et d’autres du voisinage. Ce qui rendait sa mère chagrine, était ses maladies perpétuelles, son âge fort avancé, et l’état malheureux où elle avait été réduite qui avait aigri son esprit, qui d’ailleurs ne pouvait pas être fort poli, n’ayant jamais vu que des paysans en province, ou des gens du tiers état à Paris. Angélique resta ainsi avec elle plus de deux ans. Au bout de ce temps elle mourut d’une rechute, et tout ce qu’elle fit de remarquable, et de bon sens au lit de la mort, ce fut de remercier Contamine de toutes les bontés qu’il avait pour elle, de lui recommander Angélique qu’elle lui laissait, et de lui recommander à elle d’être toujours sage, de se gouverner de telle sorte avec lui, qu’il eût toujours pour elle la même tendresse, et le même respect. Cette leçon lui était assez inutile ; elle connaissait toute la nécessité où elle était de se ménager, puisque sa fortune dépendait de la conduite qu’elle allait prendre d’elle-même.

Angélique la fit enterrer fort honorablement, et considéra que si elle restait à elle, son amant pourrait venir la voir dans de certains moments qu’elle serait seule, où peut-être elle oublierait toutes ses leçons de sagesse et de vertu. Elle comprenait que la présence de sa mère avait plusieurs fois obligé Contamine de rester dans un respect qu’il n’aurait peut-être pas gardé, si elle était restée seule. Elle voulait le conserver dans ce même respect, et ce n’était pas le moyen de réussir que de n’avoir point de compagnie. Sa fille de chambre n’était pas pour tenir contre les présents d’un homme aussi libéral que Contamine, et ne la pas laisser tête-à-tête avec lui au premier signe qu’il lui en ferait. Elle voyait le hasard où elle s’exposait, soit de lui accorder quelque faveur qui l’aurait ruinée, à quoi elle n’avait que trop de penchant, comme elle nous l’a avoué, parce qu’elle l’aimait autant qu’elle en était aimée, soit de le perdre par des refus qui auraient senti le mépris, et qui auraient pu le rebuter. Tout cela l’obligea de se précautionner contre elle-même, et de chercher quelque secours étranger, pour mettre sa sagesse en sûreté.

Dans ce dessein elle pria son amant de trouver bon qu’elle se mît dans un convent. Elle n’avait aucun dessein de s’y mettre ; mais elle savait bien qu’il n’y consentirait pas, et elle ne demandait le plus, que pour obtenir le moins. En effet il frémit à cette proposition, et lui refusa son consentement, et lui dit pourtant, qu’il ne la contraignait point, et qu’elle était maîtresse de ses actions. Comme elle n’avait proposé ce parti que pour l’obliger de consentir à un autre, elle n’insista pas dessus, et le pria de vouloir bien lui donner la permission de ne plus tenir un ménage dont elle était embarrassée, qu’elle se défît de sa cuisinière, et qu’elle se mît en pension chez cet homme de pratique qui demeurait dans la maison, et qui en occupait le deux et troisième étage. Il sourit à sa proposition dont il pénétra le motif, et lui laissa là-dessus la liberté de faire tout ce qu’elle voudrait. Quoiqu’il vît que ce changement ne lui était pas avantageux, il n’en eut que plus d’estime pour elle. Il le lui témoigna en riant, disant qu’il voyait bien qu’il n’était pas tout à fait si peu à craindre qu’il avait cru, puisqu’il lui donnait sujet de craindre le tête-à-tête. Elle se mit donc en pension, et ce fut là la cause de son bonheur, comme vous allez voir ; car si elle ne s’y était pas mise, votre commère n’aurait jamais entendu parler d’elle, et n’aurait pas fait les pas qu’elle a faits.

Angélique fit encore plus, que de se mettre en pension ; car pour avoir toujours quelqu’un auprès d’elle qui pût répondre de ses actions elle prêta la chambre qui était à côté de la sienne, et qui avait été occupée par sa mère, aux deux filles du logis chez le père desquelles elle mangeait, et les obligea d’y coucher. Cet homme était, comme je vous l’ai dit, un homme de pratique qui demeurait dans cette maison de tout temps. Il était fort honnête homme, et sa femme une très honnête femme. Il n’avait pour tous enfants qu’un grand garçon son fils aîné, qui avocassait et travaillait à son étude, et deux filles à peu près de l’âge d’Angélique, assez belles, bien faites et fort sages. Ce fut avec ces deux filles qu’Angélique avait sa plus particulière connaissance ; elles ne se quittaient point. L’aînée de ces filles avait été pensionnaire dans le convent où Mademoiselle Dupuis avait été élevée. Elles se connaissaient et avaient lié une espèce d’amitié. Elles se rencontrèrent au Palais, et une petite pluie qui survint leur fit lier conversation. Mademoiselle Dupuis sut de l’autre qu’elle prenait le chemin du faubourg Saint-Germain. Elle lui offrit une place dans son carrosse. Cette fille l’accepta, et lui fit en allant un portrait si avantageux de la beauté, de l’esprit et de la magnificence d’Angélique sans la nommer, que votre commère eut envie de la voir. Elle mit pied à terre dans cette maison, qui était dans son chemin ; elle la vit et l’examina ; cherchant à se souvenir de l’endroit où elle l’avait vue. Angélique la reconnut d’abord ; mais n’en fit aucun semblant devant les autres. Mademoiselle Dupuis crut se méprendre ; mais le nom de la Bustelière, dont on la nomma, qui était le nom de son père, lui fit voir qu’elle ne se trompait pas. Elle rappela ses idées, et ne douta plus que ce ne fût la même jeune fille qu’elle avait vue chez sa mère.

Elle retourna deux jours après dans cette maison, elle y dîna et y passa une partie de l’après-midi ; et comme j’allai l’y joindre, je vis Angélique, sa maison et ses meubles. Nous montâmes dans son appartement, où la richesse que votre commère y vit, la jeta dans la dernière surprise. Angélique s’en aperçut et lui dit qu’elle voulait lui faire voir autres choses. Elle ouvrit en même temps un cabinet, où nous ne vîmes que bijoux d’une valeur excessive. Il est constant que Contamine avait dessein de l’épouser ; il n’aurait jamais tant enrichi une maîtresse. Son cabinet seul et ses pierreries valaient un des plus riches mariages. Je voudrais bien vous parler un moment, lui dit votre commère toute étonnée. Je sais ce que vous voulez me dire, répondit Angélique en riant, très volontiers : je vous demande le secret, et ce que je viens de vous faire voir n’est que pour vous préparer à ce que je veux vous dire, et que vous voulez savoir. Mademoiselle Dupuis le lui promit. Elles changèrent de propos devant nous, et étant tous descendus, elles se promenèrent toutes deux seules dans le jardin.

Il est inutile de vouloir me cacher de vous, lui dit Angélique. Vous me reconnaissez, et vous m’avez promis le secret, et sur cette assurance, je vais vous dire ce que je suis présentement ; car je suis sûre que vous avez déjà fait de moi plusieurs jugements contraires à la vérité. Non, répondit votre commère, je n’ai fait de vous aucun jugement téméraire : tout ce que j’en pense, c’est que vous êtes avantageusement mariée, sans que personne en sache rien. Je vous promets le secret si vous me jugez digne de votre confidence. Je suis encore fille, reprit Angélique, aussi sage et aussi entière que ma mère m’a mise au monde, et cependant c’est un homme qui m’a mise dans l’état où vous me voyez. Ensuite elle lui conta toute son histoire qui la surprit étrangement, comme vous pouvez croire. Il est certain qu’elle ne crut pas d’abord qu’elle fût aussi sage qu’elle se disait ; elle lui promit pourtant le secret, et s’informa exactement de sa manière de vivre, et des gens qui lui rendaient visite. Elle n’apprit rien qui ne cadrât à ce qu’elle lui avait dit. Elle sut qu’elle ne sortait jamais que pour aller à l’église ou promener, et jamais seule ; toujours avec les deux sœurs, et le plus souvent avec leur mère, que qui que ce soit ne la venait voir que Contamine, qui ne lui parlait jamais hors de la vue, et fort peu en particulier ; que même il n’y allait que rarement. Qu’elle vivait fort sagement et fort retirée ; que sa fille de chambre couchait avec elle, et les deux sœurs dans la chambre par où il fallait passer pour entrer dans la sienne, et qu’on ne pouvait entrer dans son appartement sans être aperçu des gens du logis qui ouvraient lorsqu’on frappait à la porte de fer qui donnait sur la cour, par laquelle seule on pouvait entrer, et qui était toujours fermée, se fermant d’elle-même de chute. Votre commère me conta cela, je crus que c’était un beau dehors, et que l’intérieur en était criminel ; elle me pria de garder le secret, je le lui promis et lui ai tenu parole. Je me trompais cependant ; car il est certain qu’elle est trop sage. Elle vécut encore fille près de deux ans après la mort de sa mère ; et vraisemblablement elle le serait encore, si la fortune n’avait travaillé pour elle, et c’est ce qui me reste à vous dire.

Un jour Madame la princesse de Cologny alla à la Foire Saint-Germain. Mademoiselle de Vougy qui demeurait toujours près d’elle, lui tenait compagnie. Cette dame avait marchandé deux lustres de cristal chez un miroitier, et ne s’était pas accordée de prix avec le marchand. Elle n’avait pour toute compagnie que sa demoiselle, son écuyer, un page, et deux valets de pied. Elle passa chez un faïencier, dont la boutique était vis-à-vis de celle du miroitier. Dans le temps qu’elle était sortie, Angélique entra chez ce même marchand avec les deux sœurs, chez lesquelles elle demeurait. Elle voulait avoir un miroir de poche pour donner à Contamine, elle s’en fit montrer. Il est à propos de vous dire qu’elle était magnifiquement vêtue, toute en broderie d’or, collier, croix de diamants, boucles, bagues, pendants d’oreilles, agrafes, rien n’y manquait, et tout fin. Les dentelles les plus fines et les plus belles que Contamine avait pu trouver, rien n’y était épargné, c’était un présent qu’il lui avait fait aux étrennes. Elle le portait de cet air, parce que lui-même le voulait, et qu’il l’en avait mille fois priée ; car si elle avait suivi sa volonté, elle l’aurait porté bien moins leste ; et cette fois-là elle s’était mise le plus magnifiquement qu’elle avait pu, parce qu’il devait se trouver à la Foire avec de ses parents, à qui il était bien aise de la faire voir comme par rencontre, et qu’il l’avait priée d’y venir sous les armes. Son laquais la suivait, et sa fille de chambre était derrière elle. Le marchand qui ne regardait que l’apparence l’appelait Madame. Le miroir qu’elle marchandait était le plus beau de sa boutique. Dans ce moment la princesse de Cologny elle-même revint sur ses pas, pour offrir au miroitier plus qu’elle ne lui avait déjà offert de ses lustres.

Les miroirs lui frappèrent la vue, elle s’en approcha et les considéra, elle s’informa du prix, Angélique qui la reconnut voulut sortir ; mais elle ne put le faire sans être remarquée de la princesse, qui malgré son changement, et la différence de l’état où elle l’avait vue, à celui où elle la voyait, la reconnut tout d’un coup, malgré un intervalle de quatre ans. Angélique lui paraissant surprise, et par là achevant de se faire connaître, cette princesse ne put s’empêcher de lui parler. Vous êtes dans un état bien magnifique, Madame, lui dit-elle. Vous avez bien changé depuis que vous êtes sortie de chez moi : quel est votre mari, poursuivit-elle, sans lui donner le temps de se remettre ? Quand vous m’auriez fait part de votre bonne fortune, comme il me semble que vous le deviez, nous ne l’aurions pas détruite, au contraire Mademoiselle de Vougy, tout l’hôtel et moi en aurions eu la dernière joie ; mais quel est votre mari pour vous le faire prendre si haut ? Ces paroles la jetèrent dans un désordre qui ne se peut exprimer. Je suis encore fille, Madame, poursuivit-elle, d’un air fort embarrassé. Vous êtes encore fille, reprit cette princesse d’un air dédaigneux ? Vous êtes jolie, ajouta-t-elle, en lui tournant le dos et en la regardant avec le dernier mépris ; car elle crut qu’elle était une fille perdue, à qui la débauche fournissait le moyen de le porter si leste.

Angélique resta comme morte dans le moment. Elle était au désespoir d’avoir été reconnue, et que cette princesse la prenait pour ce qu’elle n’était pas. C’était ce qu’elle avait toujours appréhendé. Elle se remit pourtant en apparence, et sortit de la boutique du miroitier, dont elle prit le miroir à tel prix qu’il voulut, n’ayant pas le temps de marchander. Les deux sœurs qui étaient avec elle, étaient fort scandalisées du compliment bref de cette dame, qu’elles ne connaissaient point. Elles ne savaient qu’en penser, surtout de la confusion où leur paraissait Angélique, qui n’avait pas eu le temps de leur donner quelque défaite en paiement. Elle était effectivement dans un état qu’elle a avoué depuis, que le mépris que cette princesse avait fait d’elle, lui avait fait souhaiter de mourir dans le moment. Elle sortir promptement de la Foire, sans chercher Contamine. Elle remonta en carrosse, et dans le chemin elle chercha son excuse auprès de ces filles. Elle leur dit qu’elle avait été demoiselle d’honneur de cette dame, qui était la princesse de Cologny, qu’elle était sortie de chez elle malgré elle, sous prétexte de se marier ; qu’elle n’avait pas osé le porter beau sous ses yeux, parce que c’était une princesse fort réformée ; mais depuis qu’elle en était sortie, s’étant trouvée assez riche pour le porter d’un autre air, et n’étant plus responsable de ses actions à personne, elle avait changé de manière et obéi à sa vanité ; que sa confusion venait de ce que cette dame la croyait mariée, et qu’elle ne l’était pas, ce qui lui faisait connaître que ce n’était qu’une défaite qu’elle lui avait donnée pour la quitter. Comme il y avait là beaucoup de vraisemblance, et que cela cadrait avec les paroles de Madame de Cologny, ces filles la crurent de bonne foi, et ne s’en mirent pas plus en peine.

Contamine vint la voir le soir même ; mais elle ne lui donna pas le temps de lui demander pourquoi il ne l’avait point trouvée à la Foire. Elle lui donna le miroir qu’elle avait acheté : elle en fut remerciée : tout ce qui lui venait de cette fille lui était cher. Il lui demanda si elle se trouvait mal, qu’il voyait beaucoup d’ardeur dans ses yeux, et beaucoup d’altération sur son visage. Elle lui répondit que le sujet était léger, et lui dit la rencontre qu’elle avait faite de la princesse de Cologny. Elle n’oublia ni le compliment, ni la réplique, ni l’adieu. Il en eut un chagrin mortel, d’autant plus qu’il vit bien qu’elle se contraignait pour ne pas pleurer devant les gens qui l’écoutaient. L’affaire méritait bien qu’ils se parlassent en particulier : ils le firent dans le jardin où ils entrèrent malgré le froid qu’il faisait.

Vous voyez, Monsieur, lui dit-elle avec un torrent de larmes, que ce que j’ai prévu est arrivé. Je suis déshonorée, je ne me consolerai jamais de la mauvaise opinion que Madame de Cologny a pour moi. Je vous aime, Monsieur, l’amour que j’ai pour vous vous est trop bien dû pour le cacher ; c’est un amour de reconnaissance et d’inclination. Je vous dois tout, vous m’êtes plus cher que tout le reste du monde ensemble ; mais vous ne m’êtes point si cher que ma réputation. J’y sacrifierai tout, je ne veux point passer pour une fille de joie ; je veux justifier ma conduite dans l’esprit de cette princesse. Je veux vous rendre tout ce que je tiens de votre libéralité. Je renonce à toutes les espérances que vous avez eu la bonté de me donner, mais souffrez que je rétablisse ma réputation. J’irai chez elle dès demain ; j’aime mieux lui découvrir toute ma vie et tout perdre que de passer pour une infâme. Contamine fut frappé de cette résolution comme d’un coup de foudre. C’est donc là, belle Angélique, lui dit-il, ce que vous avez résolu ? Vous voulez donc me perdre pour jamais et quatre ans de constance réciproque ne tiendront point dans votre cœur contre un moment de chagrin ? Ce moment de chagrin, reprit-elle, durerait tout le temps de ma vie. Il est même de votre honneur qu’une fille que vous destinez à votre lit, soit d’une vertu qui ne soit point soupçonnée ; puisque c’est tout le bien qu’elle peut vous apporter. Hélas ! ajouta-t-elle, en redoublant ses pleurs et en l’embrassant, c’est vous qui avez voulu notre malheur. Si vous ne m’aviez pas obligée d’être si magnifique, la princesse ne m’aurait pas distinguée du commun ; je n’en aurais pas moins été à vous, et ma réputation serait aussi entière que mon innocence ? Il n’importe, reprit-elle, j’y suis résolue, et quand je devrais être toute ma vie la plus malheureuse des créatures, et retourner à ma première fortune, je ne souffrirai pas qu’on fasse de moi des jugements qui me sont si injurieux. Je suis trop vivement touchée de celui que la princesse fait de moi pour ne me pas sacrifier moi-même, plutôt que de la laisser dans une pensée qui me fait horreur. Tout ce que vous pouvez me dire est inutile ; je mourrais de douleur si je ne la désabusais pas ; je mourrai de vous perdre, mais mourir pour mourir, souffrez du moins que je meure justifiée et innocente dans l’esprit de tout le monde.

Contamine fit tout ce qu’il put pendant plus de deux heures qu’il resta avec elle pour lui faire changer de résolution, ou du moins pour l’obliger à différer d’un jour ; mais il ne gagna rien sur son esprit. Elle voulut suivre sa pointe, au hasard de tout ce qui pourrait en arriver, et ne pas remettre plus loin qu’au lendemain. Si je différais plus longtemps, dit-elle, la princesse de Cologny qui n’aura pas manqué de dire à Mademoiselle de Vougy, et à son écuyer, l’état où elle m’a vue, et ce qu’elle en pense ; et ceux-ci qui le diront à d’autres, donneront pied à une médisance publique qui viendrait me déshonorer jusqu’ici, et qui me rendrait tout à fait indigne de vous : au lieu qu’en prenant le devant cela ne sera pas tout à fait divulgué, et le bruit pourra s’en assoupir sans me faire du tort. Mais, lui dit Contamine, croyez-vous qu’elle vous en croira à votre parole ? Je vous nommerai, répliqua-t-elle, je n’hésiterai point, et vous êtes trop honnête homme pour me dédire. Eh ! si on ne nous croit ni vous ni moi, que ferez-vous, ajouta-t-il ? Ah ! répondit-elle en redoublant ses larmes, voilà mon désespoir. Si nous ne sommes point crus, et que vous vouliez bien me donner le peu qu’il me faudra, ma résolution est prise, je me jetterai dans un convent pour le reste de mes jours. Mais pour rester dans le monde, après la perte de mon honneur et de ma réputation, y rester dans un état qui puisse faire soupçonner que je m’y gouverne mal, c’est ce que je ne ferai assurément pas.

Vous ne m’aimez guère, reprit-il. Au contraire, dit-elle, si je vous aimais moins, je n’aurais pas tant de soin de votre honneur, qui est attaché à celui d’une fille que vous aimez assez pour vouloir épouser, et je cesserais de vous estimer et de vous aimer, si vous étiez assez peu sensible sur ce point-là, pour vouloir faire votre compagne d’une fille perdue de réputation devant le monde, quelque innocente qu’elle soit en effet.

Il n’en put jamais tirer d’autre raison, et cette obstination me fait croire qu’elle avait véritablement vécu sage avec lui ; car s’il avait eu quelque pied sur elle, elle n’aurait eu garde de faire une démarche de cette conséquence malgré lui. Elle n’aurait eu intérêt que de le ménager, et pourvu qu’il eût été satisfait, elle aurait dû être contente ; mais en faisant ce qu’elle voulait faire, c’était le sacrifier lui-même à sa vertu. Il est certain que cette sensibilité qu’elle lui témoignait sur sa réputation, la lui fit admirer et qu’il l’en aima et l’en estima davantage. Il en était pourtant au désespoir, et se jeta vingt fois à ses pieds pour l’empêcher d’en venir là. Il n’y gagna rien, et il était écrit que le même coup, qui suivant toutes les apparences devait les séparer pour jamais, serait ce qui les unirait.

Elle se coucha sitôt que Contamine fut parti, et rêva à ce qu’elle avait à faire. Elle était résolue de se déclarer ; mais les moyens lui en paraissaient difficiles. Elle craignait qu’on ne la fît pas parler à la princesse, si elle y allait elle-même. Elle craignait encore quelque insulte de la part des domestiques, qui pouvaient ne la regarder que comme la princesse l’avait regardée elle-même. Dans ce moment, elle se ressouvint de Mademoiselle Dupuis, et résolut de la prier de lui rendre service. Elle voulait aller chez elle ; mais elle se trouva si mal, qu’il lui fut impossible de se lever. À peine fut-il jour qu’elle envoya son laquais lui chercher un carrosse propre, et écrivit ce billet à votre commère.

BILLET.

Une aventure qui m’arriva hier, et que je ne prévoyais pas, m’oblige d’avoir recours à votre bonté pour prévenir les suites qu’elle peut avoir. L’état où je suis vous fera connaître le coup dont je suis frappée ; et vous saurez qu’il ne tiendra qu’à vous de me sauver ce que j’ai de plus cher, après mon salut. Je ne puis écrire davantage. Venez au nom de Dieu le plus promptement que vous pourrez.

Elle envoya ce billet et le carrosse qu’il n’était pas plus de sept heures du matin ; mais comme elle savait que Mademoiselle Dupuis vivait avec toute sorte de liberté, elle ne douta pas qu’il ne lui fût rendu dans le moment. Il le fut aussi : le laquais lui dit que sa maîtresse avait pensé mourir la nuit, et qu’elle l’attendait avec beaucoup d’impatience. Vous connaissez votre commère, elle n’a jamais plus de plaisir que lorsqu’elle en fait à quelqu’un. Elle ne se donna que le temps de mettre une simple robe de chambre, et monta dans le carrosse qu’on lui avait amené. Elle trouva Angélique dans un abattement extrême, ayant une grosse fièvre, et des maux d’estomac si vifs, qu’à peine pouvait-elle parler.

Elle fit sortir, quand elle la vit, tout le monde de sa chambre, jusqu’au médecin et au chirurgien qu’on avait été quérir. Elle lui dit, les larmes aux yeux, ce qui lui était arrivé, et l’état où elle était. Elle poursuivit par lui dire, que si elle avait assez de force pour se lever, elle le ferait uniquement pour se jeter à ses pieds, afin d’obtenir d’elle qu’elle allât à l’hôtel de Cologny s’informer [de] ce qu’on y disait. Vous connaissez particulièrement Mademoiselle de Vougy, ajouta-t-elle, elle est votre parente et votre amie ; au nom de Dieu sachez ce qu’on pense de moi. Je ne demande pas que vous me justifiiez, si vous ne le pouvez pas faire ; faites en sorte seulement que la princesse et elle suspendent leur jugement pour aujourd’hui. Qu’elles me permettent de me justifier, et pour cela qu’elles ne dédaignent pas de m’entendre. Qu’elles me fassent la grâce de souffrir que je me jette à leurs pieds, et que je leur rende un compte exact de ma vie. L’accueil que la princesse me fit hier, est un coup qui me perce le cœur, je n’y puis survivre, et il dépend de vous d’y apporter le remède. Ne le différez pas, au nom de Dieu, la plaie deviendrait incurable par le retardement. Allez-y, ajouta-t-elle, et sauvez-moi ce que je tiens plus cher que la vie. Ses paroles furent toujours entrecoupées de sanglots, de soupirs et de larmes, et votre commère ne put en refuser à l’état où elle la voyait. Elle en eut pitié, et sans perdre en consolations inutiles un temps précieux, elle remonta en carrosse, et se fit conduire à l’hôtel de Cologny.

Elle y arriva justement au lever de Mademoiselle de Vougy, qui fut étonnée lorsqu’elle la vit si matin, et plus encore lorsqu’elle en sut le sujet. Voulez-vous sauver la vie à Angélique, Mademoiselle, lui dit-elle en entrant, elle dépend de vous. Elle est dans un état digne de compassion. Que voulez-vous que je fasse pour une fille perdue, répondit-elle ? Lui rendre votre estime, reprit votre commère, et la remettre bien dans l’esprit de Madame la princesse de Cologny. Je vous la certifie sage et vertueuse, et si elle ne l’était pas, je n’aurais pas le front de m’intéresser pour elle. L’air méprisant dont la princesse la traita hier, l’a si vivement pénétrée, qu’elle en est au lit fort malade. Voilà le billet qu’elle m’a écrit, je n’ai pu refuser à ses empressements et à sa douleur, l’entremise qu’elle m’a demandée, et pour se justifier dans l’esprit de la princesse et le vôtre, elle vous demande en grâce la permission de venir se jeter à vos pieds. Je sais son innocence… Mademoiselle, interrompit Mademoiselle de Vougy, comment accordez-vous l’état de fille aussi pauvre qu’elle, avec la magnificence dont elle était hier ? Le bien ne vient point si promptement par des voies innocentes. C’est ce qu’elle vous expliquera elle-même, reprit votre commère, quand il vous plaira de l’entendre ; cependant puis-je vous demander ce que la princesse en dit ? La princesse, reprit cette demoiselle, n’en a dit qu’un mot, mais ce mot donne lieu de penser le reste, et tout l’hôtel à l’heure qu’il est, en est imbu. Tant pis, reprit votre commère, Angélique ne s’en consolera jamais. Mais, poursuivit-elle, ne pourrait-on pas empêcher que cela ne sortît de l’hôtel ? Sauvez-lui sa réputation, elle mérite d’être conservée, et ce qu’elle demande de la princesse et de vous, doit par avance vous assurer que sa conduite est sage. Tout le monde la croira criminelle sur la foi de la princesse, et bonne et généreuse comme elle est, elle aurait assurément du regret d’avoir terni la réputation d’une fille dont l’honneur ne lui doit pas être indifférent, puisqu’elle a été à vous, et qu’elle a presque été élevée dans l’hôtel. La princesse, reprit Mademoiselle de Vougy, va être extrêmement étonnée de la savoir si sensible sur le point d’honneur. Elle l’est pourtant, dit votre commère, plus que vous ne pensez, elle est très sage, je vous le répète encore ; et si vous m’acceptez pour caution, je me rends garante de sa vertu. C’est tout dire, reprit Mademoiselle de Vougy, sur votre seule assurance, je la crois présentement tout autre que je ne la croyais encore ce matin. Je vais parler à la princesse, il n’est pas encore jour pour elle ; mais je crois qu’elle me pardonnera mon indiscrétion dans un pareil sujet.

Elle alla en effet la trouver, et lui dit ce que Mademoiselle Dupuis lui avait dit. Cela parut si peu vraisemblable à la princesse, qu’elle fit entrer votre commère. Celle-ci, comme vous avez vu, avait pris l’affirmative autant qu’elle avait pu. Elle fit encore plus auprès de la princesse. Elle lui conta tout ce qu’elle savait d’Angélique, mais comme en étant persuadée elle-même, elle ajouta qu’on en saurait davantage de sa propre bouche ; que cependant elle la suppliait de ne la point condamner sans l’avoir entendue. Cette princesse lui permit de venir, et ajouta qu’elle était très satisfaite de la savoir si sensible sur le chapitre de l’honneur ; que cela lui faisait présumer qu’elle s’était toujours gouvernée sagement, et pour lui marquer, dit-elle, que sur votre seul rapport je n’en doute pas, dites-lui ce que vous allez voir.

En même temps elle fit appeler dans sa chambre tous ses officiers et ses domestiques, et lorsqu’ils furent assemblés, écoutez, leur dit-elle, je parlai mal hier au soir d’Angélique que plusieurs de vous autres ont connue ici ; je n’étais pas instruite comme je la suis à présent ; je me dédis, et lui fais réparation de tout ce que j’ai dit qui n’était pas à son avantage, parce que je la reconnais pour une fille très sage, et d’une conduite sans reproche ; ainsi que ce que j’ai dit ne fasse aucune impression sur votre esprit. J’en sais le contraire, et je serais fâchée de lui faire tort par un soupçon mal fondé.

Je n’ai pas besoin, poursuivit Des Ronais, en s’interrompant lui-même, de vous faire réfléchir sur cette action. Tout le monde connaît Madame la princesse de Cologny pour un exemple de toutes les vertus chrétiennes, et je ne crois pas qu’on puisse voir une plus belle action que celle-là, eu égard à sa qualité, envers une servante telle qu’Angélique lui avait toujours paru : car elle ne savait point encore qu’elle fût née demoiselle. Elle fit encore plus, car elle obligea Mademoiselle de Vougy d’aller la voir, et de lui faire elle-même le récit de ce qui venait de se passer à l’hôtel, l’assuran[t] qu’elle pourrait venir sitôt qu’elle voudrait, et qu’elle la recevrait fort bien. Cette demoiselle monta donc en carrosse avec votre commère, et elles allèrent ensemble chez Angélique, qui n’était pas seule.

Contamine qui était sorti le soir d’auparavant de chez elle très édifié de sa vertu, et très mal satisfait de sa complaisance, y était revenu dès le matin, dans le dessein de savoir à quoi elle se serait enfin déterminée. Il voulait faire encore ses efforts pour s’opposer à une résolution, qui suivant les apparences, devait les séparer pour jamais. Son dessein même était d’affecter de l’indifférence pour se faire rechercher à son tour ; mais l’état où il la trouva lui fit oublier la dureté qu’il avait préméditée. La fièvre qu’elle avait le fit trembler ; il devint plus mort que vif, et sans proférer une seule parole, il tomba à ses genoux devant son lit. Ils pleurèrent tous deux sans parler. Il tenait une des mains de sa maîtresse, qu’il mouillait de ses larmes. Ils furent plus d’une heure dans cet état, et ils y étaient encore, lorsque Mademoiselle Dupuis et Mademoiselle de Vougy entrèrent.

Le cri que fit Angélique en les voyant retira son amant de la tristesse où il était abîmé ; il se leva et salua ces deux demoiselles avec toute la civilité dont il était capable dans le désordre où il était. Mademoiselle de Vougy et lui furent embarrassés un moment ; mais votre commère ne leur laissa pas le temps de se défaire davantage. J’ai réussi, belle Angélique, lui dit-elle : la visite de Mademoiselle par l’ordre de Madame la princesse, en est une preuve certaine. Il ne tiendra qu’à vous de vous faire connaître pour ce que vous êtes : la princesse est prête à vous entendre. Mademoiselle de Vougy a ordre de vous en assurer, et de vous répéter ce que cette princesse a fait pour vous, qui est assurément l’action d’une sainte, et qui mérite l’admiration de toute la terre. Après cela elle lui fit le récit de tout ce qui s’était passé chez Madame de Cologny, et des bontés qu’elle lui avait témoignées pour elle. Mademoiselle de Vougy ajouta que cette princesse avait été surprise de l’état où Angélique lui avait paru, qu’elle l’avait cru mariée ; mais qu’elle ne lui avait pas semblé excusable étant fille. Que pourtant elle avait donné son libertinage, non pas à l’inclination, l’ayant connue pour une fille très sage ; mais à la nécessité qui l’avait contrainte d’étouffer dans son cœur les sentiments de vertu qu’elle devait avoir puisés dans les maisons où elle avait été élevée, et où elle avait demeuré.

Angélique la remercia de ses bons sentiments, lui demanda pardon de s’être cachée d’elle, et lui raconta toute son histoire devant Contamine même, qui en certifia la vérité. Elle finit par dire, que toutes les apparences étant contre elle, elle ne s’étonnait point que Madame de Cologny l’eût soupçonnée, mais qu’elle croirait mériter ses soupçons, si elle n’avait pas pris soin de les faire cesser. En effet, Mademoiselle, ajouta-t-elle, pouvais-je faire moins pour un homme que j’aime, et à qui je dois tout ? Et pouvais-je lui refuser la simple complaisance qu’il me demandait de me mettre en état de paraître plus digne de lui ? Je suis charmée de ce que je viens d’entendre, reprit cette demoiselle. Un[e] autre que moi pourrait se fâcher, ajouta-t-elle en riant, d’avoir servi de prétexte aux visites de Monsieur de Contamine : mais non, l’ardeur, la constance et la sagesse de vos amours, me mettent tout à fait dans vos intérêts, et si je puis vous être utile à quelque chose, je m’offre à vous rendre tous les services dont vous me jugerez capable. Je vous demande votre amitié à tous deux, vous pouvez compter sur la mienne. Je vais parler à la princesse, et je me promets de la mettre de votre côté ; ayez l’esprit en repos de ce côté-là. Il est nécessaire que vous la voyiez, je n’ai que faire de vous dire que ce doit être votre première visite dès que vous pourrez sortir ; je serai votre introductrice. Ces deux amants la remercièrent de ses bontés, et lui firent mille amitiés. Contamine lui demanda pardon d’avoir autrefois abusé de son nom pour voir Angélique. Elle n’en fit que rire ; et lui dit agréablement que les mariages étaient arrêtés au ciel avant qu’on se connût sur la terre ; et qu’outre cela, les mouvements de notre cœur ne dépendaient pas de nous. À un signe que Contamine fit à Angélique, elle la pria d’accepter un diamant qu’elle lui présenta ; et ils l’en pressèrent tous deux avec tant d’instance, qu’elle ne put s’en dispenser.

Angélique revenue de son chagrin, les pria de déjeuner chez elle. Mademoiselle Dupuis accepta sans façon le parti, Mademoiselle de Vougy en fit autant. Les deux filles et la mère du logis qui étaient montées peu de temps auparavant, et de qui on ne s’était point caché, en furent aussi. Ce déjeuner fut court ; mais sans mélancolie. Il se fit auprès du lit d’Angélique. Mademoiselle Dupuis et sa parente s’en retournèrent ensemble : Contamine et les deux sœurs restèrent. Angélique les pria de passer dans l’autre chambre ; et comme le chagrin qui l’avait rendue malade avait fait place à la joie de s’être satisfaite avec fruit, elle s’endormit tranquillement, et après un sommeil de six heures, elle se réveilla sans fièvre, mais fort faible. Elle passa le reste de la journée dans son lit ; et les deux sœurs qui pour lors savaient ses aventures, et qui avaient rendu témoignage de sa conduite, lui tinrent compagnie avec Contamine.

Mesdemoiselles Dupuis et de Vougy y retournèrent dès le lendemain. Elles furent réjouies de trouver Angélique en bonne santé. La dernière lui dit que la princesse avait toutes les envies du monde de la voir. Angélique lui répondit qu’elle irait le lendemain, et n’y manqua pas. Elle était modeste, mais propre. Contamine lui avait prêté son carrosse, elle charma tous ceux qui la virent. Elle se jeta aux pieds de la princesse, et lui baisa le bas de sa robe. La princesse la releva, et resta seule avec elle plus de trois heures. Elle se fit conter par elle-même jusqu’à la moindre circonstance de son histoire, qu’Angélique poursuivit par lui faire comprendre qu’elle n’avait pu en user autrement, à moins que de vouloir rester toujours malheureuse, et renoncer sans retour au bonheur qui semblait la venir chercher ; car Madame, ajouta-t-elle, pouvais-je refuser les présents qu’il me faisait, et qu’il m’avait destinés de longue main, à moins que de vouloir rompre avec lui ? La protestation qu’il me faisait devant ma mère de vivre toujours avec moi dans le respect ; la prière qu’il lui faisait de ne me point quitter ; la compagnie des filles avec qui je mange, qui ne m’ont point quittée depuis sa mort ; le soin que j’ai pris de ne rester jamais seule avec lui, ni dans ma chambre, ni dans aucun autre endroit hors de vue : tout cela ne dit-il pas publiquement, que j’ai toujours bien vécu ? Et les raisons que j’avais de me ménager et de n’avoir aucune faiblesse, qui sans doute m’aurait coûté ma fortune en le dégoûtant de moi, ne doivent-elles pas persuader que je n’en ai point eu ? Si je lui avais donné prise sur ma vertu j’aurais été dans sa dépendance, il n’aurait jamais souffert que j’eusse osé tromper Votre Altesse par une fausse exposition du fait, à cause de l’éclat que cela aurait pu faire. Il n’aurait cherché que sa propre satisfaction sans aucun égard à ma justification. Je n’aurais osé rien faire qu’il n’y eût consenti ; mais grâce à Dieu je me justifie malgré mon amant. Je le sacrifie lui-même à la crainte de le perdre, et pourtant je le conserve et plus amoureux, et plus persuadé de ma vertu, qui n’a pu souffrir ni l’ombre d’un crime, ni le moindre soupçon injurieux. La princesse avoua que tout parlait pour elle ; elle entra dans ses sentiments, elle se réjouit de sa bonne fortune ; elle lui témoigna du chagrin de lui avoir fait de la peine ; et par une bonté toute extraordinaire, lui promit de s’employer pour lui rendre service. Elle la fit dîner à l’hôtel ; le carrosse fut renvoyé à Contamine, parce que la princesse lui promit de la remener chez elle. Elles eurent encore après le dîner une fort longue conversation, où elle apprit qu’Angélique était née bien demoiselle : elle envoya chez Monsieur Dupuis s’en informer. Votre commère vint de la part de son père dire qu’il avait connu d’origine celui d’Angélique, qu’il était d’une très ancienne maison d’Anjou, et qu’il avait été un des principaux officiers de son régiment.

La princesse en témoigna sa joie à Angélique, lui dit que la vertu était de tous les états, mais qu’elle avait tout un autre lustre dans la noblesse, et peut-être projetant de là, ce qu’elle fit deux jours après, elle obligea Angélique de lui promettre qu’elle mènerait le lendemain Contamine la voir. Elle monta en carrosse ensuite, et y fit monter Angélique, votre commère, et Mademoiselle de Vougy. Elle les conduisit chez la première, elle eut la curiosité de monter dans sa chambre, où elle examina tout. Elle les y laissa, questionna la maîtresse et les filles du logis, et vint reprendre le soir Mesdemoiselles Dupuis et de Vougy. À son retour de Luxembourg, elle répéta encore à Angélique, qu’elle voulait absolument parler à son amant et qu’elle les attendrait tous deux le lendemain après-midi.

Il vint la voir [le soir] même, pour savoir de quelle manière tout s’était passé chez la princesse de Cologny. Elle lui en fit le récit, il fut ravi de tant de bontés. Ce n’est pas tout, lui dit Angélique, elle veut vous voir, et m’a fait promettre de vous mener demain après-midi à l’hôtel : voyez si vous m’en dédirez ? Non, belle Angélique, lui dit-il, je prends trop d’intérêt dans ce qui vous touche, pour n’avoir pas une joie parfaite de tout ce qu’une si grande princesse peut faire pour vous. Je joindrai avec plaisir mes remerciements aux vôtres, et j’accepte le rendez-vous. Je viendrai vous prendre demain dans mon carrosse, nous irons ensemble. Écrivez un billet à Mademoiselle Dupuis, je la prierai d’être des nôtres : mais, belle Angélique, poursuivit-il, quoique vous soyez dans votre négligé d’une beauté qui me charme, donnez au public tout ce que l’art pourra vous prêter. Je vous entends, dit-elle, je tâcherai de ne vous point faire de honte, et vous me verrez dans un état que vous ne m’avez point encore vue.

Elle écrivit à Mademoiselle Dupuis le billet que Contamine lui avait demandé. Il le porta lui-même, et votre commère qui lui donna sa parole pour l’heure qu’il lui marqua, me dit les termes où ils en étaient. J’admirai la conduite de la princesse, et je me doutai qu’elle n’avait pas entièrement ajouté foi aux paroles d’Angélique, et qu’elle voulait le faire expliquer. Votre commère le crut comme moi ; ainsi nous regardâmes cette visite comme la décision de la fortune de cette fille, et j’eus impatience qu’elle en fût de retour pour en savoir la réussite, et ce qu’il en pourrait arriver.

Contamine vint à l’heure marquée, je le priai de me conduire dans la rue Dauphine, j’avais intention d’aller voir sa maîtresse, je me satisfis. Nous la trouvâmes dans un état capable d’éblouir, tant par elle-même, que par les diamants dont elle était parée, je les laissai, et ils allèrent où on les attendait.

Mademoiselle de Vougy les conduisit dans l’appartement de la princesse qui les reçut le plus honnêtement du monde. Elle leur parla quelque temps en général, et ensuite elle fit entrer Contamine seul dans son cabinet. Elle lui fit répéter tout ce qu’Angélique lui avait déjà dit. Il le fit avec un air si passionné, qu’il acheva de gagner cette princesse. Elle lui demanda pourquoi il n’épousait point Angélique, puisqu’il était en âge, et qu’il n’avait besoin du consentement de personne. Cela, poursuivit-elle, me laisse de grands soupçons de vos vues. Vous avouez vous-même avoir fait plusieurs propositions à cette fille qui me paraissent fort gaillardes. Il faut que vous espériez qu’à la fin elle y succombera. Ce n’est point là ce que je pense, reprit-il, Madame, et pour vous assurer que je n’ai que des vues fort innocentes, si j’osais, je supplierais Votre Altesse de la retirer dans son hôtel, elle serait sûre de nos actions à l’un et à l’autre. Si je ne l’épouse pas en secret, et que je ne lui ai pas même proposé, c’est uniquement comme je vous l’ai dit, Madame, le profond respect que j’ai pour ma mère qui m’en empêche. Mille incidents que toute la prudence humaine ne peut pas prévoir, lui découvriraient mon mariage. Ce n’est point la peur d’être déshérité qui m’en empêche, ce sont les bontés qu’elle a toujours eues pour moi qui me retiennent. C’est cette tendresse qu’elle m’a toujours témoignée, qui me force à un respect dont j’aime trop l’habitude pour le violer, et qui serait trop mal récompensée, si je lui donnais le moindre chagrin. J’aimerais mieux me priver d’être jamais heureux, que de n’y pas répondre. Je lui sacrifie ma satisfaction, mais mon cœur est à Angélique. Elle m’a proposé plusieurs partis pour mon établissement, qui tous m’étaient avantageux, je les ai refusés sous divers prétextes. Cela lui a fait croire que j’avais le cœur occupé, je lui ai avoué ; mais j’avoue à Votre Altesse que je n’ai jamais osé lui en nommer la maîtresse. Je l’ai suppliée de vouloir bien ne point approfondir mon secret, elle me l’a accordé. Je lui ai juré de ne me point engager au sacrement à son insu ; elle m’a promis de son côté de ne me point violenter, elle me tient parole, et je suis résolu de lui tenir la mienne ; de peur même que mes assiduités ne fissent connaître Angélique, je me suis banni longtemps de chez elle. J’ai passé des mois entiers sans y aller. J’aime avec toute l’ardeur imaginable, mais j’aime sans espérance. Je n’espère pas l’épouser du consentement de ma mère, que je ne lui demanderai jamais, et je l’aime trop pour former quelques vœux contraires à mon devoir, et au respect que je lui dois. La princesse admira son procédé, et lui dit que son dessein était d’en parler elle-même à Madame de Contamine. Ah, Madame, reprit-il se jetant à ses pieds, je vous supplie de n’en rien faire. Elle y donnera son consentement sans doute, votre entremise exigera tout d’elle ; mais ce serait un consentement forcé, et je ne serais qu’imparfaitement heureux, si ma mère consentait à mon bonheur avec la moindre répugnance. Vous êtes bon fils et bon amant, lui dit la princesse, et outre cela vous me paraissez fort honnête homme. Reposez-vous sur moi, je ne vous commettrai pas mal à propos. Si je réussis vous m’en aurez l’obligation, et si je ne réussis pas, ou si je m’aperçois qu’on ne me donne pas gain de cause de bon cœur, il n’y aura rien de perdu, et je vous mettrai hors de blâme. Ce fut inutilement qu’il voulut s’opposer à sa volonté, elle y était résolue ; et il se retira incertain de ce qu’il pensait, et s’il devait avoir de la joie d’avoir une si puissante médiatrice, ou s’il devait être chagrin de ce que sa mère apprendrait enfin son secret.

En quittant la princesse de Cologny il revint trouver Angélique, à qui il dit dans quelle résolution il l’avait laissée. Elle en eut une joie sensible, et ne put s’empêcher de la lui témoigner avec mille petites caresses. Il lui en fit voir aussi, ils se félicitèrent l’un l’autre de l’appui de cette princesse, à qui Madame de Contamine ne pourrait rien refuser. Quelle joie pour des amants ! Ils se voyaient sur le point d’être l’un à l’autre ! Ils firent part de leur bonheur à Mademoiselle Dupuis et à Mademoiselle de Vougy qui n’y furent pas insensibles, et les embrassements les larmes aux yeux se mirent de la partie. Madame de Cologny fit appeler Angélique, à qui elle dit qu’elle se rendait à la prière que Contamine lui avait faite, de la retirer auprès d’elle ; qu’elle mangerait et coucherait dans l’hôtel, où elle lui donnerait une chambre. Angélique lui rendit mille grâces de ses bontés, et Contamine ne lui parla plus en particulier de cette journée. Il ramena votre commère chez elle, où son père et moi l’attendions à souper.

Ces deux amants s’étaient quittés tout remplis d’espérance de voir enfin une heureuse conclusion à leur aventure ; mais sitôt qu’ils ne se virent plus, ils ne furent plus si tranquilles. Ils regardèrent cette espérance comme une chimère qui les avait abusés, Angélique ne pouvait se flatter que Madame de Contamine, ambitieuse comme elle était, consentît jamais qu’elle épousât son fils. Elle ne voyait plus pour elle, après ce refus, que le parti du convent, ou de servir de fable à tous ceux qui auraient connaissance de l’espérance dont elle se serait flattée. Contamine de son côté n’était pas plus tranquille. Pendant qu’il avait été en présence de sa maîtresse l’amour ne lui avait promis que des idées flatteuses. La possession de cette belle personne était tout ce qu’il envisageait ; mais lorsque la solitude l’eut livré à d’autres réflexions, il envisagea que c’était une violence qu’il faisait à sa mère, de lui faire demander son consentement par une personne à qui il savait bien qu’elle n’oserait pas le refuser. Il connut que ce consentement forcé ne le rendrait pas moins criminel aux yeux d’une bonne mère, à qui il avait mille et mille obligations. Il craignit que ce coup ne fût trop sensible à celle qui lui avait donné la vie, et eut horreur de payer si mal tant de tendresse. Tout le bon fils fit taire l’amant, et sans renoncer à son amour, il se livra tout entier à son devoir.

Il rentra chez sa mère si changé par ces cruelles réflexions, qu’elle s’en aperçut. Elle lui demanda s’il était incommodé ; et elle prit tant de part à sa santé, qu’elle le détermina à se vaincre. C’en est fait, dit-il tout haut, je n’y veux plus songer. Cette dame crut que la fièvre avait attaqué tout d’un coup le cerveau de son fils, et qu’il était extrêmement mal : elle se mit en devoir de le faire soulager. Arrêtez vos bontés Madame, lui dit-il, je n’ai point de maladie corporelle, mon esprit seul est inquiété ; mais je vous demande pardon d’avoir pu pour un moment consentir à vous déplaire. Donnez ordre qu’on nous laisse seuls, je vous apprendrai tous mes crimes, en vous en témoignant mon repentir.

Cette dame fit sortir tout le monde : il se jeta à ses pieds, et y resta malgré tous les efforts qu’elle fit pour le faire lever. Il ne lui cacha rien de son amour ; il lui en fit voir toute la force. Il lui dit tout ce qu’il avait fait pour sa maîtresse ; par quel hasard il était venu à la connaissance de Madame de Cologny, ce qui s’était passé chez elle, et la promesse qu’elle avait faite de lui faire avoir son consentement. Il lui avoua qu’il n’avait pu d’abord se refuser aux plaisirs qui s’étaient présentés à son esprit. Il lui témoigna le remords qu’il en avait eu ; et que c’était ce qui le mettait dans l’état où elle le voyait. Il acheva son récit tout baigné de larmes ; il demanda pardon à sa mère de ce que cette princesse lui ferait un compliment si peu recevable. Il lui promit de n’y plus songer, ou du moins de ne lui en parler jamais, et de s’éloigner, si elle le voulait, pour donner le temps à l’absence de déraciner de son cœur un amour si peu digne de son approbation. Il avoua que c’était l’unique cause des refus qu’il avait faits des partis qu’elle lui avait offerts depuis quatre ans. Enfin il lui fit voir en même temps l’amour le plus tendre et le plus passionné pour une fille, et le plus profond respect pour une mère.

Cette dame avait tous les sujets imaginables d’être satisfaite de lui. Excepté le mariage il avait toujours été soumis à ses volontés. Il n’avait jamais abusé de ses bontés, et avait toujours réciproqué par une piété sincère, la tendresse qu’elle avait pour lui. Elle le laissa achever sans l’interrompre : l’état où il était lui faisait pitié ; elle le consola elle-même, et l’envoya reposer. Elle se coucha dans l’incertitude de ce qu’elle avait à faire, mais avant qu’elle s’endormît, elle prit sa résolution.

Elle fut éveillée par sa femme de chambre, qui lui dit qu’un gentilhomme demandait à lui parler de la part de Madame la princesse de Cologny. Elle le fit entrer. Il lui dit qu’il venait savoir d’elle à quelle heure la princesse pourrait venir la voir, pour une affaire qu’elle ne pouvait communiquer qu’à elle-même. Elle pria ce gentilhomme d’entrer un moment. Elle se fit promptement habiller, ayant su de lui que Madame de Cologny était visible, elle monta en carrosse avec ce gentilhomme et se fit conduire à l’hôtel. Il y avait longtemps qu’elle aurait voulu voir son fils marié, et la personne dont il s’agissait étant demoiselle de bonne maison, elle avait résolu de passer sur le bien. Elle était pénétrée de l’amour que son fils lui avait découvert, et très satisfaite de son respect. Elle avait envoyé savoir en s’habillant, dans quel état il se trouvait. On lui avait rapporté qu’il avait très mal passé la nuit ; qu’il n’avait fait que soupirer, et qu’il ne faisait que de s’assoupir. Elle ne voulut pas interrompre son repos, et partit avec défense de lui dire où elle était allée, crainte de redoubler son inquiétude et son agitation.

La princesse, ayant été avertie qu’elle venait, lui sut bon gré de sa civilité. Elle alla au-devant d’elle et la rencontra sur l’escalier. Elle l’embrassa, et elles se retirèrent seules dans le cabinet de la princesse. Au bout de deux bonnes heures, elles rentrèrent dans la chambre ; et Madame de Cologny envoya quérir Angélique, qui pendant ce temps-là avait été, comme vous pouvez croire, sur des épines. On l’avait, presque malgré elle, mise par l’ordre de cette princesse, dans l’état magnifique, où elle était venue la veille. Elle fut surprise de se voir appeler, quoiqu’elle s’y attendît. Elle y alla avec une certaine pudeur sur le visage qui acheva de gagner le cœur de Madame de Contamine. Approchez, Angélique, lui dit Madame de Cologny en la prenant par la main, voilà Madame, poursuivit-elle, en la présentant à Madame de Contamine, la demoiselle que vous avez demandée. Voyez si Monsieur votre fils pouvait faire un plus beau choix : vous l’aimerez et vous l’estimerez, quand avec la beauté de son corps, la vertu et la beauté de son âme vous seront connues.

Angélique, pendant ce temps-là était dans un désordre si grand, qu’elle ne se connaissait pas. Elle n’entendit point ce qui se disait, et ce n’est que de Mademoiselle de Vougy que nous savons le commencement de cette scène. J’avoue, dit Madame de Contamine, en embrassant Angélique, que si mon fils est condamnable, il a du moins une belle excuse. Je ne connais guère de filles à Paris plus belles, ni mieux faites. Ce n’est pourtant pas à ces beaux dehors, ajouta-elle en parlant à Angélique, que vous devez le consentement que je donne à votre mariage avec mon fils. C’est premièrement à la recommandation de Madame la princesse de Cologny, à votre vertu, et à votre sagesse, dont elle m’a assurée. Rendez-lui en toutes les grâces qui vous seront possibles. Je l’accorde encore à la soumission et au respect que mon fils a toujours eus pour moi. J’espère que vous en aurez autant, et que je ne me repentirai jamais de vous avoir reçue dans ma famille. Angélique ne répondit devant la princesse que par ses pleurs et une profonde révérence.

Madame de Contamine conta ce que son fils lui avait dit le soir, et ce qu’il avait fait. Cette vénération d’un bon fils pour sa mère fut admirée. La princesse entra un moment dans son cabinet pour y prendre un reliquaire. Angélique restée seule avec la mère de son amant et Mademoiselle de Vougy, ne perdit point le temps de faire ce qu’elle n’avait osé faire en présence de la princesse. Elle se jeta aux genoux de sa future belle-mère, lui baisa les mains, lui fit mille remerciements de sa bonté, et l’assura d’une vénération et d’un respect égal à celui de son fils. Cette dame avait fait et faisait encore tout ce qu’elle pouvait pour la faire lever. La princesse qui sortit dans ce moment de son cabinet, lui sut bon gré de son action. J’aime, lui dit-elle, en la relevant et en la baisant, à voir que vous savez vivre. Je suis très satisfaite de cette démarche, qui me persuade que vous méritez les bontés que Madame a pour vous. Elle obligea Madame de Contamine d’accepter son reliquaire qui était un présent de princesse. Elle avait su de Mademoiselle de Vougy que Contamine l’avait forcée d’accepter un diamant, elle avait pris la dette sur elle, et ne voulut pas demeurer en reste. Elle leur témoigna ensuite la véritable joie qu’elle avait d’avoir contribué à la satisfaction de l’une, et à la fortune de l’autre. Elle dit qu’elle voulait faire le mariage, et qu’elle ne voulait pas qu’elle découchât de l’hôtel, que pour aller chez son époux. Elle ne lui portera point de dot, ajouta-t-elle, en parlant à Madame de Contamine ; mais je me flatte de lui en tenir compte, soit par mon crédit, soit par celui de mes amis. Il peut compter sur ma protection, et peut-être en sentira-t-il des effets plus tôt qu’il ne pense.

Cette princesse les retint toutes à dîner, où votre commère qui arrivait, se trouva ; et depuis ce jour-là, jusques à son mariage, Angélique n’eut point d’autre table ; honneur que cette princesse n’accordait qu’à des gens d’une vertu reconnue, et d’un mérite distingué.

L’après-midi Madame de Contamine mena elle-même Angélique, avec Mesdemoiselles Dupuis et de Vougy, dans la chambre de son fils. Il était encore au lit très mal, et ce fut ce qui recula son mariage qui ne se fit que deux mois après. Angélique ne le quittait point, qu’aux heures du repas, et y restait toute la journée, lorsque la princesse ne dînait point à l’hôtel. Elle en usa fort bien avec Madame de Contamine, et se fit surtout tellement aimer de cette dame, qu’elle ne supportait qu’impatiemment le retard de la cérémonie. Ils furent enfin mariés, il y eut deux ans à Pâques. Ils demeurent toujours chez la belle-mère, à moins qu’il ne soit obligé de sortir de Paris pour plus de deux jours ; car pour lors il faut qu’elle le suive. Elle a déjà eu deux enfants, et est encore grosse, et suivant toutes les apparences, sa famille sera très nombreuse ; car elle n’attend pas l’année juste pour accoucher. Elle est adorée de sa belle-mère, et de son mari, qui ne peuvent pas la perdre de vue. Elle est toujours avec sa belle-mère, ou avec Madame de Cologny, qui va la prendre presque tous les jours pour aller se promener ensemble, et qui la retient le plus souvent à coucher avec elle, lorsque Contamine n’est point à Paris. Elle visite très souvent Mademoiselle Dupuis, qui est presque tous les jours chez elle. Tout ce que je puis vous en dire, c’est qu’elle est la plus heureuse de toutes les femmes, qu’elle a le secret de se faire aimer de tout le monde, et que qui que ce soit qui sait son histoire, ne porte envie à sa fortune, parce qu’il est constant qu’elle la mérite. Je vous laisse à penser si elle ne bénit pas la confusion qu’elle a eue au faubourg Saint-Germain à la Foire ; puisque c’est de là que vient tout son bonheur et son établissement, aussi bien que l’appui que son mari a encore : car il est certain, que quand il aurait l’honneur d’être du sang de la princesse, elle ne prendrait pas plus hautement ses intérêts.

Voilà poursuivit Des Ronais, ce que vous vouliez savoir de Madame de Contamine, sur quoi je vous laisse la liberté de moraliser. Je voudrais bien savoir moi, de quelle manière Mademoiselle Dupuis se tirera d’affaires. Elle s’en tirera bien, reprit Des Frans, ne vous en embarrassez pas, je vous ai dit que l’heure est prise pour demain, serez-vous d’humeur d’y venir ? Je n’en sais rien, répondit Des Ronais. Vous n’en savez rien, répliqua Des Frans en riant ? La réponse est honnête ! Mais sachez que si vous ne me promettez pas d’y venir, et si vous ne venez pas en effet, je romprai tout commerce avec vous. À quoi bon tant de façons, poursuivit-il, en tournant la tête : vous faites plus le fâché que vous n’êtes. Vous voudriez déjà être raccommodé, il n’y a que la honte qui vous retienne. Répondez juste, viendrez-vous ? Que vous êtes pressant, reprit Des Ronais en riant ! Je ne veux pas rompre avec vous, et demain vous ferez de moi tout ce que vous voudrez.

Dupuis entra dans ce moment ; il venait les quérir pour les mener souper chez lui. J’ai fait ce que j’ai pu pour y faire rester ma cousine, dit-il ; mais Madame de Contamine avec qui elle était, me l’a enlevée. Elle m’a pourtant prié d’être demain à dîner au logis, elles m’ont assuré que vous en seriez, poursuivit-il, en parlant à Des Frans, et que vous y amèneriez un de vos amis de ma connaissance ; ne serait-ce point par hasard Monsieur Des Ronais ? Vous l’avez deviné, répondit Des Frans. Vous serez donc enfin mon cousin, reprit Dupuis parlant au conseiller ? Je ne sais ce qui en sera, dit celui-ci, en riant ; mais votre cousine veut que cela soit. Il est beau d’être recherché des dames, reprit Dupuis sur le même ton ; et plus encore de s’en vanter ! Mais sera-ce malgré vous que vous serez mon cousin ; devinez, répondit Des Ronais en riant. Je devine que non, dit Dupuis, me trompé-je ? Laissez Monsieur Des Ronais en repos, interrompit Des Frans ; ne voyez-vous pas bien que le pauvre garçon ne sait pas ce qu’il veut lui-même. Après cela ces trois amis sortirent, et allèrent souper chez Dupuis qui les régala splendidement. Ils parlèrent d’affaires, Des Frans les informa de ce qu’il avait fait avec ses parents, et de la résolution où il était de s’établir. Dupuis lui indiqua une charge telle qu’il la souhaitait. Ils résolurent de voir si on en pourrait traiter, et se séparèrent fort tard.

Ils allèrent le lendemain matin voir si on pourrait traiter de cette charge ; et comme d’un côté on voulait vendre, et que de l’autre on voulait acheter, le marché fut bientôt conclu. Ils restèrent pourtant jusqu’à une heure après midi, que Des Ronais les fit souvenir qu’ils devaient aller dîner chez Mademoiselle Dupuis. J’aime ce soin de votre part, lui dirent Des Frans et Dupuis en même temps, et en riant.

Ils trouvèrent bonne compagnie, on les gronda de s’être fait attendre. Dupuis, au lieu de s’excuser, dit que ce n’était pas la faute de Monsieur Des Ronais ; car, poursuivit-il, en le montrant à sa cousine, nous ne serions point encore venus, si Monsieur ne nous avait fait souvenir qu’il ne peut plus vivre brouillé avec vous, et c’est ce qui nous a fait hâter. Des Ronais rougit, et sourit à ces paroles ; mais sans lui donner le temps de répondre, Madame de Contamine le prit par le bras. Venez ici fantasque, lui dit-elle en riant, allons à genoux devant votre maîtresse, et demandez-lui pardon de toutes vos folies. Ah ! Madame reprit Des Frans en riant, ce n’est pas là exécuter de bonne foi le traité ; je l’ai amené pour entendre une justification, et non pas pour demander pardon. Il est en bonne main, reprit cette dame sur le même ton, j’en rendrai bon compte ; mais je veux qu’il obéisse. Allons vite, poursuivit-elle, en s’adressant à lui, on est près de vous pardonner, mais il faut demander pardon, faites les choses de bonne grâce. Où vous ai-je amené, mon pauvre Monsieur Des Ronais, lui dit Des Frans, en haussant les épaules et en riant. Dans un coupe-gorge, répondit celui-ci. He oui, Madame, poursuivit-il, s’adressant à Madame de Contamine, je demande pardon de tout mon cœur. C’est de vous, ajouta-t-il, parlant à l’aimable Dupuis, que je veux l’obtenir ; je vois votre innocence dans vos yeux, je suis au désespoir de mes égarements… Vous êtes tout pardonné, reprit cette belle fille, en l’embrassant les larmes aux yeux. Ce n’est point avec vous que je veux faire la renchérie, mais en consentant d’oublier tout ce que vous m’avez fait, je vous prie pour l’avenir de ne plus vous abandonner aux apparences qui sont très souvent fort trompeuses ; mon cœur devait vous être connu. Venez, continua-t-elle, en le prenant par le bras, mettez-vous là et dînons, après cela on vous parlera. Ce sera moi, Monsieur, dit un homme parfaitement bien fait, qui vous désabuserai. Je suis le Gauthier supposé dont vous avez tant pris d’ombrage. Il est juste qu’après avoir mis le divorce entre Mademoiselle Dupuis et vous, j’y rétablisse la concorde et l’union. Je ne trouverais pas Mademoiselle Dupuis fort blâmable, Monsieur, reprit Des Ronais, je me mettrais volontiers de son côté. Un homme aussi bien fait que vous, peut facilement faire une infidèle. Doucement, Monsieur, dit en riant une fort belle femme qui n’avait point encore parlé, ne galantisez point tant mon mari sur sa bonne mine, vous me rendriez bientôt jalouse si vous étiez femme, et je ne veux pas la devenir, vous en avez trop souffert. Contentez-vous de savoir que la lettre qui vous a rendu fou à courir les champs, était pour moi. Il était pour lors mon amant, il est à présent mon époux ; et pour vous ôter tout scrupule, nous consentons à vous dire pourquoi Mademoiselle Dupuis recevait des lettres qui n’étaient pas pour elle. Et comme cela ne se peut faire qu’en vous disant ce qui s’est passé entre Monsieur de Terny et moi, nous en remettrons le discours après avoir dîné, s’il vous plaît.

On se mit donc à table, les deux amants proche l’un de l’autre. Des Frans se mit entre Madame de Contamine, et une autre dame qu’il n’avait point encore envisagée, et qui n’avait point encore ouvert la bouche. Il s’aperçut que cette dame avait voulu sortir, et que sans Madame de Contamine, elle serait sortie en effet. Il remarqua qu’elle ne tournait point la tête de son côté ; il la regarda et la reconnut pour une de ses anciennes connaissances, à laquelle même il avait autrefois fait semblant d’en vouloir. Ah ! Madame s’écria-t-il, en l’embrassant tout d’un coup, quelle heureuse aventure vous conduit ici ? Cette dame surprise, lui répondit que c’était à Mademoiselle Dupuis qu’il devait sa rencontre ; et si j’avais su poursuivit-elle, que vous eussiez dû y être, Monsieur, je n’y serais pas venue ; mais j’ai été trompée. Êtes-vous fâchée de m’y voir, Madame, reprit-il d’un grand sérieux ? Non, Monsieur, dit-elle, puisque c’est vous qui avez amené Monsieur Des Ronais.

Ce n’est pas le temps d’entrer en matière, interrompit Madame de Contamine, une autre fois vous vous éclaircirez ensemble ; présentement dînons, et sachons les aventures de Monsieur de Terny ; celles de Monsieur Des Frans et de Madame de Mongey auront leur temps. On suivit ce conseil et on dîna fort bien. Ils parlèrent pendant le dîner des ombrages que les amants prenaient assez souvent de la conduite l’un de l’autre. Ils avouèrent que les querelles qui en provenaient étaient un nouveau sel au raccommodement, mais ils convinrent que quelque plaisir qu’on eût de se raccommoder, il n’égalait pas les peines qu’on souffrait quand la brouillerie était sincère. Par exemple, ajouta Monsieur de Terny, voilà Monsieur Des Ronais et Mademoiselle Dupuis qui goûtent tout le plaisir du raccommodement, après avoir été fort longtemps brouillés, (et en effet ils se faisaient mille caresses) mais quels chagrins et quelles peines n’ont-ils pas soufferts pendant qu’ils ont été en querelle ? Quels maux ne se sont-ils pas faits à plaisir ? Et dans quel état étaient-ils tous deux ? Mais afin de lui donner toute la satisfaction qui dépend de nous, poursuivit-il, en lui montrant toute l’innocence de Mademoiselle, il est juste de lui tenir parole, et de lui raconter le sujet qui a donné lieu à sa jalousie.

Oui, Monsieur, interrompit Madame de Contamine, cela est juste ; mais il est juste aussi que tout le monde vous écoute, et pour cela, poursuivit-elle, s’adressant à Des Ronais, passez s’il vous plaît, auprès de moi à la place de Monsieur Des Frans ; et vous Monsieur Des Frans, ajouta-t-elle, prenez place s’il vous plaît entre votre commère et moi. Dussé-je passer pour indiscrète, il faut que je vous sépare tous. Vous, Monsieur Des Ronais, parce qu’il faut que vous soyez attentif à ce que Monsieur de Terny va dire ; et vous, Monsieur Des Frans, pour me venger de vous, qui pendant tout le dîner n’avez pas eu la civilité de me dire deux mots, et n’avez fait que parler bas à Madame de Mongey. Ah ! Madame, reprit Des Frans, vous faites prendre garde à des choses dont on ne se serait point aperçu sans vous. Il est vrai, dit-elle en riant, il n’y a que moi qui ai de bons yeux ; mais vous pourriez interrompre Monsieur de Terny, dont il n’y a que son épouse qui vous sépare ; et moi je pourrais prêter l’oreille à quelque chose que vous voulez qui soit secrète. Non, Madame, répondit Des Frans en rougissant, nous n’interromprons personne, je vous le jure. Soit, dit-elle en riant ; la place où vous êtes vous plaît, achetez-la par votre silence, ou comptez que vous n’y resterez pas longtemps. Vous pouvez commencer, Monsieur, poursuivit-elle, parlant à Monsieur de Terny, tout le monde est prêt à vous donner audience. Il voulut adresser la parole à Des Ronais, qui lui dit qu’il n’avait plus aucun soupçon, et qu’il le dispensait de son récit. Je ne l’en dispense pas moi, reprit la belle Dupuis, et je le prie de le faire. Il le fit donc en ces termes.